there is something at work in my soul (adrianna)

Vu de l’extérieur, le Kahndaq n’est guère plus qu’un immense désert. Un royaume de dunes de sables à perte de vue, clairsemé ici et là de villages autochtones nichés dans quelques pierres offrant un peu de répit face à la chaleur accablante, de quelques communautés nomades trouvant miraculeusement à survivre dans ce milieu hostile que seul les plus aventureux osent provoquer de plein gré. Il n’y a pas si longtemps encore, le tableau n’aurait pas été si erroné que, quoique certainement chargé de son lot de stéréotypes. Mais le Kahndaq a ça pour lui qu’il aime à garder ses secrets, à les chérir en son sein pour n’en faire profiter que les âmes anciennes et résilientes qui ont eu le courage d’affronter sa rudesse pour faire connaissance avec sa beauté. Lévitant dans le ciel de Shiruta, Adam n’a aucun mal à se perdre dans la contemplation mélancolique et émerveillée de l’oasis qui s’étend sous lui, et bien au-delà encore des frontières de Shiruta. Il y a quelques années encore, la beauté du Kahndaq résidait dans sa rudesse. Aujourd’hui, elle fleurit dans la vie qui s’y épanouit à nouveau, dans sa renaissance au milieu des ruines. Il y éclot une générosité redécouverte et sans fin, qui accompagne la paix qui y règne depuis que les dieux ont rendu au royaume leurs deux champions. Un sentiment de gratitude, mâtiné d’un chagrin qui refuse de décroître avec les années, étreint le cœur de Black Adam, telle une vigne étouffant le tronc indestructible d’un arbre multi-centenaire, alors qu’il se demande, une fois de plus, ce qu’Isis penserait, dirait, ferait, si elle pouvait poser les yeux sur la multitude de joyaux ayant poussé dans les écrins qu’elle a si bien su, à force de patience, de persistance, et d’abnégation, faire naître au cœur de l’adversité la plus absolue.

Six ans qu’Isis a quitté ce monde, arrachée à son peuple pour reposer au cœur du désert kahndaqi – et pourtant, sa présence se fait encore ressentir partout. Dans les jardins de Shiruta, véritables poumons de l’oasis, c’est grâce à elle que la ville respire ; les cours d’eau qui sillonnent désormais le pays, comme autant d’artères vitales dans un corps trop longtemps assoiffé, sont eux aussi de son initiative. Le Kahndaq était une terre taillée pour la survie bornée et intraitable ; Isis l’a ramenée à la vie, lui a offert une renaissance que, seul, il aurait été trop aveugle, trop entêté, trop haineux, pour mener à son terme. Dans le dos du champion souffle un vent chaud venu des confins du désert, soulève sa cape, dirige son regard vers le disque solaire d’Aton. Même les mois d’été, depuis l’apparition d’Isis, sont devenus plus supportables, moins austères ; et même depuis sa disparition, la clémence du désert ne cesse de se manifester encore et encore pour la population meurtrie et en pleine guérison de leur royaume. Une clémence et une bienveillance qui n’a jamais été le fruit des efforts de personne, si ce n’est ceux d’Isis. Quelle plus grande preuve de sa grandeur d’âme, que cette marque indélébile qu’elle a laissée dans l’âme même du Kahndaq, que cette influence qu’elle exerce encore aujourd’hui sur une foule adoratrice, sur les déserts implacables, et sur le champion solitaire qui s’efforce de maintenir l’héritage considérable qu’elle a laissé derrière elle ? Se passe-t-il seulement un jour sans qu’il ne regarde par-dessus son épaule, par réflexe, par instinct, pour ne rencontrer que le vide là où autrefois il aurait rencontré son regard – parfois désapprobateur, parfois amusé, toujours confiant ? C’est lui, l’homme alourdi de plusieurs millénaires traînés derrière lui ; et pourtant, c’est son ombre à elle qui lui semble immense, et le vide qu’elle a laissé derrière elle, impossible à combler. Pas même par lui.

Alors forcément, une part de lui-même ne peut s’empêcher de se demander si c’est son imagination qui lui joue des tours, sitôt qu’une onde de choc oh tellement familière le traverse de part en part, une vague sortie tout droit du désert, commençant en ondée, finissant en raz-de-marée. Elle le frappe de plein fouet, cette aura où se mêlent à la fois la force de la tempête et le chaos des forêts les plus denses, brutalement éveillée après plusieurs années de sommeil. Estomaqué, Adam manque de peu d’en perdre son équilibre dans les airs, soufflé, stupéfait. Impensable. Impossible. Quelque part au fond de son esprit, l’homme se refuse de croire à un espoir trop fou, et Zehuti lui impose sans merci ce qu’il sait déjà être une certitude. L’amulette d’Isis s’est éveillée. Mais c’est impossible, puisque seule Adrianna a le pouvoir de l’activer. Et Adrianna… les yeux du champion se fixent à nouveau sur la ligne d’horizon. Impossible. Impensable. Improbable. Et si… ? Et Mehen, dieu-serpent protecteur d’Osiris, de voler au secours de son champion, impatient, d’infuser courage et volonté indomptable dans ses veines ; et Black Adam s’envole à la vitesse de l’éclair en direction du désert, une volée d’étincelles dans son sillon.

Il traverse le désert le temps d’une respiration à peine. Il touche le sol dans un bruit de tonnerre, dans un tourbillon de sable, et se redresse face à l’imposante pyramide devenue tombeau de la protectrice du Kahndaq. Un lieu de pèlerinage, un lieu de recueillement pour tous – jamais plus que pour lui-même et le cœur de cette nation qu’elle a tirée de la misère. Prêt à faire face à ce qui a bien pu s’immiscer dans le tombeau et s’emparer de l’amulette, Adam se redresse, l’éclair frappé sur son torse débordant des crépitements de la magie d’Aton… avant qu’enfin ses yeux ne se posent sur la silhouette debout dans l’entrée du tombeau. Impossible. Impensable. Improbable. Plus improbable qu’être arraché à sa prison par son descendant, puis à la mort par quelques fidèles du Kahndaq ? Son visage, habituellement modèle de stoïcisme, se peint d’une stupeur qui, homme parmi les dieux, n’ose croire à ce qu’il a sous les yeux. Combien de fois avait-il prié les dieux ? N’avait-il pas tout essayé pour la ramener parmi eux ? Alors comment ? Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? « Isis ? » Le nom trébuche dans sa bouche de crainte de blasphémer ; dans sa poitrine, un gouffre ne sait encore s’il s’approfondit, ou s’il commence à se refermer. « Adrianna ? » Impossible. Impensable. Et pourtant, l’impossible est bien là, devant lui, dans toute sa terrifiante superbe.


 

AVENGEDINCHAINS

Par-delà les cieux et le monde des vivants, les dieux observent la rencontre fatidique sur laquelle le monde entier ferme encore les yeux. Enfin, peut-être l’observent-ils ; car si Black Adam est d’ordinaire persuadé de toujours avoir son panthéon à ses côtés, lorsqu’Adrianna relève les yeux sur lui, lorsque leurs regards se croisent à l’orée de ce tombeau dont elle s’est arrachée sans qu’il ne s’explique encore comment… il ne ressent rien sinon qu’un terrible vide s’ouvrir sous ses pieds. Dans sa poitrine, des effluves d’émotion débordent, mais s’échouent sur une muraille imprenable ; indifférence ? Confusion ? Pendant un moment, aussi bref que terriblement long, le champion reste suspendu à ses lèvres, stupéfait de l’incompréhension qu’il lit sur son visage. C’est bien son nom qu’il appelle, pourtant, mais c’est son regard qui se détourne, comme si elle est à la recherche de quelqu’un d’autre, d’un fantôme dont elle n’a même pas le moindre écho lointain. Vous semblez me confondre, dit-elle, de cette inflexion si bien gravée dans sa mémoire, il en a l’impression de l’avoir entendue pour la dernière fois la veille. Et dans la poitrine du champion du Kahndaq, un cœur millénaire se décroche. L’oubli. La plus grande malédiction de toutes – la pire, aux yeux de celui qui s’est débattu pendant des millénaires pour en sortir, et qui, grâce à la femme en face de lui, avait commencé à apprendre à s’inscrire dans l’histoire autrement que par le sang. Adrianna ne se souvient. Ni de lui – ni d’elle-même. Adrianna, la fondation sur laquelle le Kahndaq s’est reconstruit, disparaît dans l’ombre d’un autre nom – un nom hérité, honorifique, un titre, mais un titre qui se passe de championne en championne. Ephémère. Celle qui le portait et lui donnait corps, celle qu’Adam avait eu la chance et l’honneur d’avoir à ses côtés dans la reconquête de son – de leur – pays, elle, a été engloutie dans le tombeau qu’elle abandonne derrière elle.

Elle s’avance dans le sable, qu’il s’attend presque à se voir se métamorphoser pour devenir les eaux surréelles du Duat. Mais esprit elle n’est point, vision non plus – ou alors vision faite de chair et de sang, vision qui respire, dont il entend le souffle, dont il perçoit les battements d’un cœur qui avait cessé de battre depuis longtemps. Avec quelle violence Adam doit-il s’empêcher de tendre la main pour effleurer la sienne, pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une froide copie sans substance revenue le hanter, le punir de ses manquements à son égards pendant cette invasion fatidique. Si vision elle est, elle est vision très convaincante, dont l’innocence des questions, mâtinée d’une émotion palpable et inexplicable, est comme un coup de dague en plein cœur à chaque interrogation. Elle ne se souvient pas. Elle ne se souvient vraiment pas. Balayé du temple de sa mémoire, effacé de ses souvenirs : il est comme ces pharaons dont les péchés sont punis par l’oubli le plus complet. Incapable de détacher son regard de l’impossible, ce sont les mots, qu’il ravale, mû par un instinct soudain de ne pas la brusquer, craintif, peut-être, de la voir disparaître à nouveau, s’il venait à commettre la moindre erreur. Isis, à défaut d’Adrianna, lui a été rendue. Peut-être. Elle ne se souvient pas, mais il lui est familier. Adrianna est-elle encore là, prisonnière d’une cage invisible, à pousser désespérément derrière une membrane imprenable ? Peut-il encore l’atteindre, ou rêve-t-il, depuis les méandres de son imagination saisie d’espoir désespéré, alors qu’il pense lire sur son visage quelque chose qui ressemble à une reconnaissance ? Par la volonté de Mehen, Adam contient ses multiples interrogations. Par le courage de Mehen, le champion étouffe le tumulte orageux dans sa poitrine, pour retourner à Isis un mince sourire qui n’aurait jamais convaincu Adrianna – mais conviendra peut-être à cette nouvelle version d’elle. « Je suppose que c’est une façon de le dire. » Egaré, perdu, errant. Mais aujourd’hui, c’est elle qui a besoin de lui – et non l’inverse. Il lui doit bien au moins ça.

« Je t’ai connue il y a longtemps de cela. Si tant est que quelques années comptent pour longtemps, dans ta perception du monde. » Lentement, Adam s’approche à son tour, le vent brûlant du désert soufflant sa cape, le soleil impitoyable nourrissant l’éclair sur sa poitrine. Le symbole ne lui rappelle-t-il rien, quand bien même elle se fait appeler Isis ? L’élu des dieux décide de prendre le risque. « Nous sommes au cœur du Kahndaq, ô Isis. Le Kahndaq est ton royaume, et celui de ton peuple. Tu n’es pas si égarée que tu le crois. Tu es ici chez toi. En sécurité, auprès des tiens. » Se souvient-elle seulement de tout ça ? Un nom, est-ce là tout ce qu’il lui reste ? Patience, Adam, lui souffle Zehuti dans sa sagesse infinie ; et Adam écoute, ravale sa foule de questions, pour se forcer à la sélectivité. Une chose à la fois, se morigène-t-il. « Je suis le champion chargé de protéger ce royaume des périls qui l’entourent. Certains me connaissent sous le nom de Black Adam. Mais toi… toi et les nôtres, avez toujours privilégié le nom de Teth-Adam. » Il articule son nom, scrute son visage à la recherche d’une réaction, avec le même sentiment de vertige qu’un homme au bord du précipice. Peut-être n’est-ce là qu’une confusion passagère ? Peut-être n’a-t-elle besoin que d’un léger encouragement, peut-être que le temps passé dans le tombeau est ce qui l’égare ? Incapable de se retenir plus longtemps, Black Adam porte sa lourde main à l’éclair son torse, suspendu aux lèvres d’Isis. « Ce nom t’évoque-t-il quelque chose ? Ce symbole ? Si tu te souviens du nom d’Isis, peut-être… ? » Lentement, prudemment, Adam tend la main vers elle, tournée vers les cieux, en invitation silencieuse à effleurer des doigts les étincelles de magie crépitant dans la paume de sa main. La magie, le pouvoir – quelles parts d’Isis et d’Adrianna sont réellement ressorties de ce tombeau ?

 

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