Les urgences étaient bondées. Comme toujours. Il n’y avait pas un moment où ce n’était pas le cas, plus maintenant en tout cas. Si Gotham n’avait jamais été un tranquille lieu de villégiature pour le personnel soignant de l’hôpital, ni pour quiconque d’ailleurs, il y avait toujours des moments où les choses se calmaient. L’aube, par exemple, permettait généralement aux médecins et aux infirmières de souffler un peu, au moins une heure ou deux … Quand les créatures de la nuit se retiraient et que les monstres du jour ne s’étaient pas encore manifestés, l’état de grâce se faisait presque sentir. Mais il n’y avait plus d’aube depuis la disparition du soleil, et il n’y avait plus de réel moment de répit. Les hommes perdaient la tête à toute heure à présent, comme si l’absence de lumière naturelle les rendait encore plus fous qu’avant. Hope s’étonnait presque qu’on daigne encore amener des blessés jusqu’à l’hôpital, et elle sentait quelquefois des bouffées de colère l’étreindre subitement devant l’afflux de victimes. Pourquoi, bon sang ?! Pourquoi s’amusait-on à blesser, mutiler, terroriser, pour ensuite laisser de frêles carcasses brisées aux mains de ceux qui n’avaient plus les moyens de les réparer ? C’était trop. Bien davantage qu’auparavant, elle était frappée de stupeur et d’incompréhension face à la folie furieuse qui régnait à Gotham. Hope était sur le point de craquer et elle n’avait pas le droit de s’y risquer.
Juste avant de prendre son service elle avait à nouveau essayé d’appeler Zach. Cette fois, il avait répondu, mais elle l’avait amèrement regretté. Depuis la destruction de Metropolis, elle ne bossait plus pour Luthor, du moins elle attendait que de nouveaux laboratoires soient reconstruits et qu’elle puisse y retourner … Et le salaire conséquent qu’elle pouvait se faire en allant y travailler en dehors de ses gardes à l’hôpital lui manquait cruellement. Zach lui avait demandé à nouveau de l’argent pour Tessa et elle ne pouvait plus rien lui donner. Il avait refusé de lui passer sa fille au téléphone – sans surprise aucune – et la conversation s’était terminée sur de nouvelles insultes mêlées de menaces à peines voilées. Autant dire que Hope était déjà dans un état lamentable avant même de commencer à travailler. Elle arrivait pourtant bien à faire la part des choses entre le personnel et le professionnel, habituellement. Mais à force de tirer sur la corde, tout se mélangeait. La fatigue, la colère, l’anxiété, le désespoir … Elle pouvait mettre tout ça sur le dos de son boulot éreintant, ou sur ses déboires dans sa vie privée. Aujourd’hui, elle avait du mal à déterminer où commençait l’un et où terminait l’autre. Elle n’arrivait plus à garder la tête froide, et elle avait déjà piqué une crise de colère fulgurante envers deux internes maladroits. Son service ne faisait pourtant que commencer … Les heures et les patients défilèrent sans qu’elle ne s’en rende compte, et elle s’apprêtait à prendre en charge un nouveau blessé – multiples lacérations par arme blanche, quelques doigts arrachés et le visage défiguré – quand un homme en blouse blanche se dressa devant elle. « Williams ! » Elle cligna des yeux, fronça les sourcils en reconnaissant le chef de service. Et merde. Les internes avaient du se plaindre, à moins que ce soit l’infirmier qu’elle avait traité d’incompétent quand il s’était trompé de dosage d’antibiotique. « Je peux vous aider ? » Le chef inspira, les lèvres pincées d’une colère retenue. « Allez voir ailleurs si j’y suis, Williams. C’était quand, votre dernière pause ? » Le visage de Hope se crispa et elle prit un air renfrogné. Peut-être que personne ne s’était plaint, après tout. Peut-être qu’il l’avait tout simplement regardée s’occuper de son dernier patient et avait vu à quel point ses mains tremblaient. « Je n’ai pas besoin de … » « Dehors, j'ai dit ! J’ai accepté que vous ne preniez pas votre journée de repos hier, ne me le faites pas regretter. Je ne couvrirai pas votre prochain dérapage. » Dérapage. Un terme bien poli pour désigner les erreurs qu’elle avait pu accumuler ces dernières semaines, et qui avaient bien failli être fatales. Hope sentit le rouge lui monter aux joues mais elle ne répondit pas, et son chef hocha la tête. Il fit demi-tour et elle partit du côté opposé, ôtant ses gants d’un geste rageur. Et pourtant, ses mains tremblaient toujours. Si sa tête refusait de faire un break, son corps en avait besoin.
Elle passa en salle de pause pour ôter sa blouse et pour se laver les mains, puis attrapa une tasse de café brûlant et son paquet de clopes. Allez, tant pis. Son espérance de vie était de toute façon bien raccourcie ces derniers temps, ce n’était pas une misérable cigarette qui lui ferait plus de mal. Les mains serrées autour de sa tasse, elle se dirigea vers l’extérieur, et failli rentrer dans un flic qui traînait là. Elle renversa la moitié de son café sur ses doigts en voulant l’éviter et poussa un juron sonore. « Putain de bordel de … Dick ! » Elle venait tout juste de reconnaître le visage du flic, et un sourire remplaça la moue furieuse qu’elle arborait jusque là. Un sourire qui ne resta pas bien longtemps sur ses lèvres quand elle réalisa qu’il était couvert de sang. Elle était décidément bien longue à la détente … « Tu es blessé ? » Elle le détailla anxieusement, mais une nouvelle fois, elle comprit un peu tard que non, il n’était pas blessé, juste tâché du sang de quelqu’un d’autre. Mais sa veste était intègre et il avait l’air en aussi bonne santé qu’on puisse l’être à Gotham. « Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » Elle était sincèrement plus inquiète pour lui que curieuse de connaître les circonstances de ce qui le menait ici. Elle craignait une histoire encore bien sordide et elle en avait eu son compte pour aujourd’hui, merci bien.
Ca faisait un bout de temps que Hope n’avait pas revu Dick, et elle ne savait pas trop si elle devait s’en réjouir. La plupart du temps ils se croisaient ainsi, dans les couloirs d’un hôpital, et ce n’était jamais très bon signe. Mais à Blüdhaven ou à Gotham, ça n’avait rien de surprenant, et Hope s’était depuis longtemps faite à l’idée qu’elle verrait Dick plus souvent dans ces conditions que dans le calme de leur vie non-professionnelle. Au moins, il n’était pas blessé cette fois-ci, c’était déjà une bonne nouvelle. Ce qui l’était moins, c’était la raison de sa présence ici, et Hope ne put s’empêcher de grimacer en l’entendant. Elle ne fit pas de commentaire, pourtant. La victime que Dick avait ramenée n’était pas son patient et il valait mieux qu’elle ne s’en inquiète pas tant qu’on ne la rappelait pas pour s’en occuper. « Si, mais j’ai pris une pause. Mon chef de service m’a fichue dehors pour que j’aille m’aérer … Ca n’arrête plus depuis quelques temps et je commence à fatiguer. Une semaine de vacances à Hawaii me plairait bien, si seulement il y avait du soleil … » Si seulement elle acceptait de prendre une semaine de congé complète, et si seulement elle avait les finances adéquates ! Autant de critères qui faisaient passer le séjour à Hawaii au rang de douce utopie. « Et toi, tu t’en sors ? J’imagine que tu dois être aussi débordé que moi. Voire pire. » Depuis l’avènement du Syndicat du Crime, Gotham était devenue pire que jamais, et Dick ne devait plus savoir où donner de la tête. Elle se demandait comment il faisait pour tenir, quand elle-même se sentait si souvent découragée par l’augmentation constante des crimes en ville. Il avait l’air fatigué, lui aussi. Mais comme elle, il était obligé de tenir bon.
Hope eut un sourire un peu surpris quand Dick déclara qu’il était content de la voir. Peut-être qu’il était encore plus fatigué qu’elle, pour lui dire un truc pareil dans ces circonstances ! « Contente de te revoir aussi. » C’était sincère, même si elle aurait préféré le revoir ailleurs, autrement. A un moment où elle aurait été moins éreintée, et lui moins préoccupé … Il pensait encore à la victime qu’il avait accompagnée, et elle ne pouvait vraiment pas lui en vouloir. « J’en ai croisé tout un tas, mais le dernier s’est dirigé vers les chambres individuelles, il était en sale état. Dans le couloir de droite, au fond, si tu veux aller te renseigner. » Elle faillit lui proposer de l’accompagner, mais elle renonça. Elle avait besoin d’aller boire ce qui lui restait de café, elle avait besoin de se griller une clope. Si elle l’accompagnait, c’en était fini de sa pause, alors Dick trouverait son chemin tout seul. Elle le regarda s’éloigner, puis hocha la tête quand il lui lança une dernière phrase. « Avec plaisir. Appelle-moi quand tu seras libre, on discutera d’autre chose que du boulot. » Elle ne savait pas de quoi ils pourraient bien parler, ils étaient tous deux aussi accros l’un que l’autre à leur job, mais ils trouveraient bien. Ca leur ferait du bien de faire autre chose que bosser, en tout cas.
Dick disparut derrière la porte et Hope se dirigea vers les toilettes pour essuyer le café qui lui maculait les mains et le devant de son t-shirt. Elle se regarda dans la glace et eut une grimace amère en voyant son reflet, puis elle se détourna sans s’éterniser. Dans le couloir, elle hésita. Aller se chercher un autre café ou aller directement à l’extérieur pour fumer ? Il allait faire froid, dehors … Et elle ne croisa personne qui aurait pu porter un café et lui éviter de retourner en salle de pause. Tout le monde bossait et personne n’avait le temps de se balader, visiblement. Tant pis pour elle, elle ferait un aller-retour supplémentaire … Elle se dirigeait vers la salle de pause quand Dick surgit devant elle, l’air bien plus affolé que quelques instants plus tôt. Que s’était-il passé ? Elle supposa que son patient était mort, mais elle resta interloquée quand il lui demanda de l’emmener au sous-sol. Pas à la morgue, au sous-sol. « Quoi ? Mais pourquoi ? » Elle avait posé la question par réflexe, mais elle n’attendit pas sa réponse pour le guider au pas de course vers les escaliers de service, comprenant bien qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il arborait un air qu’elle ne lui avait jamais vu, et qui lui faisait pressentir le pire. Elle ne voulait pas savoir quoi. Non, elle ne voulait pas. Elle s’efforçait de ne pas y réfléchir en poussant la lourde porte, puis en dévalant les escaliers, mais son imagination carburait sans relâche. Il y avait sans doute une explication qui tenait la route et qui n’impliquait rien de dramatique ou de dangereux, mais Hope avait vécu trop de choses ces derniers mois pour y croire vraiment. Elle se revoyait quand le Joker avait déboulé dans les couloirs de l’hôpital, et qu’elle n’avait eu la vie sauve que grâce à l’intervention providentielle de Red Hood. Oh non, elle ne voulait pas repenser à ça … « Dick, explique-moi, qu’est-ce qui … » Un gémissement de douleur suivi d’un bruit de porte qui claque la coupa dans sa question, et Hope s’arrêta brusquement, le cœur battant. Elle lança un regard à Dick, puis regarda plus bas. Un étage en dessous, une porte menait vers le sous-sol. Il n’y avait rien ici, si ce n’est la chaudière et différentes salles utilisées pour la maintenance ou la laverie, mais il n’y aurait du y avoir personne, pas maintenant. « Oh non … » Elle avait vu les gouttes de sang par terre, qui menaient à la porte, et elle n’avait envie de rien d’autre que de faire demi-tour. Mais elle était avec Dick, il était flic. Et elle était médecin. S’il y avait quelqu’un de blessé derrière cette porte, elle devait l’accompagner pour l’aider. Mais pourquoi donc un patient se serait-il dirigé par ici ?