oh sinners come down, come gather 'round | blood

Gotham City. Au cœur de la ville reine de noirceur se dresse un hôtel dont aucun client ne semble jamais entrer ni sortir – une curiosité qui pourtant ne semble surprendre personne, les citadins passant devant l’imposant édifice presque sans le remarquer ; juste un vieil hôtel, un de ces hauts bâtiments qui faisait partie du paysage et dont personne ne songeait à questionner l’existence. Le Stratford Arms était aussi vieux que la ville elle-même, enraciné en son sein – et piégé dans une fraction de seconde éternelle depuis que Jason Blood l’y a enfermé pour le sauver d’un incendie destructeur et en faire son QG en 1946. Une bulle temporelle au milieu de Gotham, dont seule une poignée d’élus avait conscience.

Au dernier étage du Stratford Arms désert, dans l’appartement-terrasse qui constituait la seule partie habitée du bâtiment, le propriétaire des lieux lutte. Mais malgré la ribambelle de livres et de grimoires ouverts éparpillés partout sur le sol, l’encre renversée et le sang éclaboussant les pages de parchemin, ce n’est pas contre des intrus que Jason Blood se bat ce soir. Comme d’habitude, son ennemi est bien plus pernicieux, et bien plus proche. Et comme d’habitude, beaucoup plus coriace.

Les traits tirés, les yeux de brûlants de la fièvre de l’homme qui n’a pas dormi depuis des jours, Jason Blood contemple son pathétique reflet dans le miroir – avalant, non sans mal, son dernier échec en date.


Oh ce ricanement – il s’amuse, le monstre. La mâchoire de Jason se crispe, et il déglutit. « La ferme, Etrigan. Tu espérais que ça marche, toi aussi. Le prix à payer t’importe peu tant que je trouve un moyen de briser cette malédiction, non ? » Sa voix tremble ; un sanglot rageur alors que l’espoir, à nouveau, se fait la malle. A quoi bon lutter encore, la magie de Merlin était trop puissante pour qu’il espère trouver un remède dans les grimoires accumulés au fil des siècles. Après tout, Etrigan et lui n’allaient-ils pas bientôt célébrer leurs 1500 ans de malheureux mariage forcé ? Avec un soupir, l’hôte s’empare de la bouteille de bourbon ouverte sur la commode en chêne lustré et se laisse tomber sur le canapé, contemplant le désordre qui règne dans la pièce habituellement si bien organisée – un véritable musée d’art et d’antiquités sans autre visiteurs que Jason et ses invités très occasionnels. L’héritage d’un millénaire et demi de vie, durant laquelle le plaisir de la collection avait été l’un des rares qui lui avait été autorisé.

Il semblerait que ce train de vie allait devoir durer encore un moment. Il fallait bien ça pour compenser le harcèlement quasi-constant du démon dont l’ennui faisait de lui un agacement bien pire que le plus capricieux des enfants.



« Oui oui oui, Etrigan, je sais. Depuis quinze siècles que tu m’annonces à quelle sauce tu comptes me manger quand viendra l’heure de notre divorce, je remarque que tu ne changes pas souvent de disque. » maugrée Jason, avant de porter le goulot à ses lèvres. Il savait trop bien qu’Etrigan ne mentait pas. Toute la violence qu’il ne pouvait exercer sur lui physiquement, il la transformait en torture mentale – ou la reportait sur les pauvres innocents qui avaient le malheur de croiser son chemin lorsque le démon le remplaçait sur ce plan d’existence. Dieu savait quelles horreurs il aurait en tête pour lui le jour où ils seraient enfin séparés.

Comme s’il ne lui infligeait pas assez de tortures dans leur vie commune.

Jason soupire et descend quelques goulées de plus, incapable de s’attarder sur le goût de l’elixir, trop pressé qu’il était de noyer la voix caverneuse de son compagnon de tous les instants dans un brouillard confortable qui, malheureusement, affaiblissait aussi ses défenses. L’ivresse n’était pas un plaisir auquel Jason cédait souvent, préférant d’autres stratégies d’évitement quand la présence d’Etrigan se faisait trop oppressante, mais parfois… l’alcool revêtait des airs de solution rapide et facile auquel même son stoïcisme ne pouvait résister. Il fallait bien ça parfois pour noyer les souvenirs des bains de sang qu’ils avaient laissés dans leur sillage.




« M’apitoyer sur mon sort ? Tes crimes ont fait de moi l’ennemi secret numéro un de l’Europe entière, et sans doute le meurtrier le plus prolifique de l’Histoire. A commencer par ma femme et mon fils. » rétorque l’hôte. Une erreur, réalise-t-il instantanément, alors qu’un éclat de rire cruel résonne dans son esprit.


« Tu as massacré tout un village, Etrigan ! » s’écrie Jason en bondissant de son fauteuil, les mains tremblantes de colère. « Ils demandaient justice pour le sang que j’ai versé parce que la malédiction de Merlin – parce que tu m’as fait perdre la raison ! J’aurais dû les laisser faire ? Brûler au bûcher est encore une mort trop douce pour les atrocités que nous avons commises. »


Seigneur, qu’il le hait. Jason ferme les paupières, luttant contre les images qui défilent devant ses yeux – souvenirs réprimés, confus, dont il ne savait pas toujours s’il s’agissait des siens, de ceux d’Etrigan, ou des deux. En quinze siècles de vie commune, les constantes changeaient toujours : quand ils échangeaient de place, Jason réapparaissait sans le moindre souvenir de ce qu’Etrigan avait pu faire dans le monde des mortels et vice-versa, et pourtant, le démon trouvait toujours un moyen d’utiliser leur connexion pour pousser son hôte vers le mal, l’encourager au crime, à la débauche, à s’adonner aux plus bas instincts que la conscience humaine avait à offrir – à défaut d’en récolter les fruits, le démon pouvait se délecter de la folie latente dans laquelle il plongeait l’homme, après tout. Le meurtre de sa femme et de son fils n’avaient été que la porte d’entrée pour le reste. Jason avait presque honte d’admettre qu’il se souvenait à peine d’avoir un jour eu une famille – leurs visages, leurs noms lui échappaient entièrement depuis des siècles.

Il avait vécu trop de vies pour se souvenir de toutes. Encore moins de celles qui comptaient.

Ils avaient passé des siècles en une symbiose hypocrite : de leurs années à arpenter la Grande-Bretagne médiévale en compagnie de Madame Xanadu et leur joyeuse bande de Demon Knights, usant des pouvoirs d’Etrigan pour repousser le mal où qu’il frappe, à l’abandon de la sorcière qui elle seule réussissait à influencer le démon pour le mieux. A partir de là, avait commencé la descente aux enfers. La fin des Demon Knights et le début de l’errance pour Jason Blood et Etrigan, à travers l’Europe, pillant, volant, sur leur passage, s’alliant peu à peu aux puissants de ce monde que la puissance du démon contenu en Jason attirait plus encore. Jason se souvenait encore, confusément, de cours royales de France et de Navarre, du Saint-Empire Germanique, de croisades et de monceaux de richesses amassées dont certaines se trouvent encore dans cet hôtel privé. Combien de marchés lui et Etrigan avait-il passés au cours de leur interminable collaboration ; combien de royaumes et d’empires et de dynasties avaient-ils contribué à faire et à défaire ?

Les noms de Jason Blood et d’Etrigan n’apparaissent dans aucun livre d’histoire, et pourtant, ils sont une constante présence, des éminences grises invisibles dont le visage réapparaît sans cesse sans que personne ne le remarque. De la chute de Camelot aux Croisades du Saint-Empire, en passant par la cour d’Aquitaine, celle de France, celle d’Espagne, de Normandie, d’Angleterre, ils avaient été là ; de la Renaissance à Venise et Florence jusqu’au Grand Siècle au Louvre et à Versailles ; ils étaient là quand Da Vinci avait peint la Joconde et quand la tête de Louis XVI avait roulé sous la guillotine. Quand Napoléon avait été couronné Empereur et quand l’Amérique avait proclamé son indépendance.

Quinze siècles d’Histoire dont ils avaient été les témoins privilégiés, et Jason était bien en peine de se souvenir de bien des détails.

Et pour cause. Etrigan avait pris un malin plaisir à effacer toute sa mémoire pendant la Grande Guerre – un sortilège de recouvrement tellement mal ficelé à l’époque qu’il n’avait fallu que quatre-vingt ans pour que la réalité ne lui revienne en pleine face.

« Tu te souviens de la bataille d’Ypres, Etrigan ? » demande-t-il abruptement.


« C’est vrai, on a eu notre lot de victoires, toi m’insufflant un esprit combatif et revanchard, moi tenant le fusil. Jusqu’à ce que je ne cède à tes caprices et tes appels sur le champ de bataille et prononce le sort de transformation. »


« Ca t’amuse, hein ? D’avoir décimé ces troupes allemandes, avant d’invoquer tes frères pour massacrer nos propres hommes ? Ceux-là même que nous avions menés à la victoire ? Et dire que je n’étais conscient de rien, jusqu’à ce que tu n’inverses à nouveau nos places et que je voie… »




« Tu parles d’un sortilège. Tu as complètement recouvert ma mémoire d’un voile factice et m’a laissé dans l’ombre pendant huit décennies, jusqu’à ce que Morgane Le Fay et ses sbires ne ressurgissent. »

Quatre-vingt ans. Pendant quatre-vingt ans, Jason Blood avait tout oublié, s’était cru un homme bon, qui avait réussi à tenir sa parole envers Merlin et garder le démon à l’abri dans sa prison. En rétrospective, il se demande s’il n’a pas lui-même participé à l’illusion de par son déni. Un massacre de trop, qui avait failli lui faire perdre complètement la raison, ce qu’Etrigan n’avait évité que parce que le mince filet de raison qui lui restait encore était tout ce qui lui permettait de le manipuler comme une marionnette. Faible, influençable, rien de plus qu’un vaisseau entre les mains du démon qui connaissait son geôlier mieux que personne et peut-être mieux que lui-même.

En 1994, le sortilège avait été rompu. Morgane Le Fay, la sorcière responsable de la chute de Camelot, l’ancienne maîtresse d’Etrigan à laquelle Merlin avait volé le démon pour le sceller en Jason, avait réapparu à Gotham pour retrouver son ancien serviteur. La lutte avait été âpre, et avait coûté à Jason la vie deux ou trois fois – mais plus que ça encore, elle avait séparé les consciences de Blood et d’Etrigan. En quelque sorte. Depuis, l’homme et le démon pouvaient communiquer plus facilement, si tant était qu’ils coopéraient, pouvaient parfois voir à travers les yeux de l’autre, deux consciences en un corps. Aujourd’hui encore, Jason cherchait à apprivoiser cette connexion à la fois simplifiée et hélas renforcée ; mais surtout, il s’était souvenu de tout ce qu’Etrigan avait cherché à lui caché. Beaucoup d’éléments de son passé étaient encore flous, mais dans les grandes lignes, Jason avait compris l’essentiel.

Il était un monstre, avec plus de sang sur son chemin que n’importe quel homme, et rien qu’il ne puisse faire n’y changerait quoi que ce soit. Il n’avait pas de place pour le regret ou la culpabilité : il n’avait qu’une seule option. Trouver un moyen de se séparer d’Etrigan une bonne fois pour toutes.



« Je sais. » admet Jason, laissant la colère retomber comme elle était venu. Du bout du pied, il pousse un grimoire hors de son chemin et va se poster devant la baie vitrée qui lui offrait un panorama imprenable sur la ville. Plus facile à dire qu’à faire. Entre la difficulté de leur entreprise et les nombreux facteurs extérieurs qui venaient les perturber, leur quête avançait lentement, pour être honnête. Les quelques sorties d’Etrigan avaient attiré l’attention d’un certain nombre de ‘héros’ qui connaissaient désormais son identité et étaient bien décidés à éliminer la menace posée par Etrigan – et par extension, par Blood lui-même. L’invasion de Darkseid, d’une bien curieuse façon, leur avait offert un peu de répit, noyant les apparition d’Etrigan dans la masse de paradémons qui avaient fait leur apparition dans le monde entier, une chance qu’ils avaient exploité pour poursuivre leurs recherches à Tintagel, en vain, hélas. Et de retour à Gotham pour l’apparition du Syndicat du Crime, Jason avait, contre toute attente, vu ses talents de mercenaire sollicités par les uns et les autres, du côté des criminels, et même du côté de la justice, bien que ce dernier camp se refuserait toujours à l’admettre. Il avait opéré dans la plus grande discrétion, mais visiblement, ses petites combines avaient attiré l’attention de quelques partis extérieurs.

Entre les talents de Blood et la magie d’Etrigan, il apparaîtrait ces temps-ci que beaucoup de monde convoite la paire démoniaque - quelque chose que l'hôte refusait de permettre après ce que certains dans la communauté magique avaient appelé le "Paradoxe". Un frisson le parcoure au souvenir confus de ces six derniers mois dans une dimension qu'il avait toujours su, quelque part, ne pas être la leur - six mois où la réalité altérée avait inversé sa position et celle d'Etrigan. Le démon marchant libre sur la Terre, l'homme prisonnier à la merci de quelques vers que le démon n'avait prononcés qu'une fois; et quels désastres, quelle désolation Etrigan avait semée sur son chemin ! La nausée envahit Jason alors que des images (factices, elles sont toutes factices, ces réalité n'était qu'une illusion particulièrement bien élaborée, n'est-ce pas ?) de massacres et autres ravages lui reviennent en mémoire, distinctes, fraîches (il pouvait encore sentir l'odeur du sang et la délectation d'Etrigan). Un répit pour le démon, qui après avoir goûté à cette liberté, en demandait encore. Dieu merci, la réalité avait été restaurée - bien qu'il ignore encore à quel prix. Mais même ici, il n'était pas en sécurité. Jason se savait bien placé sur les listes de surveillance d’ARGUS, et l’apparition de SHADE aux Etats-Unis le laissait perplexe. Dans sa position, difficile de savoir s’il avait affaire à des alliés, des ennemis, ou, comme la plupart du temps, les deux tout à la fois.

Jason se retourne, et franchit les quelques mètres qui le séparent de sa bibliothèque – tendant le bras devant lui pour murmurer un bref sortilège. Lentement, la bibliothèque recule, révélant l’armurerie cachée du Stratford Arms. « En attendant, nous avons du pain sur la planche. » L’homme tend le bras et se saisit d’un katana, le fait tourner expertement entre ses mains malgré l’influence de l’alcool.

Après quinze siècles d’existence, il était temps de mettre un point final à la tragédie que constituait leur histoire.

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