it's a mad world | zatanna

it's a mad world

Gotham City. Grouillante et puante et froide et sans pitié – pour peu, Etrigan s’y serait presque senti comme chez lui, si ce n’était pour l’odeur pestilentielle de ces vermines que même l’épaisse fumée des usines, des voitures, de la pauvreté et de la misère existentielle n’arrivait pas à couvrir. Le démon s’était douté qu’il finirait par y retourner, attiré par les ténèbres poisseuses qui s’instillaient si bien dans les rues de la ville que ses habitants ne les remarquaient même plus, ces ombres visqueuses qui s’accrochaient à leurs pas, alourdissaient leur démarche, et menaçaient de les avaler tout entiers ou de les embraser sur place. En temps normal, il se serait fait un plaisir de leur fournir l’allumette et contempler la ville brûler après un sursis qui avait bien trop dur. Malheureusement, Etrigan avait d’autres soucis en tête, bien plus pressants que la destruction d’une ville à l’agonie ou la damnation de ses habitants. En une parfaite démonstration de l’urgence de la situation, Etrigan passait de toit en toit avec une discrétion à des années-lumière de sa disposition habituelle. Agile et rapide comme un félin, il se faufila dans la nuit gothamite et se rapprocha du centre-ville, tous sens en alerte et laissant échapper un grognement en constatant que son souffle s’épuisait bien trop vite, que la crampe dans sa cage thoracique refusait de partir.

Maudite Enchanteresse, maudit Merlin, maudite malédiction !

D’un bond leste, Etrigan atteignit le toit adjoignant celui du Stratford Arms. Le refuge de Jason Blood n’aurait jamais été sa destination de choix, mais le choix, il ne l’avait justement plus. Depuis trois semaines que Blood l’avait libéré pour affronter l’Enchanteresse, le démon pouvait sentir ses forces s’amenuiser, s’amoindrir, ses pouvoirs diminuer pour se réduire à ce qu’il estimait être peu de chagrin. Ses flammes infernales n’avaient pas le même pouvoir de destruction, ses griffes n’avaient plus le même tranchant, ses sortilèges n’avaient plus la même portée ; et pire que tout, il s’épuisait.

S’il avait bien essayé de le nier au premier abord, il était maintenant forcé de le reconnaître : s’il ne trouvait pas rapidement un moyen d’inverser les rôles avec Blood, son absence forcée de l’Enfer risquait bien de le tuer. Un constat qu’il lui arrachait la bouche d’admettre. Mais toute la mauvaise foi du monde ne changerait rien à cet état de fait. Il devait trouver un moyen d’à nouveau faire fonctionner le sortilège, et il devait le faire seul – son insupportable et geignarde moitié étant aux abonnés absents chez Lucifer.

S’approchant de l’hôtel privé et de la porte du toit, Etrigan s’apprêtait à l’ouvrir, mais une formidable déflagration d’énergie lui coupa le souffle et le projeta brusquement à plusieurs mètres de là. L’impact creusa un large trou dans le mur sur lequel il atterrit et lui arracha un grognement mécontent. Maudit Jason. Evidemment qu’il avait blindé l’hôtel de protections magiques de toutes sortes, surtout contre les démons dans son genre. Pour les empêcher d’entrer, ou l’empêcher, lui, de sortir. « Maudit sois-tu, Jason Blood ! » cracha-t-il en se relevant. Ah, si seulement il pouvait matérialiser son alter ego et l’étrangler de ses propres mains ! Pas d’accès aux Enfers, pas d’accès au Stratford Arms et ses innombrables ressources pour trouver une solution à leur problème – qu’était-il censé faire, maintenant ? Et évidemment, nulle trace de Merlin pour résoudre le désastre qu’il avait lui-même causé ! De rage, Etrigan poussa un rugissement, les flammes infernales moussant à ses babines comme un chien enragé.

C’est alors qu’une présence se fit sentir non loin – il avait de la compagnie, mais il n’était vraiment, vraiment pas d’humeur. Surtout qu’il reconnaissait cette présence quasi-électrifiante. Il avait trop souvent eu affaire à cette dynastie magique, après tout.

« Tu oses te montrer ici, Zatara,
Le moment est mal choisi, j’ai d’autres problèmes sur les bras. » grommela-t-il, épaules voûtées, ses yeux écarlates et injectés de sang fouillant les alentours à la recherche de la maudite magicienne. Oh, non pas qu’elle lui faisait peur, même s’il n’avait aucun mal  reconnaître ses talents, mais dans l’état dans lequel il était actuellement, il soupçonnait qu’elle se montrerait plus retors que d’habitude. Soufflant ses flammes infernales dans ses mains, Etrigan convoqua sa fidèle épée forgée au cœur des Enfers et l’empoigna solidement. Si c’était la confrontation que cherchait Zatanna Zatara, il serait ravi de la lui offrir. Il avait besoin d’évacuer sa frustration sur quelqu’un.

« Si ta dernière humiliation n’a pas suffi à réfréner tes ardeurs,
Grand magnanime, je consens à te rappeler ton erreur ! » Etrigan rugit, et croyant avoir enfin repéré la source de la signature magique qu’il détestait tant, cracha une colonne de flammes en direction d’un étendoir à linge sur lequel pendaient des draps qui ne furent bientôt plus que cendres. La présence de Zatanna, elle, était toujours prégnante. Etrigan jura dans sa barbe. Hors de question évidemment de tenter de marchander ou de demander l’aide de la magicienne – reconnaître sa faiblesse et sa vulnérabilité, ha ! Plutôt pourrir parmi les Hommes pour l'éternité !

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Le vingt et unième siècle était fantastique. C’est par Twitter que Zee avait appris qu’Etrigan avait été relâché dans ce monde, même si elle ne l’avait vraiment compris que trop tard – trop tard comme dans des jours et des jours et trop tard. Un, puis dix, puis cent anonymes avaient pris en photo une silhouette floue ou raconté en détail qu’un monstre semait le chaos dans New York, et évidemment que Zee avait pensé à Etrigan, ce qui en soi était une petite injustice car les créatures capables de faire une chose pareille et ressemblant à un « monstre », il y en avait des tas. Mais Zee était ainsi faite qu’elle s’inquiétait sans cesse, et forcément, elle s’était dit qu’Etrigan était dans le coup. Elle avait essayé d’appeler Jason, qui n’avait pas répondu. Lui avait envoyé quelques SMS auxquels il n’avait pas répondu non plus. Et à ce stade, elle avait été à deux doigts de se téléporter chez lui, mais à ce moment-là, les choses s’étaient tassés, le « monstre » avait disparu de New York, avait disparu des radars, et elle s’était dit que Jason avait probablement juste d’autres choix à fouetter que répondre à ses textos, en admettant qu’il sache se servir de son téléphone portable. Elle adorait Jason et n’avait que du respect pour lui, mais depuis qu’elle avait été en âge de comprendre qu’il n’était absolument pas normal qu’il ne vieillisse pas – quand, enfant, elle ne le remarquait même pas –, elle avait aussi pris conscience qu’il était vieux. Au sens littéral du terme. Quoiqu’il en soit, elle avait un peu laissé tomber, elle-même ayant d’autres soucis, et s’était un peu lâchement convaincue que cela avait été une fausse alerte.

À croire qu’elle ne retenait jamais la leçon ; naïve petite fille, aurait dit Etrigan lui-même, puisque, bien sûr que c’était lui, c’était toujours lui. Sa seule présence dans Gotham l’avait réveillé en sursaut, à moins que ce ne soit un autre cauchemar – mais en l’occurrence, l’un n’excluait pas l’autre. Il était comme un fanal dans la nuit pour elle, et probablement pour n’importe quelle autre personne dotée d’un peu de magie et d’une certaine sensibilité. Ce soit, les démons mineurs resteraient cachés, les sorciers s’enfermeraient à l’abri derrière leurs remparts ésotériques et les portes de tous les établissements servant de repère aux créatures magiques humaines ou pas se fermeraient à double tour. Assise au milieu de son lit immense et vide, les cheveux en bataille, elle-même se permit une petite fantaisie : elle pouvait ne pas bouger. Quelqu’un irait forcément. Elle savoura cette idée quelques secondes, puis la repoussa fermement, embrassant l’angoisse qui lui tordait le ventre à la place. Elle irait, pour Jason. Pas pour le démon, mais pour Jason. Elle l’avait toujours connu : gentil, noble, et surtout, horrifié malgré les siècles de ce qu’Erigan était capable de faire, forcément en son nom, en quelque sorte. Quelqu’un de moins droit aurait peut-être fini par devenir blasé, mais pas Jason. Il devait horriblement souffrir, là où il était, ou du moins, se sentir seul. Alors, quelques formules plus tard, elle se retrouva sur le toit de l’hôtel particulier de Jason. La nuit était sombre et glaciale. Zee se faisait aussi petite que possible, physiquement et psychiquement, même si elle savait qu’Etrigan était parfaitement capable de sentir sa présence. Mais elle savait autre chose, aussi. Quelque chose était différent. Quelque chose qui ferait une différence, justement.

Elle se crispa en l’entendant appeler son nom. « Oser », oui, c’était le mot. Fut un temps où elle avait osé un peu trop et s’était retrouvée prise à son propre piège. Elle en frissonnait encore rien que d’y penser et préférait justement ne pas invoquer les images de ce souvenir. Murmurant une formule, elle se fondit dans les ombres pour éviter une attaque. « Toujours aussi poli, Etrigan. » Gagner du temps. De là à dire qu’elle était venue ici sans plan, il n’y avait qu’un pas, qu’elle-même franchissait sans honte. De toute façon, cela ne servait à rien d’avoir un plan face à Etrigan. Elle tentait, comme à chaque fois, de se souvenir de tout ce que Jason lui avait appris sur le démon. Il avait l’air énervé, lui qui d’habitude ne perdait jamais une occasion de se moquer d’elle. Eh bien, il était toujours énervé… mais encore une fois, quelque chose était différent. Elle le savait, c’était une de ses faiblesses. Elle aussi avait eu ce travers, avant, quand elle était plus jeune, quand la vie ne lui avait pas encore trop mis de claques. Elle s’était précipitée face à Etrigan, et l’avait payé cher. Oui, il était énervé. Mais elle désormais savait prendre le temps de réfléchir. « seL snoisulli tnos senier. » Une vingtaine de Zatanna Zatara apparurent un peu partout sur le toit. De quoi gagner une ou deux précieuses secondes – Etrigan était une créature de magie, parfaitement capable de déchirer le voile d’une illusion. Pour en rajouter une couche, elle rendit son propre corps insubstantiel. « Pourquoi es-tu ici, Etrigan ? C’est le refuge de Jason, d’ordinaire tu préfères semer le chaos à des lieux d’ici. » Toutes les Zatanna parlaient ainsi, mais pas en même temps, donnant lieu à une joyeuse cacophonie. Combien allait-elle en perdre en seulement quelques secondes ? L’énerver. C’était sa seule chance – et tellement fou, tellement suicidaire ! Des fois, il parlait. Mais pas souvent. Et rarement avec elle.

Elle le suivait des yeux, tous ses mouvements. « renîahcnE el noméd ruop el redrag à erret ! » Les Zatanna encore présentes eurent toutes le même geste, en décalé encore une fois. Des dizaines de câbles, arrachés du toit, des poteaux électriques à proximité, des tuyaux longeant les murs des buildings, fondirent sur Etrigan, s’enroulant autour de lui, le serrant, le comprimant. Zee y mettait toute sa force parce que quoi qu’elle fasse elle ne pourrait pas le tuer, elle le savait. L’emprisonner, soit, mais ensuite ? « Je veux parler à Jason ! » Oh, oui, elle le voulait. Mais sa volonté ne pesait pas lourd dans la balance.

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L’apparition soudaine d’une vingtaine de Zatanna arracha un grognement à Etrigan, qui en d’autres circonstances aurait ri à gorge déployée devant cette tactique de distraction. Mais les circonstances n’étaient pas ce qu’elles étaient, et s’il ne doutait pas de sa capacité à se débarrasser de quelques illusions, il savait aussi que la distraction permettrait à la sorcière de gagner du temps. Un temps précieux, sur lequel il avait compté pour maintenir sa propre illusion à lui. Les Zatara, père et fille, avaient toujours été une désagréable épine à son flanc, maudits mages à qui quelqu’un, un jour, avait cru bon de confier une magie qui, selon lui, les dépassait complètement. Mais une forme d’honnêteté de survie le forçait à admettre qu’ils avaient toujours été des adversaires de taille – et à ce moment précis, il savait que ce n’était qu’une question de temps avant que Zatanna ne découvre le pot aux roses. Cette maudite enfant était impulsive, inexpérimentée, et n’avait pas la sagesse de son père, mais elle était bien plus maline qu’elle n’y paraissait. Elle saurait. Ce n’était qu’une question de temps.

Il fallait donc qu’Etrigan se débarrasse d’elle avant cette échéance.

Les instincts du démon se verrouillèrent sur la signature magique de Zatanna, et il chargea toutes griffes dehors, son épée à la pogne, dans la foule de doubles dont les voix en cacophonie sonnaient comme autant d’insupportables trompettes à ses oreilles, le narguant dans son impuissance. Si elle cherchait à l’énerver, le pari était largement réussi : entre ses forces qu’il sentait amenuisées et son irrespect, Etrigan voyait rouge, se transformait en bête plus sauvage encore, guidée par sa rage et son instinct meurtrier plus que par son désir de victoire qui eut requis plus d’esprit tactique. Un taureau dans une arène où il aurait dû dicter les règles, mais où Zatanna imposait sa volonté, comme un élément perturbateur qu’il rêvait de voir disparaître du paysage. De préférence, de façon permanente.

« Mes allées et venues ne sont pas tes affaires,
Mais j’ai été si longtemps enfermé ici, sous l’emprise de ce lâche de Blood,
Que j’ai pensé offrir à Gotham un petit avant-goût de l’Enfer ! » rétorqua-t-il dans un mensonge encore plus gros que lui ; et dans un accès de lucidité enragée, cracha ses flammes dévorantes sur ces maudites copies, les résidus d’Enfer purificateurs trouvant leur chemin au creux de l’illusion et la déchirant de l’intérieur comme tout autant de termites rongeant le cœur du bois qu’elles pourrissent sur leur passage. Bientôt, il ne resta que quelques double – et la vraie Zatanna. Pas assez, songea Etrigan, non sans frustration. Si seulement il avait toutes ses forces – il ne resterait déjà plus rien de ce toit, et avec la chance qu’il semblait se traîner depuis son affrontement avec l’Enchanteresse ? Zatanna le savait très bien aussi.

Comme pour le punir de sa distraction, les câbles s’enroulèrent autour de lui, s’agrippant à ses chevilles, ses poings, son cou, et un rugissement sortit de sa gorge alors qu’il se débattait, arrachait un câble seulement pour que deux autres ne viennent le remplacer. Etrigan vit rouge. Elle pensait pouvoir le mettre en cage, lui ? Aucune chance – assez de restreintes, assez de chaînes, assez de prisons ! Rassemblant ses forces, Etrigan contracta ses muscles, tira sur les câbles qui l’enferraient laissa sa propre magie court-circuiter celle de la sorcière dans un duel qu’il ne pouvait pas s’imaginer perdre, brûlant sans réfléchir son énergie dans la bataille. Qu’importe le coût à payer, plus jamais il ne serait à la merci d’un mage !

Le nom de Jason dans sa bouche ne fit que redoubler sa fureur, l’absence de son hôte se faisant plus sentir encore. Elle voulait lui parler, hein ? Par tous les Enfers, elle n’était pas la seule.

« Tu es bien la fille de ton père, et j’admettrai que vos talents sont grandioses,
Jason lui passera ton bon souvenir en Enfer, c’est la moindre des choses ! » Etrigan éructait, la fureur brûlant dans ses yeux écarlates comme un morceau d’Enfer continu à l’intérieur, sentant sa magie au coude à coude avec celle de son adversaire qui jetait elle aussi toutes ses forces dans la bataille sans réussir plus que lui à prendre le dessus.

« Pour l’heure, Blood est aux abonnés absents,
Si tu veux lui parler, je te conseille de choisir un autre moment,
Ou la divination, dont vous misérables sorciers êtes si friands ! » De nouveaux câbles cédèrent, la puissance d’Etrigan s’intensifiant avec sa colère – plus concentrée, plus aiguisée, comme la lame d’une épée. N’était-ce pas comme ça que Blood tirait avantage de ses pouvoirs depuis quinze siècles ? En lui donnant une direction. Un focus. Et à mesure que cette conversation s’éternisait, le focus se resserrait sur Zatanna et son refus de le laisser tranquille. Pourtant, s’il réussissait à se frayer un chemin hors des griffes de la magicienne, il ne réalisait même pas qu’il laissait échapper des morceaux d’une vérité que quelques instants auparavant, il s’était juré de ne pas lui admettre.

Enfin les câbles cédèrent dans un craquement sinistre, et Etrigan sentit leur emprise sur lui se relâcher. Avec un éclat de rire victorieux qui ressemblait plus à un aboiement, il raffermit sa prise sur son épée et la fit jongler adroitement entre ses mains avant de la planter dans le sol. L’épée libéra son énergie démoniaque d’un seul coup – et le toit se fissura d’une immense crevasse vomissant des flammes, cherchant à se frayer un chemin jusqu’à Zatanna pour l’y engouffrer toute entière.

« J’ai autre chose à faire que de m’occuper de toi, et – quoi ? » Fait rare, Etrigan s’interrompt au milieu d’une rime en sentant un nouveau courant magique – mais oh infiniment familier celui-là – se mêler au sien, cherchant à l’endiguer. Baissant les yeux, il distingua sous ses pieds un pentagramme. Rien d’assez puissant pour l’arrêter, mais largement suffisant pour affaiblir son attaque. Et il savait très bien qui avait pu pousser la paranoïa jusqu’à blinder ce maudit toit de pièges magiques en plus de son bouclier. « BLOOD ! » éructa-t-il, furieux, avant de relever les yeux vers Zatanna.

Décidément, ses perspectives s’annonçaient de moins en moins réjouissantes.

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Zee n’y croyait pas, à son histoire. Sa manie de parler en rimes avait tendance à faire la faire sourire, d’ordinaire, surtout quand elle était jeune – enfant, ça la faisait même mourir de rire, inconsciente qu’elle était du danger. Mais pour une fois, elle aurait apprécié qu’Etrigan se montre un peu plus clair. Son explication était vague et peu crédible, elle était quasi certaine qu’il ne se serait approché de cet endroit pour rien au monde. Il n’était pas qu’à Gotham ; il tentait d’entrer chez Jason, et c’était complètement contradictoire avec ce qu’elle savait de lui, pour le peu qu’elle savait. Mais elle avait du mal à se concentrer alors que son sort lui permettait à peine de maintenir le démon immobile. Elle pouvait littéralement le sentir se débattre et forcer sur ses liens, sa magie se faire repousser par vague quasi hostiles jusqu’à ses mains et ses bras. Il était une force de la nature, un démon issu des enfers, et utiliser sa magie contre lui la secouait littéralement. Elle n’était pas habituée à autant de résistance, la magie rendait tout facile, d’habitude, mais lui avait toujours pu la battre. Et contre lui, il n’y avait que la magie. Elle avait déjà essayé une autre méthode et il n’était pas question de recommencer. Et voir ses illusions d’elle-même se faire laminer ne l’aidait pas à se concentrer. Un sentiment d’irrémédiabilité, voilà ce que Zee ressentait toujours quand elle se retrouvait face à Etrigan. Mais cette fois il y avait quelque chose en plus. Elle avait l’impression qu’il était plus déchaîné encore, si seulement c’était possible. Déchaîné, dans tous les sens du terme. Elle dut combattre une violente envie d’appeler Jason d’esprit à esprit, se contenta de le penser très fort, en restant prudemment à l’abri dans sa propre caboche.

Elle serra les dents et les poings, tout en sachant que c’était un combat qu’elle allait perdre : un à un, les câbles cédaient. Elle avait l’impression que chacun de ses os se brisait en même temps. Fais quelque chose, idiote ! Là-dessus, Etrigan se permit une remarque assez peu urbaine sur son père, et elle sentit une colère bienvenue l’envahir. Ce démon était une horreur, des fois. Il ne se passait pas un jour sans qu’elle ait une pensée pour Zatara, envoyé injustement en enfer, elle n’avait pas besoin qu’un foutu démon le lui rappelle, et encore moins qu’un foutu démon la compare à son père. Jason est en enfer. « Fais donc ça si tu l’oses, mon père saura t’accueillir bien mieux que moi ! » Oh, oui, s’il avait été là… Jason est en enfer ! L’information atteignit enfin son cerveau, au même moment où Etrigan gagnait leur partie de bras de fer magique et se libérait totalement de ses entraves. Les abonnés absents, hein ? Il y avait vraiment un truc qui clochait. La communication semblait coupée entre le démon et l’enfer. Ce qui était une information capitale, qu’elle se ferait un plaisir d’exploiter si elle ne se faisait pas couper en deux par une épée gigantesque. Alors que le sol se dérobait sous elle, explosant littéralement, elle s’éleva dans les airs – « noitativéL ! » Elle aurait juré sentir la chaleur lui rôtir les jambes, mais alors, un sort se déclencha soudain sous le démon, qui n’était pas de son fait. Même aux abonnés absents, Jason semblait vouloir l’aider, et elle nota pour elle-même de le remercier plus tard. Profitant de la demi-seconde durant laquelle Etrigan baissa les yeux, elle fondit sur lui, un sort sur les lèvres : « nagirtE te annataZ rus el trop ! » Mignon, hein ? Derrière le démon, un portail s’ouvrit, et quand il releva les yeux sur elle, elle était déjà sur lui. Un peu terrifiant, comme impression, mais l’effet de surprise était déterminant : Etrigan était parfaitement capable de se servir de portails dimensionnels.

Elle l’entraîna dans la porte magique et tous deux atterrirent dans un coin sombre et désaffecté du port de Gotham. Zee ne pouvait décemment pas détruire l’hôtel de Jason. Et d’ailleurs il était probable qu’elle ne puisse pas tout court, décence ou pas. Les défenses de la bâtisse auraient juste déclenché des contrecoups qui auraient été catastrophiques pour la ville alentour et Zee était déterminée à ce que les actes d’Etrigan – et les siens propres – ne causent aucun blessé parmi la population. Trop de sang avait coulé par la faute du démon ces derniers temps. Il n’était plus temps d’hésiter, absolument personne n’aurait hésité à sa place. « aL eigam ed uae’l ! » Jetant ses forces dans la bataille, elle esquissa un large mouvement des bras et l’eau crasseuse du port déborda de la digue tel un petit tsunami pour s’enrouler autour du démon. « Je peux faire ça toute la nuit s’il le faut, Etrigan ! Laisse-moi parler à Jason ! » Il ne pouvait pas, vraisemblablement. Mais à force de l’agacer, elle aurait peut-être raison de son peu de patience. Zee s’envola et envoya la prison d’eau dans le fleuve. Lévitant au-dessus de la surface, les mains tendues vers l’eau, elle sentait la sphère qui emprisonnait Etrigan s’enfoncer encore et encore, la sentit heurter le sol probablement dégoûtant, puis s’enfoncer encore et encore, dans la terre cette fois. Pouvait-il se noyer ? Elle n’en savait rien. Elle savait qu’elle ne pouvait pas le tuer. « al eigam ed al erret… » Peut-être qu’elle pouvait l’envoyer ainsi jusque dans le centre de la Terre. Ça, ça le tuerait, non ? Elle se sentit de nouveau hésiter. Même à cette distance, elle le sentait se débattre, le sentait déjà se libérer. Serrant le poing, elle fit se comprimer la terre sous le fleuve. Il fallait qu’elle le veuille vraiment. L’écraser, le tuer. Peut-être alors pourrait-elle le ralentir vraiment. Mais en avait-elle envie ?

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Le coup du portail dimensionnel, il aurait pu (il aurait dû) s’y attendre – mais la réalité voulait qu’Etrigan soit distrait par le cours des événements, et que Zatanna, pour cette fois, prenne le dessus. Sans avoir l’esprit assez vif pour déchiffrer les formules à l’envers qu’elle alignait à la vitesse de l’éclair, il comprit rapidement qu’un mauvais coup allait lui arriver derrière la tête, et fut totalement impuissant à prendre la poudre d’escampette quand il sentit le portail s’ouvrir dans son dos. Avant qu’il n’ait le temps de réagir, Zatanna était déjà sur lui, et un glapissement surpris lui échappa alors qu’ils basculaient tous les deux hors du pentagramme et dans le portail pour bientôt rouler dans la poussière du port qui sentait le poisson et l’essence. Son épée avait glissé de ses mains, et Etrigan étourdi se remit sur ses jambes en grognant. Malgré l’odeur, l’air était plus respirable sur les docks – moins chargé de la magie trop familière de Blood et des murailles de défenses magiques qui cernaient son hôtel. Si la situation avait été normale, Etrigan se serait réjoui de ce retournement de situation qui voulait dire que ses pouvoirs n’en seraient que plus libérés, mais ce n’était pas une situation normale, n’est-ce pas ? La malédiction de Merlin gardait sa puissance sous contrôle depuis quinze siècles, amenuisant ses réels pouvoirs, le réduisant à l’état de nain insignifiant comparé à la formidable monstruosité qu’il savait être, mais être tenu éloigné de l’Enfer aussi longtemps faisait bien plus encore : ça le tuait à petit feu. Figurativement, et littéralement. Etrigan souffla par les narines, taureau dans l’arène plus que jamais, cherchant à porter le coup fatal au toréador qu’était Zatanna en ignorant la douleur, la fatigue, en chargeant comme s’il était dans la primeur de sa force alors que l’illusion était encore plus grossière que celle de ses vingt copies qu’elle lui avait infligée quelques instants plus tôt. Et ça le rendait fou. Fou de rage, d’encore une fois être forcé de mettre genou à terre par la volonté de misérables mortels.

Quelques secondes à peine s’étaient écoulées, mais ces quelques secondes d’hésitation cruciales furent suffisantes à Zatanna pour affirmer encore sa position dans leur duel mortel : resté interdit après cette téléportation sauvage, Etrigan ne vit pas arriver la vague d’eau crade et poisseuse qui s’abattit sur lui avec la force de plusieurs tonnes – comprimé par la force de l’eau, Etrigan laissa échapper une bordée de jurons qui n’avaient sans doute guère de sens pour une simple mortelle, mais qui laissaient transpirer tout le bien qu’il pensait de son piège.

« Jason peut pourrir en Enfer, et toi aussi, maudite ! » aboya-t-il en abandonnant les rimes, trop furieux pour daigner lui accorder l’honneur d’entendre sa verve. Quelque chose qui dut ne pas lui plaire, car elle s’envola et le précipita dans le fleuve, toujours emprisonné dans sa cage d’eau sale. Impuissant, Etrigan se sentit entraîné au fond du fleuve, et plus profondément encore, son corps s’enfonçant peu à peu dans la vase recouverte de détritus. Elle était trop forte – ou plutôt, il ne l’était pas assez. Un constat qui acheva de lui faire toucher le fond, et comme toujours lorsqu’il touchait le fond, Etrigan se découvrit des réserves d’énergie qu’il ne soupçonnait plus, s’entêtant à refuser la défaite sans se débattre comme un beau diable.

Puisant dans ses dernières réserves d’énergie magique et ignorant l’eau qui s’infiltrait dans des poumons qui ne respiraient de toute façon pas, Etrigan laissa son corps se charger de flammes infernales, comme une batterie en surchauffe, jusqu’au point où même lui avait du mal à supporter la brûlure que d’habitude il accueillait à bras ouverts. La salve d’énergie qu’il libéra eut l’effet d’une bombe : sa prison d’eau vola en éclat, de même que les bateaux au-dessus de sa tête dont la coque se fendit en deux et dont les moteurs explosèrent sous l’onde de choc. L’eau du fleuve sortit de son lit, déborda sur le quai, et Etrigan n’aurait pas été en mesure de dire si Zatanna avait échappé à sa fureur : tout ce qui lui importait, c’était de sortir de ce lit de crasse. Le choc de l’explosion exauça son souhait, le propulsant lui-même au-dessus du sol et contre une tour de surveillance du port : l’impact lui coupa le souffle et le démon roula à terre, sonné, vidé par ce dernier exploit.

Vidé, et incapable de se recharger assez vite pour à nouveau faire face à la sorcière dont il devinait la présence bien trop près de lui. Quelle plaisanterie.

« Assez ! » aboya-t-il en levant la main, les lèvres retroussées en une grimace. Il s’apprêtait à ajouter autre chose, mais un soudain accès de toux l’interrompit – l’eau du fleuve qu’il recracha par terre, mêlée d’autre chose, plus poisseux, plus sombre. Du sang. Diantre. Voilà qui n’était vraiment pas bon. Il n’avait donc vraiment pas d’autre choix que de capituler ? L’humiliation était complète : mais pour une fois, Etrigan n’avait pas le luxe de pouvoir fanfaronner. Sa main griffue retomba à son flanc, et Etrigan releva les yeux sur sa tortionnaire, songeur. Méfiant.

Mais encore une fois, quel autre choix avait-il ?

« Tu as peut-être toute la nuit, mais pas moi.
Je ne t’ai pas menti, mon hôte ne me répond pas ! » cracha-t-il en la fusillant du regard, et en restant à sa place comme pour rassembler ses forces – ou se remettre de leur altercation. Après un autre moment passé à visiblement se battre contre tous ses principes, il siffla entre ses dents.

« Voilà trois semaines que je déambule dans le monde des mortels,
Après que Blood m’ait invoqué pour mater une Enchanteresse par trop rebelle.
La bataille fut rude, et la victoire savoureuse, mais sa magie a laissé sa trace,
Mon hôte et moi avons un… problème, courtoisie de cette maudite garce ! »
Les yeux d’Etrigan s’enflammèrent à la seule mention de l’Enchanteresse, qu’il blâmait pour son sort. Si elle et Merlin s’étaient trouvés devant lui à cet instant précis, faible ou pas faible, il aurait volontiers pris l’un pour taper sur l’autre. Même Zatanna Zatara pouvait comprendre ça, non ? Péniblement, Etrigan s’adossa à la tour endommagée, et grogna à l’adresse de son épée restée inutile un peu plus moins. Inutile bout de métal quand il n’était pas au fait de sa puissance.

« Sa magie interfère avec celle de mon demi-frère Merlin.
Tu connais les vers qui permettent à Blood d’échanger de place avec moi ;
Une fois que notre épique bataille eut touché à sa fin,
Force fut de constater que l’autre moitié du poème ne marchait pas.
Blood est coincé hors de ma portée en Enfer, et moi ici,
Un délice de prime abord, maintenant une torture sans merci. » finit-il, enfin, par avouer. Si elle voulait parler à son hôte, elle allait devoir trouver autre chose. Parce qu'Etrigan, pour une fois, ne pourrait pas jouer les messagers.

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Been there, almost done that. Pourrir en enfer, tu parles. C’était lui qui avait sa place là-bas, qui aurait dû être là-bas. Lui qui était sur Terre de façon contre-nature. Il l’énervait prodigieusement, comme rarement auparavant si ce n’était la fois où il avait pris le dessus sur son esprit, par sa seule faute à elle, il fallait bien l’avouer. Avant ce jour, elle avait cru bêtement que peut-être, il ne lui ferait jamais de mal, mais sa vision des choses était déformée par sa relation avec Jason, évidemment. Et évidemment que Jason, tout comme Zatara, lui avaient maintes fois fait la leçon. Mais, ayant vu Etrigan alors qu’elle était enfant et ne s’étant jamais sentie en danger, entourée de son père et de Jason, il lui avait fallu faire face au démon seule pour prendre pleinement la mesure du danger qu’il représentait. Il pouvait la faire rire, pouvait attiser sa curiosité pour lui ou son monde, ses rimes parfois la ravissaient et, en quelques occasions, il avait été une sorte d’allié. Mais il restait le démon Etrigan. Il restait une créature qui, aurait-elle été libre de ses mouvements, aurait tenté de raser villes et habitants. Qui se serait même probablement vu comme maître de la Terre. Et cela, elle n l’oublierait plus, grâce à lui. Il s’était joué d’elle une fois et elle se méfierait à présent toujours de lui. Et si elle devait échouer, si elle devait perdre, ce serait parce qu’elle serait plus faible que lui et pour aucune autre raison. Une possibilité qu’elle ressentait jusque dans ses os alors que la magie du démon la faisait trembler de tous ses membres. Elle ne parviendrait jamais, encore une fois, à le garder prisonnier. Sans le voir, elle le sentait se débattre là-dessous, sentait les vagues d’énergie rageuses et mortelles la traverser, la renseignant aussi sûrement que s’il avait été juste sous ses yeux qu’il allait réapparaître dans quelques secondes.

Sentant la conclusion arriver, elle résista pourtant jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’une ultime onde de magie fasse exploser la surface de l’eau, emportant bateaux, créatures marines et Zatanna Zatara dans son sillage. Elle se sentit projetée en l’air, tourner, sans plus pouvoir distinguer le haut du bas, avant de s’écraser dans quelque chose de plus ou moins dur. Le souffle coupé, elle roula sur le côté. Elle avait été chassée comme un moustique et avait atterri sur un dock, dans un tas de palettes en bois appuyée contre le mur d’un entrepôt. Elle fit le compte de ses membres. Elle avait l’impression de n’être qu’une seule grande douleur en cuir et résille – sa résille, qui galbait ses bras, toute déchirée, et ses bras, ses jambes, son visage, maculés de coupures sanguinolentes, de débris de bois et de ce qui restait de ses vêtements. Et elle était trempée. Comme une soupe. Elle se releva avec un gémissement. La grosse menteuse, elle ne risquait certainement pas de tenir toute la nuit, et en plus, là, ça allait se voir. Elle planta les jambes au sol, adoptant une attitude la plus sûre d’elle possible. Et où est-ce qu’il était, d’abord ? Son regard scanna le port et elle finit par le trouver. Il était allé se fracasser un peu plus loin, cassant au passage une infrastructure du port qui allait probablement coûter beaucoup aux contribuables de Gotham à rembourser. Il s’en fichait, lui, il ne payait pas d’impôts. Elle le rejoignit et eut la satisfaction, rare, de voir qu’il semblait affaibli. Comme elle ne l’avait jamais vu, d’ailleurs, ce qui la renseignait sur le fait que quelque chose n’allait pas chez lui. Quand il cria qu’il en avait assez, elle crut rêver. Bizarrement, elle se dit qu’elle aurait aimé que Jason voie ça. Elle fit semblant d’être absolument partante pour un troisième round, tout en remerciant Hécate de le voir, non pas se calmer, mais ne pas lui sauter à la gorge non plus.

Elle restait sur ses gardes. Elle pouvait sentir encore la magie s’agiter en lui. Il était vraiment comme un puits sans fond, et la pensée que cet être se baladait parmi eux, même retenu par Jason, du moins en temps normal, était vraiment dérangeante. Mais, abasourdie, elle retourna à la réalité en l’entendant lui expliquer ce qui lui était arrivé. L’Enchanteresse ? La première pensée de Zee fut de se demander ce qu’il entendait par « la victoire fut savoureuse ». L’avait-il tuée ? En tout cas, elle avait l’air de lui avoir joué un sacré tour. Elle recula d’un pas quand le démon se releva, appuyé sur son épée, mais il ne semblait pas vouloir attaquer – pas tout de suite. Elle le regardait avec un mélange d’horreur et de fascination. Et devait bien s’avouer que c’était là pour elle une situation inédite. « Alors… Tu ne peux pas laisser Jason reprendre les commandes. Et ne il peut pas te les reprendre de force. Tu es coincé parmi nous et lui n'a même pas conscience… » Enfin, là où il était, il devait bien savoir qu'il y avait un souci. L'horreur de cette situation commençait à lui apparaître. Elle toisa le démon de la tête aux pieds. « Mais pourquoi es-tu affaibli ? Ne devrais-tu pas être ravi ? N’es-tu pas libre, en quelque sorte ? » C’était étrange. Étrange de lui parler ainsi, aussi longtemps, étrange de lui poser ces questions en l’absence de Jason, étrange de parler avec lui de son état. Elle savait qu’il détestait cela, et il ne devait pas non plus apprécier d’en parler… Elle fut secouée d’un frisson. Une idée venait de la traverser et c’était une mauvaise idée, le genre d’idée qu’elle s’était promis de ne pas mettre en œuvre à nouveau. Mais quel choix avait-elle ? Il était clair que la situation ne pouvait pas être laissée ainsi. Ne serait-ce que pour Jason. « Me laisserais-tu… » Quoi, l’ausculter ? La seule idée de sonder son énergie magique la rendait malade alors que des flashes de ce qui était arrivé la dernière fois l’envahissaient. Mais ce n’était pas tout à fait la même chose. Elle pouvait le scanner vite fait sans s’impliquer psychiquement. Mais à quoi bon ? Il était le mieux placé pour pouvoir appeler Jason. « Est-ce déjà arrivé par le passé ? C’est pour ça que tu as tenté de pénétrer chez Jason, n’est-ce pas ? Tu ne sais pas quoi faire… » Et s’il ne savait pas, qui saurait ? Elle essuya son visage avec sa manche déchirée. C’était une catastrophe, elle commençait à s’en rendre compte.

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L’horreur qu’il décela dans son regard à l’écoute de son récit aurait presque été compensation suffisante pour tous les troubles qu’il traversait depuis ces quelques semaines fatidiques – presque. Même s’il y avait une certaine satisfaction à tirer de l’inénarrable terreur qu’il semblait inspirer dans le cœur de la jeune sorcière, rien que par l’aveu de sa présence indépendante de celle de son insupportable hôte, le prix à payer était un peu trop coûteux à son goût. Jason Blood était un misérable, un lâche, un faible qu’il avait passé des siècles à torturer pour lui faire payer le supplice qu’ils vivaient à deux, mais Jason Blood lui était devenu aussi nécessaire que lui, le démon, était devenu nécessaire à son geôlier. Les deux facettes d’une même pièce, les deux poumons d’un seul et même corps. La déchéance ultime pour le prince des ténèbres, mais Etrigan n’était ni assez vaniteux, ni assez idiot pour nier la réalité de sa situation. Qu’il le veuille ou non, il avait besoin de Blood, il avait besoin que le sortilège fonctionne à nouveau, et pour l’heure, ni l’un ni l’autre ne lui étaient disponibles. Et peut-être était-ce dû aux enseignements de son père, peut-être à sa propre expérience, mais il semblait bien que Zatanna réalisait la portée de la situation aussi bien que lui. Brave fille, songea-t-il non sans amertume.

Il ne daigna même pas répondre à sa première remarque, qui sonnait de toute façon plus comme une réflexion qu’elle se faisait à elle-même alors qu’elle mesurait toute la portée de ses paroles. En vérité, Etrigan ne savait même pas ce que Blood pouvait bien penser. Il devait bien se douter que quelque chose clochait, à rester aussi longtemps en Enfer, mais tous leurs canaux de communication habituels étaient coupés : il ne pouvait sans doute rien voir de ce qu’il se passait dans le monde des mortels, et il ne pouvait rien entendre de l’esprit du démon. Blood était bien des choses, mais il n’était pas idiot : il devait bien se douter que quelque chose clochait sérieusement, et que son démon, aussi tenace soit-il, ne passerait jamais autant de temps à la surface de son plein gré. Pas quand la malédiction de Merlin le tenait encore aux fers, pas quand chaque instant passé loin des enfers était comme un moment passé en apnée, à se vider progressivement de son énergie et de ses forces.

Ses question l’agacent, ne lui rappellent que trop bien sa propre impuissance, alors qu’il se sent passer d’ennemi à objet de pitié à ses yeux, comme si l’humiliation n’était pas assez cuisante. Pour manifester son mécontentement, il abandonna les rimes – honneur qu’il ne réservait qu’aux méritants de son estime, ou au moins à ceux qui ne lui tapaient pas sur les nerfs dans un moment de faiblesse particulièrement embarrassant. « La malédiction de ce cuistre de Merlin est empoisonnée, mais elle persiste, en moi comme en Blood. Tant que nous sommes liés l’un à l’autre, c’est lui le maître, et moi l’esclave. Tant que la malédiction subsiste, je ne puis rester longtemps dans votre monde sans perdre mes forces, comme un vulgaire démon de bas étage. » grogna-t-il en guise d’explications. Lui, prince des enfers, fils de Belial, réduit à peau de chagrin par ce maudit sorcier. « C’était l’idée de Merlin pour me forcer à rééchanger de place avec mon hôte bien aimé. Comme tu peux le constater, ça fonctionne à merveille. »

Prenant appui sur son épée pour se relever, il posa sa main griffue contre le mur défoncé derrière lui, et constata après s’être remis sur ses jambes qu’il avait laissé une trace de sang – celui-là même qu’il avait peu élégamment recraché quelques instants plus tôt. Bah. Il en avait vu d’autres. Mais si tout cela s’éternisait, il allait vraiment finir par avoir de graves problèmes.

La laisserait-il ? Le regard noir qu’il lui lança était, il espérait, suffisamment clair. Non, il ne la laisserait pas le traiter comme un cobaye pour ses petits sortilèges, même s’il ne doutait pas un instant de son désir d’aider Blood – ce qui voulait forcément dire l’aider lui, d’une façon ou d’une autre. Etrigan n’avait aucunement l’envie d’accepter l’aide d’une misérable prestidigitatrice. Sa fierté causerait peut-être sa chute, mais enfin, il avait certains standards à maintenir.

Mais sa fierté était bien plus entamée encore par ce constat qu’il se faisait à voix basse, et qu’elle venait de faire tout haut. Il ne savait pas quoi faire. Et qu’il détestait l’entendre dans sa bouche à elle, comme s’il n’était qu’un petit garçon perdu à prendre en pitié !

« Garde ta pitié pour toi, sorcière,
J’ai bien vu ton effroi, tout à l’heure tu ne faisais pas la fière ! » éructa-t-il en semblant reprendre du poil de la bête sous le coup de l’affront. Mais une soudaine douleur à son flanc le força à prendre une inspiration et se retenir de lui sauter dessus pour lui arracher la tête. Il n’avait plus l’énergie pour un nouveau duel de magie, et la douleur lui faisait comme un point de côté particulièrement aigu qui le priverait de son agilité légendaire. Il n’avait plus le dessus. Et ça le rendait dingue. Encore une fois, Etrigan laissa échapper un soupir contrit, déchiré entre sa fierté, sa dignité de démon, et l’urgence de la situation qui voudrait qu’il signe une trêve avec sa vieille adversaire le temps de trouver une solution à son problème.

« Il nous est arrivé bien des mésaventures au fil des siècles,
Mais invariablement la malédiction perdure, c’est l’unique règle.
Elle nous a déjà causé quelques surprises, je ne le nie pas.
Je me souviens d’une fois à Venise, mais c’est une histoire pour une autre fois.
Ne plus avoir le moindre contact avec mon hôte est une première,
Mais le fil est encore là, je le sens, entre ici et l’Enfer. » réfléchit-il à voix haute, fouillant dans les souvenirs de quinze siècles d’un mariage forcé un événement similaire, mais sans succès. Plusieurs fois, lui et Jason avaient tenté de briser la malédiction, avec des conséquences plus ou moins dramatiques, mais chaque tentative ne s’était soldée qu’avec des échecs cuisants. Blood était encore là, il le sentait. Ce sentiment inexplicable de ne jamais être complètement seul, un morceau de lui toujours avec l’autre, et un morceau de l’autre toujours avec lui.

Il doutait que Zatanna, fille de Zatara, puisse comprendre de quoi il parlait.

« Maintenant que tu sais tout de mes ennuis, je me permets de prendre congé.
Tu connais les raisons de ma venue à Gotham, et pour cette fois je laisserai la ville en paix.
Je retourne à l’hôtel de Blood, et je t’en saurai gré, vraiment
Si tu ne venais pas encore fourrer ton nez dans mes plans. » conclut-il d’un ton morne, comme s’il regrettait de la laisser ainsi. Ses doigts se resserrèrent sur le pommeau de son épée, comme pour se préparer à l’éventualité qu’elle essaye de l’empêcher de partir.

« A moins que tu n’aies une idée brillante pour me tirer de ce mauvais pas,
Je dirais qu’il vaut mieux que nos chemins se séparent là. »

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Ce fut presque choquant d’entendre Etrigan abandonner ses rimes adorées. Si ça, ce n’était pas un signe que la situation était grave… Et elle, comme à son habitude, laissait transparaître sur son visage tout ce qu’elle pensait, tout ce qu’elle ressentait, passant de l’étonnement à l’effroi, de l’inquiétude et l’incompréhension, mais finalement, tout cela prenait sens. Zee décida de ne pas répondre à sa provocation, parce que ça n’en était pas une, déjà, et aussi parce que la situation était trop grave pour prendre offense de ce qu’il racontait. Elle prenait la mesure de la chance qu’elle avait eue, que le monde entier avait eue ce soir, de ne pas avoir eu affaire à Etrigan au sommet de sa forme. En vérité, ce n’était que cela, que cette malédiction lancée par un Merlin certes fourbe, mais qui avait parfaitement su anticiper les choses, qui avait évité à Gotham ce soir d’être rasée de la carte. Elle n’avait jamais vraiment su quoi penser du vieux magicien dont Jason ne parlait que peu, et dont le souvenir avait été maintes fois déformé par l’histoire et les légendes, mais pour cette fois, elle adressa un remerciement silencieux au bonhomme. Avait-il eu une vision de l’avenir, ou bien savait-il tout simplement qu’un tel cas de figure pouvait se présenter ? En tout cas, aussi agaçant que ce soit pour Etrigan, Zee, elle, en était soulagée. Du moins pour le moment, car cette situation ne pouvait pas durer. C’était terrible, mais la meilleure configuration, pour ces deux-là, c’était bel et bien de se partager le bail. Il fallait que Jason reprenne la barre, il fallait trouver un moyen de reconnecter le démon et l’homme, ou bien tous les deux mourraient, probablement ? Et si sa première pensée fut qu’elle ne regretterait pas Etrigan, elle sut en même temps qu’elle se mentait à elle-même.

Elle le regarda lutter pour se relever – et échouer. Ce n’était pas elle qui l’avait mis dans cet état. Pas complètement. Il devait vraiment aller mal. Elle préférait ne pas imaginer dans quel état était Jason. Déjà, il était en enfer, et ce ne devait pas être une sinécure malgré le fait qu’il soit habitué. Mais à présent, il était coincé là-bas, et pire, n'avait aucune idée de ce qu'il se passait. Une répétition de l’histoire insupportable pour Zee. Et si des fois, sous le coup de la colère, elle avait voué John à tous les enfers, jamais elle n’aurait souhaité un tel destin à Jason – ni à John, en vérité pour ce que ça valait. L’urgence de la situation la faisait sautiller d’un pied sur l’autre. Comment l’aider ? Elle ne pouvait pas se rendre en enfer pour ramener Jason, ne savait même pas dans quel état il en sortirait puisqu’Etrigan était déjà dans la place. Elle sursauta quand le démon annonça qu’il allait « prendre congé », pour retourner chez Jason, qui plus est. « Arrête, fichu bourrique ! Tu ne ferais que tomber dans un autre piège, et encore un autre, et encore un autre, et cette maison finirait par avoir ta peau. » Elle s’avança vers lui. Il fallait qu’elle tente sa chance. Il fallait qu’elle compte sur le fait qu’il était affaibli, et qu’il n’était pas d’humeur joueuse non plus. Et surtout, il fallait qu’elle ait confiance en son propre jugement. Elle n’avait pas rêvé : subtilement, plus ou moins, Etrigan lui demandait son aide. « Laisse-moi essayer quelque chose. Je te promets de ne pas te causer du tort. Tu sais à quel point j’aime Jason, et tu m’as bien expliqué ce qu’il lui en coûterait si ta situation ne s’améliorait pas. Alors pour une fois, fais-moi confiance. » Elle n’avait jamais essayé de lui faire du mal, elle, après tout, enfin, pas gratuitement.

Mais elle n’était pas stupide non plus. « eN eguob sulp nagirtE. » Ni assez folle pour s’approcher de lui tant qu’il pouvait encore bidouiller son épée, ou même lui coller ses griffes dans les yeux. Elle s’approcha prudemment, et n’eut pas besoin d’entrer dans sa tête pour savoir à quel point il était en colère. Elle pouvait littéralement voir le feu brûler dans ses pupilles. Avec un frisson, elle posa ses mains sur les tempes du démon et ferma les yeux. Cette fois, pas question d’essayer de prendre le dessus sur son esprit, ou de forcer le passage ou quoi que ce soit. Elle restait à la surface, un contact probablement désagréable pour lui, mais pour ce que ça valait, ça l’était pour elle aussi. Comme si elle visitait le hall d’un gigantesque château en ruines, elle sentait la présence de fantômes du passé, avait l’impression d’entendre de lointains hurlements, de sentir des réminiscences démoniaques gluantes et violentes ramper sur sa peau. Jason. Son appel, timide d’abord se fit plus puissant, alors qu’elle étirait sa conscience plus loin, plus profondément. Jason ! Etrigan était comme un trou noir. Il portait en lui, en quelque sorte, sa propre porte vers les enfers. Et il en allait probablement de même avec Jason. Quelle chose terrible que de vivre avec cela en soi… Mais elle ne sentait rien. Pas de courant noir et tumultueux pour l’attirer dans un vortex de magie noire, pas de fissure vers une dimension infernale. Tout était comme scellé, vide et en train de périr. Elle rompit le contact avec un soupir et sauta en arrière, alors que son sort de pétrification s’évaporait.

Il ne lui avait pas menti, et elle ne pouvait l’aider. Mais elle ne pouvait pas le laisser là. Aussi faible soit-il, il était dangereux. Pour lui-même bientôt plus que pour les autres – et pour son alter ego. Elle se mit à faire les cent pas devant lui, qui lui avait demandé de ne pas fourrer son nez dans ses affaires, ce qu’elle s’était bien sûr empressée de faire. Elle faisait la liste de ses connaissances, susceptibles de l’aider. Faillit éclater d’un rire désespéré en se rendant compte que son premier réflexe aurait été d’appeler Jason. Circé était aussi une source d’informations inépuisable, mais peu fiable, et la sorcière était une sacrée menteuse. Et elle aurait adoré mettre la main sur Etrigan dans cet état, probablement. John aurait su quoi faire. Rentre chez toi, love, voilà la chose à faire. Et elle lui aurait crié dessus pour ça, foutu égoïste. Elle posa un regard brillant sur le démon. « Il y a des gens qui pourraient t’aider. Tu vas détester mon idée. Ils ne sont pas de simples hommes, et ils ont beaucoup de ressources. Mais c’est une organisation d’État et il y aura probablement un prix à payer. Les êtres dans ton genre les intéressent beaucoup, et pas toujours pour de bonnes raisons. » Fallait-il qu’elle l’envoie dans la gueule du loup ? Mais il était bien capable de se défendre encore un peu. Et de s’occuper de lui-même. Elle avait entendu parler d’eux parce que tous les surnaturels et autres magos en avaient entendu parler, et comme tout le monde, elle s’était renseignée. « Qu’est-ce que tu en penses ? Me laisseras-tu appeler de l’aide ? Tu n’as rien à perdre, non ? » Elle priait n silence pour qu’il accepte. Ou bien il disparaîtrait dans la nuit et elle ne le reverrait probablement jamais, ni Jason.

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Etrigan tiqua à l’appellation (‘fichue bourrique’, à qui pensait-elle pouvoir manquer de respect de la sorte ??), et ne se retint de l’abreuver d’insultes de son cru ou de lui trancher la gorge que parce qu’il savait pertinemment, même du fond de son inimitable mauvaise foi, qu’elle avait raison. Ce fichu hôtel privé était mieux protégé que Camelot elle-même au plus grand de sa puissance, avant que Morgane Le Fay n’y sème chaos et destruction, y poser ne serait-ce qu’un orteil pourrait bien signer sa fin de façon permanente. Jason avait été un élève récalcitrant, forcé de s’éduquer sur la question de la magie et des démons de par sa seule présence dans sa psyché, mais par Belzébuth il avait appris vite et bien. Si bien que ça se retournait contre lui, plus que jamais. Que Blood s’amuse à le torturer en buvant de l’eau bénite ou en portant une croix en pendentif, soit, c’était peut-être de bonne guerre, mais cette fois il s’agissait d’une question de vie ou de mort – pour tous les deux ! Et à l’instant où, après quinze siècles, il avait pour la première fois besoin de l’aide de son hôte, ce dernier disparaissait aux confins du royaume qui aurait dû être le sien !

N’était-il pas un minimum justifié dans sa rage face à ce pied de nez du destin ?

La voix de Zatanna l’arracha à ses bougonnements intérieurs, et il posa sur elle un regard aussi méprisant que circonspect. « Te faire confiance ? La plaisanterie est bonne… » commença-t-il en préparant déjà sa rime – Mais Zatanna avait le dessus, et Zatanna le savait, et Zatanna aurait été inconsciente de ne pas en profiter. Le sortilège fit aussitôt effet, et Etrigan s’immobilisa sur place, la magie électrique de la sorcière surgissant dans ses veines, son esprit, son être tout entier pour le paralyser complètement, les rimes mortes dans sa gorge avant d’avoir pu être déclamées, brûlant dans les flammes infernales que d’un seul coup il aurait rêvé de lui cracher au visage. Libère-moi, sale sorcière, ou je te promets mille et une tortures qui te feront souhaiter l’enfer lui-même en comparaison ! aurait-il voulu éructer, mais las. Sa mâchoire était aussi paralysée que le reste, et Etrigan impuissant n’eut d’autre choix que de regarder Zatanna s’approcher, les yeux brûlants de colère, narines dilatées comme le taureau dans l’arène. Jamais de mémoire de démon il n’avait connu pareille humiliation, et l’incident ferait mieux de rester un cas isolé !

Etrigan grogna, sa voix gutturale roulant au fond de sa gorge alors qu’elle posait les mains sur ses tempes, et il la sentit, l’affreuse, se balader à la surface de son esprit, s’aventurer dans ses dédales comme une visiteuse non-désirée qui choisit délibérément d’ignorer les panneaux d’avertissement ‘danger’. Et sa voix, qui résonnait dans son esprit, appelant son Autre, Jason, Jason, où es-tu Jason – sa colère s’effaça momentanément, chassée par l’irrépressible envie de rire qui le prit face aux tentatives désespérées de la jeune femme. Quelle meilleure preuve qu’elle n’avait réellement aucune idée de ce qu’elle faisait, de ce dont elle parlait ? Si même Etrigan, seigneur des Enfers, jumeau maléfique de Blood, n’arrivait pas à entrer en contact avec cet incapable fini, quelle arrogance devait sommeiller en elle derrière ses dehors d’héroïne vertueuse ? Oh, nul doute qu’Etrigan n’avait aucune leçon à donner en la matière, mais par la barbe de son demi-frère, au moins lui ne perdait pas son temps à lutter contre l’évidence. La fille de Zatara, elle, ne cherchait qu’à repousser l’inévitable constat que Jason Blood était peut-être parti pour de bon, cette fois.

Le ricanement caverneux qui remonta de sa poitrine quand elle le libéra enfin traduisait tout le bien qu’elle pensait de sa petite entreprise – et il roula des épaules pour secouer les restes de sortilège de pétrification comme on secoue une couverture trop lourde de son dos. « Ne viens pas dire que je ne t’avais pas prévenue. » fit-il remarquer avec l’intention même pas masquée de remuer le couteau dans la plaie. Et maintenant, hein ? Allait-elle sortir une pierre philosophale de son chapeau magique ? « Me crois-tu maintenant ? Tu es venue, tu as vu, tu n’as pas vaincu. Même toi, j’en suis sûr, sauras reconnaître quand un dessein est peine perdue. » ajouta-t-il en laissant son épée s’évaporer dans un crépitement d’étincelles. La bataille était visiblement terminée, et Etrigan s’attendait désormais à la voir tourner les talons et l’abandonner à son sort, à le laisser trouver une solution à un problème qui la dépassait encore plus lui. Visiblement, il n’avait pas correctement mesuré son attachement à son hôte, ou son entêtement. Ou, plus probablement, les deux. Alors qu’il s’apprêtait à lui tourner le dos, elle lui fit une nouvelle proposition ; une qui arracha au démon un haussement de sourcils étonné, avant qu’ils ne se froncent à nouveau dans une expression de pur mécontentement.

« Enfin les masques tombent, enfin je vois clair dans ton petit jeu !
Traîtresse, misérable, pour ton insolence je devrais t’arracher les yeux !
C’était donc ça ton plan ?
M’arracher ma liberté durement conquise, m’offrir en pâture,
A ces groupuscules qui me méprisent, qui honnissent l’essence même de ma nature ?
Je suis Etrigan, prince des Enfers, fils de Belial, et démon rimeur,
Leur demander de l’aide ? Je préfère encore agoniser dans mon puits de douleur ! » s’écria-t-il avec tout le drame et la théâtralité imposée par sa nature et par son rang, vilain shakespearien refusant de perdre la face alors que le public a déjà réalisé la chute qui se profile à l’horizon. Mais Zatanna n’a-t-elle donc rien écouté de ce qu’il avait pu lui dire ? De ce que Jason avait pu lui expliquer, depuis des années ? N’avait-elle jamais prêté attention à ses tirades dithyrambiques, aux dangers contre lesquels son père l’avait mise en garde et qu’impliquaient de garder Etrigan en cage ? C’en était presque vexant ! Cédant à la colère, Etrigan tendit soudain sa main griffue et bondit en avant pour attraper Zatanna par la gorge, vif comme l’éclair, le lion fondant sur sa proie avant qu’elle ne réalise en être une, les babines retroussées et toutes dents dehors. Les yeux rouges rivés dans les yeux bleus, et pas une once d’humanité pour faire l’arbitre dans leur match.

« Etat, gouvernement, vos organisations humaines m’exaspèrent,
ARGUS, déjà, tente en vain de me mettre une muselière.
Tu devrais le savoir, tu n’es pas si idiote, la magie échappe à leur compréhension,
Tu veux sauver Jason ? Ils n’en ont que faire : utiliser ma puissance, là est leur unique préoccupation. » siffla-t-il entre ses dents, les serres de ses doigts grippées autour du cou de la sorcière, tenté de serrer un peu plus fort… mais finalement, il desserra sa prise et la relâcha tout à fait. Il ne voulait pas prendre le risque de subir un nouvel sortilège qui le laisserait plus paralysé encore – mais un peu d’intimidation lui donnait l’occasion de se défouler, n’est-ce pas ? Il s’éloigna de quelques pas, le démon face au port endommagé, témoin de leur affrontement quelques instants plus tôt, et il soupira.

« De plus, il n’y a rien qu’ARGUS ou leurs semblables ne puisse faire pour moi.
Cet univers n’est pas le leur, même s’ils cherchent à s’en convaincre, ma foi.
Donne-moi des Dr Fate, des Phantom Stranger, quelqu’un qui parle notre langue commune,
Alors peut-être je t’écouterai, peut-être enfin nos volontés feront une. » continua-t-il de réfléchir à voix haute, passant en revue les êtres qu’il connaissait et qui pourraient lui venir en aide. Mais Fate était aux abonnés absents, le Stranger s’imposait comme règle de ne jamais intervenir directement dans les affaires des Hommes, et personne d’autre à sa connaissance n’aurait les ressources ou la volonté de l’assister dans ses recherches.

Et Etrigan, tout à ses réflexions et son arrogance, échouait à voir que celle-là même qui s’était présentée en ennemi, pourrait bien détenir une clé dont il se soupçonnait même pas encore l’existence.

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Existait-il un être plus têtu que celui-là ? Qui préférait mourir plutôt que d’accepter une main tendue, même si c’était la sienne. Elle aurait fini par perdre patience et par hurler sur n’importe qui d’autre, pas user de magie pour mater l’insolent, puisqu’il s’agissait de sa foutue vie dont ils parlaient – et surtout de celle de Jason –, et lui, sans égard pour l’une ou pour l’autre de ces existences, s’entêtait dans sa dramaturgie désormais vide de sens : à quoi bon les rimes, à quoi bon l’outrage, à quoi bon la fierté quand elle était si mal placée ? Bien sûr qu’elle-même aurait voulu ne pas en arriver là. Elle se méfiait d’Argus, se méfiait plus encore de leur nouvelle division dédiée au paranormal, n’avait jamais apprécié que les États, quels qu’ils soient, se mêlent de la liberté des peuples, peu importait si ces peuples étaient humains ou dotés de capacités extraordinaires. La seule ingérence qu’elle aurait pu accepter, c’était que ces organisations se mettent au service de ceux qui luttaient contre les choses de ce monde que les gouvernements ne pouvaient pas voir et encore moins comprendre. Mais cela n’arrivait jamais, évidement. Il y avait toujours des acronymes obscurs, des complexes secrets, des luttes de pouvoir, des plans d’urgence et au bout du chemin, des décisions froides motivées par l’absence d’empathie de décideurs incapables de les voir comme leurs égaux – non pas humainement, mais en tant que simples êtres vivants ayant tout autant le droit de vivre qu’eux. Mais malgré tout cela, elle se devait de le faire. C’était une de ces décisions qui étaient mauvaises, qui auraient de terribles conséquences. Mais des ruines qui resteraient après l’ouragan naîtrait peut-être l’espoir. Personne de sa connaissance ne pouvait aider Etrigan. Etrigan ne pouvait pas aider Etrigan. Shade pourrait peut-être…

Elle ne le vit même pas bouger, toute occupée qu’elle était à trouver un moyen de le convaincre, par la parole. Elle sentit l’étau se resserrer sur sa gorge et ses pieds décoller du sol. Comme si elle ne savait pas déjà à quel point il était dangereux de faire ça. L’histoire se répétait et encore une fois, et malgré les années, et la maturité – mais l’était-elle vraiment, mature, malgré tout ce temps, toutes ces épreuves ? – la voilà qui de nouveau s’était faite avoir, avait baissé la garde, avait stupidement cru que parce qu’elle lui voulait du bien, il la laisserait l’aider, comme si tout le monde pensait comme elle, comme si le monde fonctionnait comme elle alors qu’en vérité, elle s’en rendait compte un peu plus tous les jours, c’était elle qui était mal configurée pour le monde, elle qui n’y avait pas sa place. Ses mains frappaient le bras gros comme un tronc d’arbre du démon, griffait la peau sans l’entamer, elle lui donna des coups des pieds, le regard brillant de colère et de larmes de rage, sans pouvoir prononcer une seule formule, la voix étouffée. Et quand finalement il la lâcha, ce fut parce qu’il le voulait, pas parce qu’elle l’avait elle-même fait lâcher prise. Elle glissa au sol en toussant, la main sur sa gorge et l’envie de se téléporter loin d’ici, loin de lui et de son horrible présence. Comme elle aurait voulu redevenir une enfant. Son père aurait été là, Jason aussi. Ils lui auraient raconté des histoires sur le démon qui était bien plus agréable à côtoyer en paroles qu’en personne. Et à la fin de la journée, elle aurait pu aller se lover sous sa couette avec sa peluche préférée, un lapin borgne et à l’oreille arrachée, et ne pas s’occuper du destin des autres et du monde. Mais cela faisait longtemps qu’elle n’était plus une enfant.

« Etrigan, prince des Enfers, fils de Belial, et démon rimeur, je crois que tu as peur ! le singea-t-elle, la voix rauque et la gorge en feu. Est-ce que tu fuis ? Est-ce que tu tournes les talons et détales comme un lapin ? Fate ne peut rien pour toi, Stranger non plus, sinon tu serais déjà allé les trouver. Cesse de te draper dans ton orgueil, parce que toi aussi, tu vas finir par passer pour plus stupide que tu ne l’es vraiment. » Il ne servait à rien d’essayer de lui apprendre les bonnes manières. Ni même d’essayer de lui expliquer en quoi leurs rapports à la magie étaient différents. C’était la fierté qui les séparait, en cette seconde, cette fierté que Zee avait enterrée depuis longtemps avec lui, qui lui permettait de craindre pour la vie de Jason quand la fierté d’Etrigan l’aveuglait et le rendait sourd, tout simplement. Eh bien, elle pouvait aussi parler ce langage. Elle n’avait rien à perdre, de toute façon – à part la vie. « Tu es le démon Etrigan. Argus, Shade, ils ne peuvent rien contre toi, encore moins te garder en cage, que tu sois diminué ou en pleine possession de tes pouvoirs. Va les voir, et s’ils essayent de te contraindre, tue-les tous. » Sa voix ne tremblait même pas. Elle espérait que cette langue-là, il l’entendrait. « Qu’est-ce que tu risques à aller les trouver, si ce n’est d’égratigner ton orgueil ? Eh bien laisse-moi te dire que ton orgueil te rend stupide. Ta vie millénaire, s’arrêter soudain pour une raison aussi stupide et alors qu’une solution existe peut-être ? C’est ainsi qu’on parlera de toi une fois que tu seras mort tout seul dans un coin du monde. La vie grandiose d’Etrigan, et sa mort pathétique, parce qu’il a eu peur ! » Tout en parlant, elle avait levé une main, l’autre plaquée sur sa gorge. Parler faisait mal, mais elle allait avoir besoin de parler, pour invoquer un bouclier dès qu’il lui sauterait au visage pour tenter de lui arracher la tête. En espérant que son bouclier tienne le coup. Parce qu’elle en avait encore sous le pied, s’il fallait provoquer la bête.

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Etrigan se retourna encore, fusillant du regard celle qui osait se moquer de la sorte alors qu’il n’avait jamais été plus vulnérable, plus faible, et plus prompt à la laisser repartir en vie – et déjà il regrettait de ne pas lui avoir rompu le cou ici et là, au cœur de ce port qui sentait le poisson moisie et l’eau croupie. C’aurait été tout ce qu’elle méritait, l’insolente, pour le tancer de la sorte quand elle savait très bien que répliquer par les flammes de l’Enfer lui coûterait cher. Ou peut-être devrait-il quand même tenter la chose. Mourir en rabrouant la fille de Zatara et en l’envoyant rejoindre son père, il pouvait aisément imaginer pire fin à sa légende ; mais il pouvait également imaginer bien mieux, alors pour une fois, Etrigan réfréna ses élans meurtriers et se contenta de grogner, une fois de plus, ses narines crachant de la fumée à l’image des dragons dont son ADN n’était pas si éloignée que ça par certains aspects. Les dragons avaient, pour certains, quelque chose de noble qu’aucun démon n’aurait jamais – mais s’il y avait bien quelque chose qu’ils partageaient sans conteste, c’était l’orgueil et la vanité. Jamais, au grand jamais Etrigan le rimeur n’aurait imaginé se trouver en position de demander de l’aide, encore moins d’une magi, encore moins de groupes d’humains, et pourtant ! L’urgence se faisait sentir, la douleur s’insinuait plus avant dans ses muscles, ses os, son âme, son être tout entier, ses forces le fuyaient et son lien à l’Enfer se faisait tellement ténu qu’il réalisa avec horreur que bientôt, plus rien ne le lierait à son royaume. Et alors, que se passerait-il ?

Alors il mourrait, loin de l’Enfer, carcasse pathétique coincée dans le monde des hommes, poussière redevenue poussière sans aucun espoir de retrouver les délices de l’Inferno.

Et face à lui, modèle de bravache et d’inconscience, Zatanna continuait sa litanie, ses reproches, ses insultes, tirant à balles perdues dans l’armure perméable de sa fierté en espérant exciter la bête, et ça marchait, par tous les diables ! Etrigan ne fuyait pas, Etrigan ne fuyait jamais face au danger, mais d’habitude le danger était tangible, il pouvait le carboniser, le briser en mille morceaux ! Le démon avait beau être très accompli en termes en magie, il ne l’en détestait pas moins : adversaire impalpable, impossible à affronter de front, méthode des lâches et des faibles qui se retranchaient derrière leur tours de passe-passe pour faire de la vie des autres un enfer. Il lui suffisait de regarder son abomination de demi-frère pour s’en convaincre, et la jeune Zatara ? Elle ne valait pas mieux que lui.

Mais contrairement à Merlin, Zatanna ne fuyait pas, elle. Elle restait là, à sermonner la bête, à aiguiser la lame de sa colère – imitant sciemment, ou sans le savoir peut-être, son père avant elle, et Blood lui-même. Qu’Etrigan le veuille ou non, les mots de la sorcière touchaient en plein cœur, faisaient mouche, revigoraient le monstre qui se refusait à dépérir sans lutter. Etrigan était dangereux, indomptable. Mortel, comme toute arme digne de ce nom. Mais n’importe quelle arme, entre des mains adroites, pouvait être maniée, et permettre à son utilisateur d’accomplir des miracles.

Zatanna, lentement, mais sûrement, était en train de forger de ses mots même pas à l’envers, son propre miracle.

Blessé dans son orgueil, Etrigan sortit les crocs et s’approcha à nouveau d’elle, pour s’arrêter à quelques centimètres seulement du visage de la magicienne, l’œil flamboyant, l’haleine fétide, bête infernale s’apprêtant à mordre ou aboyer, ou les deux en même temps. Et contre toute attente, Etrigan marqua une pause. Sembla réfléchir.
Une quasi-première, en plus de 1500 ans enfermé dans une prison de chair.

« … Lucian Thorne. » finit-il enfin par lâcher, à contrecoeur, en se redressant pour la toiser de haut. Le nom, craché non sans dédain, mais non sans une certaine distance qui confinait presque à une approbation, dans sa langue à lui. Le démon croisa les bras sur son torse, drapé dans ce qui lui restait de dignité.

« Chez les moribonds que tu appelles ARGUS, Blood ne fait confiance qu’à ce Thorne,
Un soldat, comme lui, et selon tout apparence ce qu’il appelle un brave homme.
Le personnage m’insupporte, justement pour toutes les qualités que mon hôte lui prête,
Mais que le Diable m’emporte, si je n’ai pas le choix, c’est sur lui que ma voix s’arrête. »

Blood et Etrigan s’accordaient au moins dans leur désamour d’ARGUS, et Etrigan avait souvent tancé Blood pour l’estime qu’il semblait porter à ce blondinet qui n’y connaissait visiblement rien en magie, en occultisme, et en tout ce qui constituait leur quotidien. Le démon avait bien du mal à voir ce que son hôte pouvait lui trouver hormis un certain sens de l’honneur et autres valeurs toutes humaines qui donnaient à Etrigan envie de brûler une ville entière – et Satan savait que l’honneur n’allait en rien régler leurs problèmes. Mais puisqu’il ne pouvait pas se tourner vers les voies d’assistance habituelles, puisque l’Enfer lui était inaccessible, peut-être que la sorcière avait raison. Pour trouver une solution à son problème, il avait commencé par chercher à accéder aux ressources de son hôte. Thorne était une ressource de plus – et Etrigan savait mieux que quiconque que Blood, lui, n’aurait pas hésité à en faire savant usage. Sa résolution prise, il planta son regard dans celui de Zatanna.

« Ne crois pas que je ne lis pas clair dans ton jeu,
Tes insultes, tes provocations, ces tactiques, je les connais on ne peut mieux.
Je confesse que tu m’impressionnes, que tu as mûri depuis notre dernière incartade,
A titre de récompense, je consens cette fois à me soumettre à tes brimades.
Contact donc l’infect blondinet, demande-lui son avis,
Tant que la putride Waller reste hors de l’équation, mon accord t’es acquis. »

Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour le démon – qui se réservait le droit de leur arracher la tête à tous les deux s’ils osaient le jeter en pâture à l’infâme bonne femme à la tête d’ARGUS.

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Cette fois, elle s’attendait à tout. Enfin, sauf à ce qu’il s’en aille. Elle ne pouvait pas imaginer qu’il joigne le geste à la parole et s’enfuie pour de bon. Elle ne pouvait pas l’imaginer venant de lui, et elle ne pouvait pas imaginer assister, seule, au cœur de la nuit, trempée et tremblante, à la fin d’Etrigan. Et surtout, elle ne pouvait pas imaginer que Jason, immortel, hiératique, qui avait été là bien avant elle et la verrait un jour mourir et serait là bien après elle, meure. Là, maintenant, ce soir, par les actes irréfléchis de sa contrepartie démoniaque. Cette pensée la traversa brièvement, réinjectant en elle un shoot d’adrénaline et d’énergie. Elle le suivrait. Jours et nuits s’il le fallait. Jusqu’en enfer – oh wait, non, pas la peine, il ne pouvait pas s’y planquer. Alors oui, elle le suivrait, ne le lâcherait pas, à peine pour lui, et surtout pour Jason. Mais… Il ne s’enfuit pas. Il s’arrêta, le dos raide et voûté, et pendant une seconde elle crut qu’ils y étaient, qu’il allait lui sauter à la figure et lui faire sauter la tête des épaules sans même qu’elle ait le temps de s’en rendre compte. Quand il se retourna, il était l’image même de la rage – yeux étincelants, flammèches débordant de ses narines, lèvres retroussées sur ses dents acérées… L’image, bien sûr, était terrifiante. Mais quelque part au fond d’elle, elle se réjouit. La colère était un moteur comme un autre. Tout était meilleur que le simple abandon. Sa joie mauvaise ne dura qu’un instant, la seconde que cela prit au démon pour être de nouveau devant elle, à quelques centimètres seulement, et elle se rendit compte que son corps était pétrifié, qu’elle retenait son souffle, et qu’elle aurait été incapable de conjurer un seul sort. Elle avait rarement eu autant l’impression que sa vie ne tenait qu’à un fil – une réaction, impulsive ou réfléchie. Cela ne dépendait plus d’elle. Cette sensation était presque euphorisante…

Lucian. Le nom était tellement incongru dans cette situation que Zee crut avoir mal entendu. Mais non, Etrigan, qui se redressa, en rajouta une couche. Lucian Thorne. Que Jason connaissait, apparemment, et respectait, en plus. La surprise masqua presque son soulagement. Parce que ça y était, il abdiquait. Il acceptait de l’aide. Peu importait de qui, et peut-être que c’était se battre contre des moulins, mais peu importait, cela lui ferait gagner un peu de temps et c’était tout ce qu’elle demandait, elle. Quand elle reprit la parole, ce fut d’une voix enrouée – par l’émotion, ou pas, allez savoir. « Je connais Lucian. Jason et toi avez raison de lui accorder votre confiance. J’ai pu voir de mes yeux qu’il en était digne. » Ses mots se noyèrent et elle se racla la gorge. Lucian, par terre, mort ou presque, et Fate, mort, et Rosie, possédée, et John… « Il t’aidera s’il le peut. S’il te fait des promesses, il les tiendra. » Elle soutint son regard quand il lui fit, en gros, la leçon comme à une enfant de quatre ans. C’était une distraction bienvenue contre les souvenirs qui l’envahissaient. Et puis, elle avait gagné, ce soir. En quelque sorte. Et elle en était fière. Les victoires étaient trop rares ces temps-ci pour ne pas les savourer. Avec un sourire en coin, elle leva la main, et d’un mot inversé, fit apparaître son téléphone portable. Inutile de lui demander de contacter directement Lucian, le démon n’aurait probablement pas été capable d’envoyer un texto même pour sauver sa vie. Littéralement, dans cette situation, d'ailleurs. Elle trouve le numéro de Lucian dans son répertoire et eut un instant d’hésitation. Qu’est-ce qu’elle était censée lui dire, hein ? « Coucou Lucian, j’ai un démon avec moi, tu peux le prendre à résidence quelque temps ? » C’était ridicule. Mais pour une première prise de contact sur le sujet, elle préféra s’en tenir à quelque chose de sobre. Elle leva brièvement les yeux vers Etrigan tandis qu’elle tapait un SMS. « Je consens à le contacter. Consentiras-tu à rester tranquille le temps qu’il réponde ? » Oui, elle grinçait un peu. Mais tant pis. Au point où il en était, il n’allait pas prendre ombrage pour si peu. Elle relu le message qu’elle avait envoyé, trouva qu’il était absolument incompréhensible et en renvoya un autre, qui ne fit qu’aggraver les choses, alors elle en rajouta une couche, puis décida d’arrêter les frais.

Elle resta donc là, téléphone à la main, sans savoir que lui dire de plus. La famille, tout ça ? Non, elle non plus n’avait pas envie d’en parler. Le bon vieux temps ? Cette seule idée la fit frémir, et elle sentit son téléphone vibrer entre ses doigts avec soulagement. Lucian devait littéralement dormir dessus. Elle fronça les sourcils, le visage éclairé par la faible lueur de son smartphone, puis regarda Etrigan. « Il t’aidera. Pour le service après vente, s’il y a un problème, tu sauras toujours où me trouver, n’est-ce pas ? » Eh bien, que ce soit la Maison ou le manoir de son père, tous étaient protégés par les mêmes sorts qui avaient repoussé Etrigan de l’hôtel particulier de Jason : ce dernier pouvait entrer, Etrigan, non. Cela dit, rien ne l’empêcherait de raser Gotham pour raser le manoir. Dans le doute, elle passerait quelque temps à la Maison des mystères.

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Un haussement d’épaules fut la seule réponse qu’Etrigan accorda aux promesses de Zatanna, qui se portait caution pour Thorne. La parole des humains n’avait aucune signification pour un démon de son envergure, et si l’un ou l’autre décidait de toute façon de trahir leur promesse, il n’hésiterait pas un seul instant avant de leur arracher la tête d’un même ensemble et de transformer leurs boîtes crâniennes en bols à salade. Il prit donc son mal en patience, observant d’un œil critique alors que la magicienne faisait apparaître son téléphone portable pour contacter leur sauveur providentiel. Un moment de flottement qui donna à Etrigan l’occasion de réfléchir à ce retournement de situation inattendu. Pour la première fois depuis des siècles, le démon avançait en terrain totalement inconnu. Enorme brute sanguinaire, il était aussi, pour le plus grand malheur de son hôte, un manipulateur extraordinaire, un stratège impitoyable, un monstre qui avait toujours une longueur d’avance sur ceux qui cherchaient à se dresser sur sa route. Dans sa danse mortelle avec Jason Blood, c’était lui qui battait le tempo, imposait ses règles, forçait son hôte à se plier à sa volonté via mille tortures et machinations qui auraient fait pâlir d’envie les plus grandes éminences grises de ce monde de vermisseaux. Et l’Enchanteresse, avec sa magie parasite, avait réussi à le forcer, lui, à adopter les méthodes de son hôte. Pour la première fois, Etrigan n’avait pas d’autre choix que de raisonner comme Jason, réagir comme Jason, se mettre dans la peau de celui dont il partageait l’âme depuis des centaines d’années. Se plier aux règles des hommes, plutôt que de les dicter en lettres de sang. Qui sait, dans d’autres circonstances, il aurait peut-être même pu apprécier le challenge. Mais au vu de sa situation actuelle ? La chose avait un abominable goût de défaite et d’humiliation.

Etrigan tint sa promesse, et resta tranquille pendant que Zatanna contactait Thorne, ses yeux écarlates scrutant la nuit en guettant le moindre mouvement. Si le port de Gotham était heureusement désert à cette heure, on ne saurait être trop prudent, et le démon affaibli n’avait nullement besoin de voir débarquer les autorités, d’autres sorciers, ou pire. Elle avait beau faire confiance à Thorne, comme Jason, ils n’étaient pas à l’abri d’une mauvaise surprise, n’est-ce pas ? Le doute grondait dans ses entrailles, et Etrigan restait là, à scruter l’obscurité, tel le loup guettant le danger et prêt à sortir les crocs au premier signe de l’approche d’un prédateur. Thorne était fiable, Thorne était digne de confiance, Thorne allait l’aider. Mais Thorne était un humain, et pire que tout, c’était un soldat. Quelqu’un d’entraîné à penser au bien commun avant de penser aux individus – s’il avait bien saisi les règles de la culture humaine. Il aurait peut-être les intérêts de Blood à cœur, mais Etrigan n’était pas un imbécile, et encore moins un naïf. Si Thorne était comme Blood, il y avait toujours une chance non-négligeable pour qu’il change d’avis, et décide de le sacrifier à sa chef, songea-t-il sans soupçonner les relations pour le moins distendues entre l’agent d’ARGUS et l’impitoyable Amanda Waller. Alors, Etrigan s’empêchait d’y croire trop vite.
Dans un instant de vague espoir, il tenta, une dernière fois, à voix basse et gutturale :


Il attendit, le démon : hélas, s’il sentit la magie de son demi-frère chercher à se frayer un chemin vers la surface, chercher à combler ce vide entre l’hôte et le démon, rien n’y fit. Le lien restait résolument hermétique, trop ténu, trop étiré pour que s’effectue l’échange, pour que se restore l’ordre des choses. Et Etrigan, encore, sentait ses forces s’amenuiser.

Par tous les anges, il n’avait vraiment plus la moindre issue de secours, n’est-ce pas ?
La voix de Zatanna l’arracha à ses pensées, et Etrigan se força à retrouver une composition adéquate : méfiant, râleur, revêche, comme à son habitude, comme si rien n’avait changé, comme si tout cela n’était qu’un contretemps mineur et pas une question de vie ou de mort pour les deux êtres que la mort n’aurait jamais dû toucher d’aussi près. Non sans reluctance, il hocha la tête pour marquer son accord. S’il devait trouver Zatanna, il n’aurait aucun le mal à le faire, où à l’attirer hors de son trou.

« Bien qu’il me coûte de l’admettre, ton assistance fut précieuse,
L’avenir est encore incertain, et la route hasardeuse,
Mais si d’aventure Jason et moi survivions à ce mystère,
Ce démon sera ton débiteur, parole d’un prince des Enfers.
Tu sais mieux que quiconque la valeur d’un serment comme le mien,
Ne le prends pas à la légère, le moment venu, il te servira bien. » déclama-t-il en ponctuant son discours d’un semi-rictus. Les démons étaient des êtres retors et trompeurs, mais une dette comme celle-ci n’était pas une dette qu’il pouvait se permettre de ne pas payer. Etrigan tiendrait parole. Zatanna devait juste se souvenir de très bien choisir sa formulation, pour éviter un malencontreux retour de bâton. Et si ce Thorne tenait parole lui aussi, la même promesse lui serait faite. Une idée qui ne lui plaisait guère, mais puisque c’était là sa seule option, Etrigan allait faire ce qu’il faisait de mieux : composer avec ses circonstances, et le moment venu, en tirer le meilleur parti. C’était la même chose pour Zatanna, en un sens. Devoir laisser repartir un démon dans la nature était sans doute la dernière chose qu’elle voulait faire, mais quel choix avait-elle, à cet instant précis ? Et si leur plan fonctionnait, et que S.H.A.D.E. réussissait à rétablir la magie de Merlin et la malédiction, elle aurait dans sa manche un atout imparable.

Quelque part, Etrigan se demandait déjà quand, et comment, elle choisirait de l’appeler pour éponger sa dette.

Plus assuré, Etrigan sourit de ce sourire de connivence qui lui allait si bien, et s’inclina en révérence devant la fille de Zatara.

« Le démon maintenant se doit de prendre congé.
Indique-moi simplement une adresse, je me charge de la trouver.
Il est temps de mettre à cette histoire un point final,
Que ce soit pour moi, mon hôte, ou le venin qui nous a séparés,
Le dénouement se devra d’être, évidemment, superbement fatal. »

Et le démon de rire, parce qu’il n’y avait finalement pas de sensation plus délicieuse, malgré tout, que lorsqu’il se retrouvait face au danger, les griffes de la mort chatouillant sous sa gorge.

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Au moins, Lucian ne la laissait pas dans le vent, à trépigner devant Etrigan, son portable à la main. Après tous ces efforts pour le convaincre de se calmer, de rester et d’accepter de l’aide, ça aurait été franchement horrible que Lucian soit en train de cuver quelque part, ou en mission au Tadjikistan, ou au resto en tête à tête avec Rosie, bref, une situation dans laquelle on regardait peu son téléphone. Mais non, il lui répondit tout de suite, et exactement comme elle le voulait, c’est-à-dire qu’il lui proposait une solution et c’était tout ce qu’elle demandait. Elle tapota furieusement sur son écran tactile tout en gardant un œil sur Etrigan, qui marmonnait dans son coin, mais dans l’ensemble, se tenait tranquille. C’était vraiment étrange, d’ailleurs. Elle avait du mal à se souvenir d’une autre fois où il s’était simplement tenu là devant elle sans brailler, s’agiter ou détruire quelque chose, ou tenter – avec succès – de prendre le contrôle de son esprit. Est-ce que quand Jason – et pas « si », mais bien « quand » – serait de retour, elle lui parlerait de tout ça ? Il saurait bien qu’il y avait eu un problème, déjà, et il lui suffirait d’allumer la télé pour avoir un résumé détaillé des bêtises de sa contrepartie démoniaque. Alors à côté de ces massacres, qu’elle lui raconte son petit tête à tête avec Etrigan, peut-être que ça l’amuserait ? Le ferait sourire ? Elle se souvenait d’un temps où il avait su la faire sourire et apaiser sa souffrance quand elle en avait eu besoin. Mais en même temps, tout n’était pas forcément bon à dire. Comme, par exemple, là tout de suite, dire à Etrigan que l’aide allait venir de Rosalie, à présent. Elle ne savait pas s’ils se connaissaient, même si Rosie venait de lui balancer que le démon était son ancêtre – première nouvelle ! Dans le doute, elle garda l’info pour elle, autant ne pas trop multiplier les intermédiaires. Elle prit un ton le plus enjoué possible, non pas que ça toucherait Etrigan en quoi que ce soit, mais c’était pour elle.

« Okay, Etrigan, donc en résumé, éviter Argus, fuir Waller, contacter un type du Shade, une organisation super secrète, tu vas… » Elle releva les yeux sur Etrigan et acheva sa phrase dans un soupir : « … adorer. » Oh, à quoi bon ? Et pourtant, les rimes qui dévalèrent de ses lèvres retroussées valaient leur pesant d’or. Avec lui, il fallait être patient pour capter le sens de son propos, attendre qu’il ait fini ses phrases et en prélever l’essentiel, mais si elle l’avait bien suivi, il devait son débiteur. Elle se contenta de le regarder avec des yeux ronds. Vraiment ? Elle connaissait tout à fait les risques qu’il y avait à demander une faveur à un démon. Ils ne mentaient jamais, ils n’en avaient pas besoin : ils se contentaient de tordre les faits, les mots et les promesses dans le sens qui les arrangeait. Et que pouvaient y faire les pauvres humains qui s’aventuraient sur ce terrain-là ? Mais malgré tout, un sourire se dessina finalement sur son visage. « Je retiens ces paroles, Etrigan, il en va de ton honneur. » Là tout de suite, elle ne voyait pas vraiment ce qu’il pouvait faire pour elle, mais on ne savait jamais ce que la vie pouvait lui réserver. Elle aurait pu tout de suite le lâcher dans le pays et lui demander de lui ramener un certain pilier de bar par le col de son trenchcoat, par exemple. Ou elle pouvait… peut-être… lui demander de trouver son père et de lui faire passer un message. Mais non. Une telle opportunité était trop précieuse pour être gâchée avec des émotions. Elle reçut une réponse de Rosalie et nota le contact que la jeune femme venait de lui demander, puis communiqua l’adresse à Etrigan. « Garde à l’esprit qu’ils sont probablement ta dernière chance. Ne fous pas tout en l’air. Et prends soin de Jason. » Une dernière petite pique, puisqu’il n’avait pas vraiment le choix en la matière. Mais Zee était mortellement sérieuse.

Et quelques secondes plus tard, elle fut une magicienne mortellement sérieuse et seule, trempée, grelottante et égratignée, sur une digue glauque et sombre du port de Gotham, alors qu’Etrigan avait disparu, à la poursuite de sa survie, quelle qu’elle soit. Zee serra son portable entre ses mains, puis soupira en sentant toute la tension évacuer ses épaules, remplacée par une appréhension sourde qui, elle le savait, ne disparaîtrait pas avant que Jason ne redonne un signe de vie. Alors, de ses doigts raidis par le froid, elle tapa un dernier un SMS, encore un message qui se perdrait dans le silence et le vide, mais il faut croire que ces derniers temps, c’était tout ce qu’il lui restait. Au moins Gotham était-elle sauvée, une fois de plus, pour cette fois, jusqu’à la prochaine fois. Avec une dernière pensée pour le démon et son pendant humain, elle ouvrit un portail dans les airs et disparut à son tour dans la nuit.

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