L'Amazone et le sorcier (Cassandra)

L’attaque du Syndicat avait causé une dévastation impossible à quantifier pour le moment. On retrouvait encore des victimes sous les décombres, loin du centre de la bataille, des corps sans vie ensevelis et oubliés. Lorsque Jason était parvenu à battre Ultraman, Cassandra avait pu relâcher un peu de la pression qui alourdissait ses épaules depuis plusieurs heures. Son corps avait beau être semi-divin – et cela, elle l’ignorait encore – il était toutefois à des lieux des capacités de Diana Prince. Elle était encore plus mortelle que demi-déesse par moments, et le tribut de ces combats, qu’ils soient contre les éléments ou contre le Syndicat, se faisait douloureusement sentir. La jeune femme avait volé d’un endroit à l’autre, couru d’une victime à l’autre, ne prenant finalement le temps de souffler que pour s’assurer que Wonder Woman se relèverait sans dommages permanents. Elle prit également le temps de considérer l’état de son beau-frère après sa monstrueuse dépense d’énergie ; de temps à autres, Cassie en venait à oublier qu’il n’était finalement qu’un mortel au même titre que Tim ou Bruce. Des êtres exceptionnels, sans réels dons, qui se battaient toutefois pour ce qu’ils pensaient juste. Pour que leurs lendemains soient un peu plus lumineux.

L’homme auquel ils devaient ce brusque revirement héroïque avait rapidement pris en charge par les secours. Si vite, à dire vrai, que la fille de Zeus n’avait pas eu le temps de lui rendre son casque magique. Tout juste d’effleurer sa main, soucieuse, reconnaissante et sincèrement intriguée. Ce n’était pas tous les jours qu’un nouveau super-héros tombait du ciel pour leur filer un coup de main. D’autant plus qu’elle ne savait absolument rien de lui. Qu’il s’agisse du justicier ou du civil, il était un mystère entier. Un mystère auquel ils devaient presque la vie, dans le fond. Jason avait beau avoir porté le coup fatal, il n’avait pu le faire que grâce à la puissance de l’artefact qui lui avait été transmis par le sorcier. Sans cela, cet affrontement aurait été la fin de la Justice League ; sans cela, Cassandra aurait perdu des membres de sa famille, des amis. Et pour renvoyer l’ascenseur à l’homme-mystère, la moindre des choses qu’elle pouvait faire était de lui ramener son objet et de prendre des nouvelles de son rétablissement. Une fois que la poussière était retombée sur les affreux incidents de Metropolis, la jeune femme proposa de rendre l’artefact à son propriétaire, prenant un soin presque révérencieux à ne manipuler le casque qu’avec un morceau de tissu. Elle l’avait vu en action. Elle l’avait également aperçu changer de couleur au contact de Red Hood, et elle n’était pas certaine de vouloir découvrir si cela se reproduirait avec elle.


Les couloirs débordaient de blessés, de brancards, d’infirmières épuisées et de médecins aux manches encore tâchées. De temps à autre, les ambulances emmenaient d’autres victimes, mais le flot principal s’était tari depuis plusieurs heures. Cassandra n’avait pas été en mesure de se libérer avant. Elle n’aurait jamais pu laisser derrière elle autant de citoyens dans le besoin. Néanmoins, il fallait savoir se retirer pour mieux récupérer et revenir en cas de besoin. Ses limites atteintes, Wonder Girl avait laissé la place à d’autres superhéros et des civils tout autant déterminés. Elle avait troqué son costume de justicière pour des vêtements plus passe-partout, son sempiternel jean, une vague chemisette à carreaux bleu pâle, une veste en jean par-dessus et, en travers de sa poitrine, un sac en bandoulière dans lequel reposait l’artefact du sorcier. Peut-être que ça l’aiderait à se rétablir plus rapidement. Peut-être pas. Mais elle ne voulait pas avoir la responsabilité de cet objet plus longtemps, quand bien même la fascinait-il. N’ayant aucune idée de l’identité du Doctor Fate, elle passa presque une heure à étudier les silhouettes allongées un peu partout, parfois conscientes et souvent dans les vapes. Au bout d’un moment, cependant, elle parvint à le retrouver dans la masse des blessés. Son visage débarrassé du sang et de la poussière paraissait plus livide que dans son souvenir. Il avait les pommettes saillantes, sans doute trop, ainsi qu’un énorme bandage de la clavicule jusqu’à l’épaule qui lui donnait l’air maladif. Mais lorsqu’il ouvrit les yeux en la dévisageant, Cassie fut frappée par la vivacité de son regard.

Ses mots furent, quant à eux, une autre surprise à laquelle elle ne s’attendait pas et qui, même s’ils la laissèrent muette pendant une poignée de secondes, lui arrachèrent tout juste un sourire en biais. Elle n’y croyait pas tellement, aux destins et aux prémonitions – pas encore, en tout cas – alors même si cet homme semblait en savoir étrangement trop sur sa vie personnelle, elle ne comptait pas se fier tout de go à ce qu’il prétendait voir en elle. Tim ? Conner ? Non, vraiment… Il devait s’être tapé un peu trop fort le crâne pendant la bataille. Ultraman n’y allait pas tellement de main morte. Cassandra lâcha un rire mêlé d’un soupir, terminant de se rapprocher du blessé en posant naturellement sa main sur celle qu’il tendait en sa direction. Elle se pencha même vers lui, haussant un sourcil : « Aucun de ces futurs ne vous concerne ? C’est bien dommage. » Quelques éclairs de malice – de moquerie, sans doute – firent briller ses prunelles bleutées lorsqu’elle se redressa en secouant la tête. Qu’il soit un charlatan quadragénaire avec un peu trop de connaissances sur la Young Justice n’était pas déterminant pour le moment. Elle lui devait la vie, et elle avait quelque chose à lui rendre. La moindre des choses était de le laisser parler d’avenirs auxquels elle ne croyait pas, en sceptique de la divination qu’elle était. « J’ai un objet qui vous appartient, je crois bien. »

Cassie tapota la proéminence dans sa besace, gardant les retrouvailles entre l’artefact et son propriétaire pour un endroit moins exposé. S’il réagissait au contact de son maître de la même façon que lors de la bataille, cela suffirait à attirer l’attention de tout le corps médical présent dans les corridors – sans parler des patients, qui même sédatés, ne louperaient pas une miette du spectacle. Or, elle n’était pas certaine que l’homme souhaite dévoiler son identité de cette façon. L’attention de Cassandra se tourna vers la perfusion, qu’elle effleura du bout des doigts, laissant ensuite sa dextre courir sur la tige métallique glacée. « En rémission, l’homme-mystère ? » Un sourire cette fois-ci plus doux ourla ses lèvres ; elle posa ses yeux sur lui, cherchant dans ses traits fatigués les réponses à toutes les questions qu’elle se posait. A son sujet, à propos du casque, des mots sibyllins qu’il avait utilisé plus tôt, de son apparition soudaine lors de la bataille. « Je me serais bien présentée, mais vous semblez déjà en savoir bien plus que moi à votre sujet. Alors égalisons la balance, vous voulez bien ? » La jeune femme s’appuya de la hanche gauche contre le brancard, croisant ses bras sur sa poitrine sans quitter du regard le sorcier. Ce n’était peut-être pas l’endroit, mais elle n’allait pas enlever un patient quand même. Si ?

Il y avait toujours eu des personnes capables d’entrevoir l’avenir, que ce soit dans les légendes urbaines ou les mythes antiques. Et même si l’esprit de Cassandra était particulièrement ouvert – d’autant plus depuis qu’elle avait posé les pieds sur Themyscira et croisé le fer avec la déesse Artémis en personne – elle émettait encore quelques réserves sur la prescience. Ce n’était pas tellement la plausibilité du don en lui-même que l’idée d’être capable de savoir de quoi demain sera fait. Parce qu’en un sens, cela signifiait que les chemins étaient déjà tracés. Elle s’était penchée sur la question quelques mois plus tôt, lors d’une étude de temple grec au nom d’Appolon pour sa faculté. Elle l’avait fait par curiosité personnelle, mais n’avait pas été satisfaite de ses trouvailles. Personne n’avait la même opinion sur l’avenir. Certains le clamaient immuable, d’autres en perpétuelle évolution. Quelques-uns s’accordaient sur le fait qu’une trame principale était probablement dessinée depuis le début et que seuls certains choix importaient. Le destin des villes, celui des gens, rien n’importait réellement ; en tant que passionnée de la Grèce, Cassie savait qu’il y avait beaucoup de noms associés à la divination. Son presque homonyme, Cassandre, avait été tristement célèbre pour la justesse de ses visions que personne n’écoutait et, même, n’était capable de croire à cause d’Appolon – comme quoi, il n’était jamais judicieux d’accepter le cadeau d’un Dieu et refuser d’honorer par la suite le marché convenu. Les Moires possédaient également une certaine vue sur la Toile du Destin, sur les courtes vies des Hommes. Les légendes disaient qu’à la naissance de chaque être, qu’il fut mortel ou non, elles tiraient un fil supposé représenter leur longévité… et rarement était-il modifié par la suite. Sauf si les Dieux s’en mêlaient. Alors évidemment, si Cassandra voulait bien admettre que l’homme au casque avait été capable de voir ce qui se passait au moment de la bataille, elle avait un peu plus de mal à lui octroyer un réel pouvoir sur l’avenir. Ce n’était jamais plaisant de se faire annoncer des futurs auxquels l’on ne songeait pas particulièrement. Et cela ne l’aidait pas à donner plus de crédit au sorcier. D’autant plus lorsqu’il tenta de lui expliquer son rôle en termes sibyllins, qui finirent par leur arracher le même long regard consterné. Non, ce n’était pas franchement clair.

« Un sorcier. J’imagine que ça peut résumer, oui… Du moment que vous ne rajoutez pas une baguette à votre attirail, disons que c’est une information que je peux considérer. » Elle s’appuya contre le brancard, posant son coude sur la rambarde métallique. « Kent. »

Son cœur s’étreignit à la simple mention du prénom, ramenant ses pensées vers des sujets autrement plus sombres. Clark ne s’était pas réveillé après sa chute et la Justice League avait été obligée de le mettre en sûreté. Actuellement, son état semblait relativement stationnaire, mais Cassandra n’en savait pas plus. Il y avait tellement de choses à reconstruire, à protéger, à faire depuis l’attaque qu’elle n’avait pas le temps de se morfondre au sujet de l’Homme d’Acier. Le Kryptonien était entre de bonnes mains. C’était tout ce qui devait importer pour le moment. Distraite par cette pensée, Cassie ne remarqua le geste de Kent qu’au moment où ses doigts l’effleurèrent, lui soutirant un frisson immédiatement suivi par… Autre chose.

L’air était saturé de peur et de poussières. Cassandra marchait dans les ombres, une capuche ramenée sur ses mèches blondes trop reconnaissables : elle essayait de ne pas attirer l’attention, elle se savait vulnérable à chaque fois qu’elle mettait le pied dehors. Mais elle n’avait pas eu la moindre nouvelle du reste de la Young Justice depuis trop longtemps et elle craignait que le pire ne soit arrivé. Qu’Il ne soit parvenu à les retrouver, malgré leurs caches disséminées un peu partout. Certains seraient encore assez téméraires pour essayer de redonner de l’espoir au peuple… Elle avait été parmi eux, enragée par la perte de Diana, de Jason, de tous les autres. Elle avait voulu se battre. Elle le voulait encore, mais la colère avait laissé place à un pragmatisme glacé depuis plusieurs mois. Cassie se savait incapable de renverser la situation à elle seule. Incapable de Le battre. Et cette certitude la rendait plus faible de jour en jour. Tous les héros finissaient par mourir.

Néanmoins, en traversant les nombreux taudis, Cassandra espérait trouver des visages familiers. Fatigués, angoissés, mais familiers. Elle s’arrêta devant la porte de la planque, la boule au ventre. L’absence de mouvement termina de noyer ses espoirs. La femme fit sauter la cloison d’un coup d’épaule, s’infiltrant rapidement à l’intérieur et comprit ce qui s’était passé. La vision la laissa figée. Elle avait trop pleuré les pertes et ses yeux restaient secs. Elle perdit la notion du temps par la suite, elle ne savait ni combien de temps elle était restée devant le cadavre de Tim, ni combien d’heures elle avait passé à écumer les autres planques des justiciers. Ils étaient obligés de se terrer comme des rats, à attendre que le piège se referme sur eux en les écrasant sans la moindre pitié. S’était-il passé seulement un jour ? Plusieurs ? Elle ne savait plus. Elle ne dormait plus. Et quand, au détour d’une énième ruelle, une rude bourrasque fit voler sa capuche en arrière, Cassandra sut que son piège venait de claquer. Elle leva ses prunelles délavées vers Lui. Son visage était un constant rappel de ce qu’ils avaient tous perdu. Clark. Kal-El. Ultraman.

Le retour à la réalité fut comme une douche froide sur tous les sens de Cassandra. Le bruit l’atteignit en premier, suivi par les odeurs aseptisées de l’hôpital, la vision du visage encore pâle du sorcier et, en dernier, la chaleur de sa main sur la sienne. Il la relâcha aussitôt la vision terminée – à moins qu’elle n’ait prit fin justement à cet instant ? Elle n’en était pas bien sûre. Elle s’appuya sur le brancard plus lourdement, tournant le visage pour échapper au regard de Kent et remettre de l’ordre entre les pensées issues de sa vision et celles du présent. Secouant doucement la tête, la jeune femme s’accorda une poignée de secondes supplémentaires avant de poser ses prunelles azuréennes sur le sorcier. « Tu n’avais pas le droit. » Une seconde s’étira, un sentiment de malaise persistant après la vision. Cassie se redressa en reculant d’un pas. Elle avait la désagréable sensation qu’il était venu imposer sa vision dans son esprit sans se soucier des conséquences. Qu’il avait su exactement ce qu’il fallait lui montrer pour la mettre à genoux. La situation n’était-elle pas déjà assez alarmante après leur attaque ? « Je ne voulais pas… » Une seconde fois, Cassandra remua le menton de droite à gauche. Elle ne voulait pas voir l’avenir, pas de cette façon. « Ne refais plus jamais ça. » Ses nuits seraient brèves, encore plus qu’elles ne l’étaient déjà. Malgré lui, Kent avait alimenté sa machine à cauchemars. Wonder Girl préférait penser qu’il n’avait pas songé à l’impact que cela pourrait avoir sur elle ; dans le cas contraire, cela en faisait un homme bien plus froid qu’elle ne l’aurait songé de prime abord. « A moins que tu ne veuilles rester quelques semaines de plus dans ce lit. » Réelle menace ou simple mise en garde ? Cassandra n’était pas femme à user de ses poings sans raison valable, encore moins sur quelqu’un incapable de se défendre. Mais au moins cela aurait-il peut-être le mérite de faire réfléchir le sorcier sur ses prochaines tentatives de partage. Elle n’en voulait pas. C’était sans doute naïf et impertinent, mais… Vivre les choses à l’instant présent lui permettait de garder espoir en l’avenir, justement. Surtout en des heures si sombres. Croisant les bras sous sa poitrine, elle recula encore d’un pas pour considérer l’homme alité, se tenant à distance respectable de lui cette fois.

« C’est une drôle de façon de remercier la personne qui est restée auprès de toi jusqu’à ce que les secours arrivent. Ou même celle qui s’est proposée pour te ramener ton… » Le passage d’une infirmière l’obligea à taire le mot. « Je ne sais pas ce qu’ils vous apprennent à l’école des petits sorciers, mais ce n’est pas comme ça qu’on se fait des amis. » Son visage était plus fermé que tout à l’heure, néanmoins sa voix avait perdu la dureté qu’elle avait employé suite à la vision. Un cadeau empoisonné. Il disait que ce n’était qu’un futur parmi d’autres, mais jusqu’à quel point cet avenir revenait-il dans son esprit ? Était-il récurrent ? N’était-ce qu’un bref aperçu disparu depuis que Jason était intervenu ? Elle n’osait pas poser la question, sans doute effrayée par la réponse. Et si cette bataille n’était finalement que le début d’une plus grande et éprouvante guerre à venir ? Oh, par tous les Dieux… Elle détestait les voyants.

Il y avait une myriade de couleurs et de sons, de parfums et de mélodies. Les visions dont Kent gratifiait la justicière paraissaient, à chaque fois, plus vraies que nature – au point de lui brouiller l’esprit et le cœur, de la laisser emplie de doutes et d’espoirs. Elle vivait ces instants, ces jours, ces serments. Pour la première fois, Cassandra posait un regard différent sur ses coéquipiers. Sur Timothy et sur Conner. Sur l’avenir que le sorcier dessinait devant elle. Loin des fracas des combats et des peines, un avenir plus radieux et harmonieux qu’elle n’aurait songé obtenir. Mais même si son cœur se gonflait devant ces films en accéléré, le sentiment laissait généralement place à une froide logique : ce n’était pas réel. Les lèvres qui effleuraient les siennes n’existaient pas. L’alliance glissée à son doigt non plus. Les gouttes qui s’écrasaient sur sa peau n’étaient finalement qu’une illusion de plus. Kent avait beau lui souffler qu’il s’agissait là de futurs possibles, Cassie refusait de se laisser prendre au jeu. De s’autoriser à rêver de choses improbables, impensables. Parce que la chute n’en serait que plus dure. Alors passées les premières minutes où le charme opérait, elle finissait par observer les scènes d’un œil plus critique que songeur. Sans cela, elle n’aurait pas remarqué l’ombre de Kent ici et là. Son visage toujours plus fatigué, son état en pleine décrépitude. Où que les visions la portaient, il demeurait, mais sa vie se détériorait invariablement. Son souffle mourut au terme du second chemin parcouru, et alors qu’elle pensait être ramenée dans le corridor stérile de l’hôpital, une nouvelle vague de pouvoir l’emmena plus loin encore.

Il lui semblait que cet avenir était différent. Était-ce parce qu’il était plus loin que les autres ? Parce qu’il ne la concernait pas directement ? Était-ce parce qu’une partie d’elle savait qu’il était tangible ? Possible. Presque palpable sous ses doigts. Et la tristesse qu’elle ressentait, elle était réelle aussi. Sincère. Troublante. A quel moment était-elle devenue aussi proche de cet homme mystérieux ? La vision cessa au bout d’un temps qui lui parut infini. Cassandra resta silencieuse, le cœur tordu par des fantômes et les pensées mélangées avec des souvenirs qui n’en étaient pas réellement. Le visage émacié du sorcier se superposait désormais aux traits actuels du blessé, et elle dû se faire violence pour chasser les dernières images qui persistaient. « C’était… » La fêlure dans sa voix la surprit ; elle secoua la tête, se racla machinalement la gorge – dans le mouvement, elle battit des paupières et sentit sa vision se troubler. Qu’est-ce que c’est ? Reprends-toi. Ce n’est pas réel. Ce ne sont que des tours de magie. Et si sa raison lui aboyait de se reprendre en main, elle ne pouvait totalement faire taire le reste. Les sentiments restaient, la hantaient. Des émotions qui ne lui appartenaient guère et, pourtant, qui lui étaient horriblement familières. Comme atteinte de palinopsie, les images revenaient, supplantaient la réalité, gâchait le tableau comme une pléthore d’oiseaux funestes. Mauvais augure. « Argh… » Portant la main à son visage, Cassie pressa ses doigts contre ses paupières comme pour en chasser les résidus parasitaires. Une grimace tordit sa bouche, puis elle rouvrit les yeux pour dévisager le sorcier. Quelque part, elle le tenait responsable du malaise qui la taraudait et de l’autre, elle s’inquiétait. Tout simplement. Était-ce aujourd’hui que le destin qu’elle avait vu pour lui débutait ? Était-ce à cet instant qu’il décidait de rejeter le casque, de laisser passer sa chance, d’abandonner ? « Il y avait trop de choses. »

Elle aurait pu lui avouer qu’elle l’avait vu, partout, dans chaque futur possible, vieux et malade. Sans doute qu’une autre personne moins altruiste l’aurait fait, de façon à ce qu’il tire une leçon de ses propres enseignements. Néanmoins, cela semblait cruel aux yeux de Cassandra que de lui prédire un tel avenir. « Je crois que tu étais là. Même si je ne sais pas pourquoi… » Tu étais important. Quoi que le Destin ait en réserve pour eux, les aperçus de Dr. Fate transmettaient tous le même message : ils étaient voués à rester en contact, à se rapprocher, à se faire confiance. C’était ça qui hantait son regard quand elle le posait sur Kent. Elle avait le sentiment d’avoir perdu un être cher, alors même qu’elle savait que c’était impossible. Improbable. Irréel. La colère avait disparu quelque part au beau milieu des souvenirs et des prévisions romantiques, perdue au profit d’une hésitation qu’elle ne se reconnaissait pas. « Ne fais plus ça. Je ne veux pas… » Je ne veux pas voir mourir mes amis. Je ne veux pas assister à une autre de tes fins non plus. Je n’en veux pas, de ce fardeau supplémentaire. « Je n’ai pas besoin de ça pour me battre. Ce que j’ai aujourd’hui suffit à me motiver. » Elle avait Diana. Donna. Steve. Tracy. Jason depuis quelques mois maintenant. Sa famille s’était étendue avec les années, celle qu’elle s’était constituée. Il y avait la Young Justice aussi, mais ses relations avec eux étaient quoi qu’on en dise moins puissantes actuellement. La faute aux tendances solitaires de Cassie sûrement.

Il semblait à Wonder Girl que des heures s’étaient écoulées depuis qu’elle était arrivée dans l’hôpital – les visions avaient perturbés sa notion du temps et elle passa ses prunelles sur les différents brancards autour d’eux pour s’ancrer de nouveau dans la réalité. Cette femme dormait toujours. Le bandage de cet adolescent était encore d’un rouge vif. Et là-bas, l’infirmière prenait le pouls d’un troisième patient à la tête entourée d’un bandage. Une demi-heure tout au plus. « Est-ce que tu vas bientôt pouvoir sortir ? » Le tutoiement s’était naturellement installé, poussé au départ par sa colère, puis ancré par les visions du sorcier. Cassie avait l’impression que le sac pesait plus lourd sur son épaule. Elle se souvenait sans le moindre mal du regard souffreteux que Kent lui avait lancé, dans le futur, lorsqu’il lui avait demandé de détruire l’artefact. A croire que cet objet le maudissait davantage qu’il ne le renforçait. « Est-ce que tu veux vraiment le récupérer… ? » finit par demander la jeune femme, les sourcils froncés. La question lui avait échappé, mais c’était trop tard pour la balayer du revers de la main. L’esprit de Cassandra, bien qu’embrouillé par les récentes prémonitions – appelons-les ainsi – avait retenu les derniers instants du Dr. Fate. Elle n’avait pas toutes les cartes en main, elle refusait même de regarder celles qu’on lui avait remises à son insu, cependant il était presque certain que la cause de l’affaiblissement de Kent était ce casque. Directement ou indirectement. Était-il maudit ? Néfaste pour son porteur ? Un grand pouvoir implique de grands sacrifices. Une autre remarque vint à elle, qu’elle retient cette fois de justesse. Il ne semblait pas se considérer, ou s’être considéré jusque-là comme un héros. Elle avait eu la preuve du contraire quelques jours plus tôt. Et sans le savoir, il lui avait montré que peu importait l’avenir, il restait un homme bon. Tous les héros ne portaient pas de cape. Et sans savoir d’où lui venait cette certitude, Cassandra aurait pu affirmer que Kent Nelson en était un. Seulement, elle ne le lui avouerait pas ; parce que ce serait admettre qu’une partie d’elle croyait, au moins un peu, aux visions qu’il lui avait montré. Les  Dieux seuls savaient qu'elle n'était pourtant pas prête à croire aux prophéties, qu'elles existent en vingt exemplaires ou en une unique version immuable. Pour autant, cela n'enlevait pas la sensation d'être liée à l'étranger. Qu'est-ce qu'il m'a fait ?

Les visions du sorcier apparaissaient encore en filigrane sous les paupières de Cassandra. Elle avait beau tenter de les éloigner, les sentiments restaient. Le bonheur, indescriptible. Entier. Si réel qu’elle pouvait presque l’effleurer du bout des doigts. Comme agacée par ce constat, la jeune femme fourra ses mains dans ses poches, portant un regard circonspect sur Kent. Il voulait sincèrement qu’ils s’en aillent, comme ça, au beau milieu d’un couloir bondé de patients ? Ils avaient beau être la plupart dans les vapes, elle n’était pas prête à devoir expliquer pourquoi Cassie Sandsmark avait raccompagné le mystérieux nouveau super-héros chez lui. Et elle n’avait pas son costume sous ses vêtements comme Clark ou Kara. Sous son coude, le casque sembla remuer – il bougea réellement. Les prunelles de l’étudiante bondirent rapidement du sorcier au sac, avec une pointe alarmée qu’elle réprima de toutes ses forces en constatant que l’autre gardait un visage totalement impassible. Il n’était pas inquiet. Il ne cherchait même pas à cacher sa démonstration magique. Incapable d’empêcher l’objet de rejoindre son propriétaire, elle se contenta de se crisper près du lit, n’osant pas lever le regard vers les infirmières qui passaient près d’eux. « Je ne pense pas que ça soit une très bonne idée… » Ses mots se perdirent dans le bruissement des draps. Il semblait tellement peu concerné par l’idée de se faire surprendre qu’elle pivota légèrement vers le couloir. Plus personne ne les regardait. Comme des ombres qu’on aurait rapidement oubliées. Cassandra fronça des sourcils, prête à questionner le sorcier à ce sujet quand, d’un seul mouvement, il ouvrit un portail en l’incitant à le traverser. Et quand bien même tout son être lui disait de se méfier, elle fit un pas en avant.

Boston. Sans même se rendre compte qu’elle s’était immédiatement immobilisée à sa sortie, Kent se remit à parler en avançant lentement, commentant d’un ton désabusé son choix. Wonder Girl leva les yeux vers le ciel perpétuellement sombre, elle observa les passants en remarquant à peine la chaleur et les insectes. Tout ce qu’elle voyait, c’était des citoyens qui s’efforçaient de sourire malgré la situation. Les parfums de glace pilée, ce gamin qui fourrait dans toutes les mains des tracts sur la Justice League. Ils avaient traversé en une seule seconde des milliers de kilomètres. Et ces gens n’en avaient même pas conscience. L’attention de Cassandra revint pourtant brutalement vers Kent quand il mentionna Deathstorm. Il était facile d’oublier les dommages collatéraux lorsque l’on se battait en première ligne. Facile d’oublier ce qui arrivait aux simples mortels lorsque l’on se battait contre des kryptoniens et des êtres surhumains. Elle entrouvrit les lèvres pour prendre la parole, mais un sifflement dans l’air la stoppa net. Une demi-seconde avant que l’horizon ne s’illumine de couleurs chatoyantes, avant que son ouïe ne soit submergée par les roulements de tambours lointains. « Ça faisait longtemps… » Son dernier feu d’artifice remontait facilement à plus de dix ans. Elle se souvenait subitement d’être montée sur un toit pour l’observer à travers les mèches de sa perruque noire, la lèvre fendue et le tee-shirt ensanglanté. Mais elle souriait, un peu comme ce soir, machinalement devant ce spectacle sorti d’un autre temps. Elle aurait pu rester longtemps sous les retombées multicolores si le sorcier ne l’avait pas ramenée au présent de quelques paroles.

« On a tous besoin de lumière, » souffla-t-elle avec un sourire plus doux, le visage à moitié tourné vers lui. Elle se fendit d’une grimace amusée. « Ce n’est pas moi qui vais les poursuivre pour avoir voulu rendre quelques sourires. » Fate remua la main encore une fois, et pendant quelques secondes Cassie pensa qu’il n’avait pas lancé de sortilège avant qu’une dizaine de ventilos ne viennent se positionner devant eux. Télékinésie. Téléportation. Prémonitions. Où se dessinaient les limites de ce pouvoir qu’elle sentait émaner du casque ? Quelques papillons, affolés par le mouvement aérien, vinrent se bousculer devant son visage, s’accrocher à ses épaules et l’un d’eux se posa sur ses cheveux sans qu’elle ne s’en rende compte. Visiblement, Kent n’appréciait guère la chaleur étouffante qui régnait à Boston. Il généra un nouveau portail, près à fuir vers une autre destination et Cassandra hésita, ses iris s’accrochant à chaque nouvel éclat coloré. « Attends… » Elle tendit la main droite vers la sienne, l’apposant doucement pour l’inciter à patienter. « Est-ce qu’on peut rester encore un peu ? » Elle haussa les épaules. « Ou alors on pourrait essayer de trouver quelque chose pour cette chaleur. Quelque chose qui profiterait à tout le monde plutôt que rien qu’à nous. » Regard appuyé sur les ventilateurs volants, puis retour à Kent, presque malicieux. « Ils ne peuvent pas tous aller se rafraîchir ailleurs. Il n’y pas de tour de magie dans tes manches ? » Les flashs rendaient la scène presque surréaliste. Une nuée crépitante et verdâtre illumina les traits fatigués du sorcier, se reflétant un instant sur le métal poli de l’artefact. « Ce serait un moyen comme un autre de se faire pardonner d’avoir montré l’avenir de quelqu’un alors qu’elle ne le voulait pas. » Cassie haussa les sourcils, une risette narquoise au bord des lèvres avant de reprendre sa contemplation, laissant sa main retomber contre sa cuisse.

Il dirait sans doute non. Peut-être oui. Elle ne le connaissait pas, après tout. S'il était resté dans l'ombre aussi longtemps, si personne ne savait qui il était, c'était probablement parce qu'il interférait rarement avec le monde des mortels. Le minois levé vers les fleurs rouges et vertes et bleues, Cassandra reprit la parole. « Un sorcier de l'ordre d'Anubis. Je savais bien que ce symbole m'était familier… » L'or sur son torse. « Pourquoi ne pas en initier d'autres ? On dirait que c'est une existence très solitaire. »

Cassandra avait toujours pensé à mettre le bien-être des autres avant le sien – ce soir ne faisait pas exception à la règle, et si elle avait disposé d’un moyen pour rétablir les températures de Boston, elle l’aurait probablement fait sans hésiter une seule seconde. L’idée de disposer de pouvoirs et de refuser de s’en servir lui paraissait profondément égoïste. Qui étaient-ils pour décider de l’instant propice pour ce genre de démonstration ? Elle savait aussi, paradoxalement, que c’était à cause de héros surhumains qu’une partie de la population souffrait. Ou qu’elle en avait peur : quoi qu’en disent certains, il existait des personnes effrayées par Wonder Woman, par Superman ou encore par Aquaman. Tous disposaient d’une force tellement considérable, de capacités au-delà de toute compréhension, qu’il était plus facile de penser qu’ils s’en serviraient un jour à mauvais escient plutôt que de garder l’espoir, l’espoir un peu fou, qu’ils resteraient à jamais les protecteurs de ce monde. L’arrivée de la Ligue d’Injustice sur cette Terre n’avait finalement fait que réveiller des craintes enfouies, des angoisses qui maintenaient aujourd’hui le plus lambda des civils éveillé la nuit. Et si nos héros se transformaient à leur tour en monstres ? Qui serait capable de leur tenir tête ? C’était probablement pour cela que des hommes comme Lex Luthor parvenaient à récolter autant de soutien. La peur était un formidable moteur. Le plus horrifiant de tous.

Bien que visiblement déçue par le refus du sorcier, Cassie eut la politesse de ne pas insister à ce sujet. Les mots et les questions ne manquaient pas, mais elle ne le connaissait pas suffisamment pour prendre le risque de se le mettre à dos. Son franc-parler lui avait parfois joué de mauvais tours, et elle comptait encore sur Tim pour lui dire parfois de songer à l’impact que ses paroles pouvaient avoir. Personne ne survivait seul, surtout dans le monde empli de dangers qu’ils arpentaient chaque jour. Toute puissante qu’elle puisse être, Cassandra ne faisait pas exception à la règle. « J’imagine qu’il y a de très bonnes raisons à ça… » fit-elle simplement, ses prunelles se détachant des perles lumineuses sur la face lisse et dorée pour observer les dernières explosions colorées dans le lointain. Après un silence seulement brisé par sa propre voix, il entreprit de la complimenter sur sa connaissance des symboles égyptiens. Du coin de l’œil, elle guetta sa réaction : un exploit impossible sous le casque, alors elle se focalisa sur les modulations dans son timbre, sur les pauses qu’il prenait. Le moindre indice pour l’aiguiller dans cet exercice. « Etudiante en archéologie. Fille du Docteur Helena Sandsmark. J’ai presque grandi entre les musées et les chantiers. » Elle haussa les épaules avec un sourire léger. Modeste. Ce n'était pas tellement son genre de balancer son curriculum vitae à la première question posée. Pour autant, elle laissait volontiers Kent l'interroger s'il le désirait. Parce qu'elle le ferait, lorsque l'occasion serait plus propice. Elle était intriguée par cet Ordre mystérieux qu'il avait mentionné. « Je ne connaissais pas l’Ordre d’Anubis, mais j’avais reconnu le symbole. L’Ânkh n’est jamais inscrite sans raison. » Il reprit le silence, la laissant seule à contempler le feu d’artifices mourant. Après deux ou trois secondes, pourtant, Cassie lui jeta un regard concerné. Elle s’apprêtait à s’excuser d’avoir mis le doigt sur sa vie solitaire, mais il la devança. Et derrière les souvenirs de l’homme affaibli qu’elle possédait encore sur superposa la voix surprise du sorcier.

Un ange sembla passer. Puis subitement, Wonder Girl éclata d’un rire sincère. « Pardon ? » Elle secoua la tête, ses lèvres relevées en un sourire magistral. « Non, non, non, je n’essaie pas de… Par tous les Dieux, qu’est-ce qui te fait penser ça ? » Cette fois, elle remua la main, en s’écartant d’un pas, fronçant légèrement les sourcils. « Ne sois pas ridicule, ce n’est pas parce que tu m’as montré des chemins que c’est forcément vrai. Je ne succombe pour personne », affirma la jeune femme d’un hochement vigoureux du menton, retrouvant progressivement son sérieux. Elle fixa la surface lisse et dorée, cherchant à retrouver derrière les traits de l’homme. Souriait-il ? Était-il aussi gêné que le laissait sous-entendre sa voix ? Elle plissa les paupières en se penchant légèrement dans sa direction. « Et si j’avais vu quoi que ce soit te concernant, je pense vu ta réaction qu’il aurait mieux valu que je le garde pour moi. » Ses mèches dansèrent devant ses yeux ; Cassandra les repoussa avec un nouveau rire. « Ce n’est pas vraiment flatteur pour moi, que tu aie l’air aussi… repoussé par l’idée. » Elle insista volontairement sur la dernière partie de sa phrase. Son sourire avait beau être toujours présent, l’esprit de Cassie la ramena aux visions qu’elle avait aperçu plus tôt. Surtout la dernière en particulier. Elle n’avait pas voulu donner l’impression à Kent de le séduire – et elle savait parfaitement que derrière le casque, derrière les pouvoirs et le potentiel probablement illimité qu’il avait en tant que membre de l’ordre d’Anubis, battait un cœur d’homme. Un cœur animé pour quelqu’un en particulier. Elle le scruta une minute de plus avant d’ajouter : « De toute façon, je sais de source sûre que tu préfères les brunes. »

Elle ne continua pas sur sa lancée, tournant son visage vers les passants qui se remettaient lentement à vaquer à leurs occupations. Les tracts se remirent à circuler, comme emprunts d’une énergie nouvelle. Derrière eux, le feu d’artifices avait totalement cessé. Seule demeurait la moiteur de Boston, dont le climat bouleversé n’était pas prêt de revenir à la normale. « Tu devrais probablement te reposer un peu plus… Je doute que ce casque te permette de guérir instantanément ? » Cassie souleva un sourcil en lui faisant à nouveau face. Elle ignorait tout de lui : de son passé, de ses aptitudes, de ses réelles intentions. Il était intervenu pour s’opposer à Ultraman, néanmoins elle n’avait jamais entendu parler de lui jusqu’à présent. Nul doute qu’une fois rentrée, la jeune femme s’affairerait à fouiller le passé pour obtenir ses propres informations. Elle pouvait aussi simplement le questionner, mais ce n’était probablement pas l’endroit pour cela. Et elle était sincère, lorsqu’elle mentionnait l’état en rémission du sorcier. Elle s’inquiétait réellement pour sa santé ; celle d’un inconnu la touchait autant que celle d’un proche. N’en déplaise à Kent, si elle ne pouvait utiliser ses pouvoirs pour soulager qui que ce soit aujourd’hui, cela ne la privait pas pour autant de son empathie naturelle.