Truman Show [Klarion]

Les Khan n’étaient pas croyants : ils avaient toujours fait passer la raison avant les superstitions et les croyances. Michelle, la mère, était de ces femmes inflexibles et combattantes, forte tête que personne ne pouvait faire dévier. Ahmed, le père, était de ces hommes discrets et économes de ses mots, il ne parlait jamais pour ne rien dire et respectait le silence comme un amant conquit. Nadia, la fille, avait toujours pensé que la vie ne pouvait pas être le fruit du hasard, que quelqu’un devait bien chapeauter tout ça. Sa foi en quelque chose de plus grand avait toujours été une source de déception pour ses parents, jusqu’au moment où tout avait commencé à déconner : des hommes et des femmes, plus forts encore que la nature, des extraterrestres, des méta-humains et de la sorcellerie. Comment, alors, ne pas croire ? Comment alors, ne plus croire ?

Les Khan n’étaient pas les seuls à habiter l’église démembrée : il y avait aussi Clyde et Miguel, deux hommes seuls habitués à vivre dans des endroits sales et crasseux. Le premier était un jeune homme gentil, un peu simplet : un pécore de la campagne qui avait bon fond mais de très mauvaises manières. A l’inverse, le réfugié mexicain était un vieillard à l’apparence rude, violente. Le vieux avait connu la rue, la souffrance : cela se sentait aux rides sur son visage, à ses yeux d’une infinie tristesse, mais, aussi à son sourire édenté. La vie lui avait même explosé les dents. C’est la dernière chose qu’elle me prend, s’était-il dit alors, plus rien n’y personne ne m’empêchera de vivre comme je l’entends.

L’église, quant à elle, n’avait rien pour se distinguer des autres. Elle était petite, assez étroite, et l’ambiance qui y régnait ne rendait pas justice au bâtiment d’autrefois. La plupart des meubles étaient en morceaux et les derniers objets de valeur avaient été dérobés. Il ne restait qu’une gigantesque statue du Saveur, bancale. Elle aussi, on avait tenté de la voler. Son regard donnait l’impression qu’il était déçu, dégoûté d’avoir puis voir la véritable nature humaine. En y faisant un peu attention, les plus avertis pouvaient voir des traces de sang et des balles récentes. Les tâches formaient un demi-cercle au centre de l’église, ponctués par des bancs et des chaises fracassés. Il s’était passé quelque chose, c’était indéniable.

Le prêtre s’était engagé avec déférence dans la pièce centrale, accueilli par Michelle qui n'en tenait pas long. Son rictus sur son visage lui donnait l’air d’une folle, ses pas étaient tremblants et elle manquait de trébucher à chacun d'eux. On pouvait parfois avoir l’impression que quelqu’un lui retenait la jambe, qu’on voulait la forcer à s’enfoncer dans le sol sans jamais avoir assez de force pour le faire. Des marques de doigts étaient d’ailleurs visibles sur sa cheville droite, de la taille d’une main disproportionnée et inhumaine.

— Merci, mon Père, merci d’être là. La gamine est à salle du fond, la dernière à droite, avec son père qui la surveille.Elle renifla douloureusement, et se précipita d’ajouter : — Faites attention, elle est dangereuse, elle pourrait vous faire du mal.

Ses cheveux blonds étaient emmêlés dans tous les sens, des goûtes de sang perlant sur son chemiser blanc sale, si bien qu’il apparaissait pratiquement gris. Elle avait été blessée à l’arcade. De sa démarche si peu naturelle, elle emboîta le chemin de son héros, un rictus aux lèvres. Celui-ci prit place sur le lit de la jeune fille, engoncée dans de multiples couvertures disparates, et posa doucement sa main sur son front pour la réveiller.

Des yeux rouge sang brillaient à la lumière d’une vieille lampe, au fond de la pièce. Un corps se balançait fébrilement sur sa chaise, silencieusement. C’était Ahmed qui regardait la scène, de son corps long et effilé. Tout chez lui évoquait un cadavre, rongé par les vers de la fatigue et de la tristesse. Rageusement, il se leva d’un bond et se dirigea vers son invité et sa fille. D’un coup, il la frappa d’une gifle cinglante, qui résonna dans la petite chambre.

—  Elle ne se réveille que comme ça, sinon elle continue à roupiller. Faut jamais la laisser trop dormir. Plus elle dort, plus le diable s’empare d’elle. Son ton était sec et affirmatif, il n’attendait pas qu’on remette sa parole en question.

Nadia s’éveilla alors, les pupilles grandes ouvertes, comme si elle ne s’était jamais endormie. Elle sembla chercher quelque chose dans les ténèbres avant de buter sur Aaron. Plus que surprise, elle était amusée de la situation. Des chaînes se déroulèrent au-dessous du lit et elle se pencha vers lui, la crinière en arrière et la sueur coulant sur sa peau moite.

—  Dites-moi, monsieur Grant, le chasseur de fantômes. Comment s’est passé votre dernière affaire ? Celle avec le proxénète ? Chacune des syllabes avait été prononcée avec une grande attention, elle avait du mal à formuler ses phrases : parler n’était pas habituel chez la métisse. Sa bouche était grande, trop grande et, ses dents débordaient de l’encadrement de ses lèvres.


Un bruit explosa dans la salle centrale, suivit d’un courant d’air froid. C’était Miguel qui venait de rentrer par la force, à grands coups de pied dans la porte centrale. Armé jusqu’à ce qui lui restait de dents, il était prêt à faire un massacre. Le mexicain cracha par terre et hurla, pour être sûr que tout le monde l'entende.