glitter and gold - soirée heal the world (evelyn & jason)

glitter and gold (heal the world)

evie & jason

Sortir de chez lui pour autre chose qu’une mission pour un baron de la magie ou un autre, ou un voyage de recherches, était un plaisir rare pour Jason Blood. Son emploi du temps, bien qu’il en fut le maître incontesté et incontestable, était régi par trop de règles et de travaux personnels pour qu’il s’accorde moult loisirs, et ceux qu’il s’accordait tenaient en général de l’activité solitaire : plus de lecture, un voyage dans un coin isolé des Etats-Unis à califourchon sur sa moto, une longue randonnée à cheval dans la nature loin de Gotham. En véritable ermite, plus il était loin des hommes, mieux il se portait. Il blâmait en partie le démon qui dormait dans un coin de sa tête, mais même Etrigan n’était pas responsable de tous ses maux.

Ce soir pourtant, Jason Blood décida de faire une entorse à ses habitudes de reclus, profitant d’un passage à Metropolis pour répondre à l’invitation qu’il avait reçu une semaine plus tôt – une soirée caritative en faveur de petits orphelins à travers le pays, organisée par divers établissements qui avaient décidé de se joindre à l’opération en ces fêtes de Noël approchant à grands pas. La générosité était de mise en cette fin d’année, comme une convention tacite sur laquelle on ferme volontiers les yeux parce que tant que les plus démunis en profitaient, qui se souciait des motivations derrière l’altruisme soudain qui bourdonnait chez les plus nantis ?

Blood n’était pas un philanthrope de nature, préférant garder son nom hors de tout registre de donations, mais pour une fois, il pouvait bien faire une exception. C’était le théâtre Warner qui avait remporté ses faveurs en mettant à l’honneur une représentation du Faust de Goethe – l’histoire d’un homme qui vend son âme au diable, il avait presque vu la chose comme un signe. Et depuis le temps qu’il était passé maître dans l’art de l’ironie, Blood n’avait pas résisté à l’appel. Vêtu d’un des nombreux costumes sur-mesure qui constituaient le gros de sa garde-robe, barbe courte impeccablement taillée, l’hôte d’Etrigan passa les portes du théâtre après avoir montré son invitation à l’entrée, et après avoir laissé son manteau au vestiaire, consulta sa montre. Il était arrivé en avance – il lui restait une grosse demi-heure avant qu’ils n’ouvrent les portes de la salle pour que le public puisse prendre place. Dans sa tête, pas la moindre trace d’Etrigan – sans doute le démon était-il trop occupé à se baigner dans les flammes de l’Enfer pour se régénérer après ce drôle de… paradoxe temporel. Ou à lécher les bottes de Lucifer, ou de Belial. Dans tous les cas, Jason savait qu’il était tranquille pour la soirée. Impeccable.

Zigzaguant dans la foule d’invités eux aussi bien mis et sur leur trente-et-un, il passa devant une affiche faisant la promotion de l’évènement et de l’association qui avait organisé l’opération ‘Heal the world’ et entra dans le bar du théâtre – un bar à vin dont la lumière tamisée et la moquette épaisse lui conférait une atmosphère intimiste prompte à préparer ses clients pour une soirée silencieuse de représentation. Décidé à contribuer à la levée de fond, il commanda un verre de Château-Latour, et en attendant sa commande, se laissa aller à observer l’assemblée réunie pour l’occasion.

Instinct, sens de l’observation, divination, télépathie, appelez ça comme vous voulez – mais presque instantanément, Jason sentit son attention dériver vers une conversation qu’il était trop loin pour entendre (mais apparemment pas pour la percevoir). Trois hommes, des collègues de travail visiblement décidé à tirer profit de cette soirée et de la gente féminine présente, et avaient décidé de se lancer un pari du meilleur goût. Un bref coup d’œil lui suffit à confirmer que trois femmes avaient déjà eu droit à leurs ‘attentions’ – et un autre lui confirma qu’une quatrième approche allait bien être tentée. Il avait repéré la malheureuse cible en question : une jeune femme au port de tête élégant et aux paupières basses, le regard étrangement absent et fermé, assise quelques tabourets plus loin au bar.

Après une brève hésitation (se mêler des affaires des autres ne faisait, après tout, habituellement pas partie de ses prérogatives), Jason étouffa un soupir et fit signe au barman. « Puis-je vous demander de resservir la jeune femme assise au bout du comptoir ? Son verre est presque vide. » « Bien sûr, monsieur. »

Jason le remercia d’un hochement de tête et observa du coin de l’œil son plan se mettre en place – le jeune homme s’approchant de la jeune femme pour lui offrir sa nouvelle consommation et échanger quelques mots avec elle, sans doute pour dénoncer discrètement l’auteur de cette offre inattendue. Dès qu’il sentit le regard de l’inconnue se poser sur lui, Jason tourna la tête pour croiser son regard et la saluer d’un bref hochement de tête.

Misant sur la quasi-certitude que les trois trublions en costard ne perdaient pas une miette de la scène.

Décidant de poursuivre sa petite œuvre, le discret Jason Blood se leva avec la souplesse d’un chat et franchit tranquillement les quelques pas qui le séparaient de la mystérieuse inconnue, son verre de vin à la main – mettant un point d’honneur à rester en vue des trois hommes dont il sentait le regard vriller entre ses omoplates alors qu’il prenait place sur le tabouret vide à côté d’elle.

« J’espère que vous me pardonnerez cette intrusion… » commença-t-il en croisant les mains sur le comptoir. « Vous voyez ces trois hommes derrière moi qui ne nous quittent pas des yeux ? Je les ai surpris à approcher trois femmes différentes ce soir – pas avec les meilleures intentions, je le crains. Il semble que vous étiez la prochaine sur la liste, et comme votre verre était vide, j’ai pris la liberté de prendre les devants. » expliqua-t-il à voix basse, ses yeux gris-bleus reflétant une étincelle navrée teintée d’une pointe de malice. « Toutes mes excuses si j’ai outrepassé les limites de la bienséance… même si je confesse voir très envie de voir leurs têtes. »

C'est la première fois qu'Evelyn participe à ce genre de soirée depuis son accident. Sortir de chez elle, quitter Star City, s'apprêter, elle n'a plus fait toutes ces choses depuis une éternité et a longtemps hésité à répondre à l'invitation qui lui a été envoyée. Elle s'était demandée qui l'on invitait réellement – Evelyn Fawkes la grande danseuse étoile, ou Evelyn Fawkes la fille du tristement célèbre mais richissime Jasper Fawkes ? C'était Theodore qui l'avait convaincue d'y aller, pour se changer les idées ou pour la forcer à sortir le pied qu'elle avait déjà mis dans la tombe et qu'elle s'obstinait à y laisser. Il avait ajouté sur le ton de la plaisanterie qu'en cas de problème, il y avait Superman à Metropolis, et que par conséquent il ne pouvait rien lui arriver. Elle avait fini par céder, non sans songer que le jour où elle avait été défenestrée, aucun héros n'avait été là pour la sauver. Mais toujours est-il qu'elle s'était décidée, et s'était déplacée jusqu'à Metropolis pour assister à la représentation du Faust de Goethe. Oh, elle avait bien vu qu'il s'agissait d'une soirée caritative, et sans doute était-ce la raison pour laquelle elle avait été invitée avant tout. Evelyn avait enfilé une robe de soirée en essayant de suivre les conseils de Theodore, c'est à dire en ne se souciant pas de savoir si le tissu dissimulerait ou non les cicatrices dues à son accident. Arrivée en avance au Théâtre Warner, elle s'était rendue au même endroit que tous les convives, c'est à dire le bar. Le genre de bar où le moindre verre coûte presque la moitié du prix d'un billet pour assister à une pièce. Au milieu de tous ces gens plus riches et narcissiques les uns que les autres, Evelyn ne se sent pas à sa place. Bien qu'elle soit elle-même plutôt fortunée, elle n'a pas l'impression d'avoir quoi que ce soit en commun avec tous ces gens. Elle les connaît pour la plupart. Pas personnellement, mais elle a appris à savoir comment ce genre de personnes se comportent en société, elle sait à quel point ils sont hypocrites. Des dons aux associations caritatives ? Pour eux ce n'est pas toujours de la générosité, c'est simplement une façon d'éviter de payer des impôts trop imposants. Beaucoup se moquent de ceux qui n'ont pas eu la chance de naître avec une cuillère en argent dans la bouche, mais toute excuse est bonne pour se faire bien voir et faire la une des journaux. Fatalement, elle ne peut s'empêcher de se demander combien sont comme son père, de faux hommes d'affaires mais de vrais criminels. Incapable de faire confiance à qui que ce soit à présent, Evelyn préfère rester à l'écart de la foule, assise au bout du comptoir avec un Cosmopolitan bu un peu plus vite qu'elle ne l'aurait voulu. Quand le serveur lui sert un second verre sans qu'elle n'ait rien demandé, elle fronce les sourcils. Son premier réflexe est de marmonner un pitié non pour elle-même quand il lui désigne d'un geste du menton l'homme qui vient de lui offrir le cocktail. Elle se sent idiote de ne pas avoir songé qu'elle puisse être victime d'une ou plusieurs tentatives de séduction. Enfin, "être victime" n'est peut-être pas le bon terme, mais Evelyn ne se souvient pas de la dernière fois où l'expérience n'a pas été désagréable pour elle. Mais elle s'efforce de ne pas afficher une expression trop antipathique quand l'homme s'approche d'elle, très élégant dans son costume. Elle l'aurait certainement trouvé très séduisant si elle n'était pas déjà très attachée à quelqu'un d'autre. Elle hausse un sourcil quand il prend la parole et lui explique le manège peu discret et encore moins délicat d'une bande de goujats derrière eux. Sans doute n'aurait-elle pas dû, mais Evelyn se retourne et les foudroie du regard, profondément agacée de n'être considérée que comme une proie potentielle pour ces imbéciles qui ne considèrent sans doute les femmes que comme des objets selon leurs envies. « Quelle bande de... » Evelyn se tait avant de proférer des insanités à leur égard. Rien que pour voir leurs expressions déconfites, elle prend le verre qui lui a été offert et affiche un sourire forcé mais convaincant. « Et donc... Vous vous êtes dit que vous alliez jouer le chevalier servant et voler à mon secours ? Ai-je à ce point l'air d'une demoiselle en détresse ? » Peut-être bien, avec son éternelle air de chien battu et sa façon de se recroqueviller sur elle-même pour se fondre au maximum dans le paysage sans attirer l'attention. « Vous m'excuserez de douter de vos louables intentions, mais rien ne me dit que vous n'avez pas les mêmes idées que ces imbéciles derrière la tête. Vous savez ce qu'on dit, l'habit ne fait pas le moine. » Et dans son cas, Evelyn est bien loin d'imaginer à quel point elle dit vrai. Toujours pour agacer les lourdauds qui les observe, elle avale une gorgée de son cocktail. Mais il allait falloir davantage que de belles paroles pour la convaincre d'être face à un gentleman, et non pas à un autre loup dans un costume de luxe.

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Jason fut obligé de prendre sur lui pur se contenter de se fendre d’un demi-sourire amusé et conserver son inimitable flegme britannique, plutôt que de rire tout haut de la mine déconfite de ces messieurs lorsque la jeune femme ne put s’empêcher de se retourner pour les foudroyer du regard. Sagement, il s’abstint du moindre commentaire, peu désireux d’avoir l’air de prendre leur défense quand ils ne le méritaient clairement pas. Quinze siècles qu’il se promenait sur Terre, et certaines choses ne changeaient pas : la goujaterie restait la même d’un siècle, et les femmes devaient toujours s’inventer de nouvelles armes pour se défendre. Quel plaisir de constater que le regard noir restait, et resterait sans doute toujours, une arme intemporelle d’une efficacité redoutable. Comprenant qu’il avait effectivement affaire à quelqu’un qui n’avait pas la patience pour ces jeux-là (et il ne pouvait décemment lui en vouloir, il garda le silence et se contenta de lever son verre à sa santé, peu désireux de se retrouver classifié dans la même catégorie que ces malotrus – une certaine forme de fierté masculine, sans doute, et l’idée un peu datée d’un certain sens de l’honneur dont il n’aimait pas être privé. Constantine se payait assez régulièrement sa tête à ce sujet, il n’avait pas besoin de se faire rappeler son côté vieux jeu par une parfaite inconnue. Même si, au fond, il le méritait peut-être.

Avait-elle l’air d’une demoiselle en détresse ? Si l’honnêteté parfaite et brutale aurait voulu qu’il réponde oui, il aurait aussi admis que c’était en partie un mensonge. Oui, au premier regard, elle avait cette attitude nonchalante et résignée de la femme qui porte un poids trop lourd sur ses épaules, l’air détaché et mélancolique de celle qui porte en son cœur une indicible tristesse de tous les instants que le poète cherche en vain à expliquer avant d’admettre sa défaite en professant son amour. Mais Jason avait aussi entraperçu, un bref instant, la lueur implacable de ceux qui se battent suffisamment avec la vie pour ne pas se laisser aussi abattre par l’idiotie d’autrui. Il opta donc pour une autre forme d’honnêteté. « Pardonnez-moi. Si cela vous console, vous avez moins l’air d’une demoiselle en détresse que moi d’une vieille relique démodée sortie du roman de Renart. » admit-il. Après tout, être honnête avec soi-même était le premier pas vers la paix intérieure. Surtout quand on hébergeait dans sa tête un démon plein de verve toujours prêt à se moquer de son hôte à la première occasion – l’autodérision devenait une stratégie de survie plus qu’autre chose.

Sa remarque, ou accusation à peine dissimulée, lui arracha un autre demi-sourire. Patiemment, Jason étudia la robe de son vin, se remémorant brièvement les théories loufoques d’un vieux sorcier italien qui affirmait pouvoir lire l’avenir dans le raisin – une excuse comme une autre pour s’adonner au vice de la boisson, comme si on avait besoin d’une excuse pour la justifier au XVIème siècle. « Ma parole vaut ce qu’elle vaut, mais je vous implore de ne pas vous inquiéter. » Il fit tourner son vin dans son verre. « Ma chère moitié monopolise bien trop mon attention pour que je cherche à m’égarer ailleurs. Il est du genre… exigeant. »

Quelque part dans un coin de sa tête, loin en Enfer, il put sentir Etrigan grogner. Ha. Bien fait.

Comme pour célébrer sa puérile victoire, il porta son verre à ses lèvres. Du vin, du théâtre, et une compagnie de laquelle n’émanait ni magie ni identité secrète – par habitude, par déformation professionnelle, Jason avait pris soin de faire un rapide background check télépathique, petit secret inavouable mais trop nécessaire à une époque où trop de gens et créatures mystiques souhaitaient lui mettre la main dessus. Cette soirée s’annonçait sous des auspices presque optimistes. Doucement Blood, ne mettons pas la charrue avant les bœufs.

Toujours respectueux, Jason tourna à nouveau son regard vers sa compagne improvisée et involontaire. A peine visibles aux bordures de sa robe de soirée, il pouvait deviner le relief de cicatrices dont la provenance lui restait un mystère – il n’aurait pas l’outrecuidance de pousser jusque-là son examen télépathique. Mais Blood avait eu suffisamment d’expérience avec sa part de cicatrices pour savoir que celles-ci ne provenaient sans doute pas d’une simple glissade sur son parquet.

Parfois, les démons se portaient à même la peau, plutôt que de s’invoquer en quelques rimes.

« J’admettrai tout de même me désespérer de trouver un autre amoureux du théâtre ce soir. Il me semble que beaucoup de nos amis ici présents soient venus pour être vus plus que pour voir un spectacle. » poursuivit-il pour lui éviter ce moment inévitablement gênant où un parfait inconnu qui assurait avoir des intentions parfaitement innocentes commencerait à lui poser des questions plus personnelles. Ses yeux dérivèrent sur la foule assemblée derrière eux. S’attardèrent un instant sur leurs trois loustics. Toujours à les regarder. Jason leva son verre à leur adresse avec son sourire le plus courtois. « Faust est une de mes pièces préférées. Êtes-vous une habituée des planches vous-même ? » demanda-t-il, aussi curieux que poli.

Certains clichés sont particulièrement coriaces, à commencer par celui de la demoiselle en détresse ayant besoin d'un preux chevalier pour la secourir. Par le passé, Evelyn était de ces femmes qui se sentent trop souvent obligées de rire à une plaisanterie qui n'ait pas drôle, ou qui culpabilisait presque d'éconduire un homme. Mais plus maintenant.  Être défenestrée, faire une chute de plusieurs étages et se fracturer de nombreux os avait au moins eu le mérite de lui remettre les idées en place et elle avait compris qu'elle n'avait pas à être polie avec ces malotrus qui se croient tout permis. Evelyn est encore loin d'être convaincue que son sauveur n'est rien de plus qu'un bon samaritain, il ne serait malheureusement pas le premier à se faire passer pour ce qu'il n'est pas. Elle hausse tout de même un sourcil quand il évoque sa moitié, qui serait apparemment un homme. Est-ce assez pour la rassurer ? À moitié seulement, au cas où son apparente sincérité ne serait qu'un leurre. Mais au moins, leur conversation a le mérite d'avoir convaincu les lourdauds et leur pathétique tentative de séduction d'aller voir ailleurs. Ou plutôt, de se trouver une nouvelle proie, à laquelle Evelyn souhaite bien du courage... « Ne vous méprenez pas. Ce n'est pas une véritable soirée caritative... La générosité de la plupart des invités n'a d'égale que la réduction qu'ils verront sur leurs impôts. » Evelyn hausse les épaules et avale une gorgée de son cocktail, l'alcool commençant déjà à réchauffer ses entrailles. Boire, est-ce bien raisonnable ? Il n'y avait pas si longtemps, elle avait confié à Theodore avoir l'alcool triste. « Mais je suppose que les associations s'en moquent, du moment qu'elles obtiennent l'argent dont elles ont désespérément besoin. » Elle se souvient avec amertume de la prétendue générosité de son père, qui avait donné son argent pour entretenir son image et brouiller les pistes. Alors qu'en fin de compte, il n'existe pas moins altruiste que lui. Même Evelyn était tombée dans le panneau, tête la première et sans se douter de rien. Avant qu'une grimace disgracieuse ne s'invite sur son visage, elle avale une autre gorgée de son Cosmopolitan. Si elle est une habituée des planches ? Evelyn ne peut s'empêcher de soupirer doucement et pendant une seconde, elle est tombée de mentir. « Je l'étais. Il n'y a pas si longtemps que ça, j'étais ballerine. Et puis un charmant individu a eu la merveilleuse idée de me faire passer à travers la fenêtre du deuxième étage, et l'atterrissage a été un peu trop rude pour mes jambes. » Elle se force à sourire, à dissimuler la douleur que ses souvenirs ravivent derrière un masque d'ironie. « Depuis, je suis cynique professionnelle. » Et fière de l'être ? Pas vraiment, mais c'était ça ou se morfondre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, option inenvisageable pour la jeune femme. « J'admets ne jamais avoir vu Faust. Je n'ai plus remis les pieds dans un théâtre, un opéra ou même une salle de cinéma depuis... un certain temps. » Evelyn a honte de l'admettre, mais elle est restée coupée du monde bien plus longtemps qu'elle n'aurait dû. Dire que sa rééducation lui prenait tout son temps aurait été un mensonge, en vérité elle n'avait tout simplement pas eu le courage d'affronter le monde extérieur. Sa vie s'était arrêtée, mais la Terre n'avait pas cessé de tourner pour autant. « Enfin, pour le moment j'ai plus l'impression de visiter un zoo... » Avec des animaux qui n'ont rien d'intéressant. Elle avait presque oublié à quel point elle déteste le milieu bourgeois dont elle fait pourtant partie. La vraie pièce se joue ici, pas sur scène. Elle reconnaît quelques visages, mais se moque des individus auxquels ils appartiennent. Ce n'est pas qu'elle veuille mettre tous ces gens dans le même panier, mais elle ne se sent plus à l'aise parmi eux. Elle ne doute pas avoir un jour été aussi arrogante et superficielle qu'eux, elle en a même honte, mais à présent elle ne supporte plus l'hypocrisie de ce milieu. « Vous n'avez pas l'air plus à votre place ici que moi. Mais je ne pense pas que vous soyez perdu non plus... Seriez vous l'un des rares véritables philanthropes de la soirée ? » Un brin moqueuse, elle lui sourit avant de lui tendre la main pour se présenter à lui de façon formelle, aussi ridicule que ce soit. « Evelyn Fawkes. »

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Jason laissa son regard courir sur l’assemblée qui les entourait, se demandant sincèrement si le tableau que sa compagne de la soirée lui en peignait était réellement fidèle à la réalité. Sans doute, songea-t-il en avisant leurs sourires de circonstances, leurs costumes élégants, en laissant traîner une oreille ici et là à l’affût de conversations qui n’avaient rien à voir avec l’objectif caritatif de la soirée. Il s’aventura même à attraper une pensée ici et là, abusant discrètement de ses dons de télépathie pour mettre à jour, pour son propre plaisir et sa propre distraction, les motifs et motivations des uns et des autres. Hélas, rien que de très mondain et pragmatique, comme elle le suspectait. Un constat qui ne le choquait pas, ni le chagrinait. 1500 ans d’existence conduisait n’importe qui à ne plus s’étonner de rien quant à la nature humaine et sa capacité à se détacher de toute noblesse de cœur. Il aurait pu se montrer amer, comme la jeune femme à côté de lui – mais même l’amertume, il se trouvait trop vieux pour ça. Véritable moine bouddhiste qui avait passé beaucoup trop de temps à lutter contre un démon bien réel pour véritablement s’inquiéter de la supposée noirceur du cœur humain – lequel avait tendance, soyons honnête, à se tourmenter pour pas grand-chose. Sur ces pensées, Jason but pensivement une ou deux nouvelles gorgées de son excellent vin. Finalement, après quinze siècles, certaines constantes ne changeaient pas. Les gens en faisaient, de son expérience, partie. Les mœurs évoluaient, les goûts et les couleurs aussi, mais l’essence restait la même, dans tout ce qu’elle avait d’égoïste et d’imparfait. Il y avait des jours où il trouvait cette pensée rassurante, et d’autres, où elle le désespérait. Ce jour-là, dans ce théâtre, il aurait eu bien du mal à dire de quel côté de la balance il penchait.

Heureusement, sa compagne accepta de le distraire de ses pensées bien conceptuelles, et réussit à le faire mentir. Au récit bref et concis de son malheur, il haussa un sourcil surpris, et comme pour saluer sa performance (peu de gens réussissaient à surprendre les gens de son âge, après tout), but une nouvelle gorgée de vin. Diable. Une fin bien abrupte pour une carrière sans doute prometteuse – Jason s’abstint de réclamer des détails, ce qui serait de bien trop mauvais goût et irrespectueux, mais il ne pouvait pas nier une pointe de curiosité, et une autre de compassion. « Vous m’en voyez navré. Je prierai pour qu’un juste retour de karma lui fasse comprendre sa douleur. » dit-il, avant de marquer une brève pause et d’ajouter, en lui levant son verre : « Ceci dit, le cynisme est un beau métier. Pas facile à maîtriser, mais vous m’avez l’air de faire partie de l’élite. Chapeau bas, mademoiselle. »

Et puis zut, hein. Si deux grands blasés ne pouvaient pas partager un peu de sarcasme, la vie ne valait vraiment plus la peine d’être vécue, et il ferait tout aussi bien de libérer Etrigan et le laissa brûler le monde entier.

Son visage s’adoucit un tant soit peu alors qu’il devinait entre les lignes la longue convalescence, la remise en question, et toutes les épreuves qui attendent nécessairement ceux dont la vie entière est bousculée du jour au lendemain. Il aurait aimé pouvoir lui dire qu’il comprenait. A la vérité, il avait presque tout oublié de son propre instant de bascule… et étant donné que c’était ce moment qui lui avait valu le charmant surnom de Jason-o’-the-Blood, c’était sans doute mieux ainsi.

Sa question parvint à lui arracher un rire amusé, et il reposa son verre de vin sur le bar, avant de la regarder avec des yeux gris pétillants d’une malice qui s’y glissait pourtant bien rarement. « Vous me flattez. Malheureusement j’ai bien peur de n’être qu’un amateur de théâtre qui a vu là l’occasion de sortir de sa grotte, pour une fois. Même si j’avoue que la valeur ajoutée d’en faire une bonne action est un facteur non-négligeable. » A quoi bon se faire passer pour ce qu’il n’était pas ? Jason tendit la main pour serrer celle, plus fine et plus délicate, d’Evelyn. Sans baisemain – quelque chose lui disait qu’elle n’était pas du genre à se soucier de ce type d’attention. « Jason Blood. Charmé de faire votre connaissance, miss Fawkes. » Avait-il réussi à passer outre les barrières de sa méfiance, lui qui initialement était juste intervenu pour lui éviter de futures déconvenues avec leurs trois larrons ? Sans doute que non, mais au moins la conversation restait-elle cordiale. Une chose à laquelle il ne s’était pas attendu en arrivant à cette soirée. Il s’était mentalement préparé à échanger quelques politesses avec des étrangers, peut-être, mais sans plus. Il devait bien l’avouer, ce revirement de situation ne lui déplaisait finalement pas tant.

« Disons qu’avec l’âge, j’ai développé un certain talent pour me fondre dans la masse et avoir l’air de savoir ce que je fais. Mais je vous assure, je me sens à peu près aussi aliéné que vous ici. » Le son léger d’une cloche l’interrompit pour annoncer l’ouverture des portes de l’auditorium. Autour d’eux, les autres invités commençaient à se lever de leurs tables et se diriger, sans interrompre leurs conversations, vers le cœur du théâtre pour prendre leurs justes places. Sans se presser, au vu de la foule présente, Jason finit son vin et laissa un pourboire au barman occupé à nettoyer la ribambelle de verres abandonnés. « Miss Fawkes, que diriez-vous de poursuivre nos savantes observations sur la condition humaine dans la salle ? En restant prudents bien entendu. Si nous sommes dans un zoo, je ne doute pas que certaines de ces bêtes mordent. »

Il leur restait un peu de temps avant de pouvoir accéder à la salle sans bousculade ; mais Jason rajusta tout de même son costume et lui offrit son bras. Au diable son souci de ne pas apparaître trop vieux jeu. Il était bon d’avoir la liberté d’agir comme il le voulait sans trop sentir l’influence d’Etrigan à l’arrière de son crâne, et il avait l’intention d’en profiter. « Il faudra aussi que vous m’expliquiez comment vous avez atterri ici, si vous faites partie des rares philanthropes de ce soir. Je croyais que le cynisme allait rarement de pair avec générosité, mais seriez-vous sur le point de me prouver le contraire ? »