So, you're like Groot or something ? | Tefé || Freeland

So, you're like Groot or something ?

Elle avait entendu leur appel au clairement que s’ils s’étaient trouvés à côté d’elle. En dehors des grandes villes, de toute façon, Tefé savait rarement où elle était. Au gré de ses errances, elle traversait telle ou telle forêt, parfois passant même d’arbre en arbre, voyageant à travers le Green d’un point A ou point B, sans parfois trop savoir où était ce point B. Elle ne savait pas vraiment où elle se trouvait quand elle entendit le feulement des arbres en train de se faire assassiner. Dix cent, mille ans de vie parfois, et il suffisait qu’un homme croise leur route pour mettre fin à une existence un milliard de fois plus nécessaire que celle d’un être humain. Tefé se releva d’entre les racines de l’arbre contre lequel elle somnolait, de la terre plein ses jambes nues, et épousseta son short en jean. Il faisait probablement frisquet, mais elle n’avait jamais été sensible au froid. La chaleur, ça allait jusqu’à un certain point. Merc se releva d’un bond et jappa brièvement, de l’interrogation dans le regard. Elle s’accroupit pour lui gratouiller le cou et enfouit son visage dans sa fourrure rase. « Reste là. Je reviens vite. » Il aboya plus fort, pour accepter, ou pas. Tefé n’avait jamais essayé de le comprendre comme elle comprenait les autres animaux, elle voulait que leur relation reste un peu mystérieuse. Et puis, il ferait bien ce qu’il voulait. Quand elle reviendrait, il serait là, ou pas. Il faisait sa vie. Il la retrouvait toujours, quoiqu’il arrive, et s’il ne pouvait pas la retrouver, il retrouvait ses parents, ou Jinny. Elle le gratifia d’une dernière caresse, puis se fondit dans le tronc d’un arbre, se connectant au Green, se royaume de la nature accessible uniquement aux élémentaires comme elle, et grâce auquel elle prenait de sacrés raccourcis. Elle se laissa porter par la conscience collective de tous les végétaux de la planète comme par un courant dans l’océan, et en jaillit quand elle capta de nouveau l’appel de la forêt.

Elle s’arracha d’un arbre, sa peau gardant l’aspect lustré du bois, ses cheveux hérissés de brindilles et piquetées de fleurs sauvages. Elle se retrouva dans des bois, en pleine nuit, au milieu d’une bande de types qui la regardaient les yeux ronds et la bouchée bée. Visiblement, c’était la première fois qu’ils voyaient quelqu’un s’arracher d’un arbre. Tefé promena son regard sur la scène : beaucoup de canettes de bières jetées par terre, des glacières encore pleine, des armes à feu, des troncs criblés d’impacts de balles, d’autres noircis par des départs de feu. Elle retroussa les lèvres en une grimace, mélange de rage et de satisfaction. Elle n’avait pas besoin d’en savoir plus. Elle n’avait pas besoin de discuter avec eux. C’était inutile, ça n’avait pas d’intérêt. Elle tendit les bras vers eux et des racines jaillirent du sol pour s’enrouler autour d’eux, de leur cou, leur torse, leurs bras, les saisissant par les chevilles pour les soulever la tête en bas, déchirant les vêtements, mordant la chair. Elle ignora leurs hurlements et s’avança vers un type un peu plus loin, qui tenait une fille. Pas de question. Elle se figeait du contexte, de qui était qui, de qui faisait quoi. Elle tendit la main vers eux, mais le type fit la même chose et elle entendit une détonation claquer et un choc la fit reculer. Elle baissa les yeux et porta la main à sa poitrine, là où il venait de lui tirer dessus. Cela brûlait, mais sa colère la brûlait encore plus. Son regard alla de la fille au type, du type à la fille, et elle crut comprendre ce qui se passait ici, en plus du reste.

L’herbe se souleva sous les pieds du type et s’enroula autour de lui de la tête aux pieds, le transformant en momie, s’infiltrant partout, dans ses narines, ses oreilles, sa bouche. Dans son dos, le reste de la bande continuait d’essayer d’échapper aux racines, qui faisaient également leur œuvre. Mort pour ceux qui massacrait la nature. Justice pour les arbres encore en vie, vengeance pour ceux qui avaient brûlé. Pendant que le chef de la bande étouffait à petit feu, Tefé se tourna vers la fille. « Tu n’es pas avec eux, n’est-ce pas ? » Elle avait encore deux sous de bon sens pour ne pas foncer les yeux fermés et trucider une innocente. Il lui semblait bien avoir lu correctement la situation, mais quand même, ça ne coûtait rien de demander.

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Le regard de Tefé, sous ses sourcils froncés, alla de la fille aux types qu’elle avait mis par terre, puis des types à la fille. Bon, ce n’était pas bien compliqué. Les humains passaient leur temps à s’agresser les uns les autres et le contexte importait peu pour Tefé. Elle n’aimait simplement pas que des gens s’en prennent à d’autres qui ne pouvaient pas se défendre. C’était vraiment un truc d’ordures, et les ordures, elle, elle savait très bien ce qu’elle faisait. De sorte que l’inconnue avait à peine fini de lui donner une explication que Tefé s’apprêtait à donner l’impulsion nécessaire à une ultime racine pour qu’elle transperce l’agresseur de part en part, histoire que la planète soit allégée de ce gâchis d’oxygène. Mais alors la fille fut plus rapide et intervint. Tefé haussa les épaules et se recula pour la suivre du regard, et la regarda avec intérêt fracasser la tête du type, qui retomba avec un gargouillis incompréhensible en guise de réponse. De nouveau, elle haussa les épaules. « T’excuse pas. Je te trouve encore trop gentille. Tu ne veux pas que je les tue tous ? » Question rhétorique, elle le sentait – la fille n’avait pas l’air d’une tueuse, sinon elle l’aurait fait elle-même. Ça énervait un peu Tefé, l’idée de laisser ces abrutis en vie, mais son attention fut détournée par Jennifer, puisque c’était son nom et qu’elle se présentait. Tefé resta un moment silencieuse, puis se rappela ce qu’il convenait de faire dans ces moments-là : « Tefé. » Voilà, comme sa mère lui avait appris, il fallait être polie.

Ah, et en plus c’étaient des dealers ? Les humains étaient vraiment trop stupides. La nature leur offrait des produits naturels qui pouvaient guérir les maladies, apaiser les maux de l’esprit et les faire planer pépouzes, et ces connards en faisaient des drogues dures et allaient crever dans le caniveau avec des seringues plantées dans le bras. Ils ne méritaient vraiment pas tout ce que la terre mettait à leur disposition et ça échappait à l’élémentaire, la raison pour laquelle la nature continuait pourtant à alimenter tous ces idiots. Son regard suivit celui de Jennifer, qui désigna une voiture garée non loin. Tefé émit un grognement peu coopératif et des racines jaillirent du sol pour compresser, écrabouiller et fracasser le véhicule jusqu’à ce qu’il ne soit plus reconnaissable. « Pas de voiture. Ces trucs-là, c’est aussi merdique que les mecs qui les conduisent. » Marcher, ça c’était un art de vivre. Elle réfléchit deux secondes, puis ajouta, en s’animant un peu : « Je vais te raccompagner. Il ne t’arrivera rien. » Mais à pied. Et Tefé bien sûr ne se demanda pas une seule seconde si Jennifer avait seulement envie de se traîner la weirdo du coin à la remorque, non, pour elle c’était tout naturel. Elle se mit à marcher, en regardant la jeune fille avec insistance pour qu’elle la suivre, vu qu’elle ne savait pas où Jennifer habitait, elle, ah !

Une fois à côté d’elle, Tefé se pencha un peu sur l’adolescente comme pour la renifler. « Tu sais qu’il y a un truc bizarre chez toi ? » Pas de souci d’espace vital, pas de filtre. C’était vrai qu’il y avait un truc bizarre chez cette fille, mais Tefé ne savait pas quoi. En même temps, il y avait tellement de gens bizarres sur cette planète… Des métas, des aliens, des robots tueurs, des doubles maléfiques, des sorciers… Elle avait bien l’impression que Jennifer était quelque chose, mais quant à savoir quoi… Elle savait juste qu’elle-même ressentait un drôle de truc, ainsi à côté d’elle. Comme des picotements sur sa peau. Elle considéra de nouveau l’adolescente. « Je crois que t’aurais pu te défendre toute seule, en fait, non ? » Non pas qu’elle était fâchée. Tefé adorait massacrer des humains. Aucune occasion n’était ratée et rien que pour ça, elle était reconnaissante à Jennifer. Enfin, pas qu’elle se soit faite agresser évidemment, mais ce genre de hasard était un de ces petits cadeaux de la vie qui faisait que pendant des mois, voire des années sir le traumatisme mental s’ancrait durablement, toute cette bande de ploucs ne ferait plus de mal à une mouche.

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Oui certes, les voitures n’étaient pas si néfastes. Polluantes, cela dit. Et de l’avis de Tefé, si les hommes n’étaient pas capables d’utiliser ce qu’on leur donner correctement, alors il aurait mieux valu qu’ils s’en passent. Comme ce débat sur les armes. Elle n’y comprenait rien. Ils s’entretuaient joyeusement avec leurs flingues, jusque-là, ça lui convenait, à elle. Mais ensuite, ils gueulaient que c’était pas bien. Ben, alors, qu’ils arrêtent de construire des flingues. Puisqu’ils ne savaient clairement pas comment et quand s’en servir, c’était plus simple. Quand tout le monde n’aurait rien de plus dangereux que des cure-dents pour défendre leur honneur, ils mouraient moins par paquets de mille. MEncore que ça n’arrangerait pas les affaires de Tefé. Mais vraiment, quand elle assistait à ce genre de débat sociétal de loin, elle n’y pigeait vraiment rien. Pour elle tout était toujours très simple, pour peu qu’on ait les couilles de prendre une décision. En vérité, c’était juste que personne ne voulait prendre ce genre de décision. Ils aimaient trop leurs petits joujoux, comme des doudous à câliner le soir pour s’endormir et pour se rassurer, parce qu’ils avaient parfaitement conscience que dehors, de l’autre côté des murs de leurs maisons, des types volaient dans le ciel et des nanas détruisaient des buildings rien qu’en tapant dedans. C’était pas facile d’être faible, Tefé devait bien reconnaître ça.

Et en parlant de faible, la fille qu’elle venait de sauver ne l’était définitivement pas. Elle ne se fit pas prier pour lui montrer quel était le truc bizarre que Tefé ressentait chez elle, et l’élémentaire se recula un peu en fronçant le nez. « Tellement bizarre ! » Look who’s talking. Mais vraiment, elle n’avait encore jamais vu ça. Bon, elle avait vu des types lancer des boules de feu ou se la jouer maître de l’air ou de l’eau, alors pourquoi pas l’électricité ? Mais l’électricité, ça n’avait rien de naturel, pour elle. Enfin, à part quand un éclair tombait. Mais sinon, hein ? « Tu as ça en toi ? Comment tu fais pour… tu sais ? ne pas être morte. » Électrocutée, quoi. Elle se remit à marcher à côté de Jennifer, tendant la main vers elle sans la toucher, juste pour sentir l’étrange sensation sur la paume de sa main. Elle avait l’impression que ça voulait sortir de l’adolescente pour se précipiter sur elle. Et elle avait l’impression qu’elle n’aimerait pas ça, si ça arrivait. Elle répondit un peu distraitement, frottant la paume de ses mains l’une contre l’autre pour en chasser les fourmis. « Oui, la terre, les plantes, tout le monde végétal. Je suis née de la nature. Je suis comme une plante, mais pas complètement. » Hélas, trois fois hélas, elle avait ce sang humain et cette chair humaine et ce besoin humain de toujours aller pisser…

« Pourquoi tu te caches ? Tes pouvoirs, ton identité… Il y a plein d’ados qui font des team-up un peu partout dans le pays, ça ne te branche pas ? Devenir une super-héroïne, mourir à vingt ans, tout ça… » Oui, elle se moquait. Elle ne pensait pas que l’humanité valait le coup d’être sauvée, du coup, tout le reste n’était qu’objet de moquerie, de mépris ou de pure incompréhension, pour elle. Mais Jennifer avait le pouvoir de trucider des gens. De les passer au barbecue. C’était un sacré pouvoir. Dangereux à souhait. Alors pourquoi elle ne s’en servait pas ? C’était du gâchis. Elle n’avait pas l’air trouillarde. Il devait y avoir une question de morale là-dedans, ah ça, ça venait toujours tout foutre le fun en l’air. C’était ça, ou une maman qui ne voulait pas que sa fille s’implique dans ces histoires et finisse avec un bras ou une jambe en moins avant la remise de diplôme du lycée.

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Tous ses instincts lui hurlaient de ne pas tripoter l’espèce de sphère de lumière que Jennifer avait créée, mais  justement, elle détestait écouter son instinct, surtout quand il venait clairement de sa part humaine… ou bien peut-être pas ? Par nature, la végétation n’était pas une grande fan de l’électricité. C’étaient les éclairs qui, avant même l’arrivée des humains sur cette planète, déclenchaient des incendies gigantesques qui pouvaient brûler pendant des semaines, juste en s’abattant en pleine forêt. Oui, l’électricité, ça se rapprochait un peu du feu, en quelque sorte. Elle effleura la sphère, la fit tourner sur elle-même, perplexe. Puis elle la suivit des yeux quand l’adolescente la jeta dans les airs et qu’elle retomba en une pluie de petites particules lumineuses. Ouais, n’empêche qu’elle préférait le coup de la grenade ou des ordures explosées. Cela lui semblait vachement plus pratique pour tabasser quiconque le méritait – et des gens qui méritaient de se faire tabasser, il y en avait une masse, dans ce monde.

Elle reporta son attention sur ce que disait Jennifer, et ricana en l’écoutant lui décrire les projets d’avenir qu’elle aurait eus si elle avait été une élémentaire de la nature… Inoffensive ? Mmmh, comment dire… Son dossier et la cellule à son nom qui l’attendait chez ARGUS disait le contraire. Tout d’un coup, se vanter de tous les humains qu’elle tués ne lui semblait plus être une si bonne idée. Pour une fois qu’elle avait l’occasion de faire une première bonne impression… « Tu ne serais pas inoffensive. Tu as déjà vu la violence dont la nature est capable ? Non, au pire, tu serais inutile. Tu planterais des arbres moins vite que les humains n’en coupent. » Elle le savait, elle avait essayé, puis abandonné. À ce jeu-là, elle seule ne pouvait pas gagner. Si le Green décidait de se montrer un peu plus agressif, ça pourrait marcher, mais comme ça ne risquait pas d’arriver…

Elle marchait aux côtés de Jennifer en hochant la tête en rythme ; au moins, elle n’était pas stupide, cette fille. En fait, son discours était agréable, comparé aux délires incantatoires de sacrifice et d’abnégation que lui servaient certains autres. Mourir pour les autres, pffff. Comme si avoir des pouvoirs niaient le reste de leur existence, comme si soudain, ils n’étaient plus que leurs pouvoirs, et rien d’autre. Comme si soudain ils n’avaient plus le choix, alors que le choix, ils le faisaient, mais ils ne l’assumaient pas, voilà, ils préféraient gémir comme s’ils étaient les victimes d’un destin tragique… Elle regarda Jennifer avec presque de la sympathie dans le regard – autant qu’il était possible pour elle, du moins. « Avoir des pouvoirs ou un flingue à la main, c’est la même chose. Tu en fais ce que tu veux. T’as le droit de pas t’en servir si t’as pas envie. Pourquoi on devrait être plus responsables de la vie des autres que le reste des gens juste parce qu’on a des dons ? Personne va emmerder les milliardaires en leur disant qu’ils ont une responsabilité parce qu’ils ont du fric, et pourtant, c’est la même chose. Le fric réglerait même plus de problèmes dans le monde que n’importe quel pouvoir. » Elle haussa les épaules.

Forcément, le rêve d’être une ado normale de Jennifer lui passait au-dessus. Been there, done that. Ça avait été une époque de sa vie absolument horrifique. « Mon père aussi est quelqu’un du genre… responsable. Mais il a arrêté d’essayer de me convaincre d’être comme lui. Franchement, être normale, ça ne sert à rien, c'est juste une autre façon d'essayer de rentrer dans des cases. Ta famille ne peut pas te forcer à faire quoi que ce soit, dans l’absolu, enfin sauf s’ils sont du genre violents avec toi ? » Mais non, ça n’avait pas l’air d’être ça. Elle se gratta le menton. « Tu pourrais te barrer. C’est ce que j’ai fait. Je suis libre comme l’air parce que j’ai envoyé tout le monde se faire foutre. Faut juste pas avoir peur de la solitude. Mais si déjà t’arrêtes de croire que ce que les autres pensent de toi a le moindre intérêt, tu te sentiras mieux. Même si t'étais “normale” il y aurait encore des gens pour te faire chier. » Alors que, bordel, cette fille pourrait partir sur les routes et foutre le feu à tout ce qu’elle voudrait et braquer des riches comme elle le voulait.

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Son éducation… Voilà bien quelque chose que, paradoxalement, Tefé pouvait comprendre. Ses propres parents avaient essayé de l’éduquer, eux aussi, mais trop tard. Dans leur petite bulle fantasmée de bonheur, ils avaient cru qu’ils avaient un peu de temps devant eux avant de devoir lui apprendre à faire la différence entre le bien et le mal, alors que de son côté, Tefé, à peine bébé, trucidait déjà à tout va sans même s’en rendre compte. Puis le Parlement des arbres avait pris le relais et leurs murmures étaient bien plus puissants alors que n’importe quel sermon de son père ou engueulade de sa mère. Alors, ils avaient coupé les vannes de son pouvoir et l’avaient confiée à une famille « normale », non sans lui effacer la mémoire au passage pour qu’elle aussi se croit « normale », et surtout, pour qu’elle les oublie, eux, ses parents. Voilà le genre d’éducation qu’elle avait eue. D’abord, le chaos et la violence de la nature, puis les intentions létales du Parlement, puis, au final, une fois qu’elle s’était libérée de sa vie normale et avait recouvré la mémoire, elle seule. Ses expériences avaient achevé de la forger, et en résumé, ce qu’elle en avait retiré, de tout cela, c’était que les humains étaient des parasites, que la nature était cruelle et qu’elle-même ne devait penser qu’à sa gueule. Et voilà qu’elle était là, à donner des leçons à une fille somme toute gentille et qui n’avait pas encore l’air trop abîmée par l’existence, et peut-être, finalement, qu’elle aurait mieux fait de fermer sa gueule au lieu de lui donner des conseils pourris. Mais Tefé entraînait souvent les autres dans sa propre spirale de violence et de mauvais choix, consciemment ou non. Tel un trou noir, il n’était pas rare qu’elle détruise tous ceux qui la croisaient, et peut-être bien que ça lui convenait parce qu’au final, elle n’aimait pas être unique, elle n’aimait pas ne pas se savoir au moins un peu comme les autres, alors si les autres pouvaient être comme elle, ça lui convenait.

« Ouais... Tu multiplieras peut-être jamais les pains, avec ce pouvoir, mais y a bien assez de connards à mettre hors d’état de nuire sur cette planète pour que tu te trouves une autre utilité. Enfin, c’est toi qui vois… » Dans ce monde, mieux valait savoir se défendre que tendre l’autre joue. Jennifer avait de quoi se défendre, c’était sûr. Quant aux pouvoirs qui trop grands pour une seule personne… Là encore, Tefé pouvait comprendre. Mais quand ça lui était arrivé, elle n’avait absolument pas conscience que le mal qu’elle causait était mal, alors elle n’en portait aucune culpabilité. Mais cette fille, c’était elle, elle si seulement elle avait été différente, si seulement ses parents l’avaient gardée auprès d’eux au lieu de lui souhaiter une vie parmi les humains, s’ils avaient eu le courage d’affronter ce qu’elle était… « Elle a l’air plutôt cool, ta famille… » L’élémentaire esquissa un sourire en coin. Elle regarda Jennifer et essaya d’évaluer son âge, mais elle n’était pas très physionomiste, Tefé. Partir, ouais. C’était toujours un bon plan – sauf quand c’était un mauvais plan. Elle hocha de nouveau la tête. « C’est facile de se débrouiller seule. Il faut juste ne pas hésiter à se défendre. Quand tu sors des cadres de la société, la famille, le travail, l’école, les potes, quand tu te mets à la marge, les lois ne s’appliquent plus pour toi et personne ne te protège. » Elle haussa les épaules. Alors, il fallait se protéger soi-même, c’était indispensable.

Elle n’était pas sûre que ça convienne à Jennifer, qui semblait vouloir faire des choses bien avec ses dons, quoique ça veuille dire, et pas griller le cul des sans-abri qui viendraient essayer de l’agresser ou des chauffeurs pervers qui la prendraient en stop. Mais tout ça, en vérité, c’était anecdotique. Tous les jours, tout le temps, partout, des mômes se retrouvaient seuls, c’était comme ça, même pas original. « Partir, c’est pas très dur. C’est juste que… Si tu aimes les gens que tu laisses derrière toi, et si eux ils t’aiment… c’est ça le plus dur. » Ah, c’était difficile à exprimer, et donc, frustrant. Mais il fallait bien qu’elle balance le peu de science qu’elle avait. « Tu comprends ? C’est comme blesser quelqu’un, et ça fait plus mal que si c’était avec tes pouvoirs, et c’est pour toujours. » Elle haussa de nouveau les épaules. Eh bien, il y en avait que ça ne dérangeait pas. Elle-même, c’était ce qu’elle avait cru, et la plupart du temps, elle s’en foutait réellement, jusqu’à ce que, parfois, ça devienne difficile, jusqu’à devenir insupportable.

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En écoutant Jennifer décrire ses parents, Tefé songeait que les siens n'étaient pas si différents. Est-ce que ça voulait dire que sa famille à elle était cool aussi ? C'était là un concept un peu difficile à accepter, tout de même. Mais elle pouvait totalement comprendre ce que racontait l'adolescente sur la façon invasive qu'avaient les parents de balancer leur science de la vie sur leurs enfants. Et ça rebondissaient sur le cuir encore mou des gosses. C'était normal. Enfin, c'est ce que Tefé supposait. C'étaient pas les jeunes qui se pensaient immortels, qui voyaient le temps comme une bulle dilatée à l'infini et qui ne vivaient que pour mépriser ce que racontaient leurs vieux ? En fait, pour le coup, Tefé en savait probablement vachement moins que Jennifer. Elle avait passé son adolescence dans le corps d'une autre fille, à vivre une vie qui ne lui appartenait pas, sans aucun souvenir de qui elle était vraiment. C'était bien à cause de ça qu'elle avait lourdé ses parents, d'ailleurs, une fois qu'elle avait repris conscience de la réalité et qu'elle s'était rendu compte de ce qu'ils lui avaient fait. Pour la protéger, oui. Et elle comprenait pourquoi ils avait fait ça. Elle l'acceptait. Elle aurait peut-être fait la même chose. Et pourtant, elle n'avait jamais pu leur pardonner.

Elle écoutait Jennifer, qui exposait, en gros, tout ce que elle, elle aurait dû faire à l'époque, pour que son départ se passe mieux, pour ses relations avec ses parents ne se détériorent pas, pour qu'elle ait un jour la possibilité de réparer les pots cassés. Mais non, elle avait disparu, sans un mot, sans une note, disparu de la petite vie idyllique à laquelle ils l'avaient abandonnée, et comme ils n'avaient jamais cessé malgré tout de prendre de ses nouvelles de loin, ils avaient simplement un jour découvert qu'elle s'était barrée, et elle les avait laissés dans l'ignorance pendant près de deux ans. Pas pour les punir, mais simplement parce qu'elle ne supportait pas l'idée de leur parler, de les voir, de penser à eux. Elle les haïssait à ce point-là, à l'époque. Mais la version de Jennifer était beaucoup plus saine et probablement plus intelligente, aussi. Tefé se demanda à quoi elle aurait ressemblé, à elle, à son âge, si elle avait eu l'occasion d'avoir son âge. Elle fixa le bout de ses chaussures. « Mh, ben... J'imagine que t'as raison. De toute façon, les humains sont pas du genre à rester dans le nid. Tout le monde se casse à un moment ou à un autre. Ils ont l'air d'être du genre à pouvoir le comprendre. » Enfin, sauf qu'elle avait ces pouvoirs assez dingues et qu'il n'y avait aucune raison pour que sa famille n'ait pas aussi ce genre de pouvoirs. Oula, ça devait être spécial des fois à la maison. Elle se marra tout haut. « Tu crois que si tu t'en vas, ils te suivront partout où tu iras, juste pour vérifier que tout va bien ? Ils doivent se dire que t'es encore trop jeune, surtout avec ce truc que tu fais... » Elle agita les doigts pour simuler les éclairs. Bon, eh bien ça dépendait de quel genre de personne était Jennifer. Elle n'avait pas l'air mauvaise. Elle n'avait pas l'air du genre à faire le mal. Sinon, elle aurait tué ces types, là-bas, qui l'avaient agressée. Tefé l'aurait fait, elle, sans hésiter.

Elle, elle était déjà dangereuse quand elle était toute petite, et son départ, et sa trajectoire, et la façon dont son père la suivait à la trace, correspondait à tout ça. C'était parce que son père savait qu'elle pouvait à tout moment devenir une menace pour ce monde. Et aussi parce qu'il l'aimait. Si la famille de Jennifer la gardait à l’œil, ou même si elle s'opposait à son départ, est-ce que ce serait par amour aussi ? « Si tu fais ça en tout cas, j'espère que tu seras pas déçue. Y a des truc dans ce monde qui te donneront envie de te servir de tes pouvoirs comme tu n'as peut-être pas envie. » Découvrir qui elle était et ce dont elle était capable. C'était plutôt pas mal comme raison de partir sur les routes. Mais ce monde était vraiment à chier, alors Tefé se demandait si en faisant cela, Jennifer ne risquait pas aussi de dénaturer la personne qu'elle pouvait devenir. Bon, eh bien, c'était pas vraiment à elle de juger. Elle ferait ce qu'elle voudrait. « J'imagine que t'es pas obligée de disparaître. Que tu peux en parler avec eux, pour le rassurer. Peut-être qu'ils y verraient une signe de maturité. Mais y a quand même des chances pour qu'ils veuillent pas te mâcher avant des années, vu ce que tu en dis. Enfin, faut rien casser qui soit pas réparable, quoi. » C'était bien de partir. Et c'était bien aussi de savoir qu'on pouvait revenir.

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