Rigueur, discipline, acharnement. Tels étaient les mots d'ordre au sein de la Ligue des Assassins. Nyssa se souvient encore très clairement de ses longues années d'entraînement au sein de l'organisation. Aucun professeur pédagogue, des enseignements faits pour briser les plus faibles et une tendance exagérée à se débarrasser définitivement des éléments médiocres. Être la fille de Ra's al Ghul ne lui avait offert aucun privilège, sinon celui d'être traitée plus sévèrement encore que les autres. La fille du Démon ne pouvait pas décevoir, elle n'en avait le droit. Elle encore plus que les autres n'avaient pas le droit à l'échec. Si elle avait été enfant, si elle n'avait pas eu le temps de se forger une armure avant de mettre les pieds à Nanda Parbat, elle aurait certainement beaucoup souffert d'un tel traitement et du désintérêt sauvage de son géniteur pour elle. Comme Dusan, elle était née imparfaite. Son sexe la rendait imparfaite aux yeux de leur père, lui qui s'autoproclamait pourtant comme un progressiste acharné. Mais en fin de compte, Ra's al Ghul s'était révélé n'être qu'un homme avide de pouvoir comme beaucoup d'autres avant lui. Son immortalité ne l'avait pas rendu sage mais cupide et cruel, et Nyssa avait parfois eu l'occasion d'apercevoir la folie qui le rongeait. Lentement, comme une gangrène. Pour ses généraux et lui, rigueur, discipline et acharnement n'étaient que le moyen de s'assurer la fidélité de leurs soldats. Une armée de cerveaux lessivées, voilà ce qu Ra's al Ghul voulait vraiment... Cela n'avait pas pris avec elle. Rapidement, elle avait vu les fissures dans un édifice qui se prétendait parfait. Les défauts, les illogismes, la cruauté derrière l'excuse de l'ordre, les idéaux avec un soupçon d'eugénisme... Ra's al Ghul n'est rien de plus qu'un tyran comme les autres, seul le masque qu'il porte est différent.
Nyssa sursaute et reprend ses esprits quand Mina tire doucement sur sa manche. Pendant un instant elle a oublié où elle était, avec qui, pourquoi. Elle soupire en secouant la tête, agacée d'être de plus en plus sujette à ces moments où elle se dissocie du monde qui l'entoure. Il faut qu'elle se souvienne de son objectif. Star City, un club de boxe réputé accueillant aussi bien des adultes que des enfants, Theodore. « Tu veux aller jouer ? » Sans dire un mot, la petite blonde acquiesce en désignant d'autres enfants d'un doigt. Nyssa hoche la tête et Mina les rejoint timidement. Nyssa la regarde un instant, les sourcils légèrement froncés, puis se détend quand une enfant un peu plus âgée lui tend une corde à sauter en essayant de lui parler en utilisant la langue des signes quand elle remarque que Mina ne lui répond pas. Toute cette innocence, si vite piétinée et arrachée... Nyssa balaye la salle d'un regard attentif, et ce n'est qu'une fois qu'elle certaine qu'aucune menace ne se dissimule parmi les gens présents qu'elle se détend, ses épaules s'affaissant légèrement. Elle se déplace dans la pièce en observant les lieux avec un sourire. C'est presque grotesque de voir des tous petits avec des gants de boxe, prêts à en découdre avec un vilain sac de sable, mais c'est aussi touchant. Comme ça l'est de voir un homme âgé d'une soixantaine d'années montrer à une petite fille comment bien se placer pour cogner. Et puis il y a ceux qui regardent le combat en cours sur le ring avec fascination, les grands baraqués qui ne peuvent s'empêcher de grimacer quand les coups portés font craquer les articulations, les enfants qui s'exclament de joie quand leur boxeur favori l'emporte.
Les bras croisés, Nyssa s'immobilise devant le ring en attendant que Theodore la remarque. Elle a cette capacité à disparaître et à s'effacer au milieu d'une foule, même une petite, qui fait qu'on ne réalise pas toujours qu'elle est là, à moins qu'elle ne le décide. Mais ici, elle n'a aucune raison de vouloir disparaître, bien au contraire. Cela fait des années et des années qu'elle n'a pas vu le boxeur, mais elle lui fait toujours confiance comme au premier jour, comme si leurs chemins ne s'étaient jamais séparés. Une fois que leurs regards se sont croisés, elle s'éloigne du ring et va patienter dans un coin de la salle, d'où elle peut garder un œil sur Mina. Elle semble s'être lancée dans un concours de corde à sauter, la voir interagir avec des enfants de son âge n'est pas une chose que Nyssa prenait pour acquise, étant donné l'état psychologique dans lequel elle l'avait trouvée. Elle quitte Mina des yeux quand Theodore vient la rejoindre, et un large sourire étire ses lèvres. « Tu as l'air plutôt en forme, pour un vieillard qui passe son temps à prendre des coups. » Exactement comme elle. Peut-être même qu'elle s'en sort encore mieux, étant donné qu'elle approche de ses deux cent ans. Sans doute parce qu'elle a l'aide d'une petite potion magique, sans laquelle elle serait morte et enterrée depuis longtemps. Les premières secondes un peu gênantes passées, Nyssa prend Theodore dans ses bras. L'étreinte est brève, mais étroite. « Je suis désolée, j'aurais peut-être dû appeler... Mais tu le sais bien, le téléphone, ce n'est pas vraiment mon truc. » Nyssa hausse les épaules, désinvolte. Si elle utilise peu les moyens de communication moderne, c'est pour éviter qu'on retrouve sa trace trop facilement. Ra's al Ghul a d'imposants moyens à sa disposition, alors elle est prudente plutôt deux fois qu'une. « Écoute, je ne vais pas tourner au tour du pot, ce n'est pas mon genre. J'ai besoin de ton aide. J'ai mis à jour un réseau de prostitution forcée et de pédophilie, je sais que l'une de ses racines est à Star City. Je ne refuse jamais un défi, mais c'est un morceau trop gros pour moi seule. J'ai besoin de ton aide, tu es la seule personne en qui j'ai encore confiance. »
Certaines choses ne changent jamais. Theodore a toujours eu un cœur trop gros pour son propre bien, et s'il n'était pas quasiment immortel cela ferait déjà longtemps qu'il ne serait plus de ce monde. Pour Nyssa cela ne fait aucun doute, son code moral et son sens de l'honneur en font quelqu'un de trop bien pour Star City – ou nulle part ailleurs, en fin de compte. En venant le trouver, elle savait très bien qu'il n'hésiterait pas une seconde à lui proposer son aide. Il est l'une des rares personnes qu'elle connaisse à ne posséder quasiment aucun instinct d'auto-préservation, comme si sa capacité à revivre quoi qu'il lui arrive l'empêchait de se soucier de son propre sort. Combien de fois est-il mort ? Nyssa n'est pas certaine de vouloir le savoir. « Retrouve-moi au café d'en face dans un quart d'heure. » Elle a beaucoup, beaucoup de choses à lui dire, et elle ne veut pas risquer que quelqu'un les entende. Si elle a une foi aveugle en Theodore, elle ne peut pas en dire de même pour le reste du monde. Et même si elle est certaine qu'il n'accueille que des gens dignes de confiance, Nyssa reste une éternelle méfiante. Certains diraient qu'elle est paranoïaque, elle préfère dire qu'elle assure ses arrières en toutes circonstances. Il le vaut mieux, quand on est traquée par les assassins les plus dangereux de la planète en permanence. Elle ne se fait pas d'illusions, Ra's al Ghul a forcément placé plusieurs de ses espions à Star City pour surveiller Theodore et l'avertir de sa présence quand elle mettrait les pieds en ville. Voilà pourquoi chaque minute est comptée, elle ne pourra pas rester invisible éternellement, parce qu'elle n'est pas venue pour une visite de courtoisie. Ligue des Assassins ou pas, elle ne quittera pas Star City avant d'avoir mis un terme à cet odieux trafic d'êtres humains qui s'est enraciné en ville. Avec l'aide de Theodore, ce devrait être rapide. Ils ont toujours formé un duo redoutable et efficace, quelques années n'auront rien changé.
Nyssa récupère Mina sur son chemin avant de quitter la salle, la petite fille la suit sans dire le moindre mot après avoir dit au revoir aux autres enfants d'un geste timide de la main. Dans le café de l'autre côté de la rue, elles s'installent à une table en retrait des autres, pour toujours plus de discrétion. Nyssa commande deux cafés et un chocolat chaud pour Mina, qui s'intéresse de très près à sa tasse une fois qu'elle est servie. Quand Theodore les rejoint, il remarque bien évidemment la présence de la petite fille. Pour une grande solitaire comme Nyssa, le changement est plutôt radical. Elle va devoir commencer par lui raconter pourquoi elle voyage avec une enfant, avant de lui raconter quoi que ce soit d'autre. « Elle s'appelle Mina, elle a huit ans. Si elle ne répond pas quand tu lui parles, ne t'en formalise pas... Elle ne parle quasiment plus. Je l'ai emmenée voir un psychiatre, il lui a diagnostiqué un stress post-traumatique sévère. » Tout en parlant, Nyssa caresse doucement les cheveux blonds de Mina, qui n'a quitté sa tasse des yeux qu'au moment où elle a entendu son nom. Elle n'ose pas regarder Theodore, ni même aucun autre homme adulte. Il lui suffira d'additionner les premières informations que Nyssa lui a données avec son comportement pour comprendre pourquoi. « Elle ne comprend pas l'anglais, elle ne parle que le slovène et un peu de serbo-croate. Nous pouvons parler librement. » Nyssa aurait préféré commencer par une conversation plus légère avec Theodore, elle aurait aimé lui demander comment il va après toutes ces années, mais ce n'est hélas pas le plus urgent. « J'espère que tu as le cœur toujours aussi bien accroché, ce n'est pas une jolie histoire que j'ai à te raconter. » Si c'était le cas elle ne serait pas là, pas vrai ? Elle prend une gorgée de café avant de se lancer, reprenant tout depuis le début.
« Peu de temps avant que la Ligue de Justice ne parvienne à vaincre le Syndicat du Crime, j'avais décidé de m'établir quelques temps dans la région des Balkans. J'avais entendu dire qu'un groupe de néo-Nazis souhaitait reprendre les expérimentations nazies, alors tu me connais, il fallait que je mette un terme à ça avant même que ça ne commence. Je me suis occupée de leur cas... Mais quelque chose d'autre m'a poussée à rester sur place un peu plus longtemps. » Nyssa reste rarement longtemps au même endroit, à moins que quelque chose ne l'y pousse. « En février, il y a eu un terrible attentat à Tirana. Je suppose que tu n'en as pas entendu parler, ce pays est trop autocentré pour se soucier de ce qui se passe dans un petit pays comme l'Albanie. Une fusillade a éclaté à l'occasion d'un festival qui célébrait la Saint-Valentin, la plupart des victimes étaient des jeunes couples ou des célibataires. Beaucoup de ces gens avaient des enfants. Très vite, il s'est avéré que le gouvernement n'arriverait pas à retrouver les responsables. Alors je m'en suis chargée, et c'est comme ça que j'ai découvert les véritables raisons de cette attaque. » Un soupir s'échappe d'entre ses lèvres pincées et pendant quelques secondes, elle observe Mina. Huit ans à peine, et son innocence a déjà été bafouée par la cruauté des hommes. Pour quoi ? L'argent, encore et toujours l'argent.
« Je me suis rendue compte que la plupart de ces gens avaient des enfants. Des enfants qui avaient presque tous disparus. Beaucoup de jeunes femmes aussi, rescapées de l'attaque ou devenues veuves du jour au lendemain. Il y a eu tellement de victimes que toutes ces disparitions sont presque passées inaperçues, dans un premier temps. Mais pas pour moi. J'ai remonté la trace des terroristes jusqu'à les retrouver en Bulgarie. Et avec eux, j'ai trouvé un vaste réseau de prostitution forcée et de pédophilie. C'est là que j'ai retrouvé Mina... Je ne te fais pas de dessin. Je me suis chargée de ces hommes, et j'ai rendu les enfants et les femmes à leurs familles. Mais Mina n'avait plus personne, sa mère est morte dans l'attentat, alors je l'ai gardée avec moi pour qu'elle ne devienne pas une enfant de plus dans le système. » Peut-être qu'être à ses côtés n'est pas ce qu'il y a de mieux pour une enfant, mais Nyssa n'a pas envisagé une seule seconde de l'abandonner, de la laisser à son triste sort sans se retourner. « J'ai réussi à faire parler un homme. Il m'a dit que l'un de ses patrons se trouvait à Star City. Un parrain de la mafia, mais il ne savait pas lequel. Les Russes, peut-être ? Quoi qu'il en soit, plusieurs de leurs victimes ont déjà été remises entre les mains de ceux qui dirigent le trafic. Je pense qu'elles vivent un véritable enfer en ce moment même. Voilà pourquoi je suis là, Ted. Je veux mettre un terme à tout ça, le plus vite possible. »