The city is burning and it's not my problem || Sergei

The city is burning and it's not my problem

Il s’appelait Stanley Smith, et il occupait toutes les pensées de Tefé depuis une semaine déjà. Quitte à errer sur cette Terre sans but, autant s’occuper, oui, d’une façon ou d’une autre. Elle avait posé son sac à Gotham depuis quelques heures à peine quand elle avait entendu parler de lui – pas son nom, ni son activité, juste sa stature de croquemitaine qui circulait dans la rue. Oui, au début, il n’était que cela, une ombre, une menace, un mal nécessaire, aussi. Dans le squat qu’elle s’était trouvé, Tefé était tombée sur les quelques loques humaines habituelles, dont l’apparence et la posture renseignaient plus sûrement que des mots sur ce à quoi ils carburaient. Décharnés, la bave aux lèvres, l’œil en vrille : meth. Vautrés entre deux poubelles, regard vide, cauchemars éveillés : héroïne. Agités, grandes gueules, la violence au bout des poings : cocaïne. Les tremblements, les griffures infligées à eux-mêmes, les conversations entières tenues dans le vide : korsakoff avancé. Et puis il y avait tout le reste, famille et apparenté, pilules louches et acides divers. Un vrai petit royaume, et dans cette Cour des miracles, Tefé trouvait souvent sa place. Tout ça, elle s’en fichait. Les gens assumaient ou pas leurs choix mais ils n’avaient pas besoin d’elle pour les sauver, quand bien même elle l’aurait voulu. Au demeurant, la plupart des gens de la rue étaient sympas et solidaires – sauf ceux qui n’étaient que des ordures, parce qu’il y en avait partout, dans toutes les classes de la société. Et les accros aux crystal meth, ceux-là, elle s’en méfiait comme de la peste. Dans leur sang, dans leurs organes jusque dans leur cerveau, elle pouvait encore sentir faiblement la présence des plantes. Bande de demeurés. La nature leur offrait sans cesse des miracles et ils la transformaient en un poison pour se défoncer la gueule.

Stanley Smith. Un faux nom, elle en était sûre, elle faisait pareil. Le croquemitaine des enfants. Des enfants, dans la rue, il y en avait plein, encore plus invisibles et plus maltraités que les adultes. Elle en reconnaissait certains, qui la connaissaient également, parce qu’elle venait régulièrement à Gotham, sans trop savoir pourquoi ; l’esprit de contradiction sûrement. D’autres, elle ne les croisait qu’une fois. Dans la rue, les gens apparaissaient et disparaissaient. Ce n’était pas forcément qu’ils mouraient, mais quand même, ça arrivait souvent. Et ce soir-là, c’est Jimmy Bat qui était venu la trouver alors qu’elle venait à peine de se trouver un recoin tranquille au rez-de-chaussée de l’entrepôt abandonné où s’était monté le squat. C’était lui-même qui s’était choisi son nom de famille. Grand fan de Batman. Douze ans, mais il en paraissait huit à cause de la malnutrition. Intelligent, et déjà un peu salopard – elle l’avait vu piquer sa monnaie à une vieille aveugle qui faisait la manche dans la rue. Il fallait ça pour survivre. Il l’avait tirée par la main sans un mot jusqu’à un petit tas de chiffons, qui en fait s’était avéré être deux gamines. L’une était déjà morte. L’autre respirait à tout allure, les yeux exorbités, sa petite poitrine osseuse montant et descendant si vite que Tefé en avait eu mal pour elle. Elle avait mis quelques minutes à mourir à son tour, et alors, Jimmy lui avait parlé du croquemitaine, et de ses hommes qui se répandaient dans les rues depuis quelques semaines, les poches pleines de pilules colorées qui ressemblaient à des bonbons. Une drogue de synthèse nouvelle et bon marché, comme toujours. Pas pour les gosses évidement, ils n’avaient pas de fric. Mais ils finissaient toujours par mettre la main dessus, souvent parce qu’on se servait d’eux pour dealer dans les coins où même les hommes de main du nouveau caïd du quartier ne voulaient pas s’aventurer.

Elle n’avait rien à foutre de sa vie. Rien à foutre des camés et de ceux qui vendaient la came. Mais il fallait bien qu’elle s’occupe. Et les enfants, c’était un sujet sensible. Alors elle avait fouiné, et fait parler la rue. Il s’appelait Stanley Smith, donc, et il avait connu une ascension fulgurante en profitant de l’appel d’air créé par la disparition suspecte de baron local du Chaudron. Tefé n’avait aucune idée de comment les choses fonctionnaient ici, qui était le patron de qui, qui pouvait se permettre quoi. Elle savait en revanche qu’un nouveau patron de la drogue qui faisait de trop bonnes affaires, ce serait mal vu dans le milieu. Lui aussi, il finirait par se faire suicider, et elle voulait l’avoir avant ses potes. Elle était remontée jusqu’à lui à coups de poing, jusqu’à ce club pourri dans une rue pourrie où elle se trouvait pour l’heure. Dans l’ombre, elle avait vu Smith arriver dans une grosse berline avec chauffeur, comme s’il s’y croyait déjà, comme s’il ignorait que loin au-dessus de lui gravitaient les vrais criminels de Gotham. Elle attendait sa chance. Et en voyant un type à l’air important sortir du club en saluant le videur, elle sourit. Jackpot. Elle se servit de son pouvoir sur la chair pour changer son apparence, sa peau semblant fondre sur son visage, ses longs cheveux semblant tomber, une vision dégueulasse si quiconque l’avait vue faire. En un clin d’œil, elle sortit de l’ombre, arborant désormais les traits du type qui venait de sortir. Elle passa tranquillement devant le videur, lui adressant un regard entendu quand ce dernier lui demanda en riant si elle avait oublié quelque chose. À l’intérieur, elle repéra Smith tout de suite. Il se la jouait vraiment. Se voyait au sommet. Un type à l’allure lambda, qui allait connaître une mort extraordinaire. Cela ne changerait rien. Un autre connard prendrait sa place, une autre drogue inonderait les rues et d’autres gosses crèveraient. Mais à elle, ça lui ferait bien fou. Elle reprit son apparence normale et marcha droit vers sa table. Ses quatre gorilles se levèrent d’un bon, la main sur leur arme, et lui se contenta de lui adresser le sourire suffisant des hommes qui n’imaginent pas une seconde qu’une femme, une frêle jeune femme blonde, puisse leur faire le moindre mal.

Elle s’assit sur ses genoux, passa les bras autour de son cou et lui sourit. Elle lut le mépris qu'il avait pour elle dans son regard. « C’est Mme Tammy qui t’envoie ? » Oui, ce petit vice-là aussi, elle en avait entendu parler. Et elle s’était renseignée. La fille envoyée par Mame Tammy ne viendrait pas ce soir, elle s’en était assurée. Avec un clin d’œil, elle hocha la tête, puis plaqua ses lèvres sur les siennes – et dès qu’il ouvrit la bouche, lui cracha la minuscule bogue de marronnier qu’elle cachait sous sa langue. Il se leva d’un bond en toussant, l’éjectant de ses genoux, et elle le regarda essayer de recracher le minuscule marron, mais c’était trop tard. Elle se fichait bien que les gorilles de Smith la tiennent en joue avec leurs armes. Dans le club, en voyant ça, les gens s’étaient mis à hurler et la salle était en train de se vider. Les flics allaient probablement arriver – mais pas trop vite. Ils n’aimaient pas ce coin de la ville et se foutaient qu’un criminel se mette à défourailler sur un autre criminel dans un bar à criminels notoire, au contraire, ça les arrangeait. Ils viendraient dans quelques heures pour compter les cadavres et mettre à jour leurs bases de données. « Putain, qu’est-ce que tu m’as fait avaler ? » Surpriiiise ! « Butez-la ! » Bon, en attendant la chute, elle n’avait pas poussé son plan plus loin. Elle sauta derrière une table qu’elle renversa au moment où l’averse de balles s’abattit sur elle. C'était probablement dans des cas comme ça qu'une bande de potes en collants était utile. Mais quand même, elle n'en voulait pas.

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En vérité, rien à foutre des balles qui fusaient. Ce n’était pas ça qui pouvait la tuer. La blesser, lui faire mal, oui. Ruiner ses fringues, surtout, alors qu’elle n’en avait pas beaucoup, ça c’était plus ennuyeux. Mais en tant qu’élémentale, Tefé ne pouvait pas être tué par une balle. En tant qu’humaine, elle pouvait certes saigner, rouge, et avoir mal. Tout ça pour dire qu’elle prit deux inspirations, puis détala de sa cachette pour aller se planquer derrière une autre table. Mais il semblait se passer quelque chose. Du coin de l’œil, elle vit une masse sombre s’arracher de l’ombre, un vrai bloc, un rectangle, une armoire. Lui aussi semblait se foutre des armes des petites frappes. Pour ce qu’elle en savait, il était avec eux… Mais le temps de cligner des yeux, il en avait assommé deux, et le tout en bavassant comme un dément… L’effet de surprise, cela dit, fut immédiat. Toutes les armes se tournèrent vers le nouveau venu – la Bête de Gotham ? Y en avait une autre, en plus de la chauve-souris ? En tout cas, la terreur était la même. Pfff, cette ville était vraiment débile. Profitant que les types lui tournaient le dos pour s’en prendre à Bidule, Tefé se rua sur l’un d’eux, lançant son bras en avant. Sa peau, ses os, les doigts de sa main se transformèrent en des branches d’arbre entrelacées dont elle transperça le torse de sa cible. Le type hurla et s’écroula, mort ou pas, elle s’en fichait. Elle sauta sur le dos d’un autre des gars, enroula son bras devenu liane autour de son cou et tira d’un coup sec. Il y eut un craquement et le type s’effondra sans un bruit. Celui-là, il était mort.

Quand elle se redressa, elle vit que l’autre avait tranché dans le vif. Plus grand-monde n’était encore sur ses deux pieds dans le club, à part l’armoire à glace et Stanley lui-même, dont le regard passait de lui à elle, les yeux écarquillés. C’était la tête qu’un criminel devait faire quand il comprenait que son empire venait de s’écrouler, là, sous ses yeux. Que tout son fric ne lui servirait à rien. La seule crainte de Tefé c’était que l’inconnu soit aussi venu pour Stanley. Elle regarda le baron de la drogue s’enfuir en courant par une porte arrière, suivi de deux de ses derniers gardes du corps, et jeta un regard furieux à l’inconnu. « Qu’est-ce que tu fous, bordel ? T’as tout gâché ! Il s’est barré ! » Bon okay, avant qu’il n’arrive, cet inconnu à tête de molosse, elle n’était pas dans une situation idéale. Elle sauta par-dessus les cadavres pour partir à la poursuite de Stanley et ses hommes, faisant une pause sur le seuil de la porte pour regarder l’inconnu. « Smith est à moi ! T’approche pas de lui, tu vas lui faire peur. » Elle fit un pas de plus, se retourna encore. « Et appelle-moi encore une fois Blondie et t’es mort toi aussi ! » Et elle partit en courant sur les pas de Smith dans les ruelles sales de Gotham. Et très vite, elle fut sûre d’une chose : le malabar l’avait suivie. Elle l’entendait dans son dos. Et aussi, il avait vraiment toutes les attitudes d’une bête. Son regard, comme celui d’une bête. Mais qui était ce fou furieux, bordel.

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Elle courait, et en courant, sans se fatiguer, elle avait encore devant les yeux les images dont l’autre fou furieux l’avait gratifiée. Le sang, elle s’en fichait. La chair arrachée, la mort, la souffrance, les cris, tout ça, elle y était habituée, elle avait cent fois été à l’origine de ce genre d’œuvre d’art. Sa spécialité, c’était de faire fondre les chairs des gens pour les coller ensemble – de vraies sculptures. Et la perte de contrôle aussi, elle connaissait. En général, elle était en colère, ou alors, le Green la contrôlait et lui faisait faire les pires horreurs. Malgré tout, sachant ce dont elle était capable, elle ne se souvenait pas avoir été témoin d’un truc pareil. Ce mec avait un gros problème de contrôle, et qu’on ne la lance même pas sur le sujet des bondieuseries qu’il débitait tout en débitant les mecs en tranches. La religion, c’était déjà un truc d’hypocrite, alors se servir de la religion pour quoi, apaiser sa conscience ? non, c’était n’importe quoi. Il se prétendait flic, c’était ce qu’il avait gueulé en entrant, il était connu dans le coin, pourquoi pas, et il était russe. Pendant quelques secondes, elle eut l’impression d’être poursuivie par un loup-garou ou quelque chose dans ce genre. Mais celui qui avait le plus à s’en faire de toute façon dans l’histoire, c’était ce bon vieux Stan. Mais elle se rendit compte que la brute avait disparu soudain. Ah, probablement pas pour toujours. Il voulait Stanley autant qu’elle. Elle l’avait bien entendu lui ordonner d’arrêter de se mêler de cette histoire, mais elle s’en foutait complètement.

Elle savait exactement où était Stanley. Même s’il s’enfuyait, elle pourrait le retrouver, grâce à la graine qu’elle lui avait fait avaler et qui agissait pour elle comme un émetteur. Au loin, elle le vit se jeter dans une voiture, entouré de ses gardes du corps. Pffff, sale lâche ! Mais alors, une masse tomba du ciel, lui coupant la route. Enfin, il faisait plus que ça. Quand elle les rejoignit enfin, il était en train de joyeusement continuer le massacre, et elle s’arrêta quelques secondes pour le regarder, fascinée. Il lui avait bien dit de fuir, mais ce n’était pas son truc, la fuite. Il ressemblait vraiment à une bête, mais il n’en était pas une, elle le sentait. Il n’était pas connecté au Red. Il n’était rien qui aurait dû exister, et tout seul sur cette planète, unique en son genre. Il éclatait les têtes et les torses comme des fruits trop mur et elle le suivait du regard avec intérêt… jusqu’à ce que Stanley démarre la voiture, avec l’intention de se barrer en laissant ses hommes derrière. Non pas que cela l’étonnait ou la peinait, mais tout de même, ce n’était pas des manières. Elle se jeta sur la caisse, brisa la vitre passager du coude et passa la tête à l’intérieur. « Arrête cette voiture, Stan, ou tu vas finir comme tes copains ! » Ah, de qui elle se foutait ? Il allait mourir de toute façon. Et il semblait l’avoir compris aussi. Il passa la première, écrasa le champignon… mais les pneus ne firent que laisser de la gomme sur le bitume. Autour de la transmission, des lianes solides s’étaient emmêlées, immobilisant la voiture.

Stan poussa un hurlement et se jeta terre. « Monstres ! » Tefé fit tranquillement le tour et se planta au-dessus de lui. « Ouais, c’est ce qu’on est tous. Des putains de monstres. Mais toi, t’es bien le pire d’entre nous. » Elle tendit la main et son pouvoir se connecta à la graine dans l’estomac de Stanley, qui éclata. Des dizaines de branches jaillirent de l’intérieur du corps du caïd pour lui transpercer le ventre, le dos et le bide. Il poussa un hurlement qui devint gargouillis. Il n’était même pas mort ! Tefé le souleva par le col, et alors seulement chercha des yeux l’autre monstre de foire. Il était en pleine folie meurtrière. Et elle n’avait pas des masses envie de faire partie du décor, elle aussi, et de repeindre les murs de la ruelle avec ses organes. Entre ses mains, Stan gémissait doucement, tout à son agonie, alors que les branches oscillaient doucement dans son corps. Une petite injonction encore et il serait déchiré en trois ou quatre par le magnifique chaîne dont elle lui avait fait avaler un gland. Et l’autre massacrait à tour de bras… « Hého, l’Undertaker ! C’est fini, on a Stanley. Et t’auras même pas besoin de le ramener au poste. » Enfin, se ce type était vraiment flic.

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C’était dégueulasse. À regarder, à entendre, à sentir. Pour ce qu’elle en savait, il lui semblait bien qu’il y avait un genre de super-justicier en ville à résidence, ici, et elle se disait que ce genre de truc aurait dû l’attirer dans le coin, mais apparemment à Gotham ça ne gênait personne qu’une créature bizarre démembre ses habitants. Cela dit, ça ne la dérangeait pas non plus, mais elle ne risquait pas de s’approcher, elle ne voulait pas se faire démembrer, ni se prendre une giclée de sang sur les pompes, c’étaient ses préférées. Finalement, le bidule eut l’air d’avoir fini son affaire, et s’approcha d’elle. Et là, elle sut très bien ce qui était en train de se passer sous se crâne plein de dents, et elle s raidit, prête au combat. Tefé ne pensait pas qu’une seule personne sur cette planète puisse rivaliser avec elle, dans son esprit un peu malade et très agressif, elle était même sûre de pouvoir battre Superman, mais tout de même, mieux valait se montrer prudente. La petite confrontation interne qu’il y eut sous le crâne de la bête, cela aussi elle connaissait bien. Il fallait se battre contre sa nature et en revenir aux bonnes manières. Le monstre et l’humain, dans la balance, et à chaque fois, le choix aurait dû être évident, mais il ne l’était jamais. Tefé connaissait bien cette sensation. Elle-même n’avait pas toujours su choisir. Elle-même, des fois, avait refusé de laisser sa part humaine reprendre le dessus. Elle avait laissé sa part élémentale, monstre, garder le contrôle, parce que c’était plus facile, parce que ça lui semblait plus naturel, et parce que c’était plus pratique pour laisser libre court à sa colère.

Finalement, il redevint humain. Elle le regarda faire avec un mélange d’intérêt et de dégoût. Il avait besoin d’une douche. Les hommes étaient vraiment dégueulasses, plein de liquides, de substances, de chair molle qui giclait et tachait… Elle n’avait pas ce problème avec les plantes. Elle le regarda gober des médocs avec intérêt. Ça aussi, ça lui faisait un peu pitié, des fois. C’était quoi, de la drogue ? Ou des vrais médocs ? Il faut dire qu’il avait pas l’air en forme. Elle regarda la scène qui les entourait en haussant les épaules. « T’as une sale tête, tu devrais peut-être aller te reposer. » Elle s’approcha prudemment pour jeter un coup d’œil à son badge. Bon, c’était peut-être un faux, pour ce qu’elle en savait, mais en vérité ça lui était égal. « Ouais, ben je pense que quand le bruit de cette scène de film gore va courir dans les rues de la ville jusque dans les prisons, les criminels auront assez peur comme ça. T’en as mis partout… » Et elle ne comptait pas rester dans le coin pour faire le ménage. Elle baissa les yeux sur Smith. Il était mort après une petite agonie. Elle le laissa tel quel, avec ses branches qui lui sortaient du corps. Elle voulait faire passer un message. Même si les humains ne les entendaient jamais, ou faisaient semblant de ne pas comprendre.

Elle n’avait rien de mieux à faire que le suivre, surtout si c’était lui qui payait. Elle avait présentement deux dollars en poche, même pas de quoi se payer à manger, et aucun job en vue pour le moment, même si elle comptait aller rôder sur les docks le matin prochain pour essayer de se faire quelques dollars. Alors elle n’allait pas cracher dans la soupe, même si ça voulait dire suivre un barjot. « Ça m’arrive. Mais je crois que la vraie question, c’est putain, qu’est-ce que c’était que ce bordel ? Tu dois être la mascotte de ton commissariat, si à chaque fois que tu cours après un criminel, ça se termine comme ça. Et c’était quoi ce bordel façon derniers sacrements ? » Comme si ces ordures de dealers méritaient qu’on prie pour leur âme. Qu’ils crèvent donc et aillent direct en enfer.

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Oh putain, il parlait comme un livre de poésie ou quelque chose comme ça. Elle ne savait pas si c’était parce que c’était un vieux, ou parce qu’il était cinglé – vu qu’à ses yeux, il était les deux. La fièvre et le feu des contrées lointaines… Elle répéta ses mots en silence avec un air affecté – gnagnagna, non mais qu’est-ce qu’elle était censée comprendre, qu’il avait fait le Vietnam ? Et alors ? Elle le suivait au pas de course, parce qu’il avait de grandes jambes, et eux-mêmes étaient précédés par une aura bizarre qui faisait changer les gens de trottoir. Au bout d’un moment, cela l’amusa assez pour qu’elle oublie momentanément qu’il continuait à l’appeler Bondie. Okay, elle était tombée sur une star locale, alors. Qui avait à peu près le même effet sur les gens que l’autre type louche qui se déguisait en chauve-souris. Sauf que l’autre découpait les criminels en morceaux, alors qu’elle savait que Batman ne faisait pas ça, parce que c’était exactement ce qui agaçait Damian – et Tefé aussi. Si on lui avait demandé son avis, elle aurait été d’accord avec la méthode Undertaker. Ceux-là, qu’ils laissaient derrière eux baignant dans leur sang au milieu de la rue, ne feraient plus de mal à personne. Et peut-être que le prochain Stanley Smith en devenir y réfléchirait à deux fois avant de se lancer dans le business. C’était aussi simple que ça et elle ne comprenait pas pourquoi certaines personnes y voyaient un dilemme moral ou philosophique.

Elle chassa le sermon qu’il s’apprêtait à lui donner d’un geste de la main. « Oui, oui, oui, épargne-moi les leçons, j’ai vu pire et j’ai fait… mmmh, peut-être pas pire, mais un genre d’équivalent. » Mais déjà il repartait dans ses tirades bizarres, la malédiction, le seigneur, le salut, le purgatoire… Oh, non. C’était vraiment un fou. Un vrai de vrai, et il parlait de religion en plus, tout ce qui passait loin, très loin au-dessus de la tête de Tefé. Pour elle, ce qui était probablement à la base quelques recommandations plutôt cool sur comment mieux vivre en société issues directement du rapport à la nature des hommes quand le paganisme était encore à la mode, s’était transformé en vague farce. La religion, ça n’était qu’une forme d’oppression dont s’étaient très vite emparés quelques mecs – toujours des hommes, oui – pour en faire une arme de propagande massive. Et aussi, un business bien juteux. Et les gens qui y croyaient, c’étaient ceux qui avaient peur de crever, ou qui ne supportaient pas la culpabilité de leurs fautes. Vu comment l’autre parlait, elle penchait pour la seconde hypothèse. Ouais, bien sûr, c’était pas lui, c’était la mission, alors il pouvait bien découper autant d’anonymes qu’il voulait. Elle dut se retenir de se foutre de lui. « Franchement, tu devrais pas t’en faire, à ce qu’il paraît, le paradis n’existe pas, et on ira tous en enfer quoi qu’il arrive, alors tu devrais moins te prendre la tête pour le temps que t’as à passer ici… » Ils s’étaient arrêtés devant un pub.

En entrant, top ambiance. Encore une fois, l’autre se posait là. Elle le suivait d’un pas sautillant, sans rien avoir à faire de la tête des clients, et commanda une bière au barman qui semblait vouloir être partout sauf ailleurs. Elle sauta sur un tabouret et se tourna vers son pourvoyeur officiel d’alcool. « Alors elle en pense quoi, ta femme, du fait que tu sois là à boire des verres avec une inconnue au lieu de rentrer lui faire un bisou et mettre les gosses au lit ? » Cela dit, elle devait lui reconnaître ça : il avait répondu au téléphone sans flancher. Il pensait pas rentrer… Et il pensait faire quoi à la place ? Sans savoir qui était la connasse en question à l’autre bout du fil, elle se disait quand même que ça marquait mal, ce genre d’attitude, pour quelqu’un qui croyait tant que ça au salut de l’âme et à ces autres conneries. Enfin, en vérité, elle s’en fichait, de tout ça. Elle voulait juste boire son verre gratos.

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Elle ne savait jamais vraiment à quoi s’attendre, Tefé, avec le genre humain. Elle avait tendance à tous les mettre dans le même sac, à faire des généralités et à toujours s’attendre au pire, et elle n’avait pas si tort que ça, après tout. Lui, elle voyait bien l’enveloppe – la carcasse martyrisée, le poison avalé dans tous les bars qui traînent, la mort au bout du chemin, juste là, après le virage. La foi, alors, pourquoi pas ? Il n’était pas le premier croyant qu’elle croisait. Mais l’optimisme, ça, elle ne s’y attendait pas. Enfin, pas tant l’optimisme qu’une vision optimiste de la vie, et de la mort. Tout y était : le sacrifice, les âmes pesées et jugées, la rédemption… Pour Tefé, c’était incompréhensible, mieux valait faire bon usage de la seule vie qu’on avait, et surtout en faire bon usage pour soi-même, parce que sinon, à quoi ça servait de vivre ? Et qui était censé lui dire si ce qu’elle faisait était mal ou pas ? Qui est-ce que ça intéressait ? Pas elle. Qui était assez bien pour la juger ? Personne. Et à la fin, elle irait mourir dans le marais et sa carcasse nourrirait les sols et elle retournerait à la terre qui l’avait vue naître et qu’elle aimait tant. Pas de prise de tête. Se rendre utile contre se faire plaisir et faire ce qu’elle avait envie de faire : le choix était vite fait. Et franchement, où est-ce qu’il rangeait son petit côté loup-garou ou elle ne savait pas quoi, dans tout ça ? Mais comme sa réponse l’avait surprise, elle se contenta de laper son verre. « J'espère, vu qu'il faut espérer, que tu seras pas déçu... »

Apparemment, ce n’était pas sa femme qui l’avait appelé. Tefé s’en fichait bien de toute façon. Mais elle savait que les hommes se trompaient beaucoup alors elle avait fait la supposition la plus logique. Sa propre mère était restée aux côtés de son père même quand ce dernier était devenu un « monstre ». Alors les humains et leur incapacité à rester fidèle, ça la faisait rire. « C’est sympa, ce genre d’amie. La confiance règne. » Et puis, avoir un toit au-dessus de la tête dans une ville comme Gotham, c’était plutôt sympa, elle était bien placée pour le savoir, elle qui squattait à droite et à gauche. Là-dessus, sans rien dire, il lui glissa des billets dans la poche. Elle les ressortit aussitôt pour les examiner. C’étaient des vrais ! Elle les rempocha aussitôt, sans dire merci. La vie ne lui faisait jamais de cadeaux, elle n’avait pas l’habitude. Et elle avait appris qu’il fallait prendre tout ce qu’elle pouvait prendre sans poser de questions quand l’opportunité se présentait. On ne savait jamais quand est-ce qu’on allait faire son prochain repas – le soir, ou dans trois jours. On ne savait jamais si on serait encore sur ses deux jambes dans une heure, ou roulée en boule dans une ruelle sombre après s’être fait rouer de coups par dix couillons en mal de violence. Et on ne savait jamais quand est-ce qu’on allait avoir un peu d’argent. Finalement, elle ressortit un billet de cinq dollars avec précaution et l’aplatit sur le bar. « La prochaine est pour moi. » Voilà, comme ça, ça rééquilibrait un peu les comptes – 5 dollars contre 250. Il n’allait pas pouvoir se payer beaucoup plus qu’un lait-fraise, avec 5 dollars, mais quand même.

Quand il lui demanda son nom, elle hésita une seconde à mentir. Elle donnait souvent de faux noms, mais elle sentait que lui se fichait bien de qui elle était et d’où elle venait. Mais c’était un flic… Mais il n’avait pas l’air de rouler pour des gens comme Waller… Finalement, elle opta pour la vérité : « Tefé. Mais ne te sens pas obligé de m’appeler comme ça. Et toi, t’es qui ? » Même si elle n’avait pas l’intention de l’appeler autrement que par son petit surnom. « T’es un ancien de l’armée, c’est ça ? Ils ont fait des expériences sur toi et c’est pour ça qu’il te pousse des dents et des griffes ? Un genre de programme secret du gouvernement américain ? Ça serait pas la première fois. » Du haut de sa grande expérience de la vie. Mais c’était vrai, après tout. Elle avait déjà croisé des victimes du gouvernement américain, alors pourquoi pas lui ?

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Si elle grimaça, Tefé, ce n’était pas à cause du verre d’eau mais à cause du sous-entendu – comme si elle en avait besoin. Mais c’était vrai, même s’il ne pouvait pas le savoir, même s’il devait simplement se dire qu’elle n’avait pas la même descente que lui. Ce qui était probablement vrai encore une fois, mais de ça, elle s’en fichait. Elle n’aimait pas particulièrement boire. Elle sentait pleinement ce que cela faisait à son corps. L’alcool, comme la cigarette, était un poison, et elle, elle le sentait littéralement faire effet dans ses veines, dans ses cellules. Et oui elle avait besoin d’eau. Elle était une élémentale – pas une plante en pot, mais un genre de créature à mi-chemin entre la plante en pot et l’humaine. Tout le monde avait besoin de flotte, mais elle faisait attention à sa santé, elle, même si elle n’en donnait pas l’air. Elle but donc son verre d’eau avec délice, comme un nectar fruité, et remercia la nature d’offrir aux hommes ce trésor dont ils n’avaient même pas conscience de la valeur. Mais ça viendrait. Quand il en manquerait, quand les gens se mourraient par millions à cause du manque d’eau, ils en prendraient conscience, même si ce serait trop tard. Ce genre de moments, Tefé avait hâte qu’ils arrivent. En attendant, elle haussa les épaules en guise de réponse à sa question. Elle savait très bien d’où ça venait, son prénom si bizarre, mais c’était si intimement lié à son histoire, à son père et à tout le reste qu’elle n’avait pas envie d’en parler. Elle se contenta de grogner : « Même si je t'avais traité de sac à puces, ce serait un compliment. Y a rien de pire qu’un simple humain, et clairement, t’en es pas un. »

Elle ricana quand il compara les Américains à sa « Mère patrie ». Oh, alors la Russie, c’était mieux que les États-Unis ? Mais enfin, s’il était du genre patriote, c’était normal qu’il parle comme ça, même si pour elle, c’était la même chose. Les hommes se plaisaient à croire que leurs cultures étaient différentes et que par là même, il y avait une échelle de valeurs – nous, meilleurs qu’eux, eux, meilleurs que d’autres, blablabla. À ses yeux, ils étaient tous les mêmes – tous des criminels, tous des pollueurs, tous des assassins, tous des hypocrites, si ce n’était que les Russes et les Américains étaient les pires parce qu’ils avaient plus d’argent et plus de pouvoir. Alors franchement… Bonne blague. Elle ne se considérait comme appartenant à nulle part, juste la fille de ses parents, une fille du marais. Elle baissa les yeux sur ses tatouages, et là encore elle sut qu’ils ne pouvaient pas être plus différents. Tout comme elle ne comprenait pas la religion, elle ne comprenait pas l’armée, ne la supportait pas, même. Et elle savait bien que si elle le lui faisait remarquer, elle serait vraiment une garce, vu qu’apparemment, c’était important pour lui, et qu’il avait connu l’enfer. Pas besoin d’avoir les détails, il suffisait de parler trente secondes avec lui pour le comprendre, qu’il était tout pété. Sans compter sa petite particularité de tout à l’heure, et puis elle crut bien qu’il allait recommencer, là, dans le bar. Mais tout de même. L’armée, cette magnifique invention pour délivrer des permis de tuer sans conséquences – et des blancs-seings pour se faire tuer. Au nom de quoi, allez savoir. Pas la gloire, ou la démocratie, ou la défense d’on ne savait quoi, sinon ce monde serait idéal depuis la nuit des temps.

« Et ça te convient, comme situation ? Y a peut-être une solution à ton problème quelque part dans ce monde. Une potion magique, un vaccin, une prière à je sais pas qui… » Elle était toute prête à se rendre utile, hein ? Non mais vraiment, tant qu’il ne la trucidait pas, elle, Tefé s’en fichait. De toute façon, il menait sa vie comme il le voulait, même si à ses yeux il s’aveuglait, mais pourquoi pas ? C’était comme ça qu’on était heureux. En ayant rien à foutre de rien et en s’en tenant à ses propres valeurs. C’était comme ça qu’elle aussi, elle vivait. Elle n’était pas si heureuse que ça, mais elle cherchait un moyen de l’être. Elle haussa les épaules. « C’est un héritage familial. Je suis la fille de mon père, alors je suis faite comme ça. Pendant que certains se touchent la nouille, comme tu dis, et que d’autres vont se faire massacrer dans le désert, moi, je fais pousser des arbres. » Et franchement, il lui semblait que c’était encore elle qui était le plus utile à la société, non ?

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The city is burning and it's not my problem

Ça ne servait à rien, d’être humain. Pour elle, c’était être faible, mortel, et très con. Et vivre comme un parasite sur cette planète. Il n’y avait que les humains qui faisaient ça. Et qui refusaient de s’éteindre comme l’espèce en danger qu’ils étaient, bordel. Elle avait tellement hâte qu’ils s’autodétruisent que parfois elle avait envie de les aider, et d’ailleurs, elle savait que c’était exactement pour ça qu’elle existait. Que le Green attendait d’elle qu’elle les trucide tous, un par un s’il le fallait. Et parce que c’était le Green qui le lui demandait sans cesse, elle continuait de refuser, mais putain des fois, elle en avait envie. Lui, il serait du genre à survivre, plus-qu’humain. Comme un très gros cafard. Ou un loup-garou. Elle accueillit ses encouragements d’un haussement d’épaules. Elle n’en avait pas besoin. Elle n’avait besoin de rien. Pas tant qu’elle ne saurait pas exactement quoi faire de sa vie. Elle ricana dans son verre d’eau et le repoussa vers le barman pour sauter de son tabouret. « Forcément, tu traînes dans les églises ! Quand le monde brûlera, c’est pas de là-bas que la vue sera la plus belle. » Elle se contenta de cette réponse énigmatique, mais elle, elle avait déjà prévu ce qu’elle ferait pour témoigner de la fin de l’humanité : dans les bras de Merc, à rigoler comme une hystérique.

Une mission, tu parles. Pour elle, c’était de la vengeance pure et dure, et elle le referait dix fois. Mais si ça lui plaisait d’imaginer que pendant un moment, ils avaient constitué une petite armée de deux personnes, comme au bon vieux temps… Son bon vieux temps à lui, évidemment. Un humain, un homme et un soldat – autant de choses qu’elle n’aimait pas. Mais comme il était aussi un peu plus que ça, elle voulait bien ne pas trop le détester. « Pourquoi, tu crois que la connasse va accepter de m’offrir un toit en plus de toi ? T’inquiète pas va, je m’en fous de dormir dehors, dans cette ville ou ailleurs. » Elle ne savait pas encore ce qu’elle allait faire, si elle allait rester à Gotham ou se barrer. Tuer Stan lui avait fait un bien fou et elle avait envie de dormir, mais pas sur du bitume. Elle trouverait bien un parc dans cette ville merdique, et au pire, il y avait la solution toujours sûre : le cimetière. Dans les cimetières, il y avait toujours de la terre. Les humains pouvaient bétonner et bétonner et bétonner encore partout où ils allaient, tant qu’ils continueraient à enterrer leurs morts comme des malpolis, il y aurait de la terre dans les villes, et de la terre bien nourrie, qui plus est – la chair pourrie, le meilleur des engrais.

Elle salua le type d’un geste et avisa les autres clients présents et qui semblaient retenir leur souffle depuis le tout début de leur conversation. Pfff, les gens étaient tellement stupides… Elle colla sa main contre sa bouche et entonna un petit air de catch avant de lancer d’une voix grave : « Theeeeeee Underrrrrrtakerrrrrrr ! À la prochaine le vieux ! » Et sur un dernier salut, elle franchit la porte du troquet et repartit dans la nuit, guidée par l’appel du Green toujours présent.

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