It's not enough to conquer one must learn to seduce
BRUCE && TALIA
Les attentes ... Souvent, elles vous pèsent. Elles peuvent même en venir à vous paralyser, de la tête aux pieds, vous laissant avec la désagréable sensation d'être piégé dans votre propre corps, de ne pas savoir réagir en temps et en heure, et de laisser la main à d'autres que vous pour faire un choix, ou vous griller la priorité. La concernant, Talia n'avait jamais vécu autrement qu'au sein d'une multitude d'attentes. Le fait était que cela tenait à un devoir, à une mission, un sacerdoce qui était en elle et autour d'elle depuis toujours. C'était sa voie, sa destinée, celle qui lui était retombée dessus par défaut, alors qu'elle était la plus jeune de sa fratrie. Mais il y avait bien longtemps déjà que Nyssa avait faussé compagnie à leur père, et ne parlons pas de Dusan, dont l'albinisme avait fait l'effet d'une marque au fer rouge. Il aurait été un objet industriel qu'on l'aurait mis au rebus depuis longtemps. Et sans doute ne devait-il sa survie qu'au fait qu'il était le fils du Démon. Un autre nourrisson aurait ainsi potentiellement été abandonné au dehors, que les loups le dévorent et que les règles de Mère Nature lui fassent sa fête. Talia, elle, avait le défaut principal d'être née sans rien qui lui pendait entre les jambes. Autrement dit, tout comme son aînée, elle était née fille. Ce qui avait grandement exaspéré leur père, alors que celui-ci avait dû composer avec. Évidemment, il ne manquait pas de le lui rappeler, très régulièrement, sans faire dans la dentelle ni la nuance. Mais elle le vivait plutôt bien. Ou pas. En tout cas, elle ne pouvait guère dire que ce n'était pas là une motivation qui la faisait avancer, se dépasser et qui l'empêchait de se ramollir et de se reposer sur ses lauriers. Et puis ... Et puis, avec le temps, certaines missions et certains devoirs finissaient par lui apparaître bien alléchants et appétissants.
Son père ne lui avait pas vraiment demandé ce qu'elle pensait de tout ça. Pas plus qu'il ne lui avait demandé son avis concernant ses plans. Elle avait été mise au pied du mur, quoi que sans doute parmi les premiers informés. Mais les faits étaient tout de même là : Ra's avait pris sa décision, et il ne reviendrait pas dessus, pas plus qu'il ne tolérerait l'échec. Il l'avait piégé, Bruce. Et elle avait été la complice de son père, en servant d'appât. Cependant, d'une certaine façon, le millionnaire avait sans doute lui aussi sa part de responsabilité dans tout ça. Après tout, personne ne lui avait mis le couteau sous la gorge pour l'obliger à venir la tirer des griffes prétendument menaçantes d'un kidnappeur purement imaginaire. Depuis ... Disons que si Bruce s'était rendu compte qu'un piège se refermait sur lui, à savoir celui du Démon, de Ra's lui-même, il n'en avait rien dit et n'en avait rien laissé paraître. La concernant, elle ... Elle, elle le connaissait, le piège. Elle n'avait pas été informée de sa mise en place avant que celle-ci ne soit actée par son père, mais au moins avait-elle été informée de son existence dès son effectivité. Alors, non, techniquement, elle ne pouvait pas dire qu'on l'avait piégée, et pourtant ... Pourtant, et cela l'agaçait, elle n'y voyait plus trop clair. La limite entre sa mission, ce qu'elle comportait et ce qu'elle sous-entendait, et avec la réalité était devenue si tenue que ... Que, parfois, elle ne savait plus trop si elle agissait dans le cadre de sa mission, ou de son propre chef. Si elle réagissait par devoir ou par conviction de ses sentiments.
Tout ceci la perturbait sans nul doute plus que de raison, la plaçant dans une position très précaire, dont elle taisait tout à toutes et à tous, et particulièrement à son propre père. Elle le connaissait pour savoir qu'il s'en servirait sans nul doute de levier pour ses bassesses et exactions. Sans parler du fait qu'elle se refusait à lui présenter un visage affaibli ou en tout cas affecté. Tout plutôt que cela. Par orgueil comme par fierté et par instinct de survie. Et dans le même temps, bien évidemment, elle n'en avait rien dit non plus à l'autre principal intéressé, à savoir Bruce lui-même. Car il y avait encore une myriade de choses qui demeuraient tapies dans l'ombre, pour lui. Et puis, ce n'était pas le bon moment. Pas quand Ra's avait quelque peu présenté carte sur table concernant ses projets pour le ressortissant de Gotham, et alors même que Bruce ne lui avait encore fourni aucune réponse : endosser le rôle du successeur et de l'héritier, ou décliner et ... Talia préférait ne pas songer à tout ça. Boire un verre de mezcal en observant le dehors, au sein de l'une des bases secrètes de la Ligue, alors même que les grandes fenêtres de ses appartements donnaient sur le désert alentour, sur ce soleil couchant qui rougeoyait dans le ciel, sur cette chaleur qui commençait un peu à s'apaiser et cessait donc progressivement de marbrer la surface de ces ondes louvoyantes, quand la haute température floute un peu la vision des choses. Dans le même temps, la jeune femme restait tout de même à l'affut de son environnement, et elle n'eut donc pas besoin de se retourner pour savoir qu'il était entré. Lui, Bruce. Il avait pourtant été très silencieux, comme à son habitude, et comme il savait si bien le faire, mais Talia était elle aussi rompue à l'exercice, en plus d'avoir été fortement et brillamment entraînée dès son enfance à ce genre de petit jeu là.
« Père t'a fait chercher, mais je n'ai pas su lui dire où tu étais ... Je crois qu'il s'attendait à ce que je sois au fait de la réponse que tu comptes lui donner. » Se retournant quelque peu de profil vers lui, elle l'observa un instant avant de faire tourner son verre sur lui-même, d'un petit geste machinal qui agita quelque peu l'alcool fort contenu dans l'objet.
Fut un temps où Bruce était épris de Talia. Fut une époque où il était un adepte de la Ligue des Ombres, un disciple de Ras Al'Ghul. Fut un moment où il avait failli ne pas devenir le Batman. Avec tout ce qu'il avait vu dans sa vie, il n'était pas impossible que sur une autre Terre, il le soit devenu. Mais pas ici, pas en ce jour. Il se rappelait parfaitement ce qu'il s'était passé. Et pourquoi il n'avait pas pris la tête de la Ligue, pourquoi il avait rejeté Talia, et pourquoi il était devenu Batman.
Cette journée avait bien commencé ; il s'était réveillé, comme presque toujours, avec une jeune femme encore endormie à ses côtés. Etait-elle éprise de lui, à l'époque ? Il était difficile d'en avoir la certitude, car Talia ne se livrait jamais, ou presque. Il était bien rare qu'elle fasse des confidences, même sur l'oreiller. Il savait néanmoins qu'elle désirait le voir accepter la proposition de son père. Et pour donner le change, pour se donner du temps aussi, Bruce était parti à l'aube pour s'exercer, comme chaque matin.
Il était le meilleur disciple depuis longtemps. Le futur Batman, encore jeune et sans les années d'horreur et d'expérience, était grand, solidement bâti, impressionnant de talent et de ressource. Il trouvait toujours un moyen d'affronter et de vaincre ceux qui se dressaient contre lui. Seule Talia parvenait à lui tenir tête, mais il l'emportait parfois sur elle. Généralement, il se faisait pardonner de cet ignoble affront le soir-même, tout comme elle se faisait pardonner de la même manière. Ils avaient pris, très tôt, l'habitude de vivre leur histoire sans se soucier de l'avenir. Mais maintenant qu'il avait une décision à prendre, l'héritier des Wayne ne savait plus ce qu'il devait faire, ni ce qu'il devait penser de sa compagne.
« Tu as bien fait de ne rien dire. Je... n'ai pas encore pris ma décision. »
Il esquissa un sourire, même s'il lui coûtait de devoir mentir. Enfin, mentir... oui et non. En un sens, il n'avait pas pris de décision, c'était la vérité. Mais il avait aussi l'impression qu'au fond de lui, il savait déjà ce qu'il finirait par répondre, et il cherchait un moyen de sortir de cette impasse. Il voyait mal la jeune femme et son père se tenir tranquille pendant qu'il dirait que non, il ne voulait pas être à la tête de la Ligue. Car il ne voulait pas s'octroyer le droit de tuer.
Ça lui paraissait toujours aussi improbable d'en arriver là.
Il avait fait énormément de chemin, et il avait progressé sur des voies plus sombres et plus dangereuses que jamais avec la Ligue. Mais il en tirait des enseignements. Il espérait parvenir à les conserver pour faire au mieux ; il espérait même qu'il aurait la possibilité de refuser la proposition du Démon. Même s'il n'y croyait que moyennement.
Et il y avait Talia. Il ne savait pas quoi faire par rapport à elle. Il ne savait pas s'il devait lui parler de ses doutes ou non. Et quelque chose, un horrible pressentiment, lui disait qu'il ferait mieux de s'abstenir.
« Ton père semble pressé d'obtenir une réponse à une question pourtant délicate. » finit-il par dire en venant se placer à côté de la jeune femme.
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BRUCE && TALIA
Peu nombreux avaient été ceux qui s'étaient prosternés devant elle en lui jurant qu'ils mettraient le monde à ses pieds, qu'ils feraient d'elle la Reine de tout un vaste empire, ou bien encore en lui promettant monts et merveilles, pour peu qu'elle accepte de les suivre, de s'en remettre pleinement et entièrement à eux, sans peur et sans crainte. Mais la rareté de tels inconscients ne tenaient certainement pas au fait qu'elle ne méritait rien de telles paroles, qu'elle n'en valait pas la peine ou que sa beauté n'était pas suffisamment létale pour qu'elle parvienne à en faire tomber plus d'un dans ses filets. Le fait était plutôt que de telles paroles ne signifiaient qu'une seule chose : la promesse de faire tomber Ra's. Ce qui n'était pas la meilleure idée, ni même la plus réfléchie. Surtout compte tenu du fait que Talia était la fille du Démon. Mais il y avait tout de même eu des jeunes gens suffisamment fracassés intellectuellement pour s'aventurer vers de telles promesses. A moins qu'ils n'y croient réellement ... Après tout, il en faut pour tous les goûts. A chaque fois, cela n'avait jamais bien fini. Parce qu'on ne lance pas de telles paroles en l'air sans s'attendre à se manger un bon retour de bâton dans les dents, et ce même si le bâton devient sabre et que le cou remplace les dents. Mais aussi parce qu'à chaque fois, il n'y avait jamais eu de doute dans l'esprit de ces naïfs là, qui se voyaient eux-même maîtres du monde, avec Talia en rôle d'accompagnante. Elle méritait plus qu'une place de potiche et de jolie plante destinée à valider et légitimer toute prise de pouvoir. Alors la jeune femme n'avait jamais hésité à faire ce qu'il fallait pour que les inconscients soient expédiés six pieds sous terre.
Mais avec Bruce, c'était différent ... Et de toute façon, la situation présente était entièrement différente de toutes celles qui avaient déjà pu survenir. En premier lieu, Ra's lui-même validait la chose, bien qu'évidemment, cela ne sous-entendait nullement, dans sa proposition, que Bruce doive l'éliminer et débarrasser le monde de sa présence nauséabonde et tyrannique. Son père voyait plus dans le jeune milliardaire son héritier tout trouvé, un fils de substitution, en d'autres mots, mais si et seulement si, bien évidemment, il acceptait la proposition qui lui était faîte. Or, pour l'instant, tous trois, ils étaient dans une genre d'entre-deux. Et pour Ra's, au milieu, il y avait Talia, alors que la jeune femme elle-même ne voyait pas exactement les choses de cette façon. Mais ça, bien sûr, c'était bien égal à son père, qui s'intéressait encore une fois en priorité à ses propres desseins et intérêts. Il se trouvait juste que, d'habitude, la majorité du temps, les ambitions de Talia elle-même coïncidaient plus ou moins avec celles de son géniteur. Mais là, là, il y avait un paramètre supplémentaire et quelque peu extérieur, à savoir, Bruce lui-même. Il n'était pas issu de leur rang ni même de leur sang, et à ce titre, il était quelque peu insaisissable, et Talia ne savait trop ce à quoi il songeait réellement. Pas même maintenant, alors qu'il se tenait présentement à ses côtés. Et elle le savait, nulle utilité de l'observer pour tenter de le percer à jour : il savait se faire hermétique, mais seulement quand il le décidait, car d'autres fois, elle saisissait parfaitement ce qui lui passait derrière la tête. Les draps de son lit pouvaient aisément en témoigner. Cependant, elle posa tout de même les yeux sur lui, le regardant quelques secondes en silence avant de lui répondre.
« Je crois que Père attend cet instant depuis le jour où Mère est décédée et où il a compris qu'il n'aurait plus jamais d'enfant naturel. Ce jour-là, il a compris qu'il n'aurait jamais son vrai héritier tant attendu, son fils prodige ... » Un fin sourire s'arquait au coin de ses lèvres, mi-sardonique mi-mutin. « Reconnais-le, Bruce. Tu as entre l'entrejambe ce qu'il me manquera toujours ! » Ce qui n'était pas du tout un euphémisme, et elle pouvait parfaitement en témoigner.
Bruce prit soin de choisir ses mots. Il connaissait Talia, il savait qu'elle était dangereuse et susceptible sur certains sujets ; notamment celui de son père. Si le futur Chevalier de Gotham n'avait jamais pris le temps de connaître ses parents, car ils avaient été arrachés trop tôt à lui, la jeune femme n'avait connu qu'un père arrogant, vieillissant, enfoncé dans ses idées et ses perceptions, qui ne voyait en elle qu'un héritage de moindre mal. Il pouvait comprendre ce qu'elle ressentait : un mélange de frustration, de haine et d'amour. Aimait-elle son père ? Quelque part, peut-être. Profondément enfoui sous le ressentiment et le devoir.
C'était difficile de savoir ce qu'elle pensait. Elle était difficile à percer. Et même s'il avait ses hypothèses, ses idées, il ne pouvait pas être totalement certain de voir juste. Alors il choisissait toujours ses mots avec soin, quand il lui parlait ; Alfred le lui avait assez appris, par ailleurs. Il fallait être prudent dans ses mots, car une phrase mal interprétée était pire qu'une insulte ouverte.
« Ton père a peut-être ce ressentiment au fond de son cœur, mais il ne pourra pas le changer, et il le sait. Il est probablement frustré, et te blâme peut-être en un sens pour ce que tu es et ce que tu ne seras jamais. Mais il sait qu'il ne pourra pas le changer. Ou du moins, qu'il ne le pouvait pas... »
Il ne souriait pas, lui, en revanche.
« Ton père, et toi aussi, espérez que je prendrais cette place d'héritier. De fils prodige, de nouvelle tête de la Ligue. Je ne peux nier que cette proposition, avant toute réflexion, possède un certain attrait. Le pouvoir, l'influence, et la satisfaction qu'ils donnent exercent une douce musique aux oreilles des hommes. »
Son regard glissa vers Talia, avant de revenir sur le désert. Il n'aimait pas spécialement la vue, mais il la trouvait apaisante. Fixer un point inconnu à l'horizon, vague et perdu au milieu de tout, n'était pas désagréable. Tout comme les nuits passées avec la jeune femme. Il ne pouvait nier leur indéniable attrait.
« Mais toute tentante qu'elle soit, la place d'héritier de la Ligue reste bien vague à mes yeux. Ton père semble aimer ce genre de petit jeu : un test constant, destiné à éprouver la résolution de l'individu et sa capacité à s'adapter à ce qu'il ne connaît pas. Sa capacité à accepter de faire son devoir, et contre vents et marées, s'y tenir. Sa capacité à devenir plus que ce qu'il n'est, pour une cause qui est plus grande que sa seule personne. En un sens, j'admire cela. C'est un pari risqué, mais il n'est pas idiot. On ne peut que tirer le meilleur du gagnant. Encore faut-il le trouver, évidemment. »
Il se passa une main sur le visage, se redressa puis croisa les bras, avant de se tourner franchement vers son amante.
« La Ligue m'a apporté beaucoup de réponses, mais continue de me laisser avec des questions. Je réfléchis depuis des jours à une proposition qui m'intrigue, mais qui m'effraie également. Ton père, et toi aussi semble-t-il, cherchez à trouver le parfait héritier, celui qui saura s'adapter. Mais peut-être que vous devriez changer de tactique, et m'informez plus avant de ce qu'est ce rôle. Laisser dans le flou n'est pas toujours la bonne solution. »
Il ne voulait pas blesser la jeune femme, car il savait qu'il ne la détestait pas. Au contraire. Il nourrissait beaucoup de sentiments à son égard, confus et mêlés, parfois contradictoires. Mais la faire souffrir n'avait jamais été son but.
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BRUCE && TALIA
Les choses n'avaient jamais été simples entre Talia et son père, mais sans doute pouvait-on tout de même dire qu'elles avaient été moins compliquées du temps où Melisande vivait encore. Sa mort avait laissé un grand vide, ou plutôt cela avait-il surtout ressemblé à un immense trou noir, menaçant de tout absorber et de tout consumer sur son passage, au sein d'un néant sans fin et sans fond. Talia avait tout vu. Elle était présente le jour où sa mère avait été assassinée. Mais le temps avait passé, et le traumatisme était tel qu'elle ne se souvenait plus de tout en détails. On pouvait même dire que tout était surtout très flou dans son esprit, ce qui était inhabituel pour elle, compte tenu de sa grande mémoire et de ses capacités cognitives dont elle n'avait pas du tout à rougir. Elle n'avait pas pleuré, à cet instant, mais elle avait tout de même été traumatisée, là où quelque chose s'était définitivement brisé en elle. Et c'était triste à dire, mais sans doute était-ce seulement à cet instant là qu'elle avait commencé à attirer son père. Autant dire que tout ceci s'avérait ressembler à un vrai sac de nœud, et bien malin serait celui qui parviendrait à en séparer tous les fils. Le fait était que, tout de même, Talia et son père n'auraient jamais une relation fille-père des plus viables et des plus conventionnelles. Et par bien des aspects, à ses yeux, Ra's était comme un soleil, aussi brillant que destructeur, aussi implacable que vital. Elle ne savait trop ce à quoi ressemblerait sa vie sans lui, ce qui ne l'empêchait nullement d'espérer, secrètement, de pouvoir un jour réellement s'extirper de cette ombre oppressante qu'il exerçait sur elle. Et peut-être que Bruce pourrait l'aider en ce sens. Elle n'en savait encore trop rien, et de toute façon, elle ne savait pas non plus ce que lui pensait de tout cela. D'où ce besoin de réponses ...
« "Peut-être", "probablement", voilà que tu emploies bien des dérivatifs pour tenter de nuancer le fonctionnement et la façon de faire et de penser de mon cher père ... Nul besoin de le ménager devant moi, je sais qui il est. Et tu as raison, je sais aussi qui je ne saurais jamais ... Mais peut-être devrais-je me satisfaire de ne pas être comme ce chien galeux et pestiféré qu'est cet imbécile de Dusan ... Père a beau le renvoyer à la niche, il revient toujours la queue entre les jambes. A croire qu'il n'a point d'amour propre et qu'il est bien incapable de comprendre à quel point Père est un être des plus impitoyables, surtout avec sa propre progéniture ... »
Elle ne dit rien, Talia, quand Bruce commença à semble-t-il lui répondre et à lever progressivement le doute sur certaines de ses interrogations. Elle ne dit rien, parce qu'elle avait besoin d'entendre ce qu'il avait à lui dire. Cependant, elle sentait poindre au bord de ses lèvres la volonté farouche de s'écrier que, non, à tout bien choisir, Talia, elle ne voulait pas que ce soit lui, Bruce, qui devienne l'héritier de Ra's. Ou du moins, pas tout seul. Elle voulait sa part du gâteau, sa récompense, la preuve qu'elle n’œuvrait pas pour rien depuis toutes ces années, qu'elle avait une valeur, et des compétences personnelles qui mériteraient d'être récompensées. Mais elle n'en fit rien. Elle savait se tenir, et elle n'avait rien d'une enfant capricieuse. De plus, cela faisait longtemps qu'elle avait compris que, dans la vie, injustement, on n'a pas toujours ce que l'on désire, et que l'on n'est guère toujours récompensé justement. Cependant, elle se sentait étrangement peu surprise de la propension de Bruce à tout de même parvenir à quelque peu cerner Ra's. Il le connaissait depuis moins longtemps qu'elle, et pourtant, lui, contrairement à ce pantin de Dusan, bien incapable de se ressaisir et de comprendre ce qu'il y avait à comprendre, il était parvenu à se faire une assez bonne idée de la personne qu'était le Démon. Mais à présent, Bruce, justement, la confrontait quelque peu, visiblement lui aussi en quête de certaines réponses. De quoi la faire se rapprocher un peu de lui, non sans plisser les yeux, comme si elle le sondait profondément et intensément.
« Et bien ... On dirait que la partie compte un autre joueur conscient de sa position et des règles du jeu insensées ... Je dois bien t'avouer que je me sentais un peu seule, depuis toutes ces années ... Cependant, Père te propose à toi d'atteindre la ligne d'arrivée, là où il ne fait jamais que l'éloigner de moi, chaque fois que je crois m'en rapprocher ... Ce n'est encore jamais arrivé à qui que ce soit d'autre. » Elle exposait simplement les faits, sans nullement chercher à se plaindre. Cela ne lui ressemblerait de toute façon pas, de s'apitoyer sur son sort et de chercher la compassion, ce qui ne changeait rien à la réalité des choses et à la dureté du constat qu'elle présentait à Bruce. « Je n'ai malheureusement pas toutes les réponses, Bruce, car Père ne me met jamais entièrement dans la confidence de l’entièreté de ses plans. Ce que je sais, en revanche, c'est que tu es le premier auquel il offre cette place, sans te la faire miroiter plus que de raison. Et à mes yeux, tu ne sembles pas lui être un remplaçant de second ordre face à ce fils qu'il ne pourra jamais avoir. »
Elle posa l'une de ses mains le long de la joue de Bruce, alors que l'autre, qui tenait toujours son verre, vint prendre appui contre son torse, juste au-dessus de son cœur.
« Père veut que tu prennes sa succession, que tu deviennes la future Tête du Démon, le Leader incontesté de la Ligue des Assassins. Il sait qu'il n'est pas éternel, et je crois qu'il réalise que chacun de ses passages dans le Puits de Lazare le laisse de plus en plus proche de la démence et de la perte de contrôle. De plus, Père se sait entouré d'ennemis qui n'hésiteraient pas à le mettre en pièces au moindre signe de faiblesse. Il a besoin de savoir que ses arrières sont couverts, et que sa descendance est assurée, pour être vengé et pour que perdure son idéologie et son emprise. Et puisque aucun de ses enfants ne correspond à ses attentes, il a tourné son regard vers ailleurs. Et tu es le premier, et le seul, pour l'instant, qu'il estime digne de lui succéder. Est-ce donc une perspective si rebutante ? Nombreux sont ceux qui ont rêvé que Ra's leur fasse un jour une telle proposition, qu'il leur ouvre toutes les portes, leur offre tout ce qu'il a, y compris la domination totale de tous les membres de la Ligue. » Elle s'était progressivement encore rapprochée, d'un ou deux pas, de sorte que la distance entre eux était réduite à néant ou presque. De la même façon, elle avait volontairement appuyé sur la dernière partie de sa phrase, comme pour lui faire passer un message.
Ses mots étaient choisis avec soin, évidemment. S'il avait dit que tout ceci confirmait ses craintes, Talia n'aurait pas manqué de le remarquer, de le souligner, et la conversation aurait rapidement pris un autre tournant. Un tournant que Bruce ne voulait pas prendre, car il eut été dangereux de converser ainsi avec elle. Elle aurait aussitôt réussi à comprendre qu'il y avait plus que des doutes dans l'esprit de son amant ; qu'il avait en réalité déjà une bonne idée de la décision qu'il voulait prendre, de la réponse finale qu'il donnerait à Ras Al'Ghul. Pour un peu qu'on cherche bien, c'était plutôt évident, en fait.
Il avait passé son adolescence à étudier le monde autour de lui, les criminels, les pires aspects de l'Humanité, à étudier pour faire de son corps et de son esprit des armes au-delà de toute comparaison. Pour être meilleur que n'importe quel adversaire. Pour être le premier à se dresser contre quelque chose qui n'irait pas, quand tout irait mal. Il avait longtemps pensé, avant de voir que ce n'était qu'une froide réalité, qu'il existait certainement un mythe d'un grand malheur à l'origine d'une immense guerre entre le crime et les innocents. Evidemment, c'était bien différent.
Car Bruce avait étudié tous les aspects de l'Humanité ; il avait été dans des endroits aussi étranges qu'inespérés, aussi difficile à atteindre pour le commun des mortels qu'il était possible de l'être. Et il savait, il avait vu, et garderait à jamais en mémoire, cette Ligue des Assassins. Cette Ligue, aux ordres d'un despote maintes fois ressuscité, qui était prête à tous les sacrifices, même les plus ignobles, pour atteindre son but. Il avait été tenté, au début, lorsque ses soupçons étaient encore amenuisés par l'ardeur nocturne de Talia, d'accepter sans préambule. Le pouvoir de commander, de pouvoir diriger ce groupe de gens redoutables contre le crime et le mal en général, était terriblement tentant.
Mais c'était aussi un mauvais choix. Pas seulement parce que Talia aurait alors été son ennemie, car elle n'avait pas la même vision que lui. Pas seulement parce que Ras Al'Ghul aurait été capable de revenir se venger depuis la mort. Mais bien parce que le pouvoir, sous son aspect attrayant, effrayait Bruce. Il avait vu trop de fois des hommes bons tournés en hommes cruels à cause de l'abus du pouvoir. Il n'était pas un homme normal ; il avait façonné son corps et son esprit pour s'en assurer. Mais le risque était trop grand.
« Depuis quand existe-t-elle, la Ligue ? J'ai tâché de trouver une réponse à cette question depuis que je suis ici, mais il est difficile de donner une date ou un événement précis. Pour autant que je sache, on dirait qu'elle a toujours existé, sous une forme ou sous une autre. Je me pose cette question car j'ai quand même des difficultés à concevoir qu'on puisse donner les rênes d'un ordre aussi intemporel à quelqu'un qui pourrait vouloir le mener... ailleurs. Avec un objectif totalement différent. Avec des personnes différentes à sa tête. »
Oh oui, il avait bien compris le sous-entendu de Talia. Jamais elle n'abandonnerait l'idée de mener un jour. Et elle ne supporterait pas de voir Bruce, à ses côtés, changer la vision des choses. Quelque part, le jeune homme caressait encore l'espoir qu'ils pourraient raisonner ensemble, tous les deux. Mais à chaque instant qui passait, il en doutait. Talia ne changerait pas d'optique. Elle ne serait pas capable de voir que l'amour, si elle le ressentait vraiment, pour son amant était autant un plaisir qu'une possibilité. Une façon pour elle de changer sa vision des choses, de voir qu'il existait d'autres voies que la destruction simple de l'adversité.
C'était ça, la Ligue. Un attaquant direct, précis, efficace, qui frappait avant que l'ennemi ne le voit et qui se retirait aussitôt, le mal anéanti. Bruce, lui, pensait plutôt que seul une lutte constante pouvait tenir le chaos à l'écart.
Et c'était sans doute ça qui ferait de lui une nouvelle déception pour la Ligue.
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BRUCE && TALIA
Si Talia avait été de quelque façon que ce soit croyante, sans doute aurait-elle pu voir en Bruce le Messie, l’Élu tant annoncé, celui qu'une soit disant prophétie destinait à faire de grandes choses, de très grandes choses, même. A moins que tout ceci n'appartienne plutôt au registre des pensées et des perceptions de son père, le fameux Ra's al Ghul. Car concernant tout ceci, la jeune femme devait bien avouer, mais seulement à elle-même, et même pas à voix haute, qu'elle ne savait trop sur quel pied danser. Ou plutôt ne savait-elle pas toujours trop quoi penser de tout cela. Car si elle était ravie de voir que, finalement, son paternel semblait apaiser sa quête d'héritier dévastatrice, il n'en demeurait pas moins qu'une partie d'elle ne pouvait que constater qu'une fois de plus, son géniteur perpétuait son habitude de la mettre sur la touche. Bien qu'il semblait quelque peu reconnaître ses mérites en souhaitant l'associer à tout cela. A moins qu'il ne s'agisse de l'une de ses énièmes ruses. Sans doute pourrait-elle et devrait-elle quelque peu creuser tout cela pour en avoir le cœur net, mais le Démon semblant être quelque peu apaisé ces derniers temps, du moins, autant que faire ce peu, elle refusait de se lancer dans des péripéties qui pourraient la pousser à s'en mordre les doigts par la suite. Sans parler du fait qu'il ne valait mieux pas trop afficher un visage désuni face à Bruce : si chat échaudé craint l'eau froide, qu'en est-il de la chauve-souris ? Et puis, d'une certaine façon, sans doute connaissait-elle déjà la réponse, et sans doute la craignait-elle bien trop pour tenter de la débusquer : son père ne changerait pas, pas maintenant, pas après tous ces siècles qui marquaient son existence. Et Talia n'avait jamais été un naïf perdreau de 7 jours : elle savait très bien à quoi s'en tenir et avait une trop grande estime de son ego pour risquer d'elle-même de le froisser ou de le fragiliser. Ce serait comme se tirer une balle dans le pied, et la jeune femme laissait cela aux inconscients et aux maladroits. De toute façon, il n'était pas l'heure pour elle de s'enfermer dans ses propres pensées, surtout quand Bruce se tenait face à elle et qu'il était en quête de réponses.
« La Ligue estimait bien avant ma naissance, et je ne doute pas qu'elle perdurerait bien après ma mort ... D'aussi loin que je le sache, elle existe depuis que mon père a décidé de la fonder. Reste alors à savoir quel âge a exactement mon père ... Si jamais tu débusques cette information, n'hésite pas à m'en faire part : cela a toujours été d'un cryptique sans fond, tel un abysse au-dessus duquel se pencher ne peut que donner le tournis. » Quant à la suite ... Talia se garda bien de directement répondre. Mais ce silence n'était en rien destiné à ajouter de l'emphase ou à créer quelque suspens que ce soit. En réalité, il était simplement la marque d'une réflexion nécessaire. Car Bruce était un homme brillant, et bien que Talia n'ait jamais eu de cesse d'entendre le discours bien rodé de son père depuis qu'elle était née, elle était une jeune femme elle aussi vive et brillante, qui certes, savait se faire froide et cassante, mais qui ne manquait jamais d'âme, quoi qu'elle fasse. Or, elle n'avait rien d'un robot ou d'une voix automatisée vous dépitant des mots déshumanisés, neutres et sans sentiments. Et puis, la réponse attendue en elle-même méritait qu'on s'y intéresse un minimum avant de dire quoi que ce soit. « Père ne confirait ni la Ligue ni son héritage tout entier au premier venu. Crois-tu qu'il t'ai fais la proposition simplement parce que tu passais par là et semblais avoir les épaules pour porter le poids de toutes les responsabilités que cela sous-entend ? ... Cependant, sous entends-tu que tes desseins sont diamétralement opposés à ceux de la Ligue ? Si tel est le cas, alors cela reviendrait à dire que le loup est dans la bergerie, et que la bergère lui a ouvert l'enclos ... » Se reculant d'un pas, elle laissa cependant l'une de ses mains appuyées contre le poitrail de Bruce, alors que ses yeux se plissaient, comme si elle cherchait à passer le jeune homme aux rayons X, afin de détecter toutes ses perversions ... « Bruce ? »
Bruce resta un petit moment sans rien dire, à fixer Talia. Son visage n'exprimait pas grand chose, alors qu'il réfléchissait soigneusement et pesait une nouvelle fois ses mots. La réponse qu'il allait lui donner n'était probablement pas celle qu'elle souhaitait entendre ; mais il préférait éviter de mentir. Elle le sentirait peut-être, et si c'était le cas, alors il serait dans de beaux draps, et ce davantage que s'il restait honnête et fidèle à lui-même. La jeune femme n'était pas dupe, elle devait bien se douter qu'il n'était pas comme Ra's et ne réfléchissait pas comme lui.
Mais il fallait trouver la bonne manière de le lui signifier.
« Diamétralement opposé, non. Différents ? Pas nécessairement. Je suis avant tout curieux. Ra's est un homme intelligent, un survivant, littéralement. Il a passé des siècles et des siècles à dresser des plans, à guider la Ligue, à la reformer si besoin, à l'empêcher d'être anéantie. Il a une vision bien à lui des choses. Personne d'autre ne peut avoir la même. Même toi, tu aurais forcément des différences. Moi ? Je ne vois juste pas les choses sous le même angle. Mon parcours, tous ces voyages, tout ce j'ai vu, tout ce que j'ai vécu... ils font de moi quelqu'un qui ne voit pas la Ligue comme Ra's le fait, ou comme toi tu le fais. Ils font de moi quelqu'un qui, s'il prenait la tête de la Ligue, apporterait quelque chose de différent. »
Ce n'était pas noyer le poisson, pas vraiment. Il ne disait que la stricte vérité, et il espérait que la jeune femme serait assez intelligente pour le savoir. Personne ne pouvait penser ou voir comme le Démon car personne n'était aussi âgé que lui. Car personne n'avait passé des siècles et des siècles à se battre, au nom de ses idéaux vieillis et aigris. Car c'était aussi ça, chez le leader de la Ligue : une aigreur tapie dans l'ombre, une frustration, qui nourrissait chez l'immortel un vif désir de violence ; lequel se déclenchait de manière assez imprévisible, paraît-il.
Or, Bruce n'avait pas ces années, et il était sans conteste adepte d'une autre façon de faire. Il ne pensait pas que la violence extrême, brutale et rapide, résolvait les problèmes. Au contraire ! Pour lui, un coup précis est efficace sur le court terme, car il ne permet pas de déraciner le Mal en profondeur. Il subsiste toujours une source. Une source qui ne manquerait jamais de revenir à la charge, plus déterminée que jamais, plus forte qu'avant, plus intelligente. Peut-être que Ra's ne le voyait pas vraiment. Peut-être qu'il s'en fichait car il avait le temps qu'il lui fallait...
… ou peut-être que c'était pour ça qu'il souhaitait un héritier. Parce qu'il avait une vision très machiste des choses, et qu'il savait se faire trop vieux, trop faible, pour tout ça.
Tout bien considéré, serait-ce une mauvaise chose que de prendre la tête de la Ligue ? Bruce pouvait la changer. La transformer pour qu'elle soit meilleure. La transformer pour qu'elle ne puisse plus être une simple arme, mais bien un bouclier permanent contre le Mal dans son ensemble ?
« Que ferais-tu, à la tête de la Ligue, Talia ? » demanda-t-il soudainement.
Il savait qu'elle rêvait d'y être aussi. Que s'il y accédait, lui, elle serait à ses côtés. Et il voulait voir s'il serait possible de diriger ensemble, avec un objectif commun.
« Comment t'y prendrais-tu ? Serais-tu l'exact reflet de ton père ? »
It's not enough to conquer one must learn to seduce
BRUCE && TALIA
Les regrets pourrissent l'âme. Tel l'acide, ils vous rongent de l'intérieur jusqu'à vous laisser brinquebalant, incapable de vous tenir debout, et complètement anéanti. En tout cas, c'était ainsi qu'on lui avait présenté les choses, dès toute petite, et c'était sans doute aussi ainsi qu'elle percevait tout ceci. Son père était ainsi, en tout cas : il avançait sans se retourner, ne semblait jamais hésiter, jamais revenir en arrière ni même reconnaître ses tords. Même si cela avait sans doute également beaucoup à voir avec le fait qu'il n'était pas le dernier des abrutis, et qu'il n'était pas non plus né de la dernière pluie. Être instinctif avait toujours été un trait de caractère que Talia lui reconnaissait, et qu'ils devaient sans nul doute tous deux partager, les chats ne faisaient pas des chiens. Mais si son paternel était également caractériel, un défaut auquel, elle l'espérait fortement, elle avait en grande partie échappée, il n'était pas pour autant impulsif, bien au contraire. Ra's al Ghul avait toujours un plan, ainsi que plusieurs longueurs d'avance sur le commun des mortels, et tout particulièrement sur ceux qu'il manipulait et faisait chuter. Il réfléchissait ardemment, sans cesse, dormant peu et ne s'offrant que peu de répit et de repos. Ce qui le rendait parfois difficile à suivre, comme s'il était lancé dans une éternelle foulée régulière, qui ne le faisait pas avancer à toute allure, mais qui ne faiblissait jamais, laissant sur le carreau ceux qui avaient besoin de s'offrir des temps de pause, de temps à autre, pour recharger leur énergie et y voir clair dans tout ce qu'il faisait. Tout ceci, Talia l'avait appris, et pas toujours de la plus douce des manières. Bien des fois, l'apprentissage qu'elle avait reçu s'était fait à ses dépends. Car Ra's ne tolérait pas l'échec ni même la demi-mesure, et encore moins venant de ses enfants. Il fallait faire avec, et comme ramper et abandonner n'étaient absolument pas des options envisageables, bien au contraire ... Mais si la jeune femme se souvenait peu de sa mère, dramatiquement et tragiquement disparue alors qu'elle était encore bien jeune, elle savait que certains des principes d'éducation de sa mère avaient bien dû prendre racine en elle. Comme une saveur perdue, qui lui restait sur le bout de la langue sans qu'elle ne sache la nommer, l'identifier et la saisir, et sans qu'elle ne parvienne non plus à s'en défaire. Ainsi, Talia n'était pas dépourvu de remords. Comme si c'était là la limite entre la folie pure et la conscience. Comme s'il s'agissait d'un fil tendu au milieu du vide et sur lequel avancer et progresser telle une funambule. Cela vous faisait prendre conscience qu'à tout moment, vous pouviez chuter, et qu'il ne tenait qu'à vous d'avancer sans plonger dans les abysses. Et sans doute était-ce cette certitude d'avoir des remords, certes bien enfouis au fond d'elle et ne réémergeant que très rarement, qui lui avait épargné de devenir un être monstrueux. Après tout, Bruce n'aurait jamais succombé dans les bras d'un monstre sans foi ni loi. Et d'une certaine façon, autant elle aimait sa présence, là, tout prêt d'elle, autant elle la redoutait aussi quelque peu, comme s'il réveillait en elle des choses auxquelles elle ne voulait pas faire face. Comme si elle voyait un reflet d'elle-même dans son regard à lui, un reflet qui la poussait à devoir affronter des choses qu'elle fuyait, des facettes d'elle-même qui la poussait à se poser bien des questions à son propre sujet.
Mais présentement, ce n'était pas d'elle qu'il s'agissait. Du moins, pas totalement. Alors elle écoutait presque religieusement les paroles de Bruce, prononcées en réponse à sa propre question. Talia n'était pas une simple exécutrice aux ordres de son paternel. Elle le savait, Bruce le savait, et Ra's al Ghul lui-même le savait. Sinon, le Démon aurait envoyé quelqu'un d'autre qu'elle pour faire le boulot, s'il n'avait s'agit que de transmettre un message et de recueillir la réponse du principal concerné, c'était à dire de Bruce Wayne lui-même. Il était en tout cas important pour la jeune femme de bien tout comprendre, pour bien tout analyser, sans avoir besoin d'un papier et d'un crayon pour se souvenir du moindre détail, de la moindre tournure de phrase. Merci bien, mais elle possédait des capacités de mémorisation lui permettant aisément de se passer de tels appuis matériels. Sans parler de ses facultés de compréhension et d'analyse qui lui conféraient la possibilité de pouvoir plus tard tout disséquer en détails, tout analyser, tout remettre en perspective, tout questionner, histoire d'avoir le champ le plus élargi concernant les possibles, les informations et les éléments à prendre en considération pour posséder la meilleure vue d'ensemble possible. Cependant, elle n'était pas non plus muette, et elle ne souhaitait en rien laisser penser à Bruce qu'elle n'était là que pour l'écouter et pour récolter son avis. Encore une fois, s'il n'avait s'agit que de cela, quelqu'un d'autre qu'elle aurait très bien pu le faire. Cela allait plus loin, beaucoup plus loin. Et si Ra's savait ce qu'il avait à gagner d'utiliser Talia pour tout ceci, la jeune femme, elle, entendait bien rappeler à son amant qu'elle était plus qu'une très jolie silhouette capable de se contorsionner et de lui offrir bien du plaisir au lit. Et bien plus que de pulpeuses lèvres à embrasser, encore et encore. « Le changement est-il quelque chose de foncièrement répréhensible, Bruce ? » Elle plissa les yeux, comme pour continuer à l'analyser sous tous les angles, autant que parce qu'il s'agissait là de l'une des expressions faciales qu'elle adoptait sans même s'en rendre compte quand elle était en plein processus de réflexion et de rhétorique. Trempant à nouveau ses lèvres dans son verre, elle tourna quelques secondes son regard en direction du dehors. Non pas pour gagner du temps ou se donner de la consistance, mais parce que, parfois, avoir sous les yeux l'objet principal de vos réflexions et de votre analyse ne fait que créer une nappe de brouillard et de confusion dont il fallait savoir se défaire au plus vite pour ne pas trop dérivé et pour ne pas se laisser détourner de votre but initial. Mais Bruce reprit finalement la parole, après avoir lui aussi laisser planer un temps de silence. De quoi la pousser à de nouveau l'observer, quelque peu songeuse et interpellée. S'agit-il là d'une question piège ? D'une interrogation censée conditionner la réponse que Bruce fournirait à la demande de Ra's ? Selon ce qu'il lui répondrait, serait-il prêt à changer d'attitude et de positionnement ?
« Pour commencer, je bannirais l'usage du Puit. Il n'est vecteur que de folie et de souffrance. » Sa mère y avait perdu la vie, et son père y avait perdu sa santé mentale. Mais sans doute n'est-ce pas exactement là la réponse à laquelle s'attendait Bruce. Pourtant, Talia ne cherchait en rien à le déstabiliser ou à faire preuve d'originalité, juste pour ne pas avoir à lui dire ce qu'il voulait sans nul doute entendre. En réalité, elle avait parlé avec son instinct. Un signe qui prouvait à quel point elle était consciente de la dépravation mentale dans laquelle se trouvait son géniteur, tout comme cela soulignait le fait qu'elle avait parfaitement conscience que certaines forces deviennent, à mesure du temps, de funestes faiblesses qui noircissent et corrompent les intentions initiales. « Je ne pense pas ressembler trait pour trait à mon père, non. Au-delà du fait que j'ai apparemment toujours bien plus ressembler physiquement à ma mère. Cependant ... » Elle marqua une pause, et plongea délibérément son regard dans celui de Bruce, profondément, comme pour l'y ancrer et ne pouvoir manquer aucune des réactions de son interlocuteur. « J'ai été élevée par Ra's al Ghul, bien qu'il n'a jamais s'agit d'une éducation conventionnelle. Mon père n'est pas exempt de défaut, et j'ai toujours su lesquels me déplaisaient fortement, tout comme quelles décisions me faisaient bondir de fureur. En général, plus j'ai souffert, plus il m'a rabaissée, plus je me suis instinctivement et intérieurement dressée contre la raison de ces coups physiques et mentaux. » Mais, encore une fois, sans doute n'était-ce pas là le type de réponses auxquelles s'attendait Bruce ... « Je suis une femme. Alors, si je devais me retrouver à la tête de la Ligue, je pense que je serais plus subtile, moins frontale, que je ne négligerais aucune piste et aucun potentiel allié sous prétexte que je suis au-dessus de tout ça, que je me crois supérieure ou que j'ai affaire à une femme, face à moi. Et je ne pense pas que l'on puisse purifier cette Terre, du moins, je ne me pense pas demiurge devant rappeler à tous quel est sa place, et me posant en entité supérieure et omnisciente. Je pense qu'il faut toujours tout maîtriser de ceux qui vous obéissent, de ceux que vous dominez, avant de se lancer dans des ambitions mégalomaniaques. Je pense qu'avec moi, la Ligue aurait des desseins moins chimériques, que ses moyens et ses champs d'action seraient resserrés, et donc nettement plus efficaces et probants. La qualité plutôt que la quantité. Concernant la Ligue. Dans d'autres domaines, et tu l'en as déjà maintes et maintes fois fourni la preuve charnelle, les deux peuvent parfaitement s'allier. » Elle ne s'était sans doute pas entièrement exposée, mais elle s'était en tout cas très probablement montrée suffisamment franche pour que Bruce ne se sente pas roulé dans la farine, ni même dupé, et encore moins endormi par de belles paroles vides de sens. Et elle lui avait en partie exposé les choses telles qu'elle les voyait, et non pas telles qu'il pourrait bien vouloir les entendre.
Bruce esquissa un sourire, puis pouffa. Les derniers mots de la jeune femme l'amusaient ; pas par moquerie, mais simplement parce qu'il les trouvait drôles. Il n'y avait jamais eu d'intention malsaine ou mesquine entre eux, et ce dès le début. Dès le départ, en effet, les deux amants avaient eu cet accord tacite, qui indiquait clairement que l'un comme l'autre saurait aussitôt repérer un jeu mesquin, et qu'il était donc totalement inutile d'en arriver là. Ce n'aurait de toute façon qu'une bien mauvaise influence sur leur relation...
… qui de toute façon était probablement voué à l'échec, sur le long terme.
Bruce resta un bref instant silencieux, ruminant les paroles de Talia. Il avait craint qu'en effet, la jeune femme ne soit trop différente de lui pour qu'il envisage, ne serait-ce qu'un instant, pouvoir diriger la Ligue communément avec elle. C'était beaucoup trop improbable, désormais. Elle était froide, avec les autres, cruelle quand il le fallait, sévère. Il attachait trop d'importance au libre-arbitre et à la discrétion, lui. Il aimait le contrôle, comme elle ; de cela il ne doutait pas. Mais leurs visions n'avaient que cela en commun. Talia prônait un contrôle total, froid et strict, là où il aurait simplement exercé un contrôle discret, dans l'ombre. Donner des pistes, des ordres, au lieu d'exiger ou de forcer.
L'héritier des Wayne se pencha finalement sur la balustrade, admirant le paysage.
« J'aime bien cette vue. A défaut d'être la plus belle, elle est calme, reposante. Il règne une impression de sérénité qui aide à focaliser l'esprit, qui aide à réfléchir, à poser de nombreuses bases pour mieux laisser l'âme vagabonder et trouver des réponses. Ça change passablement de Gotham et sa pluie presque constante. »
Il marqua une petite pause.
« Es-tu déjà allée là-bas, Talia ? Gotham City... la ville la plus dangereuse et la lus corrompue de la planète. Une ville terrible, sombre, qui pousse ses habitants dans leurs derniers retranchements, qui les force à donner le meilleur d'eux-mêmes car sinon, ils succomberont. Es-tu déjà allée là-bas, dans ces ruelles tortueuses et fatales ? Devant ces tours et ces bâtiments d'un autre âge, aux gargouilles et aux aigrefins rappelant des temps troublés de jadis ? Tout respire la peur, la pression permanente, la colère. Les vices de l'Humanité sont plus forts à Gotham que nulle part ailleurs. Et pourtant... c'est chez moi. J'ai voyagé pendant de très nombreuses années, j'ai vu beaucoup de choses. Mais pourtant, c'est le seul endroit où je me sente véritablement chez moi. Et c'est pour cette raison que je suis venu ici. »
Il tourna le regard vers elle. Un regard déterminé, sans hostilité toutefois. Le regard qui deviendrait le sien en permanence, ou presque, pendant tant d'années après ce jour.
« Parce que je veux faire de Gotham un endroit plus sûr. Parce que je pensais que la Ligue avait des réponses à m'apporter, des buts plus précis à atteindre, des moyens différents pour y parvenir. Que sous toute la légende, il y avait des faits probants, capable de m'aider dans ma tâche. Dans ce fardeau que j'accepte de porter désormais, et qui sera bientôt plus pesant de jour en jour. »
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