- flashback - mars 2017:
Trois jours, pas plus. Des repas silencieux, où j’ai pas su le regarder en face. C’était les trois jours qui avaient suivi ce gros merdier à Central. Celui où j’ai eu quelques aléas, à peine sorti de prison. Personne pour m’accueillir, sauf cette odeur de mort semée par cette horde de primates.
« Mais tu as… » « Les cheveux longs, ouais. » Et c’est un miracle d’avoir pu les garder ainsi aussi longtemps là-bas. « Ils sont très… » « …bleu, oui, ça aussi je sais. » J’aurais bien voulu tenter le rouge, mais c’était trop audacieux. Et ça me rappelait ce trou du cul qui m’a fait coffrer il y a cinq ans de ça. « Comment tu te sens ? » Perdu. Fatigué. Seul et en colère. Différent mais toujours incomplet. J’ai pris l’habitude de ne plus répondre par des vérités. Ou ne plus répondre du tout. Ça évite bien des emmerdes, surtout avec des gens comme Jasper. Des gens qui ont placé une affection inconditionnelle en vous, et même une confiance aveugle. Il attendait vraiment à ce que mon avenir soit radieux ? Que je réussisse à remonter la pente ? J’en doute sérieusement. Même lui n’y arrivait plus. Je l’avais sans doute achevé avec toutes mes conneries. Comme d’autres avant lui. « Je repars demain. » « Tu peux rester autant de temps que tu veux, Dan. » C’est bien ça le problème. J’ai plus envie d’être pris au piège. C’est pas de son amour que je veux, c’est celui de ma sœur, que j’arrive plus à sentir, ni à voir. Il me manque, elle me manque. Depuis que j’ai huit ans, j’essaie de combler ce putain de vide. Depuis que j’ai huit ans, j’ai l’air de tout sauf d’un gamin normal à ses yeux. Je suis pas taré. Je suis pas un monstre. Pourtant… c’est comme si elle me renvoyait cet état de fait.
Qu’est-ce que j’ai pu être con…
Il faut que j’aille la voir. Il faut que je lui montre…
…que je suis là.
Cinq ans.
Elle me déteste…J’espère qu’elle va bien.Tel un robot, je progresse dans ces locaux de l’enfer. Qui me sont insupportables à leur simple vue. Trop clean. Aseptisés au « chacun pour soi ». Trop… beaucoup trop de choses. À moins qu'ils ne me renvoient le
creux, justement. J’aurais préféré me laver les yeux à la javel. En plus de ça, tout me paraissait lent. Terriblement lent. Et ça n'allait pas en s'arrangeant.
J’ai vu qu’elle avait écrit un article sur la tentative d’invasion du chimpanzé mutant… ou gorille, si vous êtes mordus du détail. Toujours plus glorieux que d’être sorti de taule pour épouser à nouveau une liberté démodée. Elle ne doit pas s'attendre à me voir débarquer aujourd'hui.
Impression de sentir à nouveau ces morceaux de métaux, là, incrustés dans ma chair. Une sensation fantôme.
Peut-être que j’aurais préféré… avoir
mal.
Je sais pas.
Je me faufile jusqu’à l’étage de sa rédaction.
Misère, pire que le rez-de-chaussé. Des costumes et tailleurs partout. Des gens qui en ont rien à foutre des autres, sauf si c’est pour remplir leur article et s’en mettre plein les poches. Des gens qui te regardent de travers. Comme cette nana, là, à qui ma tignasse semble faire de l'effet. Plutôt du genre phare dans la nuit plutôt qu'autre chose. Je dois bien avouer que j’en fait autant, ils ne m’inspirent pas franchement la sympathie. L'œil vrille et capte tout. Tiens, en voilà un qui a un truc coincé là-derrière… plus que les autres, du moins. Ça doit être un petit chef. Lui, je lui proposerais même pas une bière sans alcool.
…et c’est là qu’un premier mur se dresse face à moi.
Le chef. Tu l'aurais senti même avec lubrifiant, celui-là. Un playmobil en joli costume, le badge autour du cou. J'imagine que je fais tâche, puisqu'il s'adresse à moi comme si j'étais une anomalie dans le secteur.
« Qui êtes-vous ? » Pas un bonjour, ça commence bien.
« Le coursier. », raillai-je un instant. Il attrape l’os que je lui tend aussitôt, bien content de pouvoir m’en jeter une comme ça au visage.
« Et je suppose que votre courrier, vous l’avez laissé à l’entrée ? » Le respect en tous cas, lui, il l’a laissé au porte-manteau. Je soupire, entremêle mes bras contre mon torse, laissant balader mon regard dans la vaste salle, tentant d’y trouver une silhouette, un visage connu.
« C’est pour Iris. Iris West. » Le pitbull à l’entrée est quand même assez désagréable dans son genre. À croire qu’elle a une masse d’admirateurs qui se pressent pour aller la harceler à son bureau.
Il se rapproche un peu de moi, je marque la distance en le dévisageant.
« Je ne sais pas qui vous êtes, mais elle est très occupée en c-… » « Je suis son frère. Elle est là oui ou non ? » L’os semble lui échapper des dents et demeure interdit un bref instant. Ma réaction ne lui a pas plu, ni le contenu de ma phrase, qui lui paraît
tiré par les cheveux.
« Son frère ? Vous vous fichez de moi ? » Là, il commence à me les pomper un peu, monsieur le boss. J’ai pas franchement le moral en ce moment, plutôt les nerfs je dirais même : je bouillonne, mâchoires serrées, alors que mes billes noires s’échouent sur son visage.
« Pas assez intimes pour ce genre de confidences, hein. » soupirai-je. (À moins qu’elle n’ait jamais dit à qui que ce soit qu’elle avait un frère. Détail qui saurait me blesser, si j’en avais la preuve sous le nez.) Mon index tape nerveusement contre mon bras. J’ai du mal à garder patience. J’inspire profondément. J’avais réussi à le piquer visiblement, puisqu’il avait détalé dans le couloir après m’avoir sifflé ces mots.
« Je vais voir ce que je peux faire… restez ici. » « …oui, chef. » en levant les yeux au ciel. Je pivote un peu, les bras toujours croisés, puis me mit à vaquer un peu, sans réussir à tenir en place. Je peux pas m’empêcher de croire que ce pauvre type en pince pour ma sœur. J’ai peut-être tord. Mais ça pourrait être pire… elle pourrait vouloir se maquer avec Flash ?
Mes instances internes étaient brouillées par un flot considérable de pensées. Elles s’entremêlaient, défilaient beaucoup trop vite. Plus vite qu’avant, elles aussi. De quoi me rendre encore moins calme. Ralentir… je suis en train de tripoter une pile de dossiers qui étaient laissés près de l’imprimante. Je sens sur moi un regard inquisiteur, auquel je répondis un bref instant, manquant presque d’esquisser un sourire insolent — mais le mal est fait, j’ai déjà lu la page que je venais tout juste de survoler. Rien d’intéressant.
Et je continue de faire les cent pas sur cette parcelle qui m’avait été généreusement accordée, m’adossant au mur. Moins d’une minute plus tard, je jetai un coup d’œil dans la direction où le pitbull avait disparu. Et là, je la vis.
À sa simple vue, mon regard se transforme. Mes bras se décroisent, mon dos se décolle de son appui. Je suis déjà en train de remonter jusqu’à elle.
« Danny… ? » Sa voix perce mes défenses. Ce regard n’a pas changé. Pourtant, j’ai envie de pleurer. De la serrer dans mes bras. Je réalise à quel point j’en ai besoin, à quel point elle m’a
manqué pendant toutes ces années de torture et de sévices. Que la dernière fois que j'ai enlacé quelqu'un, j'avais 22 ans et j'étais encore libre. Depuis, seuls les coups et la distance réglementaire avaient été maîtres. Comme si j'avais été
créée pour ça.
Si je n’étais pas venu de mon propre chef, elle n’aurait certainement jamais accepté de me voir. Elle n’aurait jamais accepté de
revivre ça. J’ai balayé l’épine de peur que j’avais pu apercevoir dans ses petits yeux en amande. Je n'arrive pas à lui en vouloir, maintenant qu'elle est là, qu'elle m'accepte un tant soit peu dans son environnement. Son pitbull est derrière elle, mais je ne lui avais pas adressé un seul regard — voire, j’avais réussi à l’oublier. Mais une fois à sa hauteur, la réalité me rattrapait.
« Qu’est-ce que tu fais là ? » ce à quoi je ne pu répondre que par un maladroit et pourtant sincère,
« Content de te revoir aussi, grande sœur. » Si tu savais…
…ce que j’ai pu vivre…Et je veux changer…
(
…ne plus passer mon temps à lui courir après…)
Pour toi, je veux bien essayer…
« Je peux entrer ? », que je demande, désignant son supposé bureau du menton. Je sens le regard de son boss crever ma bulle et ça ne me plaît pas. Je lui jette un regard presque mauvais, malgré moi. Je ne veux pas qu’il gâche ça. Qu’il gâche… le fruit de mes efforts.
« Mon téléphone… » je repose mes yeux fatigués sur elle, avec cette même sensation de devenir
autre chose au fil des secondes. Autre chose qu’un être aimé. Mon cœur se froisse à cette pensée malsaine. Je suis abîmé. Ces dernières années m’ont usé.
« …je l’ai cassé. » Mon esprit fait une comparaison soudaine, débridée, qui me force à poursuivre aussitôt, à me justifier.
Tu as tout cassé. « C’est pas ma faute, c’était le jour où… enfin tu sais, tout ce merdier avec les gorilles. (
Et le reste.)
T’as fait un article dessus. » (
Que j’ai lu.) Oui, si elle n’était pas encore au courant, j’étais bel et bien sorti ce jour-là de prison. Cinq ans… où elle n’est pas passé une seule fois me voir en personne.
« Bref. J’ai pas pu te prévenir. » Pour aujourd’hui. Que j’allais venir te prendre au piège. Au final, c’était pas plus mal. Tu n’aurais jamais voulu, sinon. Tu n’aurais jamais accepté de revoir
ce fantôme de
ce passé ressurgir.
« Mais je me suis inquiété. J'ai eu peur qu'il te soit arrivé quelque chose. »………pas toi ?Je la fixe en silence pendant de longues secondes. Les doigts de ma main droite sont électrisés, nerveux. Cette même main marquée par une balafre ancienne et dégueulasse, celle qui a été faite par du café bouillant. Celui du vieux. J'ai la gorge nouée sous l'émotion que je combats, et ça s'entend…
« Je suis vraiment content de te voir… »Mon visage peine à se défroisser dans un sourire. Même lui semble souffrir.
J’ai tant besoin de toi.