Du haut de ses quatre-vingt treize mètres, la Statue de la Liberté fixait sur l'horizon un regard de pierre, insensible au passage du temps, des touristes et des intempéries. Combien de personnes avaient contemplé, depuis le pied du monument, un visage qui ne leur rendait pas leurs regards et qui restait immuablement et éternellement fixé vers un point lointain ? Combien de fois des mortels s'étaient rassemblés ici, persuadés de voir un symbole de paix, de liberté, une offrande d'amitié dans ce qui n'était, au final, qu'un symbole arrogant ? L'orgueil de l'Amérique était symbolisé par la fameuse Statue de la Liberté. Nous sommes la Liberté, la Démocratie incarnée, semblait-elle dire.
Pathétique.
Circé, vêtue d'une robe de soirée noire, maintint d'une main son chapeau à large bord qui menaçait de s'envoler. Le vent était fort, ce soir, sur l'île ; mais par chance, elle avait évité la pluie. Elle scruta une énième fois l'obscurité grandissante, dans le froid mordant de l'hiver, essayant de repérer un quelconque signe de la personne qu'elle attendait. Elle avait entendu dire beaucoup de choses sur Jason Blood, l'homme lié à Etrigan, et avait hâte de le rencontrer. Parce qu'il serait son partenaire du soir, et parce qu'elle était d'une curiosité dévorante. L'idée de rencontrer un magicien puissant et inconnu était excitant.
Il n'y avait personne, ce soir. Pas de touristes, pas de gardiens, aucune âme qui ne vaille la peine qu'on s'y intéresse. De toute façon, la moindre interruption dans son œuvre la contrariait toujours fortement, et elle n'était pas d'humeur à jouer les âmes charitables ce soir. Elle avait des choses à trouver, Blood aussi, ce serait une association très intéressante, et voilà tout. L'entrée des souterrains était à la base de la statue ; mais il fallait que Blood soit là pour pouvoir l'ouvrir.
Dommage.
En effet, lorsqu'elle était venue le matin-même, Circé avait eu le déplaisir de constater que ce passage magique et secret, taillé dans la pierre, nécessitait une activation en duo. Pourquoi une telle précaution, cela restait un mystère à ses yeux... mais un mystère qui aiguisait encore plus sa curiosité et son excitation, et elle avait donc hâte de s'enfoncer dans les profondeurs cachés pour pouvoir connaître le fin mot de l'histoire. Et pour mettre la main sur ce qu'elle désirait.
Elle se tapota le menton de l'autre main, s'avançant de quelques pas chaloupés, presque félins, vers l'entrée magique. Jason Blood avait été évasif, lors de leur brève communication, sur les raisons qui le poussaient à expliquer pourquoi il acceptait de se joindre à elle. De ce qu'elle en savait, il avait un lien étrange et inédit avec le démon Etrigan ; peut-être que c'était lié. Mais peut-être qu'il cherchait la même chose qu'elle ? Ou un truc important à ses yeux, et il espérait que la sorcière ne s'y intéresse pas ? Ou peut-être les trois...
La sorcière entendit des bruits de pas dans son dos. Elle se retourna, arborant un léger sourire en reconnaissant immédiatement de qui il s'agissait. L'aura magique dégagée par cet homme était indubitablement celle d'un puissant adepte des arcanes.
« Et le voilà, le prince charmant qui fait attendre la princesse jusqu'à ce que la nuit tombe ! »
Elle tendit la main, espérant qu'il accepte d'y déposer un chaste baiser. Son sourire toujours plaqué sur son visage, Cassandra Colchis se demanda alors comment cet homme faisait pour avoir l'air aussi distingué. Il était bien rare que les hommes soient capable d'une telle prouesse, si bien qu'elle s'en étonnait toujours.
Mais après tout, vu son statut, il ne pouvait pas vraiment être classé parmi les simples et misérables mortels qu'elle haïssait tant.
Liberty Island. Jason ne souvenait pas y avoir posé le pied depuis le début du vingtième siècle, époque relativement proche (et si lointaine à la fois, pour n’importe quel humain doté d’une longévité normale) qui l’avait vu débarquer un jour sur Ellis Island avec un ticket d’entrée pour l’Amérique et ses nombreuses promesses. De nuit, la statue lui semblait différente, débarrassée de ses hordes de touristes et de ses flashs d’appareils photos – ou peut-être était-ce son imagination, toujours prompte à la rêverie lors des rares moments de tranquillité qui lui permettaient de céder à ce petit plaisir. Hélas, Jason Blood n’avait guère le temps de se perdre en contemplations et en réflexions esthétiques cette nuit-là.
Il avait rendez-vous, et pas le genre de rendez-vous où il pouvait se permettre d’arriver en retard.
Comme à chaque fois qu’il partait sur le terrain en s’attendant à rencontrer quelque résistance, Jason avait troqué ses costumes sur mesure pour un col roulé noir, un pantalon assorti, et un manteau sombre qui avaient tous les mérites de ne pas attirer l’attention. Même l’étui du katana attaché à sa hanche se fondait dans la nuit – l’arme ne se ferait remarquer que s’il avait à en dénuder la lame, une éventualité qu’il espérait éviter en tablant sur la discrétion la plus absolue. Une possibilité sur laquelle il ne pouvait néanmoins pas entièrement tabler, n’étant guère familier des méthodes de sa compagne de la soirée. D’expérience, les sorcières dotées d’un pouvoir aussi extraordinaire que la célèbre Circé n’avaient pas tendance à faire dans la dentelle, dès lors qu’elles avaient les yeux fixés sur un objectif.
Curieux de penser qu’en plus de quinze siècles d’existence commune, ils avaient réussi à ne jamais croiser la course l’un de l’autre – une regrettable erreur qu’il était de mise de corriger ce soir. Un sourire courtois suspendu aux lèvres, Jason approcha sa nouvelle complice (la signature magique d’Hécate reconnaissable entre mille – cette femme était vraiment tout ce que les légendes avaient promis) et se saisit délicatement de sa main pour y déposer un baisemain travaillé. Autre avantage d’opérer entre êtres millénaires : certaines règles de la courtoisie restaient intemporelles. « J’ai craint que vous ne m’éblouissiez trop en plein jour, au moins le couvert de la nuit me protège-t-il. » répliqua-t-il en se redressant, le dos droit et le port de tête digne. Les légendes de la Grèce Antique ne mentaient pas : Circé était une très belle femme. Aussi belle que dangereuse, cela ne faisait pas le moindre doute. « Jason Blood. C’est un honneur d’enfin vous rencontrer en personne, Circé. » Fut une époque où, peut-être, il se serait présenté sous le nom de Sir Jason Blood, mais hélas, ces jours-là étaient depuis longtemps révolus. Et ce soir, ils avaient d’autres priorités que discuter pedigree et accomplissements sociaux. Les courtoisies d’usage terminées, le regard de Jason quitta Circé pour contempler la Statue de la Liberté qui se dressait au-dessus d’eux, gardienne de secrets dont la plupart de ses visiteurs ignoraient l’existence. Secrets que cette nuit, Circé et Blood s’apprêtaient à s’approprier pour leur propre bénéfice. S’il ne s’était guère étendu sur le sujet au téléphone, il y avait bien potentiellement quelque chose là-dedans que Jason recherchait, d’après ses dernières découvertes.
Il n’avait pas l’habitude de travailler en équipe pour ce genre de chose, mais cette alliance surprise avec une des sorcières les plus puissantes de ce monde n’était certainement pas une mauvaise chose.
« Vous avez mentionné une double activation pour briser le sceau qui nous empêche d’entrer. » continua-t-il en tendant la main devant lui, sentant les flux magiques de l’endroit s’enrouler autour de son bras comme une cartographie de ce qui pouvait les attendre derrière la porte. Son bras retomba le long de son corps. « Je ne détecte pas de piège au-dehors, mais difficile de prévoir ce qui nous attend à l’intérieur. Il faudra se montrer prudent. » Puis il tourna les yeux vers son inimitable compagne. « Non que je m’inquiète pour une enchanteresse de votre envergure. Si vous êtes prête, à vous l’honneur. »
Elle eut un large sourire, se fendant même d'une légère révérence pour saluer la politesse de Jason Blood.
« Quel galant vous faites ! Et moi qui craignait de tomber sur un goujat ; me voilà amplement satisfaite. »
Il était vraiment bel homme, avec ça. Une pensée en amenant une autre, la sorcière rangea cette dernière, secrète, dans un coin de sa tête, la gardant pour plus tard. Pour le moment, il y avait plus important à faire : et le sorcier venait de lui offrir la possibilité de commencer. Ensemble, ils placèrent leurs mains dominantes sur la pierre, puis Circé murmura une incantation. Aussitôt, le mur se brouilla légèrement, et toute résistance disparut.
« Les dames d'abord. »
Elle s'avança prudemment, le mur magique la laissant passer sans problème. Aussitôt, elle frissonna ; ses pieds nus (elle détestait les chaussures, bottes et bottines) venaient de rencontrer un sol humide et froid, presque poisseux. Sale, en tout cas. Il lui faudrait des jours pour se débarrasser de toute cette puanteur ! Elle fit néanmoins bonne figure, et avança d'encore quelques pas. Le couloir dans lequel ils venaient de pénétrer était assez haut pour qu'ils passent aisément, mais pas très large.
Dans son dos, son partenaire venait d'entrer, et le passage s'était refermé. Il faisait un noir d'encre, et Circé pouvait sentir toute la proximité de Blood.
« C'en est presque... intime. » gloussa-t-elle.
Elle claqua des doigts, et aussitôt, une flambée apparut dans sa main, éclairant le passage souterrain. Ils se mirent en route sans plus attendre ; elle, devant, la sorcière en robe noire, pieds nus, avec un chapeau élégant. On aurait dit deux invités à une soirée démoniaque dans les films des humains. Mais évidemment, si soirée palpitante il devait y avoir, ce ne serait pas parce qu'ils rencontreraient le diable ou ses suppôts. Non, ce serait parce qu'ils auraient l'occasion de faire ce qui leur plaît.
Rapidement, le chemin en pierre descendit, et se poursuivit sur un long moment. Au bout d'un moment, n'y tenant plus de tout ce silence insupportable, elle se mit à parler. Sa voix se répercuta en écho le long des parois, ce qui la fit grimacer. Mais peu importait qu'on les entende : nul n'était de taille face à elle !
« Alors... Jason Blood. C'est quoi, votre spécialité, à vous ? Toutes ces politesses, c'est bien beau et je vous en suis reconnaissante de me traiter comme la multi-millénaires que je suis, mais qu'est-ce qui vous caractérise ? Qu'est-ce qui vous différencie de tous ces parvenus d'humains ? »
Elle avait déjà eu vent de rumeurs, et avait mené sa propre enquête ; mais c'était différent. Là, elle pourrait juger l'homme à ses paroles et à la façon dont il présenterait les choses. Elle aimait beaucoup démêler le vrai du faux dans les dires des autres ; savoir lire entre les lignes était souvent très révélateur, et sa curiosité s'en trouvait satisfaite. Elle n'aimait pas l'insatisfaction, sous aucune forme.
Leur chemin se poursuivit pendant de très longues minutes... jusqu'à ce qu'ils arrivent au bord d'un précipice. Qui devait bien faire facilement trente à quarante mètres de profondeurs. Et il n'y avait aucun autre chemin que celui descendant qui se présentait ainsi.
« La magie a une certaine façon de rapprocher ceux qui la pratiquent. » répondit Jason, évasif, en suivant Circé à la lueur de la flamme qu’elle venait de faire apparaître pour éclairer leurs pas. Quel étrange couple ils formaient en effet, la sorcière ancestrale aux pieds nus et le démon armé d’une épée, pour explorer l’une des antichambres magiques les plus secrètes de New York. S’il affichait une désinvolture qui faisait écho à celle de sa compagne, il n’en restait pas moins attentif, certain d’être en bonne compagnie si jamais leur route se compliquait, mais tout aussi convaincu que les êtres de la puissance de Circé étaient aussi changeants et volatiles que le vent. Au fond, elle n’avait réellement besoin de lui que pour ouvrir la porte – ce qui était chose faite – et peut-être pour ses connaissances académiques de ce qui les attendait une fois arrivés à destination. Rester prudent et sur ses gardes ne pouvait pas faire de mal sur le long terme.
Gardant la main sur le pommeau de son sabre par précaution plus que par réel souci du danger, Jason arqua un sourcil alors qu’elle brisait le silence par ses questions – et un rire léger lui échappa. Il était rare dans la communauté magique de croiser encore des êtres qui n’avaient pas encore eu affaire à la puissance destructrice d’Etrigan. C’en était presque rafraîchissant. « J’imagine que la plupart des humains n’ont pas été maudits par un puissant sorcier à partager leur âme avec un démon. » suggéra-t-il avec le détachement que seuls quinze siècles d’habitude pouvaient instiller dans ce genre de situation. « Etrigan et moi avons été liés par le sorcier Merlin il y a quelque 1500 ans de cela. Nos destinées ne sont plus qu’une, et je l’autorise à sortir de son trou en Enfer lorsque j’ai besoin de lui – une fois sa mission accomplie, nous échangeons à nouveau nos places, et l’équilibre est rétabli. » Y avait-il une trace de sarcasme dans sa voix ? Sans doute. Et sans doute que c’était là tout autant une conséquence du temps qui passe et d’une malédiction qui s’éternise. Mais, si vous lui demandiez son avis, ce genre d’état de fait ne pouvait pas être enduré sans faire preuve d’un minimum de cynisme et d’auto-dérision. « Un démon peut être une arme redoutable, pour qui sait le manier. Merlin comptait là-dessus. A tort ou à raison. » conclut-il alors qu’ils arrivaient devant le précipice.
Interrompant son exposé, Jason balaya l’endroit du regard, contemplant les profondeurs obscures qui menaçaient de les engloutir s’ils ne prêtaient pas attention. Aucune autre issue visible : Jason posa la main contre la paroi rocheuse et laissa la magie des lieux l’imprégner, alors qu’il tentait de faire le tri entre tous les flux qui lui parvenaient. Il fit claquer sa langue. « Je ne détecte pas d’illusions, mais il semblerait que quelqu’un ait laissé quelques sceaux de dissimulation sur la route. Sans doute des pièges et autres surprises de bon goût. Prudence est de mise. » expliqua-t-il avant de marmonner une nouvelle formule. Les murs grondèrent, et le long des parois se formèrent des blocs de pierre qui descendaient comme un escalier en colimaçon jusqu’en bas. Par précaution encore, il sortit son sabre de son fourreau. « Avec votre permission… » s’excusa-t-il avec un sourire poli en lui passant devant pour ouvrir la voie dans ce drôle d’escalier, qui les avalait dans les ténèbres. La lame acérée prudemment tendue devant lui, prête à le défendre face à une menace ou simplement à servir de moyen de détection comme la canne blanche d’un aveugle, Jason descendait marche par marche, la puissante Circé sur ses talons.
« Puis-je vous poser une question à mon tour ? » demanda-t-il, les yeux fouillant la pénombre éclairée par les flammes de sa compagne de route. « Voilà plusieurs siècles que la glorieuse Circé n’a guère fait parler d’elle. J’ai pensé que vous profitiez de l’immortalité, mais force est de constater que j’étais dans l’erreur. Qu’est-ce qui vous a poussée à revenir dans la lumière ? »
Mais, aussi curieux soit Jason, les lieux avaient d’autres plans en tête pour eux – ils étaient à mi-chemin quand un grondement sourd fit trembler les parois qu’ils descendaient adroitement, comme si l’endroit tout entier rugissait pour protester de leur intrusion. La prise de Jason sur son épée se raffermit. Quelque chose approchait – une créature ? Un démon ? Un esprit ? Quoi que ce fut, ses intentions n’étaient sans doute pas de les accueillir à bras ouverts.
« Quel flatteur vous faites. Disons, pour vous répondre simplement, que je m'ennuyais et que j'étais en quête d'un peu d'excitation. J'aime rester quelques temps sur Terre avant de repartir, mais comme le temps s'écoule différemment là où je vais... je m'ennuie vite. Et ce monde offre tellement d'opportunités, maintenant, que... »
Elle fut interrompue par un grondement sourd, qui monta des profondeurs et qui enfla au fur et à mesure que quelque chose semblait monter vers. Sa flamme tint bon, mais elle posa une main contre la paroi de pierre pour éviter de tomber de l'escalier. Elle sentait le danger, et ils ignoraient à quelle distance se trouvait le fond de ce trou. Et évidemment, ce qui devait arriver arriva : une ombre gigantesque, difficile à percevoir dans la pénombre du gouffre, monta en flèche, les frôlant. Elle atteignit le plafond, puis disparut à travers la pierre...
...et l'escalier se volatilisa au même moment.
« Mais putain de m... »
Ils chutèrent tous les deux, alors Circé réagit aussitôt : ce n'était pas une simple chute qui allait la vaincre. La panique ne faisait pas parti de ses gènes ; alors elle sonda rapidement les profondeurs avec un sort, puis incanta sa magie pour ralentir doucement leur chute. Ils tombèrent ainsi pendant de très longues minutes, dans l'obscurité, car la déconcentration avait éteint la flamme qu'elle créait auparavant.
« Je crois qu'on arrive au fond. » finit-elle par dire.
Elle sentait la présence de Blood quelque part à sa droite. Il était intact, et sûrement aussi peu paniqué qu'elle. Il aurait pu être amusant, dans d'autres circonstances, de tester les effets d'une chute pareille sur son corps. Elle doutait en mourir, mais la douleur serait peut-être intense pendant un long moment. Et elle préférait éviter ça. Donc, au final, se dit-elle, ce ne serait pas si amusant.
Ses pieds finirent par toucher le sol, et elle put raviver une flamme qui donna un air farouche à son visage concentré. Tout autour d'eux s'étendait une vaste caverne jonchée de squelettes humains et animaux, restes de siècles de mortels cherchant à accéder à cet endroit. Il y avait un nombre assez impressionnant de squelettes.
« On est pas les premiers, on dirait. Je parierais que certains se sont retrouvés là complètement par hasard ; il doit y avoir un accès plus... accidentel, on va dire, ailleurs. Ce pourrait être notre sortie, car je doute que la créature qu'on a aperçu nous laisse remonter. Et avant que vous demandiez, non, je ne sais pas ce que c'est. Mais c'est votre rayon, les esprits et les démons. »
Personne n'en doutait, évidemment. La sorcière s'avança de quelques pas, puis grimaça en marchant sur un crâne de rat. Elle n'aimait pas mettre des trucs à ses pieds, mais elle devait reconnaître que marcher pieds nus sur des ossements n'était pas la joie. Elle n'allait, toutefois, pas faire sa petite princesse ; elle continua donc d'avancer, sondant les alentours. La caverne était vaste, mais vide. Elle s'arrêta en plein centre, regardant tout autour d'elle comme si elle cherchait quelque chose.
Son regard tomba sur Blood, un peu plus loin. Puis sur des ossements. Puis sur le plafond. Puis sur la pierre à ses pieds. Avant de faire de nouveau le tour.
La chute avait été inattendue – un rebondissement surprenant dans leur petite excursion qui aurait pu très mal se finir pour au moins l’un d’entre deux si Circé n’avait pas eu la présence d’esprit de ralentir leur chute. Jason avouerait volontiers qu’il aurait eu honte d’avoir à libérer Etrigan simplement pour éviter de se rompre bêtement le cou après une disparition d’escaliers intempestive. Approchant peu à peu du sol, dans la pénombre la plus complète, Jason chercha le sol du bout des pieds et, une fois le sol trouvé, rétablit son équilibre avec toute l’élégance qu’on pouvait attendre de lui dans une situation pareille. Son visage avait retrouvé toute son impassibilité dès l’instant où elle ralluma la flamme qui les guidait dans l’obscurité : l’honneur et les apparences étaient saufs. Ouf.
Leurs prédécesseurs, en revanche, ne pouvaient hélas pas en dire autant, à en juger par le parterre d’os desséchés qui s’amoncelait à leurs pieds. De la pointe de son épée, Jason fit rouler un crâne (humain, sans doute, d’après ses observations sommaires) et un tibia, et soupira, les vers d’un William Shakespeare à propos d’un certain Yorrick dansant dans son esprit en chœur avec les chants paillards entendu il y avait une fois dans une taverne londonienne. Brave type, ce Shakespeare. Un ivrogne, comme la plupart de ses confrères, mais un sens de la formule indéniable. Circé avait raison : ils étaient loin d’être les premiers, mais avec un peu de chance, ils seraient les derniers.
« Ce ne serait pas la première fois que je croise des amateurs d’urbex que l’imprudence aura mené à une fin brutale. Revaloriser le patrimoine en faisant découvrir des bâtiments oubliés au grand public est une chose, titiller d’anciennes puissances magiques ou démoniaques pour le public d’Internet en est une autre qui finit souvent mal. » soupira-t-il en écho aux pensées de sa compagne. Combien de fois s’était-il aventuré dans une maison hantée ou des catacombes oubliées pour y trouver les cadavres plus ou moins décomposés de randonneurs imprudents et malchanceux ? « Quant à notre compagnon, je n’ai rien détecté de nature à nous inquiéter. Sans doute une créature laissée là pour garder un œil sur le contenu de l’antichambre. » Ils auraient tout le temps de s’en inquiéter plus tard. Pour l’heure, trouver une issue à ce nouveau cul-de-sac était leur priorité.
Sans répondre tout de suite à l’interrogation rhétorique de la belle Circé, Jason s’avança prudemment dans la caverne, à pas mesurés, ses yeux gris fouillant l’obscurité à la recherche d’un indice sur la marche à suivre. Ces anciennes réserves d’artefacts étaient bien cachées, et élaborées par des sorciers facétieux qui n’aimaient rien tant que se convaincre qu’ils étaient plus malins que les autres en transformant ces endroits en véritables labyrinthes blindés d’énigmes et de puzzles. Rien qu’un sorcier millénaire et une quasi-déesse sous la protection d’Hécate en personne ne sauraient gérer.
Jason rangea son sabre dans son fourreau et, suivant un courant d’énergie magique qui lui semblait imperceptiblement différent par rapport aux autres qui cherchaient à brouiller les pistes, s’approcha d’une des parois. Il apposa la main à plat dessus, tendit l’oreille et tous ses sens. « En apparence seulement. » répondit-il à voix basse, avant de chuchoter un sortilège. Le sort de dissimulation jeté sur le mur se défit aussitôt, s’écroula comme un château de cartes masquant maladroitement la réalité jusqu’à ce qu’un vent un peu trop fort ne vienne le secouer. La pierre mal taillée disparut sous sa main, et s’effaça pour laisser apparaître une lourde porte en bois sertie de gravures runiques peintes à la feuille d’or. Satisfait, et sa curiosité piquée, Jason déchiffra l’inscription – un avertissement que moult dangers attendaient quiconque s’aventurerait plus loin. « Qui que ce soit qui ait construit cet endroit, il ou elle avait le sens du dramatique. » commenta-t-il en faisant voler en éclat le sort de protection qui verrouillait la porte – laquelle s’ouvrit lentement sur ses gonds, ouvrant la voie vers un escalier qui descendait encore, les murs recouverts à intervalles réguliers de lanternes encore illuminées, comme par magie. Conférant à l’endroit une atmosphère calfeutrée qui jurait sans doute avec les horreurs qui les attendaient s’ils faisaient le moindre pas de travers.
Blood s’aventura de quelques pas dans les escaliers, puis tendit la main à sa partenaire. « Si vous voulez bien me suivre. D’autres pièges plus dangereux nous attendent plus bas, l’ennui que vous semblez redouter ne sera pas de mise, à mon avis. »
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Liberty Island. Jason ne souvenait pas y avoir posé le pied depuis le début du vingtième siècle, époque relativement proche (et si lointaine à la fois, pour n’importe quel humain doté d’une longévité normale) qui l’avait vu débarquer un jour sur Ellis Island avec un ticket d’entrée pour l’Amérique et ses nombreuses promesses. De nuit, la statue lui semblait différente, débarrassée de ses hordes de touristes et de ses flashs d’appareils photos – ou peut-être était-ce son imagination, toujours prompte à la rêverie lors des rares moments de tranquillité qui lui permettaient de céder à ce petit plaisir. Hélas, Jason Blood n’avait guère le temps de se perdre en contemplations et en réflexions esthétiques cette nuit-là.