Coffee in good spirits || Rosie

Coffee in good spirits

L’endroit était adorable – à l’image de celle qui l’avait choisi, se disait Zee, à savoir Rosie. Au cœur de Washington, entre Westminster et Eckington, deux jolis quartiers aux façades colorées, aux nombreux parcs et squares, aux passants qui se baladaient en famille ou par groupes d’amis. Le Big Bear Café était un café tranquille et verdoyant grâce à sa terrasse végétale et à ses tables en bois, et Zee s’y était posée, arrivée un peu en avance à son rendez-vous avec Rosie – et peut-être avec Sasha, dont elle avait entendu parler et dont elle se faisait tout un film évidemment. Rosie et Lucian, tatie et tonton. C’était là une image à mille lieues des Rosie et Lucian aux côtés desquels, par la force des choses, elle avait combattu en Islande, un épisode de sa vie qui lui arrachait encore des frissons. Cela rendait ce rendez-vous pour un café, et l’existence de Sasha dans la vie du couple, encore plus précieux, aux yeux de la magicienne. Elle avait encore du mal à croire qu’elle se trouvait là, non pas à Washington, puisque ça lui avait pris une respiration pour s’y rendre depuis Gotham, mais là, assise en terrasse d’un café, par une journée tiède et ensoleillée, au milieu de gens qui n’avaient rien de spécial à faire de leur journée… et elle non plus d’ailleurs. Aujourd’hui, pas de lutte, pas de crime odieux, pas de sang, pas de larmes, pas de cris, pas de magie à s’en rendre malade. Si elle devait faire le compte de ses rencontres avec Rosie, pour le moment, il n’y avait pas de quoi faire la maligne. D’abord, l’Islande, ensuite, l’enfer. Il devait forcément y avoir un moyen pour elles de se parler, de se poser et de se parler, d’autant plus que Zee savait qu’elles étaient faites pour s’entendre. Et ça n’était pas que les points communs évidents. Elle regrettait d’avoir appris à connaître Rosie en se battant avec elle, mais c’était aussi comme cela qu’on pouvait prendre la mesure de quelqu’un, et Zee était sûre que Rosie et elle avaient beaucoup de choses à se dire. Qui n’aurait rien à voir avec les horreurs de ces derniers mois.

Alors, il fallait y croire, évidemment. Se dire que pendant les quelques prochaines heures, rien ne viendrait les obliger à sortir de leur petite bulle de félicité. Et si quelqu’un appelait à l’aide, et si une voiture de police passait devant elles toutes sirènes hurlantes ou si une petite vieille traversait au feu rouge et se faisait foncer dessus par un bus, eh bien, WHO CARES ?? Bon okay, elle se faisait un film, elle serait la première à se lever pour aller sauver la vieille. Mais quand même, il lui semblait que les jours dits normaux n’existaient plus. Que chaque matin commençait par une lutte contre elle-même pour s’arracher à son lit. Et ce qu’il s’était passé à Metropolis… Elle ne voulait même pas y penser. À sa table en terrasse, elle observait le ballet des gens qui allaient et venaient et devait avoir l’air d’une fille trop vieille pour mener une walk of shame sans faire de pause, statique au possible, ses grosses lunettes de soleil dissimulant la moitié de son visage, mais tant pis, elle s’en fichait. Elle s’accrochait mentalement à son café couvert de mousse qu’elle commanderait dès que Rosie serait là, et à son scone qu’elle avait vu au bar en s’asseyant tout à l’heure, et aux milliards de questions qu’elle voulait demander à Rosie sur sa lignée, sa magie, Lucian évidemment, et puis Sasha peut-être ? Non, Sasha forcément, qu’elle soit là ou pas. Le matin même, elle avait médité deux heures pour étouffer le feu qui brûlait en elle, s’en était sortie avec brio, totale maîtrise de sa magie, de ses émotions aussi, du moins pour le moment. Rien à signaler sur radio Stress&Émotions, tout allait pour le mieux et c’était une belle journée.

En passant, un serveur déposa devant elle un verre d’eau plein de glaçons, et elle le remercia d’un sourire, auquel il répondit par un clin d’œil entendu, du genre, « dure soirée, madame, hier, hein ? » ce qui la fit grogner un peu alors même que le pauvre môme barbu et à bonnet n’avait en vérité rien dit du tout et qu’elle s’était imaginée cet échange. Elle but quand même son eau avec reconnaissance et inspira à fond. Peu de voitures, beaucoup de passants, des rires à toutes les tables. Oui, voilà, c’était ça, la vie, en fait. Ce n’était pas les grottes obscures, les morts, le feu et la colère perpétuelle. Ça, c’était l’existence factice des soi-disant héros qu’ils étaient, cette existence qu’ils s’imposaient parce qu’ils étaient trop bêtes pour s’être laissé pousser une conscience. Alors que la vie, c’était sortir avec ses amis par une belle journée, boire des cafés et ne rien faire du tout, et puis rentrer se coller devant Netflix en mangeant des chips, et dormir, et se lever à onze heures le lendemain pour recommencer – la vie idéale des faux gens, évidemment, parce que dans la vraie vie, des fois, il fallait aller bosser. Elle en était là de ses réflexions quand elle vit une silhouette familière apparaître à l’entrée de la terrasse du café, et elle se leva pour faire signe à Rosie, sous l’œil ébahi de deux serveurs désormais, qui avaient l’air de chercher les fils attachés à ses poignets. « Rosie, par ici ! » Eh oui mes bons, j’ai une amie ! Et cette vision, Rosie venant vers elle avec le sourire, oh, quel bonheur ! Il faisait jour, et elles n’avaient rien d’autre à faire que de se sourire et être heureuses. Elle serra la jeune femme dans ses bras, tira une chaise pour elle. Chercha des yeux une éventuelle troisième silhouette, plus petite, il faut dire qu’elle n’avait pas l’habitude de fréquenter des enfants alors son regard allait rarement vers le bas. « Tu es venue seule, finalement ? » Dans le même temps, elle faisait signe au serveur de revenir. Elle avait décidé qu’elle prendrait de la chantilly sur son café, même. « Ça me fait très plaisir de te revoir. Dans des conditions normales, je veux dire. J’ai l’impression de te rencontrer pour la première fois ! » Et c’était un peu ça, en vérité. Bonjour, je m’appelle Zatanna et ma vie n’est pas du tout une succession de mauvais choix et de prises de décision dans l’urgence entre la fin du monde et le café, en fait, mais je comprends que tu te sois laissée avoir. C’était ainsi qu’elle aurait pu se présenter.

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Il fait beau, à Washington. Presque trop beau et trop chaud pour un début d'été, comme si la saison n'en pouvait plus d'attendre de faire son entrée après un hiver long et un printemps plutôt morose. Le soleil brille haut dans le ciel, la chaleur est déjà étouffante et il n'y a pas le moindre nuage à l'horizon ni le moindre brin d'air. Malgré les récentes attaques, l'atmosphère de la ville est plus légère. Ses habitants sont détendus, comme si la chaleur annonçait une période de trêve estivale. Rosie serait fort étonnée que ce soit le cas, mais pour une fois elle n'a pas envie de s'attarder sur les horreurs qui pourraient arriver. Elle ne sait pas combien de temps elle va pouvoir continuer à profiter de l'instant présent, l'échéance inévitable se rapproche, comme un train lancé à pleine vitesse... Elle essaie de ne pas y penser. Elle essaie de ne pas laisser la tristesse l'envahir à chaque fois qu'elle croise le regard de Lucian – il ne se doute de rien et doit continuer à tout ignorer jusqu'à la dernière seconde.  Elle ne veut pas s'attarder sur ce qui lui serre le cœur. Elle veut conserver une étincelle d'espoir, même infime, le plus longtemps possible. Rosie ne veut se soucier que de petites choses importantes. Comme la date de leur mariage, par exemple. Ou le choix de la robe de mariée parfaite pour elle. Celui des alliances et du menu du repas. Et tant pis si elle est à peu près certaine de ne jamais pouvoir profiter de toutes ces choses. Elle veut continuer à vivre comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Faire comme tous ces gens qu'elle croise qui s'obstinent à se comporter comme si le ciel ne leur tombait pas sur la tête une fois tous les deux mois. Une chance pour elle, son empathie l'aide à laisser ses angoisses de côté au moins pour une courte période. Comme tout le monde, elle a envie de profiter de l'été et cela commence par aller rejoindre une amie pour – paradoxalement – apprendre à mieux la connaître.

Sans ses lunettes de soleil, Rosie est à peu près certaine qu'elle serait aveugle tant l'astre brille fort. Et puisqu'il n'existe pas de peau plus blanche et fragile que la sienne, avant de sortir elle a pris le soin de se badigeonner de crème solaire pour éviter à Lucian de se retrouver fiancé à un homard. Rosie porte tellement souvent son uniforme serré et étouffant qu'elle se sent presque mal à l'aise dans sa longue robe d'été, fluide avec un joli imprimé floral. Il ne lui manque plus qu'un chapeau de paille et un appareil photo et elle aurait la panoplie de la parfaite touriste. Encore réfractaire à l'utilisation des transports en commun, Rosie préfère se rendre au Big Bear Café à pied. Cela lui évite d'avoir à rester concentrée pour éviter d'avoir des visions morbides concernant de parfaits inconnus, le tout dans l'atmosphère moite et étouffante d'un bus ou d'une voiture de métro. L'établissement n'est de toute façon qu'à quelques rues de l'appartement, le trajet ne dure donc pas une éternité. Et heureusement, parce que Rosie est sûre que par cette chaleur, elle finirait par faire un malaise au beau milieu de la rue, elle aurait eu l'air bien maligne... Comme si elle avait besoin de ça ! Arrivée devant l'enseigne du café, Rosie ne peut s'empêcher de sourire un peu bêtement. Cet endroit regorge de merveilleux souvenirs. Des dîners romantiques presque hâtifs entre deux missions dangereuses, des baisers échangés avec un sourire amusé parce que l'un ou l'autre en mourait d'envie... Il faut qu'elle y réserve une table, un soir, pour que Lucian et elle puisse encore profiter d'un moment à deux avant que... Elle secoue la tête. Non, non, non, et encore non.

Rosie prend une profonde inspiration et entre à l'intérieur du café. Habituée aux lieux, elle se dirige vers la terrasse intérieure... Et manque de sursauter quand Zatanna l'interpelle en lui faisant signe de la main. Un large sourire aux lèvres, elle se dirige vers la sorcière et lui rend son étreinte bien volontiers, mais en n'oubliant jamais de se protéger contre ses visions inopportunes. « Oh, oui, je suis venue seule en fin de compte... Sasha a été invitée à un anniversaire surprise ce matin, je ne pouvais pas rivaliser avec une piscine et un gâteau en forme de licorne. Mais ce n'est pas grave, je suis sûre que tu auras l'occasion de la rencontrer. » À mon enterrement, peut-être. Rosie se mord la lèvre en même temps qu'elle s'assoit en face de Zatanna. Ne parviendra-t-elle donc pas à chasser ces pensées de son esprit ? Quand le serveur s'approche de leur table pour prendre leur commande, elle n'a pas besoin de regarder le menu pour savoir ce qu'elle prendra. Un smoothie au fruits rouges et une part de cheesecake au citron, gourmandise oblige. « Ne nous porte pas malheur en parlant de normalité, je m'attends toujours à ce qu'un monstre venu d'une autre dimension surgisse de nulle part, maintenant ! » Rosie rit doucement, c'est étrange pour elle aussi. D'autant plus parce qu'elle n'a jamais fait ce genre de chose avec une personne qui ne soit pas Lucian. C'est une première, à de nombreux égards. Avec un sourire amusé, Rosie tend la main à la jeune femme en face d'elle. « Rosalie Rosewood, dernière héritière des Völur. Ravie de faire ta connaissance ! » En des circonstances bien moins dangereuses et apocalyptiques que les autres fois où elles se sont croisées. Entre leur voyage interdimensionnel et leur opération de sauvetage en enfer, leurs précédentes rencontres n'ont guère été favorables à la discussion et aux confidences. « Comment vas-tu ? Le temps est passé tellement vite depuis que nous sommes ressorties de... Hm, tu sais, cet endroit si chaleureux. » Ah ah, hilarant, Rosie, hilarant. Malgré un ton léger, son inquiétude est sincère. Elle n'est pas ressortie indemne de l'enfer, et doute malheureusement que Zatanna ait eu plus de chance qu'elle.

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Rien que cette image, un gâteau en forme de licorne, ça avait de quoi faire rêver. Au sens littéral du terme – ah oui, c’est vrai que c’était ça, aussi, la vie. Des goûter d’anniversaire pour des enfants qui, si la chance leur souriait, seraient épargnés par la prochaine invasion extraterrestre ou le prochain savant fou qui voudrait faire de la planète un grand terrain de jeu, ou encore la prochaine sorcière maléfique en quête d’âmes humaines pour préparer le retour d’aller savoir quel démon… Elle en était là de ses rêveries, notant tout de même l’expression de Rosie, qui semblait beaucoup moins excitée qu’elle par la perspective d’un anniversaire, d’une piscine et d’un gâteau. La magicienne résista à l’envie de poser sa main sur la sienne. Tout le monde n’était pas aussi tactile et rapide au tripotage que Zatanna Zatara, même si c’était pour la bonne cause. Elle balaya d’un geste grandiloquent de la main toute idée d’un monstre surgissant sous leur nez. « En vérité, je ne m’inquiète pas trop. Je crois qu’à nous deux, on a prouvé qu’on pouvait se charger de n’importe qui. Vite fait. Plus ou moins bien fait. » Et puis de toute façon, ça aurait été trop beau si les ennemis jaillissaient toujours d’ailleurs, comme si, extérieure à leur bulle terrienne, la menace venait toujours de dehors. Les vrais monstres se terraient parmi eux et portaient des masques d’hommes. La joie ! Heureusement, Rosie lui tendit la main à ce moment-là et Zee s’en saisit pour la lui serrer doucement. « Ravie de faire ta connaissance également, Rosalie Rosewood, dernière héritière des Völur. Zatanna Zatara, descendante de tout un tas de gens poussiéreux et fille du grand Giovanni Zatara. » Bon ça se posait moins, tout de suite, mais on faisait avec ce qu’on avait.

Le serveur revint avec leur commande à ce moment-là, ce qui donna à la magicienne le temps de faire le point pour répondre au mieux à la question de Rosie. Elle avait l’impression, elle, que le temps s’était dilaté jusqu’à presque s’arrêter, comme tout n’en finissait plus, l’impression d’avancer au ralenti dans de la glu sans atteindre un seul des objectifs qu’elle s’était fixés. Elle savait apprécier un trait d’humour, en revanche. « Un voyage d’enfer. J’ai l’impression que dix ans ont passé, moi. Mais ça doit être l’âge. C’est moi qui ai pris dix ans d’un coup avec ces bêtises. » Elle plongea le bec dans son café surmonté d’un cône de chantilly, se léchant les lèvres avec satisfaction. Voilà, c’était pour ça, aussi, que ça valait toujours le coup de survivre à ce genre de conneries. Il y avait la chantilly. Et les gâteaux en forme de licorne. Il fallait s’en convaincre, hein. Très fort, pour repousser les assauts de toutes les horreurs à venir qui frappaient déjà la porte et lacéraient son âme en lambeaux, ou ce qu’il en restait. Elle jeta un coup d’œil à Rosie par-dessus sa tasse. « Il s’est passé pas mal de choses. J’ai essayé de reprendre mes spectacles, mais j’ai été un peu occupée avec un problème ramené de cette foutue timeline, et puis ton cousin ne m’a pas facilité la vie, aussi, en disparaissant comme il l’a fait après… après. » Et voilà. Il fallait le dire vite, ou ne pas le dire du tout. Elle reposa sa tasse, agita de nouveau la main. Elle avait eu des petits soucis avec ARGUS, aussi, mais ça, c’était le genre de conversation à garder pour les repas de famille à Noël, quand le moment était venu de mettre tout le monde bien mal à l’aise. « Il a une cousine. Franchement, même après tout ce temps, il ne cesse de m’étonner. Ce type a toujours eu de la chance. Et la malchance qui va avec. » L’équilibre, c’était la clé. Dans la magie, dans la nature, dans les actes des hommes. Mais oui, quelle chance avait John d’avoir une cousine comme Rosie. Il ne la méritait probablement pas. C’était ce qu’il devait se dire. Elle adressa un sourire radieux à la jeune sorcière. Comme elle aurait voulu que Rosie frappe à sa porte plus tôt. Tout aurait peut-être été différent.

« On est allés à Sumatra pour fuir tous nos problèmes et nous rendre compte qu’ils nous avaient suivis. Mais c’était… Ça restera inoubliable. Et toi, Rosie ? As-tu tenu ta promesse ? Tu es partie en vacances avec Lucian ? Comment vas-tu ? » Cela faisait peut-être deux fois qu’elle posait la question. Sa sensibilité, son empathie, sa magie qui répondait si bien, par la force de l’habitude désormais, à celle de Rosie… Ou bien était-ce sa petite mine. Ou la simple certitude qu’aucune d’entre elles n’avait pu aller au bout de leur voyage sans laisser une part d’elles-mêmes derrière elles. Sans sacrifier quelque chose qu’elles ne pourraient jamais récupérer, et dont les conséquences allaient se faire sentir sous peu, se faisaient déjà sentir. Pièce par pièce, Zee se sentait dépecée. Son âme, sa magie, sa personnalité. La colère, la froideur, le sang sur les mains. Ne plus être soi déjà mais continuer de faire semblant, de toutes ses forces. De nouveau elle sourit. Soudain elle les revoyait, tous les deux, en Islande. Rosie et Lucian. L’amour comme elle pensait en rêver – mais ces choses-là étaient relatives, en vérité. Aimer autant, avec pour résultat d’en souffrir tout autant. « Raconte-moi. Et rappelle-toi qu’un jour, tu dois m’emmener voir ta terre natale, d'accord ? » Elle n’avait rien promis, probablement, Rosalie, mais pour Zee c’était tout comme. Ce qu’elle avait vu des enfers scandinaves lui suffisait, mais elle voulait désormais voir tout le reste – la terre, le ciel, les arbres, le poids de la magie si ancienne, quasi divine, dans les forêts et dans les montagnes. Et, histoire de mettre toute l’intensité possible et imaginable dans ses propos, elle claque des doigts au-dessus de son café pour y faire apparaître une seconde couche de chantilly. Tremble, prochain Darkseid. La magie est prête à te recevoir.

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Rosie aime profiter de cette normalité dans laquelle la plupart des gens vivent. Elle aime passer inaperçue, n'être qu'une jeune femme parmi d'autres, ne pas attirer les regards interrogateurs ou inquiets. Personne au Big Bear Café ne se doute de ce qu'elle est réellement, personne ne l'imagine et c'est tant mieux. C'est dans ce genre de moment que Rosie regrette de ne pas pouvoir mener une vie ordinaire, loin des missions suicidaires et des séjours en enfer. « Je n'ai heureusement pas l'impression d'avoir pris dix ans, mais quand nous sommes revenues j'ai été malade pendant des semaines... Je crois que c'est la seule façon que mon corps a trouvé pour me forcer à me reposer, je suppose. » Rosie soupire doucement et avale une gorgée de son smoothie. Malgré les parasols et l'ombre offerte par les arbres du café, la chaleur demeure étouffante. Après l'Alaska, Rosie rêve d'une plage paradisiaque et déserte au bout du monde. Rien que Lucian et elle, du sable blanc et une eau turquoise... Elle avale une bouchée de son gâteau pour ne pas se perdre dans sa rêverie. Elle fronce légèrement les sourcils lorsque Zatanna évoque un problème venu de cette réalité alternative où ils ont bien failli rester prisonniers. « Rien de trop grave, j'espère ? » Rosie n'a rien ramené de son autre vie, hormis de terribles souvenirs qui se transforment encore trop souvent à son goût en cauchemars qui troublent aussi bien ses nuits que celles de Lucian. Elle aimerait parvenir à empêcher la tristesse de l'envahir, mais à chaque fois qu'elle songe à ce qu'elle avait dans ce monde, son cœur se serre. Elle prend une profonde inspiration, se force à afficher un sourire et porte son verre à ses lèvres. Le jus de fruits a du mal à passer, mais Rosie fait comme si de rien n'était. Faire comme si tout allait pour le mieux est devenu sa spécialité.

La disparition post-résurrection de John ne l'étonne pas le moins du monde, c'est tout à fait lui. Elles auraient été idiotes d'attendre de sa part une lettre de remerciements et des embrassades larmoyantes. Rosie repose son smoothie sur la table et, inconsciemment, fait tourner sa bague de fiançailles sur son annulaire. « Tu sais, John est venu me voir, il n'y a pas si longtemps... Il voulait que je l'aide à se tirer d'un pétrin dans lequel il s'est lui-même fourré. Avec le recul, je regrette d'avoir refusé, mais je reste persuadée que c'était la meilleure chose à faire. » Elle étouffe bien vite le pic de colère qu'elle sent monter en elle lorsqu'elle se souvient que d'après les dires de John, Zatanna est elle aussi à blâmer pour le problème Nicolas Nolan. Aujourd'hui elle ne sera ni triste, ni désespérée, ni en colère, elle est déterminée à ne pas laisser tous ces sentiments négatifs lui gâcher la journée. « Une cousine, très, très éloignée... Mais une cousine quand même. Je suppose que l'éloignement des générations ne compte pas, pour les gens comme nous.macchabée  Il est le seul semblant de famille qu'il me reste du côté de ma mère, alors même s'il est... lui, je suis tout de même contente d'avoir fait sa connaissance. » Pour le meilleur, surtout pour le pire, mais peu importe. Malgré ses – nombreux ? – défauts, John demeure quelqu'un d'attachant. Après tout, il est celui qui s'est sacrifié pour sauver le monde. Alors il n'est peut-être pas parfait, mais il n'est pas non plus une cause tout à fait perdue.

« Sumatra ? J'avoue ne pas beaucoup connaître l'Indonésie, mais cela a l'air magnifique. » Rosie aimerait en apprendre davantage sur leur séjour, mais elle ne veut pas paraître curieuse, elle ne veut pas lui donner l'impression de se mêler de ce qui ne la regarde pas. Pourtant, elle se pose beaucoup de question sur le lien qui unit Zatanna à John. Elle l'a bien compris, leur relation est compliquée, loin d'être aussi une histoire aussi facile à définir que celle de Lucian et elle. Mais il y a de l'amour entre eux, beaucoup d'amour, c'est indéniable. « Avant que je ne te rejoigne pour que nous allions sauver John, Lucian avait insisté pour que nous prenions un peu de temps pour nous, et il m'a demandé de choisir une destination, l'endroit lui importait peu. À moi aussi, mais je voulais un endroit où il y aurait de la neige. » Rosie sourit, les joues légèrement plus roses qu'à leur habitude. Elle est toujours un peu embarrassée quand on lui demande de parler de sa relation avec Lucian, comme si elle craignait de paraître clichée en évoquant trop de romantisme. Et parce que c'est son jardin secret, et la seule chose qui la rende véritablement heureuse. « Nous sommes allés en Alaska, Lucian avait réservé un chalet dans le parc national de Denali. C'était magnifique, un véritable paysage de carte postale. Les photos que j'ai prises ne font pas justice à l'endroit. » La neige, les forêts, les aurores boréales, les montagnes, les champs... Rien que d'y songer, Rosie est nostalgique. Elle aurait aimé pouvoir arrêter le temps et passer le restant de ses jours là bas, dans leur chalet loin du monde. « C'était parfait. Vraiment parfait. » Une personne avec laquelle on vit peut-elle nous manquer ? Sans le moindre doute. Quand les minutes sont comptées, la moindre seconde compte.

« J'aimerais beaucoup te faire découvrir la Norvège, mais pour être tout à fait honnête, je n'y suis moi-même pas retournée depuis... Plus de vingt ans. » Rosie sourit tristement. Au fur et à mesure que la discussion progresse, elle se rend compte qu'elle ignore tout de la vie de Zatanna, qui à son tour ignore tout de la sienne. Et la dernière chose dont Rosie ait envie, c'est de faire le récit de la pauvre petite orpheline malmenée. Même si c'est son histoire, ce n'est pas un sujet qu'elle aime aborder. Comme Lucian n'aime pas parler de ses années de soldats, Rosie n'aime pas évoquer son parcours d'enfant sans famille. Elle se confiera peut-être à Zatanna une autre fois, quand son humeur sera plus propice à la mélancolie. « Mais j'ai bien l'intention de rattraper le temps perdu, dès que j'en aurai l'occasion. La maison de mes parents m'y attend... Et puis, si je veux pouvoir comprendre et maîtriser la magie qui m'habite un jour, il faudra bien que j'en apprenne davantage sur ses origines. C'est étrange, je suis à la fois familière et étrangère à ma propre histoire. » Rosie hausse les épaules en avalant la dernière bouchée de son cheesecake. Elle ressent une connexion profonde avec sa terre natale, mais ce n'est plus chez elle depuis longtemps. C'est dans ce pays aux nombreux défauts que sont les États-Unis qu'elle a construit sa vie et elle n'y renoncerait pour rien au monde, pas même pour des traditions familiales séculaires. Rosie rit quand Zatanna fait réapparaître de la chantilly sur son café, voilà un usage de la magie auquel elle n'avait pas encore songé. « Je n'ai pas encore eu l'occasion de le dire à qui que ce soit, je n'ai pas beaucoup de personnes de valeur dans ma vie, alors tu es la première personne à qui je vais le dire officiellement... Lucian et moi allons nous marier. Nous ne voulons rien faire de particulier, pas de cérémonie faramineuse ou quoi que ce soit du même genre... Nous allons juste nous marier. » Le plus simplement et le plus naturellement du monde.

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Elle cherchait encore ses mots pour expliquer à Rosalie son petit supplément de bagages ramené de cette horrible vie parallèle. Ce n’était pas facile en fait, sans contexte, et elle n’ambitionnait pas de saouler Rosie jusqu’au coma avec sa-vie-son-œuvre, et surtout ses conneries. Elle en était à se dire qu’elle pouvait résumer en parlant d’un ex maléfique revenu d’entre les morts, parce que ça, c’était crédible, ça, c’était réaliste. Un peu réducteur, aussi, et complètement pathétique, et c’était pour ça qu’elle avait du mal à en parler, et que d’ailleurs elle n’en parlait jamais. Surtout ces derniers temps, alors qu’elle perdait régulièrement pied avec la réalité. Et se retrouvait parfois à se dire que Nick était l’une des rares personnes sur cette Terre qui pouvait la comprendre. Et en revenait au ridicule de cette situation et à son envie d’en parler à Rosie mais aussi à sa peur de gâcher ce qui s’annonçait comme l’amitié du siècle. Et à ce moment-là, la jeune sorcière évoqua une visite de John, qui avait besoin d’aide, il n’y avait pas si longtemps… Pas besoin d’être un génie pour connaître la raison de sa visite. Qu’est-ce qu’il lui avait dit déjà ? Qu’il était allé voir une « bande de pote ». Il avait omis certains détails. Une lame glacée la transperça, faite de colère pure contre ce menteur, ce tricheur, qui essayait toujours de gâcher tout ce qu’il pouvait, comme si c’était un sport… Elle se calma en entendant Rosie avouer qu’elle lui avait refusé son aide. Une vague de soulagement la traversa alors – à quel point est-ce que ce serait catastrophique que Nick croise le chemin de Rosie ? Encore que, peut-être qu’elle aurait pu lui botter le cul en cinq minutes… Mais elle ne voulait pas que Nick ne pose ne serait-ce qu’un œil sur elle. Mais en même temps, elle savait que ce n’était pas en gardant des secrets qu’on protégeait les gens. Elle esquissa finalement un sourire complètement indéfinissable qu’elle réservait d’habitude aux paparazzi. « Pour ton bien, et celui de ceux à qui tu tiens, tu as bien fait. Je comprends qu’il soit venu te voir pour te demander ton aide, quelles qu’aient été ses intentions. Mais je comprends aussi que tu aies refusé, famille ou pas. Surtout maintenant. » Maintenant qu’il y avait Sasha. Elle enroba Rosie d’un regard plein de respect. La force qu’il fallait pour faire ce qu’elle avait fait, Zee savait depuis longtemps qu’elle ne l’avait pas.

On ne peut pas protéger les gens, on ne peut pas, on ne peut jamais les protéger. « Je suis contente pour lui, qu’il ait de la famille. Pour toi, ça reste à voir. » Tentative de blague, mais avec un tel fond de vérité, ça donnait plus envie de s’enfoncer une fourchette dans l’œil que de rigoler. Qu’est-ce que ça lui avait apporté de bon à Rosie pour le moment de connaître son cousin ? Un voyage en enfer ! Yee-ha. Pour la peine, elle s’offrit un troisième round de chantilly, sous les yeux un peu furieux du serveur qui passait par là. Elle confirma d’un hochement de tête : oui, Sumatra était magnifique. Pour des tas de raisons, autres que les paysages. Ce serait à jamais un coin du monde où elle pourrait ranger ses souvenirs et les y laisser en sécurité – les bons souvenirs. « On a surtout bu comme des trous. J’avoue que je ne me souviens pas de tout, et puis à un moment on a dû partir d'un bar sans payer… » Entre deux crises de nerfs, et ce souvenir-là la fit frissonner de l’intérieur, et un chœur de voix parasites se mit à protester dans sa tête, la coupant du bruit ambiant pendant quelques fractions de secondes. Mais non. Pas maintenant. Maintenant, elle était en Alaska, grâce à Rosie. Ses vacances avaient l’air plus féériques que les siennes. Ou alors, Zee racontait mal. Elle avait l’impression de s’être incrustée à un tête-à-tête entre Rosie et Lucian. Et elle n’avait même pas honte. Nan. Pas son genre. Elle eut envie de s’agripper à la main de la jeune sorcière, mais sa bonne éducation l’en empêcha. « Je suis contente, Rosie. Pour vous deux. C’est rare, les moments parfaits. Mais ceux-là, ils durent pour toujours. » Et oui ça avait l’air stupide dit comme ça. Mais c’était vrai, point. De nouveau, un mini-séisme la secoua. À ce stade, elle ne savait plus si c’était sa faute, la faute d’un démon ou un de ces accès de prescience dont elle était atteinte des fois, sans jamais rien y comprendre. Tout ce qu’elle savait, c’était que les mots de Rosie la faisaient rêver, mais qu’ils la rendaient infiniment triste également.

« Je crois que je comprends ce que tu veux dire. Je te souhaite de pouvoir trouver ce que tu cherches. Je ressens ta magie comme quelque chose de tellement ancien et inhérent au monde que j’ai du mal à t’imaginer à l’écart d’elle. Ou de tes ancêtres. C’est bien sur cela que ça repose, n’est-ce pas ? Les générations, un genre d’atavisme magique… » Elle aussi elle aurait voulu en savoir plus sur la magie de Rosie. Mais il fallait d’abord que Rosie elle-même trouve les réponses. Zee avait cherché les siennes de son côté et avait dû se rendre à l’évidence : il y aurait toujours des coupes brutales, des vides, des trous dans la chronologie. Les morts avaient l’outrecuidance d’emporter leurs secrets avec eux et dans sa famille, on ne se léguait pas grand-chose à part des vieux bouquins et une magie qui tache. Et une très grosse maison, aussi, ce qui ne gâchait rien. Là-dessus, Rosie lui fit une confidence, une toute petite confidence. Zee avait bien capté l’ambiance, la petite silhouette gracile de Rosie lui annonçant simplement son mariage, presque avec pudeur, mais tout de même. Elle se pencha vers elle d’un coup et éclata littéralement, criant en chœur avec son tas de chantilly : « VOUS ALLEZ VOUS MARIER ! » Et sa chantilly ajouta d’une voix de chipmunk : « Mais c’est géniaaaaaaaaaaaaaaal ! » avant que Zee ne l’écrabouille avec sa cuiller. « Rosie, c’est… Je suis tellement heureuse pour vous ! » Et c’était vrai. Simplement heureuse, le bonheur spontané qu’on ressent pour les gens qu’on aime, qui faisait bouillir sa magie dans ses veines, se lever une douce brise tiède, s’agiter les branches de la végétation sur la terrasse du café et accélérer les nuages dans le ciel, la joie d’une magicienne qui ne s’était jamais vraiment maîtrisée et qui dans ces moments-là n’essayait même plus. Même s’il y avait toujours cette angoisse – pour Rosie ou pour elle ? –, c’était plus fort que les mauvais augures, qui étaient plus que des augures. « Rosalie Thorne ! Même ça c’est parfait. Je sais qu’on ne se connait pas depuis longtemps, mais on a vécu le pire tous ensemble, alors je sais... Je sais qu’en cette seconde tout est absolument parfait dans ce monde. » La seconde passerait, mais justement. Sa chantilly s’agita dans sa tasse – elle était d’accord. Zee se leva comme un ressort en même temps que tous les liquides contenus dans toutes les tasses et verres des tables voisines jaillissaient de leur contenant. « Je suis désolée, mais je me fiche de passer pour une cinglée harceleuse. Rosie, j’ai vraiment, vraiment envie de te serrer dans mes bras, là tout de suite. J’ai besoin d’être sûre que tu es bien là et que tout ça n’est pas une illusion. » Vite, avant que le monde ne s’écroule. Et aussi, elle avait juste envie de la serrer dans ses bras. « Félicitations. » Disaient ses lèvres. Mais dans ses yeux, il y avait tout le reste : quand ? où ? la robe ? les invités ? DJ ou groupe ? open-bar, évidement ?

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Rosie aimerait pouvoir en dire davantage à Zatanna à propos de sa magie, à propos du Seiðr qu'elle pratique. Elle aimerait pouvoir lui raconter en détails comment elle fonctionne, quelle est son essence, où elle trouve sa source. Elle aimerait lui expliquer à quel point c'est étrange de ne jamais être vraiment seule avec ses propres pensées, de toujours entendre quelqu'un d'autre lui murmurer quelque chose. Elle aimerait lui parler des Völur, lui conter leur histoire et leur importance pour leur peuple... Il y a tellement de choses que Rosie aimerait pouvoir lui dire, à elle et à tous ceux qui sont importants dans sa vie. Mais elle ne le peut pas, ou à peine. Le grimoire des Völur lui a beaucoup appris, mais ce n'est pas suffisant. C'est d'un véritable retour aux sources dont elle a besoin. Voilà trop longtemps qu'elle se pose une multitude de questions auxquelles elle ne trouvera pas de réponses seule. Il faut qu'elle rentre chez elle – vraiment chez elle. Il faut qu'elle aille là bas, en Norvège. Rosie sait qu'elle est née à Oslo mais c'est dans une petite ville, dont le nom lui échappe hélas, tout au nord du pays, que se trouve la maison familiale. Elle l'attend, depuis plus de vingt ans. Ce voyage, Rosie devra le faire seule, elle ne demandera pas à Lucian de l'accompagner. Elle secoue doucement la tête pour se débarrasser de son air songeur. « Ma magie est... Je n'ose pas dire qu'elle est la plus ancienne qui existe, parce que je n'en suis pas certaine et que je ne voudrais pas paraître présomptueuse... Mais j'ai souvent du mal à réaliser que... » Elle se penche un peu au dessus de la table et baisse d'un ton, comme si elle s'apprêtait à faire une confidence de la plus haute importance à Zatanna. « Que les dieux qui me parlent et me prêtent leurs dons sont plus vieux que le monde que nous connaissons. » Comment, du haut de ses vingt-neuf années d'existence humaine, pourrait-elle saisir l'ampleur de ce qui l'habite et de ce qu'elle représente bien malgré elle ? « Les dons de Völva se transmettent de génération en génération, de mère en fille. » Rosie affiche un petit sourire, empreint d'une fierté pour une fois non dissimulée. « C'est une magie presque exclusivement réservée aux femmes. Ma lignée est l'une des plus anciennes et l'une des plus puissantes, même si avec moi ce n'est pas évident tout de suite. » Elle préfère en rire, à présent. Jour après jour, elle apprend et s'améliore. Rome ne s'est pas construite en un jour, et Rosie ne deviendra pas une puissante Völva en se contentant de le vouloir très fort. « Et maintenant il ne reste plus que moi, je suis la dernière de toutes les Völur. J'ai parfois l'impression d'être comme le rhinocéros blanc, la dernière représentante d'une espèce condamnée à disparaître. » Ce qu'elle est réellement. Sa grande lignée s'arrêtera avec elle, et le savoir des Völur sera perdu, cette fois-ci pour de bon. Mais cela lui importe peu.

En annonçant timidement ses fiançailles avec Lucian à Zatanna, Rosie ne s'attendait pas à une réaction aussi... sonore ? Si bien que la jeune femme sursaute, surprise aussi bien par la réaction de Zatanna que par celle de sa chantilly enchantée. Rosie sent les regards des autres clients attablés se poser sur elles, mais ça n'a pas la moindre importance, elle s'en moque autant que Zatanna. Rien qu'un instant, elle veut s'autoriser à être pleinement heureuse sans se soucier de ce que les autres peuvent bien en penser. Est-ce que tout est parfait dans le monde ? Non, pas du tout, mais certaines choses le sont et c'est bien assez. Les yeux légèrement écarquillés, Rosie regarde Zatanna se lever – et avec elle la plupart des contenus des verres de la terrasse – et lui demander si elle peut la prendre dans ses bras. Elle s'entend bafouiller quelque chose de probablement stupide ou incohérent avant de se lever à son tour. Elle enlace maladroitement la sorcière, peu habituée à recevoir ou à donner de l'affection à quelqu'un d'autre que Lucian ou Sasha. Rosie réalise avec émotion que c'est peut-être la première fois qu'elle serre une amie dans ses bras et par tous les dieux, ce que ça fait du bien... « Je suis là. Ce n'est pas une illusion. Lucian et moi allons nous marier. Et tu es la première sur notre liste d'invités. » Leur très, très courte liste d'invités. Parce que ni Lucian ni elle ne veulent d'un grand mariage qui ne leur ressemblerait pas. Tout ce qu'ils veulent c'est se dire oui, pour le meilleur et pour le pire – surtout pour le pire, mais Rosie préfère l'écarter de ses pensées encore un tout petit peu. Émue aux larmes, elle reprend sa place et essuie ses joues humides avec sa serviette en papier. « Oh bon sang, moi qui voulais à tout prix éviter de devenir le cliché ambulant de la future mariée émotive... » De toute évidence, c'est raté.

« Si tu avais vu la tête de Lucian, quand je lui ai demandé de m'épouser ! » Ah, oui, autant préciser qui est à l'origine de la fameuse demande puisque ce n'est pas tout à fait conventionnel. Rosie y repense avec le sourire, mais les secondes qui s'étaient écoulées le temps que son fiancé rassemble ses pensées pour lui répondre lui avaient parues interminables. « Nous ne souhaitons rien faire d'extraordinaire, nous voulons un mariage simple. La cérémonie, les traditions, tout le tapage ordinaire autour du mariage... Ces choses là ne nous intéressent pas. » Pour certains couples, un mariage doit être organisée de façon rigoureuse quasiment militaire. Le moindre détail doit être parfait, il ne doit pas y avoir une fleur en trop ou en moins dans le bouquet, les tables doivent être identiques, les invités vêtus d'une certaine façon, le thème respecté à la lettre... Non, vraiment, un tel événement ne leur correspondrait pas le moins du monde. Rien que de penser à toutes ces choses, Rosie en a le tournis. « Nous n'avons pas encore choisi de date, c'est tout juste si nous ne voulons pas nous contenter d'aller à la mairie pour signer l'acte de mariage. » Dit de cette façon, ça n'a certes rien de bien romantique. Il faut les connaître pour comprendre, simplement, ils n'éprouvent pas le besoin de prouver leur amour au monde entier. Il est de toute façon évident, non ? « Peut-être que je devrais choisir une robe ? Je ne sais pas, je ne suis pas sûre... Quand je lui ai demandé de m'épouser, je lui ai dit que tout ce que je voulais, c'était de devenir sa femme. Je le pense toujours, je ne veux rien d'autre. Je ne voulais même pas de bague de fiançailles, mais Lucian m'a fait la surprise... » Rosie soupire, songeuse. Elle le sait, elle rêve de choses qui n'arriveront pas. De fantasmes qui ne se réaliseront jamais. Son regard terni par un éclat de tristesse accroche son anneau. En or rose, façonné comme une rose et serti d'un diamant rose. Rosalie Rosewood aimait les roses roses, voilà qui serait du plus bel effet sur sa pierre tombale. « Avec tout ce que nous avons traversé et avec ce que l'avenir nous réserve peut-être, je voulais quelque chose de... Quelque chose de beau, quelque chose de pur, tu comprends ? Ça m'est égal si c'est une façon de faire un peu clichée et naïve. C'est Wonder Woman qui a dit que l'amour sauverait le monde, non ? »

Coffee in good spirits

La journée était productive, pour Zee. En apprendre plus sur la magie de Rosie était en soi un ravissement. Elle avait mille questions bien sûr. Elle avait été témoin de la façon dont elle la maniait, et avait aussi capté l’importance de l’ascendance dans la magie des Völur, de manière fugitive. Quelque part, elle n’était pas étonnée du caractère strictement féminin de cette antique puissance ; pour de nombreuses raisons – sociétales, purement biologiques ou encore génétiques –, il n’était pas rare que les femmes, au cours de l’histoire humaine, aient été dotées, par la nature ou par les dieux, de dons dont les hommes n’auraient même pas pu rêver, sans parler de savoir qu’en faire. Et il y avait autre chose qu’elle croyait déceler chez la jeune femme, dans cette vibration quasi intime qu’elle avait l’impression de ressentir parfois en sa présence, comme si leurs magies se mettaient au diapason : il y avait quelque chose d’homo magi en elle. Alors oui, la magicienne pouvait imaginer le caractère ancien des dons qui coulaient dans les veines de Rosalie. Et bien sûr, de manière plus particulière, elle se demandait aussi par quel chemin tortueux du destin John et elle avaient fini par avoir des ancêtres communs. Mais pour l’heure, elle n’avait pas vraiment envie de se relancer dans des sujets qui les feraient dangereusement flirter avec le passé récent, l’Islande, l’enfer et le reste. Non, elle voulait simplement profiter de ce bonheur intense qu’elle ressentait à l’annonce du mariage de Lucian et Rosie. Pour l’heure, elle serrait la jeune sorcière contre elle et profitait de l’étourdissement que lui procurait toujours ce genre de débordement affectif : la prise de conscience soudaine de l’instant présent et de la réalité bien concrète du bonheur à venir. Rien de mieux pour se sentir en vie.

Quand elle se rassit, elle aussi avait les larmes aux yeux – à cause de Rosie qui tamponnait les siens avec sa serviette en papier comme une lady. « Pourquoi est-ce qu’on devrait se retenir de montrer ses émotions ? Attends-toi à me voir pleurer comme une vache pendant la cérémonie. Vous avez intérêt à me placer au dernier rang. » Encore que s’il y avait dix invités, elle serait difficile à rater, la fontaine à eau salée. C’était donc Rosie qui avait fait sa demande, et Zee approuva d’un hochement de tête – quoi de plus normal ? Un petit mariage, oui, oui, oui, elle prenait des notes intérieurement. Il y avait des gens qui disaient ça avec pudeur les yeux baissés et qui finissaient par se passer la bague au doigt devant cinq cents personnes, mais elle sentait que Rosie était sincère dans son désir d’intimité. Elle l’écoutait et à ce stade, la chantilly dans son café avec fondu d’un coup, comme un glaçon plongé dans de l’eau bouillante, à l’image de ce que Zee ressentait en cette seconde. « Je comprends. Si je me marie un jour, je crois que ce serait ainsi. Mais je crois aussi en l’importance des symboles et des rites, et pas seulement parce que je compare cent pour cent des choses de la vie à la magie ! Je ne sais pas, je me dis que signer un papier à la mairie rendra votre mariage officiel pour l’administration, mais ce n’est pas pour l’assurance que vous vous mariez. » C’est probablement un moment incompréhensible pour ceux qui n’en était pas passé par là, comme la maternité, ou la mort. Et il y avait forcément quelque chose qui conviendrait à Rosie et à Lucian entre les trente secondes passées face à un adjoint municipal mal réveillé qui leur réciterait quelques articles de la loi violemment rétrogrades et une horrible cérémonie de six heures trente dans une cathédrale glaciale et humide. « Imagine ce moment, avec l’homme que tu veux pour mari, et les quelques personnes auxquelles tu tiens réunies uniquement grâce à toi et à l’amour que tu leur portes, et tout le monde uni dans ce même moment, et ça a l’air un peu désuet, faire ça quelque part où tu te sens bien, dans un endroit qui a une signification pour vous, ça peut rendre cet instant… magique ! »

Pas la peine d’aller faire la chenille et boire du champagne, après ça. C’était secondaire. Rosie avait la bague, et elle lui allait à ravir. Et quel mal y avait-il à se faire plaisir en se procurant une robe ? « Rien que pour voir la tête de Lucian quand tu lui feras la surprise en apparaissant devant lui, tu devrais prendre une robe. Pas une choucroute de magasin. Quelque chose qui te ressemble, qui te rappelle les choses, les endroits ou les gens dont tu veux te souvenir. Oui, c’est symbolique, tout ça, c’est vrai… » C’était décidé. Elle jeta quelques billets sur la table et se leva, tirant Rosie par les mains. « Tu ne peux pas lutter contre le conseil de quelqu’un qui vit depuis des milliers d’années. Et je suis d’accord avec elle, les gens qui font semblant de ne pas croire en l’amour et à toutes ses racines sont des ringards. Moi je dis : allons te faire essayer des robes ! » Là, comme ça, au débotté. Et pourquoi pas ? Que pouvait-il y avoir de plus éloigné, de plus fermement opposé à toutes les horreurs qu’elles venaient de traverser ? « Et tu sais quoi, même une robe de supermarché toute simple pourrait suffire. Le reste, tu pourrais totalement l’adapter de la façon dont tu désires. » Et elle agita les doigts en riant, alors que des petites étincelles en jaillissaient. C’était bien. Que quelque chose comme ça ressorte de toute cette histoire. C’était pour qu’elles étaient allées dans cette foutue grotte, pour se permettre ce genre de bonheur.

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Rosie ne pensait pas que l'annonce de ses fiançailles avec Lucian puisse mettre Zatanna dans tous ses états. Mais une fois la surprise passée, elle réalise que c'est plutôt agréable de voir quelqu'un se réjouir sincèrement pour son bonheur. Ce n'est pas une sensation avec laquelle elle est familière, alors elle est un peu prise au dépourvue et ne peut qu'apprécier Zatanna davantage pour l'affection qu'elle leur porte à Lucian et elle, alors qu'elle les connaît à peine. Rosie réalise à quel point sa vie était vide de véritables amis avant de faire la rencontre de la magicienne. En fin de compte, la rumeur à propos de John est fausse, il ne fait pas qu'apporter des problèmes dans la vie des autres. Elles ne se connaissent pas encore beaucoup, mais Rosie fait instinctivement confiance à Zatanna, se confier à elle est d'une facilité déconcertante pour celle qui autrefois avait du mal à prononcer plus de quelques mots par jour. « Non, tu as raison, ce n'est pas pour l'assurance que nous voulons nous marier. Encore moins pour une déduction sur nos impôts. » Rosie rit doucement. Les raisons qui l'ont poussée à demander à Lucian de l'épouser sont bien plus poétiques. Au delà de l'aspect tragique de ce besoin pressant, Rosie ressent l'envie de montrer au monde entier combien ils s'aiment, et tant pis pour ceux qui trouvent que le mariage est passé de mode. « Tu sais, si nous devions nous marier selon les symboles et les rites de mes ancêtres, ce serait une véritable épopée ! Et puis nous devrions nous marier un vendredi pour célébrer Frigga, il faudrait offrir un animal aux dieux, avant d'échanger des anneaux nous devrions échanger des épées et... Si mes souvenirs sont bons, Lucian devrait m'offrir un chat pour honorer Freyja ! » Un cadeau de mariage que Rosie ne refuserait certainement pas, mais pour le reste... Une chose demeure certaine, les Scandinaves ne devaient pas s'ennuyer pendant les cérémonies. « Et je ne te parle même pas du banquet. Je crois que nous retrouverions John ivre mort dans une barrique d'hydromel, un verre toujours plein à la main. » En fin de compte, rien que pour ça, peut-être devrait-elle convaincre Lucian d'organiser de véritables noces vikings ! « Oh n'en doute pas, j'ai déjà imaginé ce moment un millier de fois. Je crois que j'aimerais me marier au printemps, pourquoi pas en Norvège... » Un soupir rêveur lui échappe. C'est un rêve, un doux rêve qui le restera mais auquel Rosie n'a pas envie de renoncer aujourd'hui.

C'est décidé, elle aurait une robe de mariée. Rosie à tout juste le temps de balbutier une suite ridicule de "mais mais mais" avant de se lever pour suivre Zatanna. Elle, elle n'a rien décidé du tout mais elle ne peut pas lutter contre la détermination de la magicienne. Surprendre Lucian avec une robe, suivre le conseil d'une déesse, ne pas choisir une énorme meringue en guise de robe, d'accord, très bien, parfait. Les yeux complètement écarquillés et avec l'impression d'avoir manqué un épisode, Rosie suit Zatanna dans les rues du centre de Washington sans avoir la moindre idée d'où elles vont. Quelque part entre un café viennois et un cheesecake au citron, leur après-midi tranquille s'est transformé en chasse à la robe de mariée parfaite. En moins de temps qu'il n'en faut pour dire "abracadabra", elles se retrouvent dans une boutique aussi immense que luxueuse dans laquelle Rosie n'aurait jamais osé rentrer si Zatanna ne l'y avait pas poussée. Tout à l'intérieur lui donne le tournis. Les dimensions de l'endroit, les robes alignées en rangées parfaites, les chaussures, les accessoires, les vendeuses sur leur trente et un collées à leurs victimes – pardon, à leurs clientes – et les prix ou plutôt leur absence, expliquée par les noms de grandes marques fièrement accrochés au dessus d'une garde-robe ou d'une autre. Il y a même un serveur qui se tient droit comme un I dans un coin de la boutique, prêt à bondir pour offrir une coupe de champagne à toutes celles qui entrent. « Euh... Tu es vraiment sûre que c'est ici que tu veux que je trouve une robe... ? » Question rhétorique. Zatanna avait l'air de savoir exactement où elle l'emmenait. « Je ne sais même pas par où commencer... » De toute évidence, ce sont les mots exacts qu'une vendeuse attendait d'entendre. Rosie a l'impression d'être harponnée comme un pauvre poisson ne se doutant de rien, et sans comprendre comment ni pourquoi elle se retrouve une coupe de champagne à la main, à écouter la femme lui parler de sa morphologie tout en lui montrant une photo du futur marié sur son téléphone en hochant de la tête. La bouche et les yeux grands ouverts, Rosie ressemble très probablement à une carpe.

Une robe de haute couture fourrée dans les bras, Rosie est poussée dans une cabine d'essayage et c'est tout juste si elle a le temps de tendre sa coupe à Zatanna. Seule avec la robe, Rosie reste pétrifiée pendant une minute avant de se décider à retirer ses vêtements pour enfiler la robe. Même si elle est certaine que ce n'est pas la pièce parfaite, l'enfiler lui fait une drôle d'impression. Elle est déjà bien loin de son idée initiale de mariage, mais peut-être que Zatanna a raison. Si Lucian l'a surprise avec une bague de fiançailles, elle peut en faire autant avec une robe. Mais une robe qui lui ressemble davantage. Peu sûre d'elle, Rosie se décide à sortir de la cabine. Naturellement la vendeuse s'émerveille, comme elle doit le faire à chaque fois qu'une femme se décide à enfiler l'une des robes hors de prix de la boutique. « Excusez-moi, est-ce que vous voudriez bien nous laisser seules une minute, mon amie et moi ? » C'est une façon polie de lui dire qu'elle se sent étouffée par sa présence. Sourire hypocrite sur le visage, la vendeuse leur laisse un peu d'air. Face au miroir, Rosie croit voir une étrangère dans son reflet. « Cette robe est magnifique, mais elle est trop... Trop... Pas assez... Ce n'est pas moi, tu vois ce que je veux dire ? » Des éclats de voix de l'autre côté de la boutique attirent brièvement son attention. Une future mariée est en train de frôler la crise d'hystérie parce que sa robe n'est pas exactement du blanc qu'elle avait choisi. Merveilleux. « Je n'ose même pas bouger. J'imagine que la moindre perle cousue à cette robe coûte des centaines de dollars. » Rosie grimace en secouant la tête. Puis elle pointe un index assuré sur Zatanna. « D'ailleurs, j'espère que tu n'imagines pas échapper à un essayage sauvage ! Si je dois y passer, toi aussi ! Après tout, tu seras ma seule demoiselle d'honneur. Avec Sasha. Tu crois qu'ils font des robes pour les enfants ? J'espère, parce qu'elle voudra sans doute la même que toi. » Elle prend une profonde inspiration. « Je parle beaucoup trop et je suis beaucoup trop nerveuse, pas vrai ? » Tout va bien. Tout va pour le mieux. Ce n'est qu'une robe. Rien qu'une robe. Alors pourquoi est-ce qu'elle tremble ?

Coffee in good spirits

Zee avait déjà songé mille fois à son hypothétique mariage. Surtout quand elle était plus jeune évidemment. Quand elle avait encore sous les yeux l’exemple, même flou dans sa mémoire, de l’amour que se portaient ses parents et quand plus tard, elle se rêvait princesse vêtue d’une robe blanche. Elle avait eu le temps d’en revenir, de ses utopies, de comprendre que jamais elle ne connaîtrait l’amour tel que sa mère l’avait connu, tel que son père avait porté à sa mère. Et ce n’était pas seulement les déceptions sentimentales en série qu’elle avait eues, parce que, soyons honnête, elle croyait en l’amour, elle y croyait tellement que même à son âge elle continuait à faire semblant de le chercher, sans jamais trouver autre chose que des horribles cul-de-sac amoureux. Parce qu’elle faisait n’importe quoi, pensait devoir sortir avec n’importe qui, parce que très peu d’hommes avaient en vérité les épaules assez solides, ou étaient assez à l’aise avec leur propre image, pour la fréquenter. Une fois, elle avait tenté d’invoquer le petit ami idéal par la magie – et ça s’était fini avec un démon sur les bras. Une fois, elle avait failli se marier – après qu’un démon l’eut hypnotisée. Mais la plupart du temps, elle tombait juste sur les plus classiques, les plus téléphonés des abrutis. Ce qui ne l’empêchait pas d’y croire, tout en s'appliquant à ne faire aucun véritable effort pour ça... parce qu’elle avait déjà trouvé quelque chose qu’elle était capable de définir comme de l’amour, et tant pis si ça n’était pas le même amour que celui de sa mère, ou de son père, ou même de Rosie. Elle l’avait trouvé, le sien, celui qu'elle chérirait toujours, sans pour autant croire une seule seconde qu’elle pourrait réellement le vivre pleinement – elle avait déjà essayé, non ? Alors oui, enfant elle avait rêvé plus d’une fois à son mariage idéal, mais depuis qu’elle aimait assez un homme pour l’épouser, elle n’en avait plus envie, et que personne ne lui demande pourquoi. Mais ça ne l'empêchait pas de le vouloir pour les autres, et elle buvait les paroles de Rosalie, trop heureuse pour son amie, trop heureuse de la savoir heureuse. Son mariage à la scandinave, il fallait qu’elle l’ait ! Rien dans tout ce que Rosie racontait ne lui semblait infaisable, à Zee. Tout était possible, avec un peu de magie ! Bon, à part le coup du sacrifice animal, les dieux nordiques pouvaient aller se faire voir.

« Oh, un banquet ! Rien que ce mot me fait rêver. Ne te mets pas de freins à cause de John, même si tu te mariais dans le désert, tu le retrouverais imbibé quelque part entre deux dunes. Pour le reste, rien ne t’en empêche ! Et ce sera le prétexte idéal pour que je puisse enfin voir ton pays, Rosie. » Dans sa tête, c’était fait. Pas seulement le mariage, pas seulement la fête, tout cela était accessoire en quelque sorte, mais un bon accessoire, un accessoire pour la paix des cœurs et la félicité des âmes. Mais au-delà de ça, elle voulait plus que tout, simplement, banalement, que Rosie ait ce qu’elle voulait. Et pour commencer, une robe. Même si Zee avait fait un méchant lobbysme, c’était décidé. Dix minutes plus tard, elles étaient dans une boutique, le genre où la magicienne pouvait tout à fait se rendre, pas pour les robes de mariée mais simplement pour le luxe. Elle pratiquait aussi bien, après tout, les bas résilles déchirés et les blousons de cuir usés que les robes de soirée et les Louboutin.  Champagne, mini-muffins succulents et conseillers de vente aussi collants que des ventouses : Rosie disparut quasiment, entraînée dans une cabine d’essayage. Zee se laissa tomber dans un canapé en buvant distraitement son champagne. Là encore, ce qui comptait, ce n’était pas la destination, c’était le voyage. Et le voyage commença quand Rosie réapparut dans une robe de mariée digne d’un film hollywoodien. Zee laissa son amie chasser la vendeuse, se contentant de la regarder des pieds à la tête, les yeux brillants. « Ce n’est pas la robe, c’est sûr. Elle est certainement trop et pas assez. Mais Rosie… » Elle était magnifique. Nerveuse et magnifique. Zee se rapprocha pour se planter devant le miroir, un pas derrière elle. Elle leva une man doucement et la passa entre Rosie et le miroir en soufflant : « idibbiB idibbob oob ! » Et dans le miroir, le reflet de la jeune sorcière se brouilla. « Ne pense pas à l’argent. Pense simplement à ce que tu veux. Que ce soit une robe simple, ou pleine de fioritures, exotique ou qui sort de l’ordinaire. » Suivant ses paroles, la robe de Rosie changeait dans le miroir. Des couleurs, si elle voulait. Des tissus différents, des motifs, courte, longue, tout ce qu’elle voulait.

La vendeuse revint à ce moment-là et sursauta, les yeux fixés sur le reflet. Zee pointa du doigt l’image renvoyée par le miroir, invoquée peut-être par l’esprit de Rosie elle-même. « Vous auriez ce modèle-là ? » La femme secoua la tête, les yeux exorbités. Zee goba le reste de son verre d’une traite et le lui tendit. « Bon, eh bien tant pis ! Change-toi, Rosie, on va ailleurs ! La quête de la robe idéale commence à peine ! » Et qui savait où elles la trouveraient, d’ailleurs ? Une fois hors du magasin, Zee n’y tint plus. « Je suis ta demoiselle d’honneur, alors ? » C’était fou ce que des épreuves traversées pouvaient rapprocher. Comme quoi, de l’horreur ne naissait pas que l’horreur. Des bonnes choses pouvaient aussi en résulter. « Sasha et moi, on aura l’air adorable dans nos robes, je le sais déjà. » Rosie n’avait qu’un mot à dire sur le dressing code, évidemment.

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C'est une robe magnifique, impossible de le nier. Mais elle ne correspond pas à Rosie. Elle ne veut pas ressembler à une princesse de conte de fées ou à une star hollywoodienne, elle ne veut pas être la mariée parfaite des pieds à la tête qu'on expose en une des magazines. Son mariage en toute simplicité, Rosie y tient. Elle n'a pas envie d'imposer à Lucian quelque chose qui ne lui plairait pas, et encore moins de s'angoisser avec toutes les formalités d'une cérémonie classique. Elle ne veut pas se transformer en future mariée monstrueuse, à l'image de la jeune femme dans la boutique qui continue à s'égosiller parce que la couleur de sa robe n'est pas tout à fait comme elle le voulait. Quelques traditions, pourquoi pas, mais faire de son mariage un événement qui doit se dérouler à la perfection du début à la fin, certainement pas. Zatanna lance un sort nonchalamment et Rosie ouvre la bouche pour protester avant de la refermer bêtement quand son reflet se trouble. Ne penser qu' à la robe qu'elle aimerait porter, très bien... « J'ai rêvé ou tu viens de jeter le même sort que la fée dans Cendrillon ? » Rosie est-elle à une bizarrerie de plus ou de moins ? Sans doute pas, mais elle devra demander à Zatanna si la formule était simplement une touche comique à son sortilège ou un véritable tour de magie. Elle secoue la tête et comme son amie le lui a demandé, se concentre pour imaginer la robe qu'elle aimerait porter le jour de ses noces. Quelque chose de moins conventionnel, quelque chose de moins immaculé. Une robe qui ressemble à une véritable robe de mariée, sans en être l'archétype. Quelque chose de léger et romantique, avec quelques touches de couleur... Des fleurs, des roses, qui se dessinent elles aussi dans le reflet magique du miroir. Grâce à Zatanna, Rosie voit littéralement la robe de ses rêves apparaître devant elle et l'expérience est aussi étrange qu'elle est féerique. « C'est décidé, tu es ma Marraine-Bonne Fée et moi je suis ta Cendrillon ! Est-ce que j'aurai aussi droit au carrosse et aux souliers de verre ? »

Quand la vendeuse revient pour lui proposer une ribambelle d'autres robes, elle est bien évidemment surprise par le reflet du miroir qui ne reflète rien de la robe que porte Rosie. Ce n'est guère étonnant, la robe de ses rêves – ou du moins celle qui s'en rapprocherait le plus – n'est pas disponible dans leur boutique. Rosie ne se fait pas prier et retourne se changer, en faisant attention à ne surtout pas abîmer la robe qu'elle remet soigneusement sur son cintre et tend à la vendeuse en sortant de la cabine d'essayage. Zatanna semble bien décidée à faire toutes les boutiques pour futures mariées de Washington pour trouver la robe parfaite, une perspective que Rosie ne trouve finalement plus si effrayante que ça. « Bien sûre que tu seras ma demoiselle d'honneur ! Sasha le sera aussi, en plus de porter nos anneaux. Hm... Je suis sûre que vous seriez ravissantes en rose pâle ou en violet lavande... Mais surtout pas de bleu ! J'adore cette couleur, mais Sasha a tendance à se mettre à hurler la chanson de la Reine des Neiges dès qu'elle voit quoi que ce soit qui la fasse penser de près ou de loin à Elsa... Si Lucian entend encore une fois "libérée, délivrée", je crois qu'il risque de faire une syncope. » Rosie éclate de rire, bien obligée de reconnaître que si la passion de Sasha est tout ce qu'il y a de plus inoffensif, elle est devenue quelque peu... Envahissante. Même elle s'est surprise à fredonner les chansons du dessin animé, et pas forcément aux moments les plus opportuns. De toute façon, robe bleue ou non, Sasha trouvera forcément le moyen de comparer leurs tenues à celles de ses héroïnes favorites.

Rosie laisse Zatanna l'entraîner dans une autre boutique, où les robes sont tout aussi magnifiques que dans la précédente mais où l'ambiance est beaucoup moins pressante et anxiogène. Les vendeuses sont accueillantes sans être envahissantes, Rosie se sent bien plus à l'aise dans cet endroit. Avant que la magicienne n'ait eu le temps de la pousser vers les robes de mariée, elle la devance en se dirigeant vers le coin du magasin réservé à celles des demoiselles d'honneur. « À ton tour de passer dans la cabine d'essayage. Je suppose que ce ne sera qu'une question de goûts et de couleurs, tu serais magnifique dans n'importe laquelle de ces robes. Je suis même certaine que tu saurais transformer un sac poubelle en robe de haute couture. Littéralement ou pas. » Rosie sourit, puis elle se met à inspecter leurs options avec minutie. Elle finit par présenter une robe légère et élégante d'un joli rose poudré. « Si elle te plaît, il faudra la même à Sasha. Vous seriez tellement adorables, toutes les deux assorties ! » Elle aimerait tellement pouvoir voir ça. Lucian et elle, entourés de quelques personnes réunies pour le plus beau jour de leurs vies. Rien de faramineux, un mariage tout en simplicité où tout ne serait qu'amour et bonheur... Rosie manque de sursauter quand elle réalise qu'elle a les larmes aux yeux. Vite, elle les essuie avant qu'elles n'aient eu le temps de couler sur ses joues. « Désolée, je suis tellement émotive... Je ne pensais pas me marier un jour, tu sais. Ni même tomber amoureuse. Alors tout ça, c'est... C'est encore un peu surréaliste pour moi. Je me surprends encore à me demander si tout ça est bien réel, comme si je n'avais jamais quitté ma prison et avait passé tout ce temps à fantasmer ma vie pour échapper à... » Rosie fait un geste vague. Un geste vague parce qu'elle n'a jamais su trouver les mots pour expliquer le calvaire qu'elle a vécu avant qu'Amanda Waller ne lui offre une porte de sortie, avant que Lucian ne la prenne sous son aile, avant qu'ils ne tombent amoureux. Elle secoue la tête. « Peu importe, ça n'a plus aucune importance. Va donc essayer cette robe, je veux voir la magicienne se transformer en princesse. »

Coffee in good spirits

Le rôle de la marraine Bonne Fée, Zee trouvait qu’il lui convenait plutôt bien, en tout cas il lui plaisait. Tout ce qu’elle voulait en cette seconde, c’était faire plaisir à Rosie, ou plutôt lui permettre d’être heureuse, et d’avoir des étoiles dans les yeux, et surtout de rendre cette perspective de mariage la plus concrète possible. Elle voulait que Lucian et elle se marient, elle le voulait de toutes ses forces. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, soudainement, c’était devenu d’une importance vitale pour elle. Encore une fois, elle repoussait avec ardeur cette impression de prescience qui l’assaillait, refusant de s’y laisser prendre. Debout devant le miroir, elle observait la robe de Rosie telle que celle-ci l’imaginait et sourit. C’était elle, exactement. Et Zee ne disait pas cela parce qu’elle connaissait Rosie par cœur vu que ce n'était pas le cas, mais simplement parce que c’était la jeune femme elle-même qui venait de lui donner vie et corps. Alors oui, pourquoi pas être la Bonne Fée de ce qui ressemblait à un conte un peu bancal – même dans les versions originales, qui étaient bien plus terribles que les plagiats édulcorés de Disney, les héros ne traversaient pas tant d’épreuves… Encore que… Bon, eh bien elle préférait ne pas filer la métaphore jusqu’au bout. Oui, Rosie aurait son carrosse et ses souliers de verre, mais pas question qu’elle connaisse la même fin que dans le conte. Pas question que tout disparaisse à minuit. Il fallait que cette histoire continue jusqu’au happy end. Et entendre son amie se projeter dans l’avenir ainsi en parlant des robes que Sasha et elle porteraient la ravissait. En ce qui la concernait, Rosie pouvait bien leur faire porter des guenilles orange à pois violets, cela ne la dérangerait pas. Elle était sûre que Sasha serait tout aussi adorable, et en ce qui la concernait elle, elle attachait peu d’importance à sa tenue en au regard de l’événement. Okay, elle était habituée à toujours être habillée à la perfection quand il s’agissait de se la jouer. Mais c’était le mariage de Rosie !

Elle s’engouffra dans une nouvelle boutique en riant, imaginant les soirées DVD de l’enfer qu’ils devaient vivre à la maison avec Sasha et son amour pour La Reine des neiges. Encore une image issue d’un quotidien normal et rêvé, quelque chose qui aurait pu paraître stupide pour quelqu’un n’ayant aucun problème dans sa vie mais qui n’avait pas de prix en vérité. Ce genre de petits détails était un luxe, pour les gens comme elles. Les soirées DVD et la couleur des robes des demoiselles d’honneur ! Zee laissa Rosie choisir pour elle une modèle de robe d’un rose doux et élégant et elle s’en empara avec joie. « Ne t’inquiète pas, je pourrai la lui faire au modèle de celle-ci les yeux fermés ! » Elle se planta devant le miroir dans le magasin, tenant la robe devant elle. Elle vit les larmes de son amie dans le reflet et se retourna. Elle se souvenait comme si c’était hier de ce qu’elle avait vu, dans les entrailles de l’enfer, dans le royaume de Nergal : ces murs blancs, et Rosie recroquevillée contre du carrelage sale, qui hurlait à s’en déchirer la voix… Jamais elle ne pourrait oublier. Mais ce n’était rien à côté de ce que son amie devait ressentir, évidemment. Car pour elle, ce n’étaient pas des images, mais des souvenirs d’une vie bien réelle. « Je sais ce que c’est d’avoir l’impression qu’on n’a pas droit à quelque chose. Et que si finalement on l’obtient, c’est que forcément, ça ne va pas durer. Tout ce que je peux te dire, c’est que c’est réel. Tu n’es plus là-bas, tu n’iras plus jamais. Tu es ici avec moi. Et tu vas te marier avec Lucian. Rien n’arrive par hasard, et tu n’as pas à mériter quoi que ce soit. Si on est là en train de chercher des robes, Rosie, ce n’est pas par hasard, ce n’est pas par chance, c’est uniquement grâce à toi et à tout ce que tu as fait jusqu’à aujourd’hui pour qu’on se retrouve ici. » Elle ne pouvait pas lui promettre que ça durerait, évidemment. Cette peur-là, elle l’avait longtemps ressentie, elle aussi, et abandonner tout espoir que les choses seraient un jour différentes l’avait pas mal aidée à supporter cette situation, mais le cas de Rosie n’était pas la sienne.

Elle se dirigea vers la cabine d’essayage. « J’ai confiance. On trouvera toujours le moyen d’être plus heureuses qu’effrayées. » Dans la cabine, elle enfila la robe d’un claquement de doigts – littéralement parlant – et ressortit aussitôt, s’avançant dans la boutique d’un pas théâtral, avant de se planter devant le miroir à nouveau. Et d’à nouveau lancer son sort de bonne fée pour faire revivre la robe rêvée de Rosie. « Regarde-nous. Si on m’avait dit qu’on se retrouverait là il y a même pas un an… Ça en dit pas mal sur le chemin qu’on a parcouru. Je pense qu’on a le droit d’être fière de nous. Et même de nous la péter un peu, Rosalie Rosewood. Est-ce que tu veux envoyer une photo surprise à Lucian ? Je suis sûre qu’il ne peut même pas imaginer ce qu’on est en train de faire. Vu que toi-même, tu n’en reviens pas. » C’est qu’elle pouvait être insistante, la Zatara. S’il y avait du bonheur à prendre, pour quiconque, il n’était pas question qu’elle le laisse s’échapper.

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Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants... C'est ainsi que les contes de fées – réécrits – pour enfants se terminent, n'est-ce pas ? Le prince ou le chevalier sauve la princesse ou la demoiselle en détresse, les vilains et les monstres sont vaincus, les amoureux se marient et fondent une famille... Rosie se souvient de ces histoires que sa mère lui racontait avant sa disparition. Comme de nombreuses petites filles, elle voulait être la jeune femme sauvée de ses malheurs et qui s'éprend du héros de l'histoire, aussi cliché que ce soit. C'est cette fin là qu'elle aimerait vivre avec Lucian. Simplement l'épouser, fonder une famille avec lui et vivre une vie aussi normale que possible dans leur drôle de monde. Rosie se souvient aussi des légendes et mythes scandinaves que sa mère tenait absolument à lui raconter. Ceux là n'avaient pas toujours des fins heureuses, mais elle les trouvait bien plus fascinants que les contes édulcorés... Aujourd'hui, elle ferait n'importe quoi pour éviter le drame nordique et avoir droit à sa fin heureuse comme n'importe quel couple niais de ces histoires qu'elle adorait lire et écouter. Rosie doit se forcer à sourire quand Zatanna essaie de la rassurer du mieux qu'elle le peut. Elle aimerait pouvoir lui dire que tout ceci n'est qu'une stupide mascarade, que son mariage avec Lucian n'aura jamais lieu et que la seule chose qu'elle fait, c'est se bercer de la douce illusion que le destin décide finalement de les laisser vivre en paix comme ils le méritent. Ce sont des larmes de honte et de culpabilité qui font briller ses yeux et roulent sur ses joues. À Zatanna aussi elle va faire du mal. Comme à Lucian, Sasha et John. Alors peut-être que la magicienne a raison, elle n'a pas à mériter son bonheur ni quoi que ce soit d'autre, mais au final cela ne change rien. Rosie a suffisamment étudié le futur pour le savoir et même le plus puissant des mages n'a pas réussi à trouver une solution à son problème. Lucian et elle sont destinés à être des amants de tragédie et tant pis pour la fin heureuse des contes de fées. Ses lèvres tremblent et avant que son sourire ne se fane, Rosie hoche la tête docilement.

Zatanna disparaît dans la cabine d'essayage, et Rosie s'autorise à soupirer de soulagement discrètement et en profite pour essuyer ses larmes et se recomposer une expression plus joyeuse. Juste à temps pour voir réapparaître la jeune femme dans la robe de demoiselle d'honneur, qui bien évidemment lui va à ravir. « En fin de compte, peut-être que je ne vais pas t'inviter à notre mariage. Une demoiselle d'honneur n'est pas censée être plus belle que la mariée. » Imaginer Sasha dans la même robe version miniature la fait sourire. La petite fille serait tellement ravie d'être demoiselle d'honneur, de jeter des fleurs partout, de voir son oncle être heureux et avoir droit à la même fin heureuse que dans les dessins animés qu'elle affectionne tant. Sa gorge se serre quand Zatanna fait apparaître une nouvelle fois la robe de ses rêves dans le miroir. « Une photo surprise ? Je ne suis pas sûre que... » Que quoi, au juste ? De quoi a-t-elle peur, au juste ? Que Lucian déteste l'initiative ? Non, c'est justement tout le contraire. Elle a peur qu'il l'aime beaucoup trop et se projette davantage dans un avenir qui ne restera qu'une douce utopie... Finalement, Rosie prend une profonde inspiration et sort son téléphone de son sac pour prendre une photo de la boutique. Elle hésite une seconde, puis envoie la photo à son fiancé avec un petit message. « J'espère qu'il n'est pas en train de faire quelque chose d'important. » Heureusement, Rosie sait qu'il n'est pour une fois pas en mission et juste à son bureau à remplir d'interminables rapports de mission pour Waller. « Je suppose que c'est à mon tour d'essayer une robe... Je vais demander à la vendeuse si elle a la robe parfaite, je reviens vite. » Tout est tellement concret que Rosie en a la tête qui tourne. Elle aimerait tellement, tellement parvenir à profiter de ce moment, être heureuse comme Zatanna lui répète qu'elle mérite de l'être. Mais elle n'y parvient pas, étouffée par la culpabilité qui la ronge.

La robe que la vendeuse présente à Rosie est, à peu de chose près, la même que celle qu'elle a imaginé. Une fois dans la cabine d'essayage, elle se retrouve à fixer la robe comme si elle faisait face à un ennemi redoutable. Il lui faut plusieurs minutes pour se décider à enlever ses vêtements, et d'autres encore pour trouver le courage d'enfiler la robe. Quand la vendeuse lui demande si elle a besoin d'aide, elle répond que non un peu plus sèchement qu'elle n'aurait dû le faire. Elle a vite fait de s'excuser en mettant sa réaction sur le compte de ses angoisses de future mariée, consciente d'être la menteuse la moins crédible de l'univers. Enfin, Rosie est dans sa robe de mariée et cette sensation est pour le moins étrange. Avant que Zatanna ne s'impatiente trop, elle sort de la cabine et fait face au miroir. « Oh. » Pour la première fois depuis longtemps, Rosie se sent belle. La robe lui va à ravir, elle met en valeur sa silhouette et les broderies sont vraiment magnifiques. Il n'en faut pas plus pour qu'elle imagine Lucian et elle échanger leurs vœux, enfiler leurs alliances et sceller leur union pour un baiser... Elle doit repousser toutes ces images dans un coin de son esprit, vite, et faire comme si elle n'était pas sur le point de s'effondrer. Rosie tourne sur elle-même pour admirer la robe sous toutes ses coutures, elle la fait virevolter et ne peut retenir un éclat de rire. Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants... « Tu crois que Lucian aimera cette robe ? » Question idiote. Il l'épouserait même si elle décidait de ne porter que des guenilles à leur mariage. Elle se tourne vers son amie, les joues roses avec un sourire timide. « Qu'est-ce que tu en penses ? De quoi ai-je l'air ? » D'une future mariée. D'une femme sur le point de s'effondrer.

Coffee in good spirits

Qu’est-ce qui pouvait être plus important que de savoir Rosie dans une boutique de robe de mariée ? Qu’on ne vienne pas dire à Zee que Lucian était en train de sauver le monde pour la quatre-vingt-dix-septième fois cette semaine parce que fuck le monde. Une pensée qui lui venait plus facilement depuis l’Islande puis leur petit voyage en enfer, et enfin sa petite parenthèse à Sumatra avec John. Que le monde aille se faire voir, se mette ses problèmes où elle pensait, et s’écroule, pour ce que ça lui faisait. Cela ne l’intéressait pas, en cette seconde, et cela ne devrait pas intéresser Lucian, pas plus en tout cas que Rosie en train de faire son choix de robe pour leur mariage. Le monde en avait-il quelque chose à faire, que des anonymes aient sué sang et larmes pour le sauver, que certains étaient même morts pour le sauver ? Le monde apprendrait-il sa leçon pour autant, promettrait-il de tourner sans eux pour une fois, au moins quelque temps ? Le monde s’intéressait-il seulement à eux, qui semblaient littéralement être nés pour le sauver aux dépens de leurs vies personnelles ? Bien sûr que non. Là dehors, quelque part, une nouvelle petite merde poussait son premier cri, futur antéchrist du mois de janvier 2045, première quinzaine, à cause de qui leur descendance devrait à son tour mettre son existence de côté pour aller le renvoyer dans l’abîme de mégalomanie d’où il avait émergé alors non, franchement, le « quelque chose d’important » murmuré par Rosie et qui semblait l’inquiéter, Zee s’asseyait dessus des deux fesses.

C’est avec autant d’aplomb qu’elle s’assit sur le canapé rembourré destiné à recevoir les BFF et autres témoins des futures mariées, et comme la vendeuse se faisait secouer par Rosie, la magicienne fit apparaître d’un claquement de doigt une flûte de champagne remplie à ras-bord de rhum arrangé. La vendeuse, en repassant devant elle, loucha sur la couleur de l’étrange liquide qui n’était clairement pas du champagne, et Zee la regarda comme un juge de X-Factor en face d’un dresseur de chinchillas venu vivre son rêve et destiné à rentrer chez lui le soir même avec le billet de train classe éco payé par la production. La vendeuse disparut dans l’arrière-boutique, et pourtant elle devait être habituée à tout types de bridzillas… Puis Rosie sortit de la cabine d’essayage, au moment où la magicienne achevait de gober son rhum, et elle se leva d’un bond. Elle regarda Rosie se regarder et tournoyer sur elle-même. « Il aimera cette robe si tu l’aimes. Et parce qu’il t’aime. Et parce qu’il s’en fiche probablement. Et parce que sinon je le prends à part et je le convaincs d’aimer cette robe… » Elle tourna autour de son amie en agitant les mains ici et là, changeant un léger détail, ajoutant autre chose, en fonction de ce qu’elle avait vu dans le miroir en demandant à Rosie d’imaginer sa robe idéale, comme une vieille marraine de conte de fées. Puis elle considéra longuement la jeune sorcière, qui lui demandait de quoi elle avait l’air. « Honnêtement Rosie, tu as l'air adorablement au bout du rouleau. Mais j’espère que tout ça te rendra un peu le sourire. Et s'il ne veut plus t'épouser, moi je le fais ! » Oh, elle se sentait si impuissante, en cette seconde, face à ces émotions contradictoires qu’elle ressentaient, qui émanaient de son amie et contre lesquelles elle ne pouvaient rien… En désespoir de cause, elle serra Rosie dans ses bras, comme si ça pouvait la protéger de tout, et c’était drôle de la câliner parce qu’elle était plus petite qu’elle.

Elle se recula en reniflant et dégaina son portable pour la prendre en photo. « Est-ce que tu es superstitieuse ? J’ai le numéro de Lucian, tu sais. Je pourrais lui envoyer cette photo à tout moment. » Il n’aurait plus qu’à se précipiter dans la boutique de smoking pas chers la plus proche pour être à la hauteur. Mais il paraît que ça ne se faisait pas, de montrer la robe de la mariée au marié avant le mariage. « On tient la bonne, Rosie. Tu es magnifique, si ça ne tenait qu’à moi je nous téléporterais tous en Norvège dès maintenant. » Et elle en était capable. Mais elle ne le ferait pas, nooooon. Ce n’était pas son genre. « On n’a plus qu’à partir en courant et tu pourras aller retrouver Sasha et lui montrer ta robe. » La vendeuse reparut au même instant, juste à temps pour entendre Zee parler de voler la robe – mais c’était une blague, rooooh. D’ailleurs, combien elle coûtait, cette robe ? La magicienne se saisit de l’étiquette et compta : un, deux, trois, quatre zéros. « Mh, et sinon, ça paye bien de travailler pour le gouvernement ? Oh, j’ai une idée ! Laisse-moi te l’offrir, ce sera mon cadeau de mariage ! » C’était mieux qu’un appareil à raclette ou un dérouleur de papier toilette ! Et le temps de le dire, le compte en banque de Zatanna Zatara s’était déjà alourdi de trois fois cette somme rien qu’en existant. En plus, quand elle serait vieille, en admettant qu'elle vive jusque-là, elle et ses chats seraient ravis de recevoir la visite de Rosie en échange de ce service.

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Zatanna pourrait redonner le sourire à n'importe qui. Son optimisme est terriblement communicatif, même Rosie ne peut pas lutter contre en dépit des terribles pensées qui ont envahi son esprit depuis bien longtemps. Elle est si optimiste et positive que Rosie ne saurait pas quoi faire pour entamer sa bonne humeur. Quelque chose lui dit que son rôle de Marraine Bonne Fée, Zatanna va le prendre très à cœur. Et voilà que Rosie devient une drôle de Cendrillon, certaine qu'elle n'aurait qu'à demander à la magicienne un carrosse et des souliers de verre pour les obtenir. À peu de choses près, elle pourrait vivre un véritable conte de fées... Mais dans toutes les histoires, il y un méchant et le sien est malheureusement plus coriace qu'une vilaine belle-mère ou un dragon. « Marché conclu, si Lucian change d'avis et ne veut plus m'épouser, c'est toi qui me passera la bague au doigt. » Rosie rit, à la fois amusée et touchée par la prévenance de Zatanna. Grâce à elle, elle découvre enfin ce qu'est l'amitié et à quel point c'est important. Quel dommage qu'elles se soient rencontrées si tard, alors que le temps est compté... Adorablement au bout du rouleau, Rosie sourit et serre Zatanna dans ses bras en étouffant les sanglots qu'elle sent naître dans sa poitrine. C'est un trop beau moment pour être gâché, et Rosie ne veut surtout pas craquer et avouer la vérité à Zatanna. Faire appel aux corbeaux d'Odin pour faire oublier à John son aveu a été une épreuve trop douloureuse pour qu'elle veuille récidiver avec la magicienne.

Si elle est superstitieuse ? Rosie ne s'est jamais réellement posée la question, mais si elle ne l'était pas elle le devient aussitôt que Zatanna parle d'envoyer une photo de ses essayages à Lucian. Elle tend les mains vers le portable de son amie, comme si elle allait le lui arracher des mains et l'envoyer à l'autre bout de la pièce. « NON ! Non, non, non, surtout pas ! Je pense que la photo de la boutique sera suffisante, il aura eu sa dose d'émotions fortes pour la journée. » Rosie fait une grimace un peu ridicule. À vrai dire, elle est un peu nerveuse : après tout, ils ne voulaient pas d'un grand mariage, il ne voulait pas de fioritures, rien dans ce genre de là... Mais Lucian lui avait offert une bague de fiançailles et elle s'était retrouvée à essayer des robes de mariée sans comprendre comment. Un mariage est-il jamais simple ? Sans doute pas, mais Rosie n'en sait trop rien, après tout c'est sa première expérience – et sa dernière, merci bien ! « Je préfère qu'il ait la surprise. Peut-être bien que je suis superstitieuse, après tout. » Le mariage est sacré, quelle que soit la culture... Même si, avouons le, sur ce plan ni Lucian ni Rosie n'ont quoi que ce soit à faire des coutumes. « Je ne suis pas sûre que montrer ma robe à Sasha soit une très bonne idée... Je ne suis pas sûre qu'elle soit capable de tenir sa langue. Ou alors, je devrais lui effacer la mémoire juste après lui avoir montrée ! » Rosie éclate de rire, persuadée que Sasha aurait bien du mal à garder le secret. « En revanche... Tu voudras bien venir avec nous, quand nous irons commander sa robe ? Je suis sûre qu'elle t'adorera ! » Comment ne pas l'aimer ? Rosie est sûre que c'est à la fois scientifiquement et magiquement impossible.

« Je ne sais pas si payer pour le gouvernement paie bien, mais en tout cas ce doit être le seule avantage de travailler pour Amanda Waller, le salaire... » Et encore heureux ! Il ne manquerait plus qu'ils soient payés une misère pour mettre leur vie en danger tous les jours ! Mais avant que Rosie ne puisse demander à Zatanna pourquoi elle lui a posé cette question, celle ci annonce de but en blanc que sa robe de mariée, elle va la lui offrir. Ce n'est pas une requête, c'est une décision déjà prise et Rosie doute que quoi que ce soit puisse la faire changer d'avis. Évidemment, ce n'est qu'à ce moment qu'elle regarde l'étiquette accrochée à la robe et manque d'avoir une attaque en voyant le prix de cette robe de haute couture. « Zatanna ! Mais enfin, tu as perdu la tête ? Tu as vu le prix de cette robe ? Non, non, non, je ne peux pas accepter... » Mais c'est un cadeau, et un cadeau ça ne se refuse pas, n'est-ce pas ? Rosie aimerait pouvoir protester mais la magicienne la fait taire avant même qu'elle n'ait le temps d'ouvrir la bouche pour dire quoi que ce soit. Un tantinet horrifié, elle voit Zatanna dégainer sa carte de crédit et payer sa robe de mariée hors de prix pendant que la vendeuse, tout sourire, emballe le vêtement comme s'il s'agissait d'une œuvre d'art. Bientôt, Rosie se retrouve devant la boutique, sac dans les mains et bouche grande ouverte. « Je... Je... Je ne sais vraiment pas comment te remercier, Zatanna. C'est tellement... Tu n'imagines pas à quel point c'est important pour moi. Merci, mille fois. » La prendre dans ses bras et la serrer fort contre elle, c'est la seule chose qu'elle puisse faire pour la remercier. La remercier et s'excuser d'avance pour les souffrances qu'elle va lui causer.

Coffee in good spirits

En vérité, même si elle en aurait eu vraiment l’occasion, Zee sentait qu’elle n’aurait pas pu épouser Rosie pour la simple et bonne raison que plus elle la côtoyait et plus elle se disait que la jeune sorcière scandinave était l’idée qu’elle se faisait d’une petite sœur. Elle avait grandi au milieu du vides, entre le néant et l’absence, pas scolarisée, sans amis, sans famille autre que son père, et bien sûr, les fantômes qui hantaient le manoir de Zatara, et parmi ces fantômes, des fois, se dessinaient, selon son bon vouloir, les silhouette enfantine du frère et de la sœur qu’elle n’aurait jamais – mais qu’elle aurait pu avoir si sa mère avait vécu, ce qui rendait leur non-existence encore plus difficile à accepter pour l’enfant qu’elle était. En grandissant, cette lubie lui avait passé évidemment. Petite, elle parlait même aux murs, au grille-pain et aux poignées de porte… Mais souvent, ses fantaisies commençaient ainsi : « Si j’avais une sœur, elle serait… » Et aujourd’hui, elle se disait que c’était peut-être cela, et encore, entre amie et sœur, la frontière était-elle mince ? Elle savait qu’elle aurait voulu connaître Rosie avant – qu’elle aurait voulu la connaître enfant, en se disant, son ego crevant le plafond, que peut-être alors elle aurait pu la protéger, qu’elles auraient pu se protéger l’une l’autre. Mais, comme Hollywood avait l’habitude de le prétendre, elle préférait encore ne rien changer à ce qui était pour être sûre de pouvoir vivre ce qui est. C’étaient tous ces chemins détournés qui les avaient finalement amenées à se croiser. Et en vérité, Zee prit bel et bien Rosie en photo – mais pas pour l’envoyer à Lucian, pas alors que la fiancée paraissait si paniquée à cette idée, ce qui fit sourire la magicienne. Non, c’était pour elle. Elle rempocha son téléphone et agita la main avec une grimace. « Oh, non, ne parlons pas d’effacer la mémoire des gens, ces choses-là finissent toujours par vous revenir dans la figure. » On pouvait faire plier un peu les règles de la nature, mais pas les briser ainsi, pas sans conséquences en tout cas, et Zee chassa de sa mémoire le visage vide, inhabité de la dernière personne à qui elle avait fait subir ce traitement sans vraiment savoir se contrôler.

Maintenant qu’elles avaient tant parlé d’elle, Zee avait hâte de rencontrer Sasha. Pour le moment, elle s’imaginer une sorte de tout petit lutin partageant des traits communs avec Rosalie – une sorte de mini-elle, quoi. Cette idée seule la ravissait, et elle hocha la tête avec enthousiasme en réponse à l’invitation de Rosie. Zee adorait les enfants – ou les neveux et nièces – des autres. Elle avait totalement le profil de la tant/copine/grand-mère cool, non ? Du genre à permettre aux mômes de se bourrer de bonbons, à servir un bol de céréales à dîner et à enchaîner trois DVD le soir avant d’aller se coucher. Dans sa tête, en tout cas, elle était cool, à défaut d’être maternelle. Et en parlant de cadeau, elle eut l’idée lumineuse de payer la robe de Rosie, balayant les protestations de cette dernière avec le manque de tact légendaire des gens qui n’avaient jamais manqué de rien. « Rosie, je t’assure que ça me fais plaisir, et je vais être honnête avec toi si tu ne le sais pas encore, je suis riche. Regarde mon meilleur tour de magie. » Elle fit apparaître une de ses cartes bleues – la platinum – et la tendit à la vendeuse qui lui fit une courbette, comme si d’un coup, son argent avait propulsé Zee au rang de déesse, ce qui n’était pas faut, dans le temple du capitalisme qu’était le monde occidental. Comme Bruce, Zee donnait sans compter à tout un tas d’organisations caritatives, et comme Bruce, elle constatait que cela n’entamait jamais vraiment ses finances, les seuls moments où elle creusait réellement dans son budget étaient quand elle préparait ses spectacles.

Elle se retourna à temps pour réceptionner Rosie, et lui rendit son étreinte avec d’autant plus de force que la jeune sorcière lui parut si frêle entre ses bras. « Tu sais, ce n’est vraiment rien. Au regard de tout le reste, de ce que ça représente pour toi et Lucian, et même de façon générale, ce n’est vraiment, vraiment rien du tout. » Et c’était vrai, après tout. Surtout pour elle qui pouvait se permettre ce genre de raisonnement, évidement. Ainsi, la vendeuse momifia la robe dans une house qui semblait pouvoir résister à une tornade et la leur tendit, et aussi facilement que cela, elles étaient dans la rue. « Merci à toi pour cette journée, et cette nouvelle. Je crois que j’avais bien besoin de ça. Alors, c’est une promesse : appelle-moi quand tu voudras pour remettre ça. J’ai hâte de vous voir vous marier. » Sourire aux lèvres et étoiles dans les yeux. Mais les nuages s’amoncelaient déjà, même si elle refusait de les voir. Après tout, toutes les deux avaient bien le droit de profiter de l’instant, de cet instant, avant que l’orage n’éclate.

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