« Je trouve ça assez ironique de me sentir aussi mal à l’aise au milieu d’un tas de cendres… » marmonnais-je avec un sourire triste en coin, accroupi dans les vestiges d’une habitation, tandis que mes doigts couraient dans un petit tas de cendres et de poussières froides. Londres était une ville que j’avais toujours beaucoup affectionné, avec sa douceur de vie, son style particulier, son histoire, ses recoins… J’avais beau être français, mon chauvinisme avait tendance à s’effacer devant la majesté de la capitale anglaise. Mais ces dernières semaines, je devais vivre avec une sorte de boule au ventre à chaque fois que mes yeux se posaient sur ces infrastructures réduites à néant, sur ces grandes places rayées de la carte par des affrontements qui dépassaient de loin tout ce que l’humanité avait pu connaître. Un bruit de pas dans mon dos m’indiqua l’approche d’une jeune femme que j’affectionnais tout particulièrement. « C’est notamment en ta compagnie que je me dis qu’il serait bon que mes dons soient transmissibles… j’ai l’impression d’être un égoïste profond à être doté d’immortalité, et de ne pas pouvoir en faire profiter à ceux qui le méritent. » lançais-je avec un regard désolé à Rosalie Rosewood. Ancienne collègue d’ARGUS et amie de fortune m’ayant aidé à me familiariser avec ce monde surnaturel dans lequel elle trempait avec bien plus d’évidence que je n’en aurais jamais, j’avais appris sa disparition au cours de mon périple à travers le monde. Si j’étais aujourd’hui ravi de constater qu’elle était revenue d’entre les morts – visiblement grâce à l’un de ses pairs dont elle ne m’avait pas encore donné l’identité – je ne pouvais pas m’empêcher de culpabiliser de posséder la faculté de pouvoir renaître à l’infini, alors que des êtres aussi exceptionnels et bons que pouvait l’être Rosalie étaient a priori voués à une existence mortelle. Je trouvais la nature profondément injuste. Je me redressais enfin pour la suivre à travers le sillage désolé d’une des petites ruelles menant au cœur de Covent Garden.
Jeté dans la fosse comme l’ensemble des êtres de notre monde – ou de notre dimension, qu’est-ce que j’en savais ? – j’avais retrouvé le visage familier de la sorcière nordique, pour rejoindre la Résistance dans laquelle elle œuvrait avec ardeur. Même si je n’étais plutôt volontaire que pour des missions humanitaires au lieu de missions plus « musclées », j’estimais que ce genre d’aide serait toujours la bienvenue dans des temps aussi incertains. Aujourd’hui, notre tâche consistait à récupérer des vivres pour les redistribuer aux plus nécessiteux. Covent Garden avait gardé sa fonction première : plateforme commerciale et riche en ressources en tous genres, elle était néanmoins bien plus dangereuse qu’elle ne l’avait jamais été. Ce lieu portait tous les stigmates d’une zone de non droit, où le marché noir faisait la loi, et où l’offre et la demande ne répondaient qu’à la logique du plus fort. Ou du plus rusé. Loin de l’idée de déclencher une bagarre pour repartir avec un maximum de vivres, j’imaginais que la Résistance comptait sur notre diplomatie pour mener notre tâche à bien. Par ailleurs, j’étais plutôt satisfait de faire cette petite quête avec Rosalie, car je m’étais senti mal d’abandonner du jour au lendemain mes compagnons de fortune à ARGUS… d’autant plus que j’avais promis un réel suivi à la jeune femme, en proie à de nombreux traumatismes que la magie ou d’autres artifices de ce type ne sauraient régler de manière pérenne. « J’imagine que faire un détour à la boutique de Whittard pour un peu de thé vert aux baies de Goji, c’est inutile ? » ironisais-je, alors que nous avions chacun des sacs remplis de victuailles. Mieux valait en rire un peu, sinon les journées seraient toutes plus moroses les unes que les autres.
Une fois sortis des artères où nous pouvions être un peu trop visibles, nous nous prîmes un petit moment pour se poser et recharger nos propres batteries. La discussion allait bon train autour du feu discret que j’avais généré afin de nous réchauffer un peu. Rien d’extraordinaire, étant encore loin d’être en totale adéquation avec mes capacités, mais suffisant pour se sentir bien. Soudain, tandis que mes yeux quittaient la silhouette de la sorcière, les flammes attirèrent un pan de mon esprit et de mon attention, pourtant focalisés sur ce qu’elle me racontait à propos de ses propres capacités mutées depuis son retour d’entre les morts. Le feu fit naître une sensation de déjà vu dans ma tête. Sourcils froncés, je ne pus que subir cette impression, allant jusqu’à plaquer des images sur ma rétine. Un gigantesque brasier. Des centaines de toits de bois en train de brûler. Des cris. Une foule en train de courir dans tous les sens. Puis une forme immense, dans le ciel. Bondissant d’une muraille pour s’élancer vers les cieux nocturnes nimbés de tons orangés. Un tourbillon. Des flammes qui s’envolent à leur tour. Une chaleur, immense, suffocante. Et soudain, le froid de la ruelle près de Covent Garden. Je clignais des yeux à répétition pour essayer de retrouver mes esprits, loin de cette vision impromptue. D’ailleurs, il me fallut un moment pour remarquer que Rosalie s’était arrêtée de me parler pour m’observer avec un air étrange, peut-être même un peu inquiet. « Excuse-moi, j’ai été… distrait. » soufflais-je, sourcils froncés. Puis soudain, je décidais de me jeter à l’eau. « Rosalie… tu m’as souvent parlé de ces voix dans ta tête, de ces ancêtres qui ne cessaient pas de t’envoyer des paroles, des visions, des sensations… ça te faisait quel effet, exactement ? » demandais-je, vivement intéressé, tandis que mes pupilles azur plongeaient avec avidité sur elle.
Un tas de cendres. C'est une description brève mais tristement juste du paysage qui s'étendait devant Joshua et Rosie. De la sublime Londres, il ne restait plus que des ruines et des cendres. Avec, ici ou là, quelques restes de cadavres éparpillés. Une vision apocalyptique à laquelle ils n'avaient malheureusement eu d'autre choix que celui de s'y acclimater. « C'est plus vivant en enfer... » Ce qui aurait pu être une mauvaise plaisanterie n'est qu'un constat de plus. Rosie avait posé une main sur l'épaule de Joshua en soupirant doucement. « Ce n'est pas notre monde. Ce n'est pas notre monde, ne l'oublie pas. » Elle ne savait pas trop lequel d'entre eux deux elle essaie de convaincre. Cette Terre n'était pas celle qu'elle espérait retrouver après sa résurrection, bien loin de là. Plus glaçants encore que ce monde détruit, il y a ses habitants. Les Amazones, les Atlantes et même les êtres humains... Tous et toutes semblent avoir été dévorés par les ténèbres. Un frisson avait traversé Rosie lorsqu'elle avait songé à son propre double, une version si sombre d'elle-même qu'elle en était terrifiée. Très certainement parce qu'au fond... Au fond, peut-être serait-elle capable de commettre les mêmes horreurs, si on la poussait suffisamment loin. Rosie est comme une poupée de porcelaine brisée dont on aurait recollé avec peine les morceaux. Il ne faudrait pas grand chose pour la briser à nouveau. Et alors... Rosie avait interrompu le flot inquiétant de ses pensées et les avait repoussés dans un coin de son esprit. Ensuite, elle avait secoué tête. « C'est compliqué, de vivre avec des pouvoirs comme les nôtres. Ces dons sont à la fois une bénédiction et une malédiction. En ce qui me concerne, j'espère ne pas transmettre les miens. Peut-être est-ce égoïste, mais... C'est trop dur. C'est trop dur, je ne voudrais imposer cela à personne. Et certainement pas à mes propres enfants. » Rosie avait serré un peu l'épaule de Joshua, voulant se montrer rassurante. « Mais ne perds pas espoir. Il n'y a pas si longtemps, j'étais encore persuadée que l'on ne pouvait rien faire face à l'immuabilité du destin. Mais j'avais tort. J'en suis convaincue à présent, rien n'est impossible. Nous ne sommes pas que des pions du destin, des dieux et de l'univers. » Elle ne s'était pas risquée à lui proposer son aide – pas encore. Avant d'essayer de changer son destin, il faut commencer par le comprendre. Rosie n'en serait peut-être pas là si n'avait pas mis la charrue avant les bœufs.
Sans échanger un mot de plus, ils s'étaient mis en chemin pour Covent Garden – ou du moins, pour ce qu'il en restait. Chaque jour, c'est le même scénario qui se répète. Trouver des vivres, se battre, rentrer au quartier général de la Résistance. Et affronter la méfiance des natifs de cette Terre, qui ont tous très bien entendu et compris le message de leur geôlier. Au début, Rosie avait essayé, en vain, de s'évader de leur prison, elle avait déchaîné sa magie contre ce mur invisible qui les retenaient prisonniers de Londres comme dans une arène de combat. Mais face à cette technologie venue d'ailleurs, elle s'était retrouvée impuissante. Inutile. Négocier avec les marchands malhonnêtes et égoïstes de Covent Garden, voilà à quoi elle était bonne, apparemment... Tout était de plus en plus rare, à commencer par les médicaments. Il y avait beaucoup de malades, trop pour les maigres réserves de la Résistance. Grâce à ses connaissances, Rosie avait su confectionner des baumes, cataplasmes et autres élixirs pour soigner quelques maux, mais rien qui ne puisse rivaliser avec la médecine moderne. « Ne me parle pas de thé, je serais prête à tuer pour une tasse... » Rosie avait adressé un sourire un peu triste à Joshua. Les négociations avaient beau avoir été fructueuses, elle avait toujours l'impression de ne jamais en faire assez. Et chaque jour, leurs sacs étaient un peu plus légers. Quelques boites de paracétamol et autres remèdes presque quelconques, des conserves, des vêtements chauds pour les enfants, des munitions... Et en ce qui la concernait, c'était à peu près tout. Un brigand libidineux lui avait dit qu'il pourrait leur donner plus de médicaments si elle lui acceptait de lui "donner un peu de sa personne". Quand Rosie avait compris ce qu'il sous-entendait, elle l'avait envoyé valser contre une pile de caisses vides et s'était emparée du précieux butin sans oublier au passage d'effacer la mémoire du malotru. Pendant une seconde, elle avait eu envie de réduire son cerveau en bouillie, mais elle s'était reprise à temps. Peut-être parce qu'elle n'était pas encore capable de tuer de sang froid. Peut-être à cause de la présence de Joshua à ses côtés.
Plus tard, le regard de Rosie s'était perdu dans les flammes d'un petit feu que Joshua avait généré. Quelques instants de répit avant de rentrer au camp. Avant de devoir affronter le regard de Lucian. Pendant de longues, longues minutes, elle avait observé le feu brûler avant de brusquement reprendre ses esprits. « Nous ferions sans doute mieux de l'éteindre. La fumée risque de trahir notre position. » La dernière chose qu'ils souhaitaient, c'était attirer l'attention des Amazones ou des Atlantes. « Joshua ? » Sans cesser de l'observer Rosie éteint le feu en faisant souffler une brise légère, qui emporte la fumée au loin. Quand son compagnon revient à lui, il semble avoir quelque chose sur le cœur – et elle n'a pas besoin de lire dans ses pensées pour le deviner. Elle prend une profonde inspiration après qu'il lui ait posé la question qui lui brûlait les lèvres. À son tour, Rosie prend un air songeur. Comment décrire avec le plus de clarté possible le vacarme qui règne constamment dans son esprit ? Elle fronce les sourcils. « C'est comme être au milieu d'une foule. Tout autour de toi, tu entends des voix, tu sais que les gens parlent. Tu entends tout, mais tu ne comprends pas. À moins de te concentrer sur une voix en particulier. Ou à moins que quelqu'un se mette à parler plus fort que les autres, ou à hurler. C'est un bruit de fond constant. J'ai appris à l'ignorer, pour ne pas devenir complètement folle. Certains jours, c'est plus facile que d'autres. De temps en temps, j'ai le droit à quelques moments de silence complet... Et là, c'est presque effrayant. Tu es seul, mais sans jamais l'être réellement. C'est compliqué. Et très étrange. » Rosie grimace en songeant à toutes ces années où on lui avait fait croire qu'elle était folle, voire schizophrène. Un profond sentiment d'amertume l'envahit. Toutes ces souffrances, et pour quoi ? Pour rien, pour rien du tout. « Les visions, c'est autre chose... La plupart du temps, je n'ai aucun contrôle dessus. Que ce soit mes ancêtres qui me les envoient, ou qu'il s'agisse de mon propre don, elles me tombent dessus sans crier gare et m'écrasent comme une chape de plomb. Je suppose que c'est comme avoir une hallucination, à la différence que c'est très réel ; trop réel. Et j'ai parfois l'impression que ma tête va exploser, à cause des migraines qui s'ensuivent... Comme je le disais, c'est à la fois une bénédiction et une malédiction. J'ai beau maîtriser de mieux en mieux mes pouvoirs, je ne pourrai jamais rien faire pour taire les voix dans mon esprit et empêcher les visions de m'assaillir. » Rosie hausse les épaules. Toutes ces voix et toutes ces visions sont à présent tout en bas de la liste de ses préoccupations. « Pourquoi voulais-tu le savoir ? Est-ce que quelque chose ne nouveau t'arrive ? Des visions, peut-être ? »
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Un tas de cendres. C'est une description brève mais tristement juste du paysage qui s'étendait devant Joshua et Rosie. De la sublime Londres, il ne restait plus que des ruines et des cendres. Avec, ici ou là, quelques restes de cadavres éparpillés. Une vision apocalyptique à laquelle ils n'avaient malheureusement eu d'autre choix que celui de s'y acclimater. « C'est plus vivant en enfer... » Ce qui aurait pu être une mauvaise plaisanterie n'est qu'un constat de plus. Rosie avait posé une main sur l'épaule de Joshua en soupirant doucement. « Ce n'est pas notre monde. Ce n'est pas notre monde, ne l'oublie pas. » Elle ne savait pas trop lequel d'entre eux deux elle essaie de convaincre. Cette Terre n'était pas celle qu'elle espérait retrouver après sa résurrection, bien loin de là. Plus glaçants encore que ce monde détruit, il y a ses habitants. Les Amazones, les Atlantes et même les êtres humains... Tous et toutes semblent avoir été dévorés par les ténèbres. Un frisson avait traversé Rosie lorsqu'elle avait songé à son propre double, une version si sombre d'elle-même qu'elle en était terrifiée. Très certainement parce qu'au fond... Au fond, peut-être serait-elle capable de commettre les mêmes horreurs, si on la poussait suffisamment loin. Rosie est comme une poupée de porcelaine brisée dont on aurait recollé avec peine les morceaux. Il ne faudrait pas grand chose pour la briser à nouveau. Et alors... Rosie avait interrompu le flot inquiétant de ses pensées et les avait repoussés dans un coin de son esprit. Ensuite, elle avait secoué tête. « C'est compliqué, de vivre avec des pouvoirs comme les nôtres. Ces dons sont à la fois une bénédiction et une malédiction. En ce qui me concerne, j'espère ne pas transmettre les miens. Peut-être est-ce égoïste, mais... C'est trop dur. C'est trop dur, je ne voudrais imposer cela à personne. Et certainement pas à mes propres enfants. » Rosie avait serré un peu l'épaule de Joshua, voulant se montrer rassurante. « Mais ne perds pas espoir. Il n'y a pas si longtemps, j'étais encore persuadée que l'on ne pouvait rien faire face à l'immuabilité du destin. Mais j'avais tort. J'en suis convaincue à présent, rien n'est impossible. Nous ne sommes pas que des pions du destin, des dieux et de l'univers. » Elle ne s'était pas risquée à lui proposer son aide – pas encore. Avant d'essayer de changer son destin, il faut commencer par le comprendre. Rosie n'en serait peut-être pas là si n'avait pas mis la charrue avant les bœufs.