SEVEN SINS ✸ (soirée Métropolis, groupe 3)

« Mais je croyais que la charité vous faisait horreur, boss ? – C’est vrai, mais c’est bon pour l’image. C’est pour quelle cause, déjà ? Oh, je trouverai bien quelqu’un là-bas pour me le dire… allez, bonne soirée, Jim. » lançais-je au videur de ma boîte, en raccrochant, avant de disparaître au coin d’une rue dans un craquement sonore suivi d’une volute de fumée noire. Direction le Centennial Park de Metropolis. En arrivant à quelques mètres de la fête, je souris en voyant un bataillon de journalistes se précipiter pour obtenir un cliché des têtes les plus connues de la soirée. A mon souvenir, des super-héros allaient venir, et c’est précisément ce qui m’avait poussé à venir ici. Qui dit êtres surnaturels, dit potentiels possesseurs d’objets magiques susceptibles de venir agrandir ma collection. Ou quelques rituels pour les déposséder de certaines capacités qui me seraient plus utiles qu’à eux. Et au pire, je trouverai bien quelques séduisants petits lots qui pourront égayer ma soirée, entre deux coupes de champagne. Vêtu d’un complet bleu marine, d’une chemise blanche et d’un élégant nœud papillon dont la couleur venait rappeler les souliers de cuir noir assortis, j’entrais enfin dans la lumière des flashs qui se mirent à crépiter. J’attrapai une parfaite inconnue par le bras pour poser avec elle : trop heureuse de roucouler près d’un pareil parti, la jeune femme s’accrocha à mon bras et leva des yeux brillants vers le regard de braise sombre que je lui accordais, pour le plus grand plaisir des journalistes. A plus forte raison lorsque mes lèvres frôlèrent les siennes dans un baiser qui se voulait chaste, mais plein de promesses indicibles.
Lorsque l’entrée fut passée, j’attrapai une coupe de champagne au vol, trinquai avec elle, et lui susurrai deux mots à l’oreille qui la firent partir avec un sourire coquin plein de promesses sur les lèvres. Voilà, l’étape de l’image publique était passée, ne restait plus qu’à s’occuper de la soirée. Par mesure de précaution, je fis taire mon aura magique au gré d’un sortilège de masquage, afin de ne surtout pas attirer l’attention d’êtres mal intentionnés. Zatanna, si elle était là, par exemple. Ou John. Quoique je doutais fort de voir ce clochard alcoolique et irrévérencieux pointer le bout de son nez à une soirée d’un tel standing. Cela dit, cela pourrait être fichtrement amusant. Mon regard se promena alors d’un invité à l’autre, scannant la foule d’une manière assez méticuleuse. Soudain, je pus apercevoir un visage familier… Jason Blood. Ou Etrigan, cela dépendait des moments. En mon for intérieur, je riais à l’idée que les invités voient débarquer un démon du fin fond des Enfers. Cela dit, au souvenir de ce que j’avais pu vivre dans les profondeurs infernales, je ne pus réprimer un frisson le long de ma colonne et des cicatrices qui ornaient mes épaules. Je lui fis un signe rapide en levant ma coupe de champagne vers lui, un sourire énigmatique flottant sur les lèvres. Du coin de l’œil, je repérais également Rosalie Rosewood, une de mes cibles du moment… elle détenait un grimoire que je convoitais avidement. Un feu se déclara à l’instant où ma rétine imprima le visage de la jeune sorcière. Elle ne l’avait probablement pas sur elle, mais n’était-ce pas une formidable occasion ? Muré dans mes réflexions, je fis alors un peu moins attention à ce qui se passait autour de moi. « Monsieur ? Alors, vous allez faire un don ? » Je sortis de mes pensées et baissa la tête vers un jeune serveur qui me montrait un coin du parc. « Hein ? Ah oui… oui, oui, je vais aller faire un don. Ne t’en fais pas, sweetie, je suis une personne qui aime faire don de sa personne. » arguais-je en le dévisageant de la tête aux pieds, avec une lueur mutine dans le regard. Le serveur sourit de façon un peu gênée et tentée à la fois, puis disparut parmi les inconnus. A mon tour, il était temps de se mélanger un peu…

Tandis que mon regard sombre s’affûtait avec amusement sur la silhouette de Jason Blood, visiblement étonné de me voir ici, je ne pouvais m’empêcher de songer à ces années de torture sous la main experte en la matière de son adorable parasite Etrigan. Un démon à la puissance rarement égalée, mais à l’intellect malléable si tant est qu’il pouvait être tourné sur la distraction au détriment de la sécurité d’autrui. Un pacte s’était scellé entre nous, une promesse en cas d’évasion par mes soins… et aujourd’hui, cette alliance prenait toute sa valeur. Mes lèvres trempèrent à nouveau dans un champagne qui, quoiqu’encore pétillant, n’était pas d’une qualité tout à fait appréciable à mon goût. La silhouette féminine qui avait rompu notre contact visuel réveillait toute ma convoitise et la curiosité dont j’étais pourvu : Rosalie Rosewood. Mes petites recherches m’avaient appris qu’elle travaillait pour le compte d’une organisation peu recommandable, et qu’elle exerçait ses pouvoirs de sorcière descendante des plus éminents nordistes de l’Histoire… Même si son expérience était encore fragile, je n’étais pas assez stupide pour attaquer de front afin de m’emparer d’une pièce que je rêverai de voir faire partie de ma collection : son grimoire. Je me félicitais intérieurement de dissimuler mon aura magique afin de ne pas éveiller les soupçons d’une demoiselle probablement sur ses gardes, chose que n’avait visiblement pas pris soin de faire Jason. Si Rosalie n’était pas aveugle, elle ne pouvait pas – comme moi – manquer la force surnaturelle qui pulsait tout autour de Blood. Des siècles d’existence et de perfectionnement magique, cela laisse une trace indélébile. Jaloux l’espace d’un instant de n’avoir pas encore eu accès à un pouvoir suffisant pour prétendre vivre éternellement à l’instar de mon ex compagnon de cellule infernale, j’avalais d’un trait ma coupe de champagne pour espérer faire passer ce sentiment de mécontentement.

Il suffit alors que mon attention se porte à nouveau sur la miss Rosewood pour que ma rancœur infantile s’en aille. Sans prendre la peine d’ajuster mon nœud papillon – l’ego me confirmant que je n’en aurais pas besoin – je fendis la foule d’un pas léger et détendu, jusqu’à ce que je parvienne à m’immiscer dans la conversation de mes deux cibles de la soirée. « Jason, cher ami… pourquoi cette ravissante jeune femme te parle à toi, et pas à moi ? Non, laisse, c’était rhétorique. » ajoutai-je en déposant mon index sur ses lèvres avec un sourire profondément amusé. Je me tournai enfin vers Rosalie et inclinai poliment la tête. « Enchanté, mademoiselle. Je m’appelle Nicolas, investisseur à Gotham City et accessoirement philanthrope à mes heures perdues… » Si Etrigan ne lâchait pas un rire tonitruant du fin fond des Enfers à cet instant précis, nous pourrons tous nous estimer heureux, pensais-je. Cela étant, mon sourire poli et courtois ne trahit cette pensée en aucune façon. Je me gardais néanmoins de serrer la main ou d’embrasser brièvement la sorcière. Pourquoi ? Parce que je n’étais pas le dernier des idiots à vouloir briser ma maigre couverture… Envieux, certes, mais pas stupide. Un contact lui suffirait à comprendre que j’avais un petit secret de grande ampleur à dissimuler. « Pourquoi diable une aussi ravissante dame que vous n’est pas accompagnée ce soir ? C’est criminel. » Non, vraiment, Nick… t’es le pire. J’attrapai un petit four au passage d’un serveur, puis jetai un œil autour de moi. Une idée commençait doucement à germer. Si Rosalie était seule, et qu’elle était occupée à traiter avec Jason ou son alter ego démoniaque… peut-être était-ce l’opportunité rêvée pour créer un chaos suffisant en guise de diversion. « Vous connaissez donc ce cher Jason ? » demandais-je sur un ton dont l’innocence était parfaitement feinte. Tout en attendant d’en savoir un peu plus sur la jeune femme, et même ce qui la rapprochait de son interlocuteur, un plan était en train de se dessiner dans mon esprit retors. Obnubilé à l’idée d’obtenir peut-être ce soir ce précieux livre imprégné de magie nordique… ou de mesurer l’étendue des pouvoirs de Rosalie, à défaut. Et tout cela en faisant jouer un rôle on ne peut plus capital à Jason. Chaque chose en son temps, patience est mère de sûreté.

D’enchantée, Rosalie n’avait visiblement que le terme, à défaut d’en avoir l’air, mais je pris grand soin de ne pas en prendre ombrage, bien au contraire. A vrai dire, je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit ébahie au premier regard, non… d’autres s’en chargeaient très bien à sa place. Mon sourire s’étira un peu plus à cette pensée purement égocentrique, avant que je ne me reconcentre sur ce qu’elle s’amusait sans innocence à dire à propos d’un prétendu petit-ami. M’en donner la description formelle n’était sans doute pas la meilleure idée qu’elle ait eue, mais j’en étais rudement satisfait. « Ah oui ? Vous faites bien de me le dire, j’aurais été tenté de vous voler ce si beau spécimen que vous nous décrivez, sinon… » lançais-je avec un petit rire profondément amusé, en jetant des regards à droite et à gauche, faisant mine de chercher cet homme des yeux. Pourquoi se contenter d’une femme, lorsque chaque sexe peut apporter sa modeste contribution à l’accomplissement des fantasmes les plus indicibles ? Toutefois, l’Histoire avait prouvé qu’il valait mieux que je me tienne éloigné des blonds jusqu’à nouvel ordre, ils avaient souvent tendance à me donner moins de satisfaction et plus d’ennuis qu’autre chose. Chassant cette pensée aussi rapidement qu’elle était venue, j’arquai un sourcil circonspect à l’idée que Jason et elle fassent le même métier. « Oh, vraiment… ? Ne me dites pas que vous traquez aussi les fantômes en prétendant parler latin ? » narguais-je d’un air profane et indifférent, en dévisageant finalement ce cher Blood maintes fois centenaire. Jouer la carte de celui qui ignore totalement le monde de la magie, et qui va même jusqu’à le railler, c’est la couverture qu’il me fallait pour parfaire celle que j’avais déjà jetée sur mon aura surnaturelle. « Veuillez pardonner ma façon de parler, mais il faut dire que je suis surpris. Au fond, j’ai toujours cru que Jason était un banal héritier qui occupait ses tristes journées à feuilleter de vieux manuscrits en s’imaginant un talent pour le spiritisme. » Un sourire goguenard se dessina sur mon visage, profondément décidé à titiller la patience, visiblement à rude épreuve, de l’un comme de l’autre.

Toutefois, la sorcière trancha dans le vif et fit preuve d’un ton si direct que j’en gardais la bouche bée. La plus grosse ? Seigneur, je n’ai jamais eu besoin d’un concours pour en douter, la confiance en soi suffit. Mais je n’eus pas le temps de lui répondre puisqu’un manant se piqua de passer un peu trop près de Rosalie, invitant ses victuailles à venir s’étaler sur nos costumes. Non sans laisser flotter dans l’air un doux parfum de magie éphémère, qui me fit soupirer intérieurement. J’osais espérer ne pas avoir misé sur le mauvais cheval, car s’il s’agissait des seuls talents de magie du Nord qu’elle ait en sa possession, j’étais bon pour avorter cette quête de grimoire avant même qu’elle n’ait commencé. Cependant, feignant à nouveau de n’avoir senti aucune onde magique, je grommelai pour la forme en déposant ma coupe de champagne dans les mains d’une femme qui passait près de moi. « Tenez, rendez-vous utile. » Que cette femme ne soit même pas serveuse me passait au-dessus du cigare. « Ne vous en faites pas… après tout, du gras sur de la soie, ce n’est pas grand-chose… » grognais-je, tout en regardant Jason du coin de l’œil. L’égoïste n’eut aucun mal à faire disparaître ses taches, sans doute au grand dam de celle qui en était à l’origine, mais ne souhaita pas m’en faire profiter. Cela dit, c’était de bonne guerre, alors je lui rendis son regard sans animosité, avant d’enchaîner sur ses paroles. « C’est précisément pour mes qualités de visionnaire créatif que j’ai décidé de me poser à Gotham, mon cher Jason. Qu’aurais-je à faire dans une ville qui se porte déjà merveilleusement bien sans moi ? Les opportunités se créent là où le besoin se fait sentir… vous ne pensez pas ? » répondis-je en dardant un regard curieux sur Rosalie. Mes paroles pouvaient être interprétées selon le bon vouloir de l’auditoire, mais aucun mensonge ne transparaissait. A vrai dire, c'était précisément au cœur du chaos hétéroclite de Gotham que je pouvais pressentir toutes les opportunités à saisir. « Si vous voulez bien m’excuser, je vais aller trouver de quoi me rafraîchir. » Je saluais très poliment Rosalie, avant de tourner les talons en accordant un sourire amusé et plein de promesses à Jason.
Une fois disparu hors de leur portée, noyé par la foule, je tapotai l’un de mes boutons de manchette du bout de mon majeur, avant de déposer ma main sur l’épaule d’un jeune homme qui passait là. Le type frémit, et lorsqu’il se tourna, ses yeux furent noyés de noir pendant un bref instant. « Leraika. » Un sourire sardonique étira les lèvres du jeune homme roux, qui hocha la tête sans un mot et dont les yeux reprirent leur teinte naturelle. Désormais possédé par le Démon de la Zizanie, tout droit venu des Enfers. Ce bouton de manchette était un artefact, celui pris sur le cadavre d’un vieux duc du fin fond de la Saxe… et servant à appeler certains démons avec qui j’avais pu nouer contact. « Amuse-toi, mon ami… plonge cette fête dans le chaos. Avec une consigne : tu ne m’as jamais vu, et tu ne sais pas qui je suis. » murmurais-je en regardant ailleurs, sans donner l'impression de lui parler. Il hocha la tête avec reconnaissance, puis commença petit à petit à effleurer tous les convives qui passaient à sa portée. Au fur et à mesure, la Discorde commença à se répandre, attisant les colères sourdes, et faisant passer les ressentiments les plus futiles au premier plan dans la tête des infectés par Leraika. Comme un virus particulièrement contagieux, l’une des femmes touchées par le démon heurta à nouveau Rosalie, qui fut poussée à son tour vers Jason, tandis que j’arrivais de nouveau à leur hauteur, l’air de rien, avec ma veste dans les bras. « Bon, eh bien il semblerait que je sois bon pour un pressing… tout va bien ? » demandais-je avec un air un peu inquiet. Comédien chevronné, décidé à détourner toute l’attention d’une certaine sorcière et de mon ex camarade des Enfers.

Étrange sentiment de savoir que d’ici quelques minutes à peine, ce qui promettait d’être une soirée calme au bénéfice des plus démunis allait tourner au pugilat pur et simple, sans l’ombre de la moindre source de paix à proximité. Feignant avec superbe d’être au courant de ce qui allait se produire, je laissais mon regard se poser avec curiosité et inquiétude sur la silhouette de Rosalie qui devait probablement en avoir plus qu’assez d’être ballotée comme une vulgaire poupée de chiffon depuis le début de cette soirée. Pour quelqu’un qui possède l’équivalent du pouvoir d’un panthéon d’êtres surnaturels venus du Nord, c’est même inacceptable. « Mais je vous en prie, mademoiselle. » répondis-je avec une politesse toute naturelle, en hochant la tête brièvement. La sorcière s’esquivait, sans doute pour pouvoir respirer loin des deux hommes qui étreignaient sa quiétude. Ne restaient donc que Jason et moi, Jason qui avait d’ailleurs sûrement été victime aussi de ce cher Leraika. Cela étant, j’étais convaincu qu’il ne serait pas infecté par la Zizanie infernale que le démon se plaisait à répandre comme le Petit Poucet avec ses cailloux au milieu des bois. Hôte d’un démon dont l’âge n’était sans doute même plus calculable, une surcharge démoniaque et mentale ne saurait être tolérée dans un corps et un esprit déjà en fusion avec un être en proie à une magie aussi sombre. Rosalie ne le serait d’ailleurs peut-être pas non plus, car j’ignorais jusqu’où sa connexion avec ses ancêtres pouvait aller… mais victime d’une foule incontrôlable et enragée, ça, c’était certain.
Je tournais alors la tête vers mon interlocuteur, arquant un sourcil indifférent à la suspicion qui venait trôner dans son regard inquisiteur. « En effet, il faut croire que nous sommes deux aimants à démons… troublant. » Mon ton était platonique, monocorde. Sans l’ombre d’une fierté qui aurait pu mettre à mal les pions que j’avançais sur cet échiquier vivant. Tout à coup, je perçus que l’attention de Jason était tout à l’œuvre auprès de deux agents de sécurité prêts à fondre sur Rosalie afin de l’empêcher de se servir d’humains comme de marteaux pour un lancer digne des jeux olympiques. Mais non, voyons… Pourquoi les en empêcher ? Les individus s’immobilisèrent, probablement soumis au contrôle mental de Blood. J’en roulais des yeux. Pourtant, mon exaspération fut de courte durée, puisque la pression psychique sembla s’évanouir, laissant les deux agents en venir aux mains comme deux chiens enragés. Mes yeux noirs se braquèrent sur le sorcier d’un autre âge, animés d’une lueur curieuse. « Ce n’est pas très chevaleresque, tout ça. » commentais-je sur un ton ironique. A mon tour, je regardais autour de moi, m’amusant du capharnaüm ambiant qui saisissait une foule en proie aux pires sentiments de haine futile qui soient. « A quoi bon vouloir passer inaperçu, si c’est pour devenir aussi maboul que la populace… » soufflais-je avec une voix agacée. Dans une attitude faussement contrite, j’abandonnais le voile autour de mon aura magique, tout en me tenant à bonne distance de celles et ceux qui se bousculaient autour de nous. « Tu te rends bien compte qu’il n’appartient qu’à nous d’arranger les choses… » A ces mots, mon esprit imita celui de Jason quelques instants plus tôt et braqua celui de deux filles – aspergées de sauce par la faute de Rosalie et du vol plané qu’elle fit faire à son agresseur juste avant – qui s’apprêtaient à se jeter sur la sorcière aux ordres de Waller. Elles s’arrêtèrent immédiatement. Et un sourire amusé flotta sur mes lèvres. « … ou de les laisser se produire. » achevais-je en relâchant mon étau psychique. Les deux filles retrouvèrent leur mobilité et se jetèrent comme deux furies sur Rosalie pour lui faire payer les dégâts causés à leurs tenues et leurs coiffures luisantes de gras. Sans connaître l’étendue de leur erreur de s’attaquer à un être comme la demoiselle Rosewood. J’aperçus le charmant rouquin possédé qui, satisfait d’avoir semé le chaos, étira ses lèvres en un sourire avant de poursuivre son œuvre en se laissant volontiers bousculer au milieu de la masse des gens en colère. Transmettant sa zizanie contagieuse avec un plaisir évident parmi ces êtres faits de chair et sans volonté aucune… êtres qui, étonnamment, semblaient converger de plus en plus vers Rosalie. Sourcils froncés, j’observai ce subtil mouvement de foule, puis psalmodiai une incantation de protection en langue sumérienne : à chaque avancée des gens vers Rosalie, une force invisible semblait les tenir en respect… mais vu le nombre, ce champ ne tiendrait pas éternellement. « Et tu la connais d’où, cette charmante sorcière, mmm ? » demandais-je, sans lâcher mon sortilège basique des yeux pour en maintenir les effets aussi longtemps que possible. Et faire oublier une projection astrale que je venais de lancer à des kilomètres d’ici, sous d’autres traits que les miens… Tout en sondant l'importance que revêtait Rosalie aux yeux de Jason, en laissant innocemment un des manants franchir la barrière invisible et chercher querelle à la sorcière.

A une bonne distance de cette soirée, une projection astrale fit son apparition au cœur de l’appartement de Rosalie Rosewood et son compagnon Lucian Thorne. Diaphane, presque invisible à l’œil nu, et pourtant bel et bien réelle. Ancrée dans le monde physique. Sans traits reconnaissables, elle commença à errer dans l’appartement, une main tendue devant elle en psalmodiant des mots dans une langue oubliée depuis bien des siècles. L’air vibrait tout autour d’elle, s’écartant pan par pan sur le passage de l’étrange forme humanoïde qui se promenait dans les différentes pièces de l’appartement. Enfin, l’air se mit à frémir avec un peu plus d’intensité à proximité d’une sorte de chambre à part, une pièce volontairement dédiée à certaines activités surnaturelles, à n’en pas douter. Si on y prêtait un œil plus aiguisé, on aurait pu jurer voir un sourire se dessiner sur le visage pourtant flou de la projection astrale. Un grimoire se dessinait alors devant elle, un livre visiblement vieux d’un autre âge, à la couverture pourtant très bien conservée. Comme si le Temps ne pouvait avoir d’emprise sur cet objet infusé d’une magie mystique et redoutablement puissante. Enfin. La projection posa alors une main envieuse et habitée par la convoitise dessus… et ce fut son erreur. Le grimoire sembla rayonner soudainement d’un éclat bleu clair et émit une violente décharge d’énergie surnaturelle tout autour de lui : la projection astrale fut alors projetée dans les airs comme un vulgaire fétu de paille et retomba lourdement au sol, après avoir rencontré le mur. Sa silhouette transparente se retrouva alors comme brouillée, affaiblie, comme si le contact avec son origine avait été rompu. Elle releva la tête dans un sifflement lourd et agacé, percluse d’une douleur qu’aucun baume ne saurait apaiser. Fichu vieux bouquin, ses défenses sont beaucoup plus redoutables que prévues. La projection astrale ne put alors faire le moindre mouvement, vaincue par la force du souffle d’énergie… et sans un son, elle s’évanouit.

J’avais beau avoir été projeté contre un arbre par une vague de magie sans précédent, le coup que je reçus en plein cœur par la destruction de ma projection astrale fut de loin ce qui me fit le plus grimacer. Tant et si bien que j’entendais à peine les remontrances de Jason, avant qu’il ne s’avance vers cette satanée sorcière venue du Nord. Si je m’étais bien attendu à certains enchantements de protection autour de son grimoire, je ne pensais pas qu’ils pourraient venir à bout d’un alter ego, quand bien même ses forces seraient amoindries par rapports aux miennes. En me redressant, j’observais alors l’étrange spectacle face à moi : Rosalie, à terre, prise au piège par sa propre magie devenue incontrôlable… et Blood, investi d’une puissance démoniaque que je ne connaissais que trop bien. Et bientôt, mon cher camarade de la Zizanie fut la victime d’un congénère beaucoup trop imposant pour lui. Too bad, dear. J’en roulais des yeux, visiblement agacé par la démonstration de gros bras à laquelle s’était livré le chevalier d’un autre âge. Toutefois, ce qui m’intriguait, cela avait été la manière. Comment avait-il pu commencer à invoquer Etrigan sans être obligé d’aller au terme de son récital ?
Ces questions trouveraient sans doute une explication plus tard, pour l’heure il était avant tout question de sauver les apparences. Ma magie n’avait pas laissé la moindre trace chez Rosalie auprès de son satané livre d’enchantements, alors autant continuer à donner l’illusion d’un sorcier investi d’une envie de bien faire… Cela pourra servir à un autre angle d’attaque. Debout, j’écartais les bras en direction de la foule et prit une grande inspiration en laissant le flux de la magie m’envahir totalement. « Arrêt. » prononçais-je, en toute simplicité. Mais d’un ton tranchant, ferme, affirmé. Le pouvoir des mots ne peut s’exprimer que lorsqu’on en maîtrise tout le sens. La magie d’un seul terme est dangereuse pour son aspect unilatéral, et c’était pour cette raison que j’avais longtemps étudié tous ses aspects. Sans état transitif, la foule se stoppa immédiatement, soumise à la volonté du mot dont j’avais libéré l’énergie mystique. Un silence de cathédrale s’était alors abattu autour de nous, plus un son, plus un bruit. Rien. La populace tout à l’heure hystérique était aussi immobile qu’une statue de marbre, jusqu’aux cheveux qui ne remuaient même plus. J’abaissais alors les bras, un sourire supérieur sur les lèvres. Le monde semblait en effet s’être arrêté, ni plus ni moins.

Maintenant le sortilège dans un coin de ma tête, je sentais pourtant mon acolyte de la Zizanie encore dans les parages. Tant qu’un exorcisme digne de ce nom n’aura pas été mené, la présence de Jason – ou d’Etrigan, on ne saurait dire – ne pourrait que le tenir en respect… et non le renvoyer. Mon regard chercha le rouquin parmi la foule immobile, et il le trouva. Nos yeux se croisèrent. Nos sourires se comprirent. Un dernier coup d’éclat, Leraika, avant de regagner les Enfers. Et nos magies fusèrent : j’envoyais un violent éclair dans direction, en pleine poitrine… L’humain vola et s’écrasa au sol quelques mètres plus loin, dans un craquement sinistre. Mais il avait eu le temps de faire un geste en direction de Rosalie et moi : j’avais eu le temps de bloquer son trait d’énergie avec un champ de force de dernière minute, et m’épargner un maléfice cuisant… Mais je n’avais pas eu le temps de bloquer celui qu’il avait envoyé en direction de Rosalie, l’élément le plus dangereux de tout le parc. Si Leraika venait d’être renvoyé d’où il venait, détaché d’un hôte foudroyé par mes soins, il avait eu le temps de viser la sorcière d’A.R.G.U.S. avec toute sa malfaisance en substance. Et s’il avait fait mouche, Jason serait probablement le premier à en faire les frais, à en juger par sa proximité avec la jeune femme tourmentée.

Quelle chance que l’on puisse toujours compter sur ses bons vieux amis démoniaques.

Le trait d’énergie et de discorde de Leraika se reflétait dans le jais de mon regard, à mesure que je suivais sa course en direction de Rosalie et de Jason. Lorsque celui me visant s’écrasa contre un bouclier magique levé à la dernière minute, je vis la jeune sorcière s’envoler et s’écraser lourdement au sol, à l’instar de Jason. La silhouette du chevalier d’un autre âge avait également été clouée sur la pelouse avec une violence peu commune. L’ombre d’un imperceptible éclat de satisfaction se dessina dans le noir de mes yeux, l’espace d’une seconde à peine, avant que je n’abaisse le champ de force qui m’avait protégé. Pendant ce temps, je remarquais que Jason avait encore la force de se hisser vers une colonne pour y tracer des symboles que je reconnaissais comme étant une incantation liée au sang. Que préparait-il donc, celui-là ? Un frémissement sembla engloutir son aura et sa personne, je compris sans mal ce qu’il s’apprêtait à faire. Il ne s’était pas caché du regard des non initiés pour rien : Etrigan n’allait pas tarder à faire son apparition. Et étonnamment, je n’arrivais pas à trancher pour savoir s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle. En réalité, je préférais la compagnie de Jason, car celle d’Etrigan n’était pas sans me rappeler les sombres années que j’ai purgé en Enfer. Cependant, j’avais gagné un pari avec ce démon en haut de la chaîne alimentaire… il ne concernait pas réellement Rosalie, mais j’osais croire que l’envie de voir Zatanna souffrir surpasserait son envie de se refaire la main sur moi. Un pacte est un pacte, après tout, nous le savions tous les deux.
Immobile et un peu en retrait, je pus alors assister à l’élévation d’Etrigan, jaillissant d’un brasier qui me colla un frisson terrible le long de la colonne. Il raviva le besoin viscéral que j’avais de trouver le moyen de ne plus jamais retourner en Enfer. Plus. Jamais. Ses premières paroles, caverneuses et amusées comme le sont celles du peuple infernal, firent naître tout de même l’ombre d’un sourire sur le coin de mes lèvres. Oh oui, il était impressionnant, mais je le connaissais désormais en long en large et en travers : je n’étais plus surpris de son allure imposante et de son sens inné de la menace. « Toi, un lion ? J’ai bien peur que tu tiennes plus du taureau que du fauve, si je puis me permettre… » murmurais-je en réponse à son chuchotement, en accompagnant mes paroles d’un petit clin d’œil. Je m’appliquai à regarder autour de moi, la foule restait résolument immobile, soumise. C’était peut-être là le problème. « Puisque c’est le troupeau qui t’intéresse, pourquoi n’irais-tu pas chasser les brebis pendant que le berger s’applique à rafistoler la bergère ? » lançais-je en vrillant mon regard vers la foule, puis sur Rosalie, qui se vidait toujours de son sang, mine de rien. Je m’approchais alors de la sorcière, en levant les mains vers elle en signe de non-agression. « Je ne suis pas médecin, et je ne suis pas non plus un chevalier servant qui veillera à votre bien-être avec toute la pureté dont il est capable. Ceci dit, nous pouvons nous accorder sur le fait que la pureté n’est pas non plus la meilleure qualité de Jason Blood… pas vrai, Etrigan ? » J’avais parlé d’une voix assez forte pour que le puissant démon parvienne à entendre la boutade lâchée sur un ton ironique. Je regardais autour de moi et constatais que l’impact de l’énergie malfaisante de Leraika avait balayé la vie de deux innocents, un jeune couple trop près de l’impact qui avait jeté à bas les défenses de Rosalie et de Jason. « En revanche, je suis un excellent nécromancien. Vous n’allez pas aimer ce qui va se passer, mais dites-vous qu’au fond, dans leur état, ces jeunes gens auront au moins le mérite de servir encore à quelque chose. » lâchais-je, laconique. D’un geste de la main, je fis léviter les deux cadavres de part et d’autre de la descendante du Nord, puis entamai une série de gestes avec les bras en psalmodiant une langue gutturale d’un ancien temps. A cet instant, je relâchais également la pression sur la foule qui, soudainement, retrouva l’ensemble de sa mobilité… pour le plus grand plaisir d’Etrigan, je l’espérais. Ainsi, Nick Necro pouvait opérer sans être gêné. Une lueur verdâtre émana des deux corps sans vie qui flottaient autour de Rosalie et moi, énergie résiduelle spécifique aux cadavres, un mélange de l’énergie vitale et de l’énergie mystique dégagée par la violence de la mort magique qu’ils avaient subi : bientôt, je m’appliquai à transférer cette énergie dans le corps de Rosalie pour lui fournir assez de carburant afin qu’elle puisse cicatriser un tant soit peu. Incapable de soigner avec une magie pure, je devais puiser dans la noirceur de mes dons pour prêter main forte à l’agent de Nightshade, au risque de souiller sa propre identité surnaturelle…