Don't shoot the messenger || Analia

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Trois jours qu’elle suivait Analia ici et là. Pas en permanence, et sans but particulier. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle faisait ça ni même si elle allait faire quelque chose de particulier avec les informations qu’elle avait collectées. Et de toute façon elle n’avait pas collecté grand-chose. Cette fille était étudiante, plutôt solitaire, elle allait de chez elle à la fac et de la fac à chez elle, avec d’autres arrêts parfois entre les deux, et tout ça n’intéressait pas Tefé du tout. Ce qui l’avait le plus fascinée dans tout ça, c’était simplement de la voir. De contempler son visage, d’y chercher des traits communs avec celui de N°1, et surtout des réponses aux questions que ce dernier avait laissées en suspens lors de leur dernière conversation au cœur de la réserve de Yellowstone. Si tout s’était passé comme prévu, si N°1 avait tenu sa promesse, il était mort, à l’heure actuelle. Dans son vieux sac en toile acheté deux dollars dans un surplus de l’armée, Tefé trimballait son carnet à dessins, dans lequel elle avait glissé le portrait que N°1 avait fait d’elle. Le portrait qu’il avait fait de sa sœur, en revanche, tenait en mots et pas en traits de crayons à papier. Il ne lui en avait pas dit grand-chose mais le peu qu’il lui en avait dit avait suffi à éveiller la curiosité de Tefé. C’était comme un héritage, un dernier témoignage de la vie de N°1 avant que celui-ci ne l’échange contre, l’élémentaire l’espérait, la vie de ceux qui l’avaient trompé, qui lui avaient menti, qui avaient fait de son existence un gâchis d’années durant lesquelles il n’avait jamais pris une seule décision pour lui-même. Il s’était fait avoir jusqu’au bout, comme toujours avec les humains, mais il avait promis d’en emporter le plus avec lui dans la mort et Tefé était sûre qu’il avait tenu parole. De son côté, elle tenait la promesse tacite qu’elle lui avait fait, même si elle ne savait pas vraiment elle-même en quoi elle consistait.

Retrouver sa sœur. Analia. Une fille géniale, à en croire N°1, ce qui était mince, comme description. Mais ses quelques mots avaient eu la même force qu’un train lancé à pleine vitesse heurtant un mur. Et Tefé n’avait rien d’autre à faire. Alors elle avait lancé le Green sur les traces de cette fille et avait retrouvé sa trace à Central City. Ce qui était très bien. Mais maintenant, cela faisait trois jours qu’elle lui tournait autour sans trop savoir ce qu’elle était censée faire. Ce n’était pas comme si N°1 lui avait confié une dernière mission ou quoi que ce soit. Lui-même avait-il seulement dit adieu à sa sœur avant d’aller se faire tuer ? Et puis, en quoi était-ce ses affaires, à Tefé ? Elle ne s’intéressait pas aux histoires des autres. Mais l’histoire de N°1 avait irrémédiablement croisé la sienne, alors elle ne pouvait pas prétendre ne pas être concernée. Là, tout de suite, elle était sur le campus, assise sur la branche d’un chêne centenaire du parc ceinturé par quelques bâtiments de l’immense faculté, à l’abri du feuillage, et observait Analia qui marchait au milieu de centaines d’autres étudiants. Elle avait pourtant l’air totalement seule et cela fit sourire Tefé parce qu’elle connaissait cette sensation. Se sentir seule au milieu d’une légion. Dans son cas, c’était parce qu’elle n’était pas humaine, enfin plus qu’humaine, et surtout qu’elle les détestait et ne se considérait pas comme faisant partie de leur club – l’humanité. Analia étant la sœur de N°1, peut-être bien qu’elle aussi était plus qu’humaine… En tout cas, Tefé n’avait jamais considéré N°1 comme un humain. Comme une aberration, au début, à l’opposé de ce qui était naturel… puis elle avait fini par le voir comme un être unique qui n’avait sa place nulle part, comme elle. Alors, peut-être était-ce le pas d’Analia, puisqu’elle était sa sœur.

Elle se redressa soudain en voyant la jeune fille obliquer soudain, comme si elle avait changé d’avis sur l’endroit où elle se rendait. En fait, elle se dirigeait désormais droit vers le chêne – et droit vers elle. Tefé se recroquevilla sur sa branche, comme un enfant qui croit que parce qu’il ne voit pas les autres, les autres ne le voient pas. Certes elle n’avait pas été très discrète en suivant Analia un peu partout. Mais elle ne savait pas vraiment ce qu’elle voulait, en faisant ça, alors elle n’était pas prête du tout à entrer en contact direct avec l’étudiante. Elle savait d’avance que la conversation risquait d’être déplaisante, ou au moins gênante. Mais Analia venait définitivement vers le chêne. Peut-être qu’elle comptait juste s’asseoir dessous pour faire une sieste. Mais déjà, Tefé se fondait déjà dans le tronc, prête à fuir, le bras enfoncé dans l’arbre jusqu’à l’épaule.

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Tefé suivait Analia des yeux avec une attention quasi animale, totalement immobile si ce n’était son regard qui finit par s’abaisser sur le sol au pied de l’arbre, contre lequel l’étudiante venait de s’asseoir. Hasard ou coïncidence ? L’élémentaire en doutait et tout d’abord, elle ne bougea, aussi immobile que l’arbre dans lequel elle s’était à moitié enfoncée. Le bras englouti par le tronc bien arrimé à ce dernier, elle se pencha en avant pour regarder la jeune fille, retenant son souffle. L’avait-elle repérée ? Peut-être bien. Mais alors, ne voulait-elle pas savoir qui elle était et pourquoi elle la suivait ? Tefé huma l’air doucement sans ressentir ce qu’elle avait ressenti chaque fois en présence de N°1. Pourtant, si elle était sa sœur, elle aussi avait dû grandir dans une cuve de formol d’ARGUS, non ? Tefé fronça le nez sans savoir que faire, et finalement, ce fut Analia qui prit la décision pour elle. L’élémentaire sentit quelqu’un grimper à l’arbre comme si c’était son propre corps qu’on escaladait, mais inconsciemment, elle ignora cette information étrange pour ne croire que ce qu’elle avait sous les yeux, à savoir l’étudiante. Sa partie humaine avait pris le dessus sur sa partie élémentaire, et comme toujours, c’était une erreur, mais elle ne pouvait pas lutter contre sa nature, et c’était d’ailleurs le grand drame de sa vie.

Soudain, une main lui saisit les cheveux pour dégager sa gorge et elle sentit quelque chose presser contre sa peau. Probablement pas une bonne nouvelle. Elle leva les yeux et vit Analia. La surprise laissa la place à l’amusement et elle laissa échapper un petit rire bref et incrédule. Ah ! Alors ça, c’était pas banal. Peut-être était-ce parce qu’Analia s’était rapprochée, ou peut-être qu’elle avait fait quelque chose de spécifique, mais maintenant, Tefé pouvait le sentir. Que quelque chose n’était pas naturel chez elle, une sorte de vibration qui lui picotait la peau et la mettait sur la défensive, comme tout ce qui était une création de l’homme. « Dix secondes, ça va être un peu court pour que je t’explique… » Elle se connecta au Green, laissa sa nature végétale prendre le dessus, et sa peau devint lustrée et prit une teinte plus sombre que sa pâleur habituelle, qu’elle tenait à coup sûr de son Anglais de père. L’apparence du bois, et la solidité aussi. Ses cheveux se hérissèrent, semblable à de la paille piquetée de fleurs et de feuilles, et elle leva une main aux doigts semblables à des petites branches d’où jaillissaient de minuscules brindilles pour effleurer la chose qu’Analia appuyait contre son coup. Là, comme ça, elle aurait parié sur une lame, tout simplement, sauf qu’elle ne voyait rien. « C’est vraiment fort. Je savais bien que tu n’étais pas qu’une simple fille, pas avec un frère comme le tien. »

Elle se tourna à demi vers Analia sans se préoccuper de la lame – autant entailler du bois désormais, tant qu’elle ne lui coupait pas la tête, ça devrait aller. Bon, et maintenant ? Elle n’avait pas vraiment voulu entrer en contact divers avec l’étudiante, mais en même temps, peut-être bien que c’était ce qu’elle voulait. Elle n’avait simplement pas pensé à ce qu’elle allait lui dire. « Je connaissais ton frère. C’est lui qui m’a parlé de toi alors je voulais voir de mes yeux à quoi tu ressemblais. » Oui, voilà. Cela n’expliquait pas grand-chose, mais c’était tout ce que Tefé avait en stock.

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Une chose était sûre en tout cas, la sœur était beaucoup plus bavarde que le frère. Tefé était venue ici poussée par la curiosité, mais c’était Analia qui l’ensevelissait sous une avalanche de questions. Bon, c’était légitime. A priori, elle l’avait repérée depuis le premier jour, et à sa place, Tefé aussi aurait été agacée. Elle n’avait pas particulièrement essayé d’être discrète, alors ce n’était pas étonnant que l’étudiante l’air grillée rapidement, et pas étonnant non plus qu’elle veuille savoir pourquoi elle était suivie. Ce qui la surprit un peu plus, c’était que les questions tournaient autour de N°1. Elle ne savait pas quel lien les unissait tous les deux. Elle savait que N°1 était un minimum attaché à sa sœur vu la façon dont il lui en avait parlé, mais ça ne voulait pas dire qu’ils étaient dans la vie l’un de l’autre. Des fois, ça se passait comme ça, elle était bien placée pour le savoir. Elle avait beau aimer ses parents, elle les voyait rarement, enfin surtout sa mère. Quoi qu’il en soit, elle n’était pas venue ici avec des intentions cachées et n’avait aucune raison de ne pas lui répondre, dans la mesure de ce qu’elle savait. Elle haussa les épaules malgré sa position inconfortable. « Je ne suis pas d’ARGUS, je ne sais même pas ce que c’est, à part que ton frère larbinait pour eux et que ce sont probablement des connards vu ce qu’ils lui ont fait. » Elle se souvenait encore de leur première rencontre dans le marais, des années auparavant, et comment elle avait senti dès le départ chez N°1 cette odeur étrange, chimique, artificielle, tout sauf naturelle, chez lui. Globalement, elle haïssait tous les humains, mais ceux qui jouaient aux apprentis scientifiques encore plus. Elle supposait qu’ARGUS devait être à peu près la même chose que Cadmus, par exemple.

Elle finit par s’arracher à la poigne d’Analia, littéralement parlant, laissant une poignée de cheveux dans la main de l’étudiante. Elle sentit quelque chose glisser sur sa gorge et y porta aussitôt la main. Un mélange de sang et de sève coula à travers ses doigts et elle dut se connecter au Green en urgence pour refermer la plaie. Alors ça, c’était impressionnant ! Elle ne voyait pas ce que tenait Analia mais elle avait rarement eu affaire à quelque chose d’aussi coupant. Elle esquissa un sourire de travers. « Je ne suis pas venue te causer des ennuis. Ton frère m’a parlé de toi et j’étais curieuse de voir à quoi tu ressemblais. Parce que… » Elle dut faire un effort pour se souvenir de son nom, son vrai nom et pas N°1. « Klaus… On s’est croisés il y a quelques jours, peut-être quelques semaines, j’ai du mal à tenir le compte du temps qui passe. » C’était là que ça devenait délicat, du moins dans un contexte normal avec deux personnes normales. Mais ni Analia ni elle n’étaient normales et les circonstances ne l’étaient pas non plus, alors Tefé se contenta de la simple vérité. « Il avait décidé de briser la laisse de ses maîtres. Il a dit qu’il allait probablement mourir, alors je lui ai fait promettre d’en tuer le plus possible. Alors, s’il a tenu sa promesse, il est mort, mais eux aussi. » Du moins quelques-uns d’entre eux. Elle l’espérait en tout cas. Elle observa Analia, méfiante, sur la défensive, prête à s’enfuir s’il le fallait, au cas où cette nouvelle déclencherait sa colère.

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Tefé regarda la main tendue quelques secondes, comme un chien errant à qui on tendait de quoi manger. C’est qu’elle s’était si souvent fait taper dessus à trop faire confiance aux mains tendues… Mais les mots d’Analia semblaient sincères. Et Tefé avait encore en tête ceux que N°1 avait utilisés pour parler de sa sœur. Il n’y avait aucune raison qu’il ait menti. Aucune raison que cette fille n’ait pas subi le même enfer que son frère… et donc toutes les raisons du monde de croire qu’elle aussi détestait ARGUS. Et en ce qui concernait Tefé, cela suffisait. Elle prit la main de l’étudiante et la serra doucement – et en toute franchise, Tefé ne rencontrait pas souvent d’inconnus, donc elle ne serrait pas souvent des mains. C’était vraiment une tradition étrange, mais elle aimait bien ça. Elle ressentit aussi chez Analia cette chose qu’elle avait sentie chez N°1 et fronça le nez. Elle voulait bien la croire quand celle-ci lui disait qu’elle aussi avait travaillé pour ARGUS. Ces putain de connards ne pouvaient donc pas s’empêcher de tripoter leurs employés et d’en faire des aberrations de la nature ?

Sans savoir pourquoi, cela la soulagea d’un poids qu’Analia ait pu voir son frère avant qu’il ne meure. Cela la libérait d’un poids – elle n’avait pas à être la messagère des dernières pensées de N°1 pour sa sœur. Elle l’écouta en silence, se rendant compte que s’ils avaient des points communs, ils avaient aussi leurs différences. Elle parlait beaucoup plus que lui, mais c’était une bonne chose : Tefé ne savait pas lire entre les lignes, ressentir une atmosphère ou déduire les choses du peut qu’on lui racontait. Si on voulait lui faire passer un messager, il fallait l’exprimer à haute voix, sinon elle ne comprenait rien. Et elle écoutait donc Analia avec une certaine fascination. Il faut dire qu’elle lui racontait des trucs assez intenses, et surtout, Tefé découvrait un autre aspect de N°1. Cela la choquait qu’il ait aidé ses maîtres à s’en prendre à sa sœur et en même temps, c’était tellement lui que ça aurait pu la faire sourire. Finalement, Tefé leva les yeux vers les feuilles de l’arbre au-dessus d’elle. Est-ce qu’elle avait eu raison de venir ? « Une fille extraordinaire, forte et gentille. C’est ce qu’il m’a dit en parlant de toi. Il a dit que tu étais la seule à le faire douter, à le provoquer et à le rendre meilleur. Et il a dit que tu lui manquais. » Elle ne savait pas si c’était important, à présent, qu’Analia sache tout ça. Peut-être qu’elle le savait déjà. Peut-être qu’elle s’en fichait. Peut-être que N°1 n’aurait pas voulu que Tefé répète ses paroles, mais ça, c’était Tefé qui s’en fichait. Il était mort, il ne pouvait pas se plaindre.

« ARGUS, Cadmus, je les déteste tous. Mais je déteste la plupart des humains. Surtout parce qu’ils sont tous comme ARGUS et Cadmus. Je voulais voir à quoi tu ressemblais. Je m’appelle Tefé. » Elle avait menti, en quelque sorte, à N°1, en lui disant qu’elle s’appelait Mary. Mais Mary, c’était aussi un peu son nom aussi, alors c’était un petit mensonge. Elle fixa Analia avec intensité. « Pourquoi est-ce que toi, tu as su te libérer de leur emprise, alors que ton frère était complètement aveuglé ? Comment tu as fait pour comprendre que tu avais le droit de vivre ta vie ? »

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Elle ne le montra pas, Tefé, mais elle fut ravie de la réaction d’Analia quand celle-ci entendit son prénom. Souvent, elle n’obtenait pas d’autres réactions que des regards perplexe et des « ça vient d’où, ça ? » ce qui l’énervait prodigieusement. C’était le prénom que son grand dadais de père avait choisi pour elle. Et il avait choisi ce prénom pour elle parce qu’il était important pour lui, et elle était fière. Elle pinça les lèvres pour dissimuler sa fierté, justement – c’était comme si Analia avait directement complimenté son père et ça ne pouvait que faire plaisir à Tefé, ça. Elle-même était plutôt contente qu’Analia s’appelle Analia. Juste Analia. Et pas N°2 ou 7 ou 18. Vu qu’elle était passée par les labos d’ARGUS, il y avait des chances pour qu’elle ait un alias de ce genre, mais contrairement à N°1, elle ne semblait pas vouloir qu’on l’appelle par un numéro. Elle esquissa un sourire en coin quand l’étudiante lui dit que tous les humains n’étaient pas à mettre dans le même panier. Cela faisait des années que Tefé avait cessé d’avoir la moindre patience et la moindre once d’empathie pour les hommes. Elle se fichait bien que certains triaient leurs déchets et versaient une larme devant les reportages sur les élevages de poussins en batterie. Mais Analia appartenait à leur monde alors c’était normal qu’elle ait une vision plus nuancée de l’humanité.

En réponse à la question de l’étudiante, Tefé haussa les épaules. Elle ou lui, lui ou elle, dans le fond pour Tefé c’était pareil. Elle doutait que N°1 aurait souhaité que sa sœur meure à sa place, alors probablement que la situation actuelle était la bonne : lui six pieds sous terre et sa sœur en vie. Cela convenait à l’élémentaire, même si elle n’avait pas d’avis sur la question. En revanche, elle cilla quand Analia lui dit qu’elle avait un autre frère. Celui-là, N°1 n’en avait pas du tout parlé, et cela piqua la curiosité de Tefé. Et aussi, elle se demanda s’ils étaient vraiment frères et sœur ou si c’était une façon de parler – s’ils avaient juste été élevés ensemble dans le même bocal de formol, ou si c’était un truc de soldats, band of brothers et tout ça. Malgré tout, elle se concentra sur les tentatives d’explication d’Analia. « Les zèbres, c'est pas si malin que ça... » se moqua-t-elle doucement - pour cacher le fait qu'elle était fascinée par ce que la jeune fille lui racontait de ses dons. Il lui semblait qu’elle comprenait ce qu’elle essayait de lui dire, même si sa réponse était incomplète. Quand Tefé avait dit à N°1 qu’il y avait tout un monde en dehors d’ARGUS et des ordres auxquels il obéissait, elle s’était heurtée à un mur. Mais sa sœur, apparemment, l’avait ressenti différemment, cette présence extérieure, ces possibilités infinies. « T’excuse pas. C’était pas une question facile. C’était peut-être une question de courage, aussi. C’est pas facile de se jeter dans l’inconnu. C’était peut-être plus facile pour lui de justifier ce que vous avez vécu en se convainquant qu’ARGUS avait raison. » Sinon, pourquoi donc toutes ces souffrances ? Pour un vaste mensonge ? Alors ouais, ça en demandait, du courage, de se détourner de l’idéologie familière. « C’est marrant, on a vécu la même chose, d’une certaine façon. Moi aussi on m’a forcée à aller au lycée, mais c’était pour m’obliger à avoir une vie “normale”, et j’ai détesté ça. J’ai encore plus détesté les humains. Ça m’a juste donné envie de ne plus jamais les fréquenter. » Bon, peut-être que le lycée n’était pas la bonne période pour découvrir le vaste monde… Elle remonta les genoux sous son menton et regarda Analia avec intensité. « Et ton autre frère, pourquoi est-ce que N°1 ne m’en a jamais parlé, alors qu’il m’a parlé de toi ? Ils ne s’entendaient pas ? » Oui, elle était pleine de questions, Tefé. Elle essayait d’assembler un puzzle qui n’était pas le sien, mais il lui semblait que c’était important pour son propre cheminement de pensées.

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Là, les paroles d’Analia ne lui parlaient plus du tout, à Tefé, et elle le montra clairement sur son visage. Pour Tefé, l’égoïsme était un art de vivre, et pourquoi pas après tout ? Il n’y avait qu’en pensant qu’à soi qu’on pouvait arriver à être un peu heureux. Quel mal y avait-il à ce qu’Analia fasse quelque chose pour elle-même ? En quoi ça aurait aidé les autres qu’elle se prive de ce qui lui faisait plaisir ? Qu’est-ce qui empêchait ces mêmes autres de ne penser qu’à eux ? Ce n’était pas de la lâcheté aux yeux de Tefé, c’était du bon sens. Analia avait trouvé un moyen d’être libre et de trouver un peu de bonheur dans sa vie et elle en avait profité. L’élémentaire ne voyait pas ce qu’il y avait de mal à ça et elle ne comprenait pas du tout pourquoi l’étudiante s’en voulait. Cette espèce de loyauté tordue qui la retenait, c’était exactement ce qui avait retenu N°1, ce qui l’avait empêché de voir la réalité des choses juste sous son nez, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Alors aux yeux de Tefé, Analia avait pris la bonne décision, et que les autres aillent se faire foutre, même ses frères ou elle ne savait pas qui. Il n’y avait aucun mal à ne penser qu’à soi.

De toute évidence, leurs situations divergeaient dès qu’on se penchait sur les détails. Si Tefé avait vécu en captivité, aurait-elle plus apprécié le lycée ? Dans son cas, ça avait été exactement l’inverse : elle avait grandi dans une totale liberté, sans compte à rendre à personne, au point même ne s’intégrer aucune convention sociale de base, d’ailleurs, ce qui la rendait si inadaptée aujourd’hui à la société, au point qu’enfant déjà elle ne voyait pas où était le mal quand elle tuait quelques bûcherons pris la main dans le sac à couper des arbres centenaires. C’était juste pour la forcer à avoir une vie « normale » que ses parents avaient effacé sa mémoire et l’avait confiée aux bons soins d’une famille « normale » qui l’avait envoyée dans une école « normale » avec des petits camarades « normaux », où elle s’était trouvé une BFF « normale » et un petit ami « normal ». C’était tellement normal, cette époque de sa vie, qu’elle avait même fini par tomber sur son petit copain et sa BFF en train de se rouler des pelles le soir du bal de promo. « Normal » à en crever, ouais. Si c’était à refaire, Tefé n’aurait jamais choisi de revivre ces années débiles et inutiles, ce temps perdu, cette vie volée, littéralement, aspirée par la magie noire et qu’elle ne retrouverait jamais, qui appartenait à une autre, son alter ego de l’époque. Elle venait tout juste de retrouver ses souvenirs, quand elle avait rencontré N°1. Elle était dans un sale état, et avait dû lui faire une sacrée première impression.

Elle écouta le récit d’Analia, fascinée. De nouveau, elle voyait des recoupements avec ce qu’elle-même avait vécu. Si ce n’était qu’elle n’avait ni frère ni sœur. Il n’y avait pas un seul être vivant sur cette planète qui était comme elle. Elle était unique, au sens littéral du terme, c’est-à-dire seule. « Klaus, Wyatt… » Elle répétait les prénoms comme pour les tester, pour voir ce que cela faisait de les prononcer. « Mh… Les quelques fois où je l’ai rencontré, il m’est vraiment sorti par les yeux, N°1, avec sa façon de croire aveuglément en l’autorité. Personne ne peut t’empêcher de t’en vouloir, mais les autres aussi ont leur part de responsabilité. C’est aussi leur faute s’ils ont cru en toi. Et puis… pffff ! Y a rien à sauver dans ce monde de toute façon. T’as vraiment bien fait de te barrer. Le reste, c’est leur problème, pas le tiens. Leurs choix. » Elle haussa les épaules. Des mensonges, c’étaient des mensonges que les humains, et particulièrement les humains adultes, racontaient aux enfants pour les manipuler. « Moi aussi, on m’a dit que j’étais la seule qui pouvait sauver le monde. Mais pas le même monde que le tiens. J’existe pour détruire les humains. C’est pour ça qu’on m’a créée. Et je culpabilise un peu moi aussi de pas encore vous avoir tous tués. C’est juste que… » Elle prit une expression boudeuse. Oui, elle était née du Green comme une arme et elle était censée être aussi puissante que son père, mais sans les barrières morales qui empêchaient ce dernier de trucider l’humanité. « Vous êtes pas tous bons à jeter. Alors j’ai la flemme de faire le tri. Donc, je ne fais rien. » Elle agita la main comme pour chasser une mouche. « T’as jamais eu envie de les retrouver et de te venger ? Ça pourrait suffire à chasser tes cauchemars. » Exactement ce qu’elle avait dit à N°1 de faire.

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Tefé esquissa une grimace dégoûtée en écoutant l’histoire d’Analia et de son frère qui l’avait forcée à retourner entre les filets d’ARGUS. Si elle l’avait eu sous la main, là tout de suite, N°1, elle l’aurait secoué. Comment on pouvait être aussi aveugle, aussi têtu, et accessoirement aussi infâme avec sa propre sœur ? Bon certes, la famille n’était pas tout, et en ce qui la concernait, elle n’avait que deux pères et une mère, ah, et aussi une tante et une cousine qu’elle s’était découverte il y avait quelques semaines seulement, mais cela dit, elle ne les mettait pas tous sur le même plan, elle n’était pas naïve. La majorité de l’amour qu’elle portait à sa famille allait à son père Swamp Thing, et les autres pouvaient se partager les miettes, mais malgré tout, elle n’aurait jamais trahi aucun d’entre eux, enfin à part peut-être John, mais seulement parce qu’elle savait qu’il s’en sortait toujours, tel un cafard que l’alcool aurait rendu plus fort, plus vif et plus résistant. Mais à part ça, Analia était vraiment différente de son frère. Cela étonnait un peu Tefé mais après tout, ils n’étaient pas qu’une simple fratrie lambda élevée dans le même moule, alors c’était probablement normal qu’ils soient aussi différents les uns des autres. Elle n’était pas très vengeance, clairement. Tefé haussa les épaules. « Y a quelques années, je ne pensais qu’à me venger, et ça m’a bouffé toute mon énergie, mais ça m’a fait du bien aussi. Mais je comprends qu’ils ne méritent pas ton temps et ton énergie. » Même si elle trouvait dommage de se priver du plaisir de sentir les os de ses ennemis craquer sous ses doigts – enfin, en l’occurrence, les branches de ses ennemis.

Mais elle n’était pas du genre à donner des leçons, par flemme là encore, c’était trop fatigant de débattre sur quelque chose, quel que soit le sujet. Elle trouvait toujours que c’était une bonne chose que N°1 soit allé au massacre, même s’il en était mort. Mais elle trouvait aussi très bien qu’Analia s’en batte l’œil et profite de sa liberté. Dans les deux cas, ARGUS était perdant. Elle se redressa soudain quand l’étudiante lui demanda son numéro de téléphone. Olala, est-ce qu’elle était en train de se faire une amie ? Ça ne se passait jamais comme ça, d’habitude. Il faut dire qu’elle prenait rarement le temps de parler à des gens, elle pouvait passer des jours sans parler du tout rien que pour ça, et puis la plupart de ses conversations se terminaient par des gens qui partaient en courant et en hurlant. Elle sortit son vieux téléphone portable dans lequel n’étaient enregistrés que cinq numéros, dont celui de sa mère, ce qui comptait pas, et le tendit à Analia, parce qu’elle ne connaissait absolument pas son propre numéro par cœur. « Ça pourrait être cool. » Elle disait ça de manière blasée, mais elle n’était jamais allée à ce genre de soirée – ni en boîte, ni à une fête, ni rien de tout ça. Pas sûre que ça lui plaise, d’ailleurs. Son idée d’une bonne soirée, c’était boire dans un bar et partir sans payer. « Mais je te préviens, j’ai jamais d’argent, et c’est pas rare que je finisse mes nuits au poste de police quand je suis dans une ville. » Ah, qui a dit qu’elle ne savait pas s’amuser !

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Apparemment, elle n’était pas la seule à avoir une idée un peu tordue d’une bonne soirée. Il était clair que là-dessus, elles ne se ressemblaient pas du tout, mais après tout, c’était l’occasion de faire des découvertes, et puis si elles n’étaient pas au point sur ce qu’elles aimaient faire, au moins, elles semblaient raccord sur ce qu’elles n’aimaient pas faire. Visiblement, Tefé ne risquait pas de se faire embarquer dans une frat-party sur le campus, pleine d’étudiants en rut, de jeux d’alcool débile à la bière coupée à l’eau et d’acides à peine puissants pour la faire cligner des yeux. D’ailleurs, se promener dans des parcs et zoner la nuit, c’était exactement ce qu’elle faisait elle aussi, même si elle ne classait pas ce genre de choses dans la catégorie « hobbies ». Mais elle respectait le dégoût d’Analia pour toute forme d’autorité et les uniformes qui allaient avec. Tefé n’avait pas été déclarée à la naissance pour des raisons plus qu’évidentes, de sorte que ses seuls papiers étaient ceux de Mary Conway, l’adolescente morte dont elle avait volé les traits et la vie pendant quelques années. Elle s’en était toujours sortie avec ça, le temps que les flics essaient de comprendre pourquoi une morte se trouvait en cellule de dégrisement, elle s’évadait, ce qui était facile. Mais c’était probablement facile aussi pour Analia, alors elle aurait dû ne pas trop s’inquiéter. Cela dit, Tefé, elle, était sur la hit-list de Cadmus de loin en loin. À force de tuer tous les types qui tentaient de l’attraper, les gens là-bas avaient dû passer à autre chose. Tefé se doutait bien que ARGUS n’était pas du genre à abandonner aussi facilement.

Un jour, John lui avait dit que Swamp Thing et elle étaient dans les dossiers de Waller, mais que Rosalie, un genre de tante pour Tefé, ou quelque d’approchant, Tefé n’avait rien suivi, avait jusque-là fait en sorte de la protéger, elle. Pour ce qui était de Swamp Thing, de toute façon, tout le monde savait qui il était. Lui était déjà un personnage semi-public, et elle, elle était passée entre les mailles du filets des grandes révélations médiatiques. Tefé écarquilla quand même un peu les yeux. « T’aimes pas l’alcool ? Mais comment tu fais quand tu as eu une vraie journée de merde ? » Oui, hein, comment ? Le seul intérêt de l’alcool aux yeux de Tefé, c’était ça : se pinter jusqu’au coma histoire de passer quelques heures au frais loin des problèmes. Mais Analia semblait vraiment tout faire pour mener une vie normale. Elle avait un travail. Elle faisait des pâtisseries. Elle avait un appartement. Elle était étudiante. Peut-être même qu’elle payait ses impôts. Tout ce que Tefé avait eu à une époque et qui l’avait rendue malade. Elle avait du mal à comprendre, mais elle se fichait de ne pas comprendre parce que là n’était pas la question. C’était la vie d’Analia, pas la sienne. « Wah, c’est sympa de ta part… J’avoue que je ne connais personne dans cette ville alors si je peux venir te piquer ton canap et un bout de pain, je dis pas non. Mais… » Elle se gratta la nuque, ne sachant pas trop comment formuler le reste. « Peut-être que je ferai une exception et que je te préviendrai avant de squatter. Je connais Conner et j’ai pas trop envie de lui piquer sa place chez toi. On s’est un peu engueulés la dernière fois qu’on s’est croisés. »

Le monde était petit, on ne le dirait jamais assez. Elle avait sursauté en entendant Analia prononcer le nom de Conner, mais après tout, qu’avaient-ils en commun sinon ce que Conner et Tefé avaient en commun ? Un passé violent avec une bande d’humains jouant les scientifiques apprentis-sorciers. Peut-être qu’ils pourraient bientôt monter un club. « En tout cas c’est cool de ta part, je regrette pas d’être venue te parler. Je te ferai découvrir des coins de la ville que tu connais pas, tu verras. Et si on finit avec les flics au cul, tu pourras t’enfuir en me laissant derrière, moi ils me connaissent bien. Promis, tu verras, on s’amusera. Et on boira un verre à la santé de ton frère. » Elle adressa un hochement de tête à l’adresse d’Analia. Elle ne savait pas à quoi s’attendre avant de venir ici et certainement pas à ça. En tout cas, il semblait qu’elle avait gagné une amie.

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Décidément, elle avait eu raison de venir. Elle ne savait pas à quoi s'attendre ni même si c'était une bonne idée, mais finalement, tout avait bien tourné, et ça aidait un peu que le frère et la sœur ne se ressemblaient pas tellement sur le plan de la personnalité. La perspective d'un repas gratuit suffisait à gagner Tefé à sa cause, celle-ci mangeait de manière aléatoire, quand elle pouvait, quand elle en avait envie, et parfois se contentait de trois graines ramassées sur des plantes. Cela dit, évoquer Conner la refroidissait un peu, surtout parce qu'elle avait parfaitement réussi jusqu'à présent à ne plus penser à leur dernière rencontre. Ça l'avait bien aidée de se retrouver propulsée dans un cimetière dans le trou du cul de l'Angleterre aux côtés de John et de faire la connaissance d'une tante et d'une cousine dont elle n'avait pas connaissance, mais maintenant qu'elle était de retour aux États-Unis, elle revenait à la réalité, et la réalité n'était pas plaisante et difficile à avouer quand on avait, comme elle, beaucoup de fierté mal placée. « Ben, on s'est disputés, c'est un peu ma faute. Ma façon de vivre lui plaît pas trop et la dernière fois, ça lui a attiré pas mal d'ennuis. Enfin, des ennuis, il en aurait moins s'il se détendait un peu. » Elle se sentait obligée de se défendre, tout de même.

Elle haussa les épaules et remercia Analia d'un geste du menton. Ouais, une amie. Qu'on abandonnait pas. Tefé était pour, même si, le jour où il fallait sauver une vie, elle hésitait rarement à sauver la sienne en premier, mais c'était là une situation extrême. Dans des circonstances à peu près normales, elle était ni plus ni moins fiable que n'importe qui. Et le concept d'amitié était assez fluctuant chez elle, ses deux premiers et véritables amis étant un chien et une Anglaise punk qui avait des visions de morts et qui vivait comme elle sur les routes, de sorte qu'elles ne se croisaient presque jamais. Et cela dit, Tefé haïssait tellement ARGUS, Cadmus et compagnie, que sur le coup, elle aurait été prête à aller tout de suite faire sauter un de leurs labos secrets, s'ils n'avaient pas été secrets. Elle esquissa un sourire méchant. « Okay. Ouais, si c'est pour faire chier ces connards, n'hésite jamais à m'appeler. J'ai quelques dons de mon côtés, et tuer ces enflures, c'est œuvrer pour le bien commun, comme si on était la Justice League. » Elle se faisait rire elle-même. Forcément, elle méprisait les super-héros en collant, et pas qu'un peu, à quelques exceptions près - elle avait un crush un peu gênant sur Wonder Woman, mais ça, personne n'avait à le savoir. Elle adressa un signe de la main à l'étudiante. « Et pareil si tu as des ennuis. Je suis pas très facile à contacter mais si tu y arrives, je peux te rejoindre en un clin d’œil. » Et ça lui semblait être la chose à faire, d'aider Analia si elle avait besoin d'elle. Pas tant par rapport à N°1 que parce que... c'était ce qui lui paraissait normal, désormais, après cette rencontre étonnante.

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