Shark Attack

Quand Waller vient se placer devant ma cellule, je lève à peine le nez de mon bouquin. Je n'ai pas besoin de la regarder, et elle n'en a pas besoin non plus. J'entends le papier du dossier qu'elle ouvre, les pages qu'elle tourne. Et la voici qui prend la parole.

- Ordre de mission. Tu vas êtres déployé au large de côtes Japonaises. Un chalutier est en train de traquer un banc de poissons. Tu dois intervenir.

Si j'avais des sourcils, j'en hausserai un, tant je suis surpris par la nature de la mission.

- Vous allez m'envoyer sur le terrain ? Là où quelques hippies de chez Green Peace pourraient suffire ?

- Non. Ces imbéciles, en pourchassant leurs proies se sont approchés d'un site atlante que l'on surveille depuis des mois. Il se pourrait qu'on y trouve des artéfacts importants pour nous. Et en faisant leur ramdam, ils risquent de s'attirer les foudres de tu sais qui. Donc empêche-les de faire ce qu'ils font. Des questions ?

- Carte blanche ?

Je n'ai pas de réponse, donc je prends cela pour un oui.

Quelques heures plus tard, me voici dans un hélicoptère, à cinquante mètre au-dessus de la mer. Le pilote m'indique une direction, celle du chalutier. Il me dit qu'il me récupèrera sur le pont du bateau dans deux heures, et qu'il vaut mieux que tout soit en ordre à son arrivée, sans quoi, il me fera sauter le caisson.

Fais le malin, mon mignon. Le jour où on me retire cette bombe, t'es le second à me servir de repas, la première étant Waller. Je me jette dans le vide. Une chute libre qui ne dure que quelques secondes avant que mon corps massif n'entre dans l'eau. Et à peine suis-je dans mon élément, que je les sens.

Waller, espèce de grosse s****e !

Aussi vite que je le peux, je nage. Mes muscles contractés me propulsent plus rapidement que jamais. Je les sens. Bien qu'à des kilomètres de moi, je les sens. Et plus je me rapproche, plus je les entends.

Les plaintes de mes congénères. Ceux à qui les braconniers coupent les ailerons et les nageoires avant de les remettre à l'eau, les condamnant à une mort lente et douloureuse.

Tu savais, Waller. Tu savais, mais tu ne m'as rien dit.


Au bout de quinze minutes de nage intensive, j'ai le bateau en visuel. Donc je plonge profondément, et "prends de l'élan", si on peut dire. Et comme une torpille, je fuse hors de l'eau. Pas assez pour atteindre le pont, donc je plante mes griffes dans la coque du chalutier, et escalade les quelques mètres qui me séparent de ces meurtriers.

Je les entends baragouiner en japonais. L'odeur du sang ... Je la capte. L'un d'eux a dû se couper un doigt en mutilant l'un de mes frères. Enfin, je suis à bord. Et personne ne m'a encore remarqué. Mais cela va venir.

Pourquoi ?

Je pousse un rugissement qui qui se perd dans l'horizon. Sept hommes sur le pont se tournent vers moi, tous armés de larges couteaux. Je ne comprends pas ce qu'ils disent. Mais je peux vous assurer d'un truc : c'est que la mort lente qu'ils réservent aux requins qu'ils remettent à l'eau, je ne vais pas la leur accorder. Encore que ...

Je sens une fureur en moi, un sentiment de colère tel que je n'en ai jamais eu. Je m'avance lentement d'un pas lourd. Et en dépit de ma fureur j'entends comme ... Un sifflement ? Je sens un impact dans mon dos. Un huitième homme vient de me tirer dessus avec un harpon. A sa grande surprise, je n'ai rien.

- Tu seras le premier.

Je m'élance donc vers lui d'une démarche un peu plus rapide que précédemment. Et là ? Je lui fais comme ils font aux requins : je lui arrache à coups de dents tous les moyens qu'il a de nager - bras et jambes - puis je le balance à l'eau.

Maintenant, je dévisage les autres, qui semblent bien moins sûrs de leur coup avec leurs petits canifs.

Rares sont les missions où la violence dont je peux faire preuve est justifiée. Là, je vais pouvoir laisser parler toute mon incroyable aptitude au carnage.

AVENGEDINCHAINS

Lorsqu’elle s’aventurait dans les tréfonds marins, il n’était pas rare pour Layla de capter, d’une façon ou d’une autre, la détresse qui pouvait régner dans les océans ou à leur surface. Une conscience de tous les instants, qui se faisait plus omniprésente encore sitôt qu’elle était immergée – comme si son esprit n’était plus limité à son corps seul mais se propageait dans l’eau toute entière sans jamais rencontrer de limite. Sans effort, sa conscience s’étirait d’une plage à une autre, caressait les banquises du pôle nord puis allait lécher les côtes africaines avant d’aller s’écraser quelque part au fond de la Fosse des Mariannes. Et lorsqu’elle s’y attardait un peu, sur ce vaste filet de sensations diverses, elle ressentait des distorsions, des points douloureux ; souvent, à cause de l’océan qui brûlait, à cause d’une nappe de pétrole ou du réchauffement climatique, et faisait bouillonner son sang à des températures intolérables. Parfois, à cause d’îlots entiers de plastiques qui empoisonnaient tout et lui donner l’impression d’étouffer sur place. Et d’autres fois encore, à cause du goût métallique du sang sur son palais sitôt qu’il se diluait dans l’eau salée de la mer. Parfois, c’était parce qu’un prédateur avait trouvé sa proie – l’ordre naturel des choses, rien de plus. Souvent, trop souvent, parce que les Hommes usaient et abusaient de droits qu’ils s’étaient arrogés eux-mêmes, usant de la planète comme de leur dépotoir et réserve personnelle. Mais, rarement, très rarement, avait-elle eu l’occasion de tomber sur une situation où les deux situations se rejoignaient.

Jamais encore n’était-elle tombée sur une situation où le prédateur se vengeait aussi directement, et aussi sauvagement, de la main humaine qui avait cru pouvoir le maltraiter.

Elle s’était hissée sur le bateau, discrètement, dans le dessein de saboter les moteurs et forcer ces cinglés à l’arrêt, et couper court à leurs opérations génocidaires. Evidemment, elle ne s’était absolument pas attendue à devoir se planquer elle-même pendant que les hommes de l’équipage hurlaient de terreur en cherchant frénétiquement à s’emparer de leurs harpons. Une panique qui dépassait de très loin la consternation qu’elle aurait elle-même provoquée en arrêtant les moteurs, alors quoi ? Retranchée derrière une rangée de machines, le souffle court alors que de hautes vagues frappaient les flancs du navire, Layla risqua un œil au-dehors, dans l’espoir de découvrir ce qui leur flanquait une telle pétoche.

Et elle avait beau avoir été au coude à coude avec des Trenchers, des élémentaires maléfiques, et des Atlantes assassins, elle devait bien l’admettre : elle n’avait probablement jamais rien vu de plus glaçant, et de plus proprement tétanisant, et de plus impressionnant que la silhouette de King Shark déchiquetant un homme en deux avec autant de facilité que qu’il avait été fait de papier.

Le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine – fight or flight, son corps avait encore l’air de peser ses options – elle ne parvint à arracher son regard à ce massacre que lorsque deux autres marins lui passèrent devant sans la voir, cherchant à défendre leurs derniers camarades en vie à grand renfort de harpons lourds et de carabins ; et un autre mouvement, à sa droite, attira enfin son attention. Une grue, à laquelle pendait, retenu par une épaisse chaîne, un filet dans lequel se débattaient une demi-douzaine de requins. Là. La raison pour laquelle elle avait entendu cet appel silencieux de révolte, la raison pour laquelle elle s’était hissée sur ce bateau en premier lieu. Et pendant que King Shark réduisait l’équipage en charpie, plus personne ne pensait à protéger leur précieux cargo. Si elle attendait une ouverture pour agir, elle était là, juste devant elle. Alors, jetant un dernier regard au massacre, Layla se faufila hors de sa cachette, sa combinaison de plongée noire amortissant le bruit de ses pas, et elle se hâta de gagner la base de la grue et d’empoigner l’échelle de maintenance. Rapidement, alors que les hurlements continuaient de se faire entendre, elle grimpa jusqu’en haut, puis, prudemment, avança le long du bras, trempé et terriblement glissant avec l’humidité ambiante – que de bonnes idées, Cook, comme toujours. Cramponnée à sa prise, elle jeta un dernier regard en contrebas, vers le pont. C’était quand, la dernière fois qu’elle avait vu autant de sang étalé comme ça, sans le moindre complexe ? Allez, pas le temps de méditer – ni de penser à ce que ferait King Shark quand il s’apercevrait de sa présence. En tablant, évidemment, sur l’idée que ça ne soit pas déjà fait. Faisant appel à toute l’agilité qu’elle avait pu accumuler en une décennie d’armée, elle se laissa basculer et suspendre à la structure métallique, pour attraper la chaîne entre ses jambes, puis s’y accrocher de ses mains, et se laisser glisser jusqu’au crochet qui maintenait le filet clos et les requins captifs. Bien trop conscience des risques de sa cascade improvisée, elle se débrouilla tout de même pour tirer de sa ceinture à outils un petit explosif de son cru – un qu’elle destinait initialement aux moteurs, mais hé, il fallait s’avoir s’adapter, quand la situation évoluait – et le glisser dans le système de fermeture, avant d’en faire sauter la sécurité. Compte à rebours lancé. En grognant et en se hissant de toutes ses forces pour remonter le plus vite possible, Layla compta, mentalement, jusqu’à dix. Dix secondes pour se mettre hors d’atteinte. Dix secondes pour ne pas chuter avec les requins ; parce que, Clear ou pas Clear, elle n’en était pas la maîtresse, et que s’ils avaient faim, ils n’hésiteraient pas longtemps à faire d’elle leur quatre-heures. BANG. Pendant un bref instant, le bruit de la détonation couvrit les hurlements de l’équipage et les bruits de mastication et de déchiquètement de chair humaine, et Layla se cramponna de plus belle alors que la chaîne vacillait sous l’impact ; et sous ses pieds, le filet se décrocha, sa fermeture pulvérisée, et la prise retomba immédiatement dans la houle océanique. Putain. Une victoire.

Et elle aurait presque fêté ça, si elle n’avait pas été certaine, exactement au même moment, qu’elle était maintenant complètement exposée, et qu’il restait encore, en contrebas, des braconniers privés de leur prise, et l’un des plus dangereux prédateurs de la planète, et qu’aucun d’entre eux n’avait pu louper ce magnifique feu d’artifice. Finalement, elle aurait peut-être mieux fait de s’en tenir au plan initial.

AVENGEDINCHAINS