Elle n’aurait pas dû se sentir aussi faible. Ce n’était pas la première fois que Raven supprimait une émotion chez quelqu’un, mais ce qui changeait, c’était la corruption présente dans ce sentiment. Jamais elle n’y avait été confrontée. Et la jeune femme avait le pressentiment que ce ne serait pas la dernière fois qu’elle y aurait affaire – seule, ou avec les autres Titans. Lentement, Rachel laissa son soul self se dissoudre, les ombres l’enveloppant dans un linceul à la forme étrangement familière et à l’instant où le corbeau s’apprêtait à s’envoler, une main tenta de l’agripper. En temps normal, rien n’aurait dû se produire. Peut-être qu’absorber ainsi l’orgueil teinté du perdant l’avait contaminée, peut-être était-ce un effet secondaire de son passage dans le corps de Pride, mais une partie de l’homme fut transportée avec elle. Un fragment de son essence, un écho de son esprit, juste assez pour qu’il garde conscience de ce qui l’entoure, mais elle n’eut pas la force de terminer le transfert et elle le sentit se détacher d’elle avant qu’elle ne retrouve son corps. Perturbée par le passager clandestin, elle mit plusieurs minutes à stabiliser la connexion. Les ombres se dissipèrent, l’oiseau se superposant à sa silhouette deux ou trois secondes avant de disparaître.
Raven rouvrit les paupières, dévisageant le mur avec intensité. Qui était le vainqueur du match ? Elle n’était même pas familière avec la partie « sportive et médiatisée » de la boxe, c’était à peine si elle comprenait l’intérêt que pouvaient avoir les humains à regarder des personnes se taper dessus. Peut-être que s’ils avaient un pouvoir lié à l’empathie, ils se refréneraient de le faire ? Sentir les coups portés comme s’ils étaient reçus, comprendre l’enjeu derrière chaque match, la détresse des participants et leur douleur. Ce serait une façon de rendre les choses plus réelles, non ? Rachel pensait avoir rompu la connexion avec l’autre avant que le transfert ne se fasse, mais elle réalisa rapidement la présence d’une conscience étrangère dans le quartier général des Titans. But how ? Son essence était si faible, si diaphane qu’elle dû se concentrer pour la cerner. C’était la victime. L’homme qui avait remporté le match. Et il émanait de lui une réelle consternation… mais pas de peur à proprement parler. Il se posait beaucoup de questions. C’était une curiosité pure, bien que surprise. Etonnée par sa résilience, elle fit tout de même en sorte de le rappeler à elle. Le corbeau scintilla entre les mondes. Probablement attiré par son écho le « fantôme » - à défaut d’autre terme, elle utilisa celui-ci – se dirigea lentement vers elle. Jusqu’à traverser les murs de sa chambre et lui faire face. Elle croisa ses prunelles sombres, percevant à peine son murmure. Coupant court à ses éventuelles questions, Rachel le fixa de son regard violet. « Ce n’est pas ta place. Il est temps de retourner d’où tu viens. » Pendant qu’elle parlait, elle le poussait vers son corps, ne pouvant pas le transporter comme le faisait avec ses coéquipiers. Ce qui était revenu avec elle n’était qu’un fragment de l’homme de ce vestiaire en Afrique.
Il n’était pas tout à fait là. Pas tout à fait réel. Et pourtant, elle ajouta, dans un souffle qui semblait n’être que pour elle : « Next time, watch your back champion. »
Les émotions se mélangent. Se ressemblent. Se mêlent pour ensuite imploser en chacun. C’est un bordel sans nom, comme dirait Cyborg. Elle ne devrait pourtant pas éprouver autant de difficultés à s’en dissocier, mais c’est comme si ces derniers temps, ses pouvoirs n’en faisaient qu’à leur tête. Son empathie, tout du moins, qui avait tendance à se « raccorder » au flux sentimental d’à peu près n’importe qui, n’importe quand. Rachel pensait qu’elle était parvenue à un nouveau pallier de maîtrise sur sa nature suite aux événements du changement de timeline, mais vraisemblablement, elle avait tort. A moins qu’autre chose ne soit à l’œuvre, quelque chose de suffisamment puissant pour perturber les émotions de toute une planète. Tout un univers. Et ça lui donnait une migraine affreuse. Elle avait donc trouvé refuge dans sa chambre, entourée de bougies pour toute source de lumière, et au travers de sa méditation, elle tentait de recouvrer un calme intérieur inaccessible depuis plusieurs semaines. Que ce soit un effet secondaire de son passage dans le corps de Pride, ou une conséquence de ce qui était en train de rendre le monde complètement fou, elle ne parvenait pas à le maîtriser. Mais elle ne baissait pas les bras, elle ne s’abandonnerait pas à ce chaos. Progressivement, une porte après l’autre, la jeune femme s’efforça de rendre le courant émotionnel plus stable. Et même si le processus était long, elle y parvenait… jusqu’à ce que son esprit n’effleure une pensée, plus brûlante que les autres, emplie d’orgueil. Ça ne se terminera pas comme ça.
Elle cilla. L’instant d’après, des ombres se déversaient dans un recoin sombre d’un vestiaire, quelque part dans la capitale d’Afrique, et une silhouette intangible se faisait témoin d’une scène violente. La porte pivota, laissant passer l’homme qu’elle identifia comme la source de cette colère impossible à quantifier. Quelque chose n’allait pas avec ce qu’il ressentait. Ce n’était pas la première fois que Raven était confrontée à de la rage, alimentée par un ou plusieurs motifs, néanmoins cette émotion-ci sembla exacerbée à son paroxysme. Dévorante. Aliénée. Contaminée par autre chose. Les prunelles violines suivirent l’âme qui pulsait de plus en plus vite, de plus en plus fort – l’autre personne dans la pièce, probablement la cible de toute cette rancœur, venait de remarquer l’entrée de l’homme armé. La lame scintilla, captant la lumière des néons au-dessus d’eux. Rachel chercha dans la psyché de l’enragé un déclencheur, la première étincelle. Des flashs de l’affrontement, ce besoin de prouver qu’il était meilleur, l’amertume de la défaite. Tout avait été trop facile pour le champion. Ce n’est pas juste. Ce n’est pas comme ça que ça devait se terminer. Les pensées de l’homme se superposèrent aux siennes, rapides et brûlantes comme des étoiles filantes. Je me suis entraîné trop longtemps pour ça. Il triche, c’est évident. Je suis meilleur. Je suis meilleur. Je mérite cette ceinture. Je. suis. meilleur. Son mal de crâne n’allait pas se calmer avec ce capharnaüm.
La première attaque n’eut pas le temps de porter qu’une vague d’ombres propulsa l’agresseur contre les casiers des vestiaires, brutale et sans appel. Stay down. La projection astrale n’avait pas bougé, se contentant d’observer avec une curiosité détachée. Pourquoi ressentait-il autant de colère ? Il n’était, et ne serait, pas le premier à perdre un combat. Qu’est-ce qui était différent cette fois ? Et c’est là qu’elle la vit. Cette tâche. Minuscule. Ce grain de sable qui enflait, ce ver microscopique qui corrompait les pensées de l’autre. Impossible pour elle de l’arracher sans savoir à quoi il était rattaché. Sinueuse, la voix des démons lui souffla la réponse. Pride savait. Trigon reconnaissait l’œuvre à laquelle elle faisait face. Elle les chassa, reprenant le contrôle de son esprit. L’Orgueil, vraiment ? Mais ce n’était pas elle à l’origine de ce Mal. Ce n’était pas son père non plus. Alors qui ? Tout en y réfléchissant, le fantôme bouge vers lui, flotte sans un regard vers le champion qui n’a le droit qu’aux ombres mouvantes. Pas d’épaule à laquelle s’agripper, pas de visage sur lequel s’interroger. Elle s’arrête devant le perdant, sonné par l’attaque, le sonde. S’imprègne de son essence, de l’émotion salie par l’Orgueil. Et comme on souffle une bougie, elle l’éteint. La supprime dans l’œuf, l’absorbe jusqu’à ce qu’elle ne soit plus rien. L’effort paraît inexistant, mais l’ombre perd de sa substance, clignote comme si elle s’apprête à disparaître. Rachel vacille dans sa chambre, la douleur refluant de plus belle dans son crâne. Un bordel sans nom.
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