we're gonna need a bigger boat | king shark

we're gonna need a bigger boat

king shark & layla

Sortir en mer de nuit dans les eaux agitées de la haute mer au large de Coast City était généralement une entreprise périlleuse, mais le faire alors que la pluie et un vent relativement abrupt s’abattaient sur la zone requérait adresse et expérience – et sans doute une bonne dose de détermination à se prouver à quel point elle pouvait être casse-cou. En temps normal, elle n’aurait même pas pris le risque. Mais l’hiver n’avait pas encore touché à sa fin, et Layla était encore en poste auprès des garde-côtes pour quelques semaines ; et cette nuit-là, avec le mauvais temps qui régnait en maître incontesté, on l’avait assignée d’astreinte en renforts de quelques collègues, retranchés dans le poste de sécurité et attentifs aux mouvements de l’eau. Depuis l’invasion de Morro Bay, la paranoïa avait débordé un peu partout sur la côte ouest, les plages s’étaient vues désertées, mis à part les médias qui continuaient de faire leur beurre sur le dos des victimes et des riverains terrorisés. De l’attaque, on parlait à peine, au poste de sécurité de Coast City – comme si ramener le sujet sur le tapis réaliserait une terrible prophétie et convoquerait à nouveau les monstres à la surface. Mais la menace était présente, rendait l’air étouffant, l’atmosphère tendue alors qu’ils scrutaient leurs radars et gardaient une oreille attentive sur les signaux radio qui leur parvenaient à l’occasion. L’existence d’un peuple sous-marin était une chose, à laquelle l’humanité s’accoutumait plus ou moins avec le temps. Mais d’un même mouvement, ils avaient aussi choisi d’ignorer les implications de cette découverte. Qu’ils n’étaient sans doute pas les seules créatures dont la surface avait longtemps ignoré l’existence – et que les menaces ne venaient plus seulement de l’espace et autres dimensions face auxquelles seuls leurs superhéros en pagaille pouvaient lutter. Cette fois, l’attaque de Morro Bay avait prouvé qu’ils n’étaient plus au sommet de la chaîne alimentaire. Loin de là.

C’est donc sans surprise que lorsqu’un signalement d’une activité lumineuse inhabituelle au large de Coast City leur parvint, les garde-côtes laissèrent passer un moment de flottement, redoutant le moment où l’un d’eux se porterait volontaire, redoutant le moment où ils découvriraient, peut-être, une nouvelle abomination prête à faire de leurs vies un enfer. Elle avait attendu quelques instants, à écouter les délibérations en silence, avant de se proposer. Le soulagement un peu honteux avait été presque palpable. De tous les gardes présents, elle avait été la seule à s’être retrouvée, principalement par accident, au contact direct avec les créatures de la Fosse. Si quelqu’un saurait quoi faire si une de ces choses avait survécu…

C’était en tout cas la justification qu’elle, et les autres, avaient accepté avant de la laisser monter sur un des bateaux à moteur mis à leur disposition – une embarcation petite, mais solide et maniable, capable de se déplacer sans difficulté même dans ces conditions météorologiques. Et c’est dans l’écume battue par les vents et la pluie qu’elle naviguait, tous projecteurs dehors, à la recherche de ce qui avait pu encourager quelqu’un à lancer une alerte. Debout à la barre à plisser les yeux dans la pluie battante depuis près d’une heure, elle manoeuvra autour d’une bouée lumineuse que les courants avaient apparemment arrachée à son emplacement habituel pour la faire dériver sur les flots, releva le numéro d’identification, et s’empara de sa radio. « On a une bouée à la dérive à vingt minutes au nord-est du roc. » signala-t-elle à ses collègues restés à terre.  « Je relève les coordonnées et je rentre au port. Rien d’autre à signaler, sûrement une fausse alerte, avec ce temps… »

Un choc soudain contre la coque faillit lui faire perdre l’équilibre, et elle se rattrapa de justesse à la barre, tous sens en alerte alors que le bateau swinguait de bâbord à tribord – qu’est-ce que c’était ? Est-ce qu’elle s’était rapprochée des rochers sans s’en rendre compte ? D’un récif ? Silencieuse, elle guettait, l’oreille aux aguets – s’attendait presque à voir surgir une de ces créatures monstrueuses des eaux noires de la nuit, regrettait presque de ne pas avoir demandé à Orm de l’accompagner ou de calmer un peu la tempête naissante avant qu’elle n’embarque. « J’ai heurté quelque chose. » ajouta-t-elle dans la radio. « Je vérifie la coque, je vous rappelle s’il y a un problème. »

Une sage résolution, songea-t-elle en quittant la cabine à semi-couverte pour s’avancer sur le pont glissant en faisait fi de la houle – jusqu’à ce qu’un nouveau choc ne la fasse vaciller sur ses appuis. Avec un hoquet de surprise, elle se rattrapa à un cordage et se remit sur ses deux pieds, certaine cette fois qu’elle n’avait pas rêvé et qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Elle les connaissait par cœur, ces foutues eaux – elle savait qu’elle n’avait pas dérivé sans s’en rendre compte. Et à peine eut-elle achevé son raisonnement, qu’à la lumière faible de la lune et crue de ses projecteurs, une masse sombre bondit hors de l’eau et atterrit sur son bateau avec fracas.

La violence de la secousse eut raison de son équilibre : Layla laissa échapper un gémissement de douleur étouffé alors que son dos percutait la cabine avec force, et elle crut sa dernière heure bien proche alors qu’elle voyait déjà le bateau se renverser au milieu des vagues. Mais le bateau se renversant aurait sans doute été un sort plus doux que celui qui l’attendait peut-être : elle plissa les yeux, trempée jusqu’aux os, luttant contre la lumière aveuglante des projecteurs pour identifier la masse qu’elle devinait à quelques pas d’elle à peine. Deux jambes – elle crut d’abord à un atlante, sans que ça n’ait de sens, jusqu’à lever les yeux pour prendre la pleine mesure de la silhouette qui, plus elle la détaillait, plus elle réalisait n’avait rien d’humanoïde, et tout d’un véritable cauchemar. Le sang déserta son visage, et elle déglutit tout en cherchant frénétiquement à se relever. Sans armes, sans moyen de défense, sans rien que la certitude que si elle survivait à cette rencontre, elle aurait une histoire tellement abracadabrante à raconter que personne ne la croirait.

« Qu’est-ce que – qui êtes-vous ? » parvint-elle à articuler dans un souffle étranglé. Sans même savoir si la créature mi-homme mi-requin pouvait la comprendre.

Visiblement, l’océan regorgeait de plus de dangers encore que les créatures de la Fosse, et on s’était bien gardé de l’en informer.