winner takes it all ♥ king of hearts

Lazare rinçait le gout amer de la défaite à grande rasade de brandy. Il avait bust. Arrogant, il avait fait tapis avec une paire d’as en pré-flop. L’autre l’avait suivi. Peut-être par désespoir, en tout cas certainement pas par stratégie. Sa main : deux de carreau, dix de trèfle. Le pot était de 500 000 $. Le flop avait était clément : As de trèfle, dame de cœur, dix de carreau. Lazare avait lorgné sur les jetons, trop confiant qu’il était de son brelan d’as. L’autre type n’avait aucune chance avec une paire de dix et pas d'espoir de toucher une quinte ou une couleur. C’était gagné. Ou presque… La turn et la river lui avaient rappelé la constante volatilité de la chance. Dix de cœur, deux de piques. Son adversaire avait remporté la main avec un full aux dix par les deux.

Cette défaite s’ajoutait à une longue série de malchance. Une dégringolade qui commençait à devenir couteuse. Lazare, comme la plupart des joueurs récréatifs qui ne se soucient pas de gérer leur bankroll, avait épuisé tout son argent. Les quelques milliers qu’il lui restait avaient servi à régler la note de sa chambre d’hôtel, onéreuses comme toujours. Il dépensait sans compter, être à sec ne semblait pas lui poser de problèmes. Si la variance du poker lui avait appris une chose, c’est qu’on peut toujours se refaire.

Les deux dernières décennies de sa vie avaient été passées à osciller entre misère et fortune. Les périodes de privations s’étaient progressivement raccourcis à mesure qu’il s’investissait plus ou moins honnêtement dans les jeux d’argent et les combines douteuses. Mais il y avait une constante : il ne gardait rien. Tout s’écoulait entre ses doigts, à grands flots. Il semblait pourtant toujours être capable de pourvoir à ses besoins. Dans les périodes de dèche, il projetait une image de dandy imperturbable, ne laissait rien paraître, du bluff jusqu’au moment où il fallait abattre ses cartes. C’est là qu’il sortait des billets à foison de sa poche. Si ses périodes creuses étaient invisibles, elles n’étaient pas inexistantes. Il savait simplement bien les cacher et agir comme si de rien n’était. Il aurait pu se responsabiliser, être stratège et économe, accumuler et investir. Mais où était le fun là-dedans ? Le risque de tout perdre ou de s’en sortir in-extremis était plus excitant que la sûreté financière.

Sa fascination pour les bifurcations incessantes de la fortune il la devait à son porte-bonheur, une pièce antique qu’il avait chinée il y a longtemps dans un marché aux puces parisien. Un doublon espagnol en or qu’on lui avait vendu avec une légende : elle appartenait à un pirate que son équipage avait envoyé par le fond car il avait la fâcheuse tendance à gagner tous ses paris et qu’il se vantait de s’attirer la plus grande des chances en faisant s’abattre la pire des fortunes sur son entourage.

Les pirates, les voyages, la chance, l’élan de la destinée, l’appel de l’aventure, tout cela avait bercé son enfance aussi surement qu’Errol Flynn et James Bond avaient forgé l’image d’après laquelle il s’était modelé. Le début de son voyage avait était houleux et éprouvant. C’est que l’aventure moderne, si on la veut passionnante, est rude et dangereuse. Complétement sujette au hasard. C’était le hasard qui l’avait amené de villes en villes à la recherche d’un break, d’une main de poker en or. C’était aussi le hasard qui l’avait guidé dans les allées sombres et les bas-fonds du crime, vivant d’abord de larcins et d’accords douteux avec la pègre avant de monter sa propre bande. A thème, parce que c’était en vogue; basée sur les cartes parce qu’un énergumène l’avait déjà fait en solo avec un succès notoire. Que disait le conte gitans ? Le chemin jusqu’au palais est une allée derrière la place du marché. Il faut prendre un autre chemin que celui parcourus par la masse pour arriver à s’élever là où peu se trouvent. Il y a quelques requins parmi la foule, ce sont eux qui amassent la majorité du pactole, le reste ne sont que des honnêtes gens qui caressent l'espoir d'être un jour favori par la chance et vivre au train des dieux et des rois.

Quand il est né, le monde était plus simple. Il y avait les policiers et les voleurs. Les capes et les vilains. Aujourd’hui il y avait les monstres et les dieux. Cela faisait trois ans que Lazare n’avait pas renfilé masque et collants, tout le délire fétichiste. Le ciel était tombé sur la tête de l’humanité. Une tentative d’invasion alien, rien que ça. As, le gros bras de la bande, que tout le monde voyait comme un tas de muscles tout en nerfs, avait eu une violente crise maniaco-dépressive en apprenant l’existence d’une force alien prête à éradiquer l’humanité. A la surprise des membres du Gang, il s’était pendu. Les jumeaux Dix et Valet avaient été victime du Tsunami Neptune lors de l'apparition du Syndicat du Crime. Et la Reine, elle, s’en était allée, le cœur brisé. Tout s’était enchaîne très vite et le château de cartes s'était écroulé. Ça, pour un bad beat, s’en était un gros. A bien y repenser, c’était à partir de ce moment-là que la malchance répétitive avait commencée. Lazare n’était plus chef de gang, roi de rien. Il avait cru bon de se coucher, du moins pour un temps. Laisser la roue tourner, jusqu'à de meilleurs augures.

Appuyé contre la balustrade du balcon, Lazare laissa son regard dérivé sur le Strip illuminé de tous ses néons et bondé de monde. Il prit une profonde aspiration. Il huma les odeurs de fer, de verre et de voitures, mais surtout celle de l’argent. Ce qu'il y avait dans les étoiles ne l'intéressait pas, tout était déjà à portée de main ici. Du moins, c'est ce qu'il se disait. Son cœur était lourd mais il ne le sentait pas peser dans sa poitrine, engourdit par l’alcool. Un sourire amer se dessina au coin de ses lèvres. On peut toujours se refaire.

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