fools that will laugh on earth, most weep in hell | zatanna

Dis les vers, Jason. Jason sauta par-dessus ce qui avait dû être un jour un guichet de gare, mais aujourd’hui n’était plus rien qu’un tas de débris informe, et poursuivit sa course en s’empêchant de trébucher sur les nombreux obstacles qui se dressaient sur son chemin. Dis les vers, Jason. Le souffle court et les poumons brûlants, les jambes douloureuses, il ne s’arrêta pour autant pas dans sa folle course – car ce qui le guettait derrière était bien pire encore que des courbatures ou un point de côté. Dis les vers, Jason ! Mais Jason serra les dents et ignora une fois de plus les injonctions furieuses de son démon de compagnie, alors qu’à côté de lui, une borne à incendie explosait violemment. Tout autour de lui, les relents d’une magie ancienne et corrompue donnaient à l’air un goût âcre qui lui aurait peut-être même filé la nausée s’il n’était pas trop occupé à courir pour sa vie à cet instant précis. Une nouvelle explosion retentit plus près encore, une bulle de gaz coincée sous les décombre, peut-être, et cette fois, l’onde de choc l’envoya voler de plusieurs mètres pour s’écraser sur un ancien échafaudage. Une douleur fulgurante éclata aussitôt dans son flanc droit, et il n’eut même pas besoin d’effleurer ses côtes pour savoir qu’il en avait au moins cinq de cassées. Sans compter la barre de fer qui s’était logée dans son abdomen. Shit. A bout de souffle et cloué au sol, Jason se hâta de marmonner une formule pour conjurer un bouclier de protection, n’importe quoi pour arrêter la cruelle adversaire qui avait fait de lui sa proie – mais sitôt qu’elle reparut dans son champ de vision, la réalisation que son bouclier ne ferait que retarder l’échéance le percuta avec la force d’un camion lancé à pleine allure.

« Dis les vers, Jason, têtu que tu es ! » « Et te laisser sortir ? Certainement pas ! » « Regarde-toi, crétin, si tu restes comme ça tu vas ou bien mourir de sa main ou te vider de ton sang ! » Et après ? Etrigan resterait-il coincé en enfer pour l’éternité, ou serait-il libéré de sa prison ? En quinze siècles, ils avaient subi tellement d’assauts, et la malédiction de Merlin avait tellement été malmenée, qu’il aurait été bien incapable de dire ce qu’il adviendrait d’eux une fois que… Jason frissonna, des étoiles dansant devant ses yeux à mesure que son sang coulait sur le macadam. Et il déglutit difficilement, alors que face à lui, approchait la sombre silhouette de celle qui semblait avoir juré sa perte – et un visage atrocement familier, et atrocement antipathique. « Ce n’est pas elle, te dis-je. Quoi que ce soit ce monde, et qui que soit cette sorcière, elle n’est pas la Völva que nous connaissons. » « En es-tu sûr ? Qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas un scénario comme l’année dernière ? Et… » « Je le sais, mon hôte, parce que même si elle avait changé, sa magie, elle resterait la même ! Mais celle-là est différente, délicieusement corrompue et empoisonnée… je le sens. Dis les vers, et laisse-moi nous débarrasser de cette harpie ! » Et face à lui, le double dérangeant de Rosalie Rosewood s’avança encore, un sourire perfide aux lèvres, et tendit la main. Et Jason, enfin, ferma les yeux, et se résigna à l’inévitable. « G-gone, gone, the form of man… » La tête lui tournait abominablement – et juste avant de perdre connaissance, il détecta pourtant une nouvelle énergie magique dans les parages. Familière, elle aussi. De leur monde à eux. « … and rise the demon Etrigan ! »

Et alors que la foudre de Thor s’abattait sur lui, Jason Blood disparut, avalé par les flammes de l’Inferno, et l’explosion qui s’ensuivit ne laissa que poussière et gravats dans son sillon. La double de Rosalie – ou quoi qu’elle fut – afficha une expression déconfite, puis déçue, ses yeux et ses sens magiques cherchant les décombres pour retrouver la trace de sa victime. Puis, étouffant un juron de déception, elle disparut. Et à quelques dizaines de mètres de là, perché en haut d’un reste d’immeuble et drapé dans un sortilège de dissimulation, Etrigan laissa échapper un ricanement guttural. « Va, va petite sorcière. Ce n’est que partie remise – du moins je l’espère ! » Et, avec l’agilité d’un singe, le démon aux rimes entreprit de redescendre de son perchoir, pour toucher le sol et se redresser en humant profondément l’air. « Ô nouveau monde mystérieux ;
J’ignore ce qui nous a attirés ici, mais j’en suis bien heureux.
Cette désolation, cette terreur qui imprègne ton air !
Pour un peu, je me croirais presque à la maison, et de retour en Enfer ! » Et le démon de jubiler, ravi de son sort bien que toujours dans l’ignorance – cette terre avait subi bien des horreurs, il le sentait aussi sûrement que s’il en avait été témoin lui-même, et les rancoeurs et haines partagées de cette guerre entre Amazones et Atlantes étaient comme autant de friandises métaphysique pour le terrible Etrigan. Et comble de fortune, Jason Blood avait l’air de s’être enfoncé au fin fond des enfers pour se remettre de ses blessures et du choc, ce qui signifiait qu’il avait le champ complètement libre. Parfait. A nouveau, il huma l’air infesté de New Themyscira, et un rictus vint retrousser ses babines. Voilà encore cette énergie trop familière que Jason avait remarquée avant de disparaître. Il était temps de faire sortir le lapin de son chapeau. « Sors donc de ta cachette, jeune Zatara. Si danger il y a, il semble bien que ce ne soit pas moi, mais le loup, une Amazone, ou une Atlante qui te mangera ! »

AVENGEDINCHAINS

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Quand elle avait quitté la petite dimension de poche qui abritait la Maison, elle avait senti que la porte se refermait derrière elle pour de bon. Un véritable voyage sans retour, un saut dans l’inconnu. Cela ne l’avait pas surprise. Elle n’avait plus sa place ici. Son combat contre Teth Adam et Colère avait achevé de tuer en elle tout ce qui faisait de Zatanna Zatara qui elle était. Tout ce temps, elle l’avait compris, c’était contre elle-même qu’elle luttait. La transition s’était faite aussi facilement que cela. Après toutes ces semaines à se rebeller contre la sombre influence qui se répandait en elle comme de l’encre souille de l’eau claire, elle avait perdu. Ou gagné. Du point de vue de l’entité qui la poussait en avant, qui la tirait loin des autres, c’était une victoire. Et cela lui convenait. Rien que de croiser John, désormais, la faisait trembler. Nebiros aurait voulu qu’elle le tue, mais ça avait été le dernier rempart auquel elle avait pu s’accrocher avant de rendre les armes. Les autres, elle s’en fichait, encore que l’esprit de la Maison avait grandement attiré l’attention du démon. Zee esquissa un sourire. Elle avait croisé Orchid en partant. La créature était la seule à avoir assisté à son départ discret. La seule à ne pas avoir été atteinte par son sort également. Zee avait tout simplement endormi toute la maisonnée. Avait erré une dernière fois dans les pièces au gré de celles que la Maison mettait sur son chemin. Elle était tombée sur Chas vautré dans un fauteuil, un verre de scotch qui lui avait glissé de la main renversé à ses pieds, et elle avait caressé un instant l’idée de le tuer. Mais ça n’intéressait pas Nebiros. Il ne voulait pas jouer avec John, contrairement à ses congénères. Il voulait le voir mort. Sachant ce qui se préparait dans cette maison, sachant aussi qu’une puissante sorcière allait bientôt revenir d’entre les morts, il était bien temps qu’elle s’en aille. Elle voulait vraiment voir John une dernière fois, mais la Maison ne l’avait pas laissée le trouver. Elle lui avait dit adieu à travers un miroir, seule concession qu’on daigna lui faire. Elle avait tendu la main à travers la glace et effleuré sa tempe, puis le verre s’était fissuré et brisé autour de son bras, mordant sa chair, alors elle avait dû battre en retraite. Et en passant le pas de la porte, elle avait repéré Orchid, qui la fixait, fidèle protectrice de son maître. Son expression neutre, comme d’habitude, mais dans son regard féroce, Zee avait lu son avertissement : qu’elle ose revenir ici, et elle en mourrait. « Mais je reviendrai quand même », s’était contentée de répliquer doucement Zee, interrompue ensuite par Sting qui était venu se frotter contre sa jambe.

Le monde semblait s’être aligné sur son état d’esprit. En quittant la Maison, soudain, elle s’était sentie libre, enfin. Plus aucune influence ne tentait de contrebalancer celle du démon. Cette terre m’appartient. Enfin, c’est ce qu’elle aurait pu se dire, si elle en avait eu envie. Elle avait bien senti que la petite dimension douillette s’était fait malmener soudainement et brutalement, et à présent qu’elle débouchait dans ce monde de ruines et de mort, elle comprenait pourquoi. Quelque chose dans la distance qu’elle ressentait avec son maître la dérangeait. Mais en contrepartie, eh bien… Elle renversa le visage en arrière et inspira à pleins poumons. Avec ce qui était avant son empathie – sa faiblesse –, elle sentait l’air vibrer des hurlements poussés à s’en déchirer la gorge des humains assassinés. Son regard se posa sur quelques reliques de bâtiments si emblématiques qu’elle identifia sans peine l’endroit où elle se trouvait. Un autre monde. Rebâti à l’image de ses conquérants, et dont les fondations brinquebalaient sur des monceaux de cadavres. Elle pouvait les sentir, spirituellement parlant : il y avait des corps partout. Enfouis sous les décombres, et qui resteraient là, jamais déterrés, jamais enterrés. Soudain, une explosion de magie la traversa, et une autre présence, reconnaissable entre mille, lui arracha un sourire. Elle rabattit la capuche de sa petite cape pourpre sur son visage. Son corps sembla onduler, puis comme un mirage au soleil, elle disparut et se glissa entre deux murs écroulés pour voir apparaître Jason Blood, poursuivi par quelqu’un qui n’était pas Rosalie Rosewood, puisque Rosie était un cadavre en cette seconde même. Mais lui, c’était bien Jason Blood, et c’était bien Etrigan qu’elle sentait bouillonner à la surface. Et elle n’était pas la seule à reconnaître le démon. Elle sentit la colère l’envahir, puis peut-être de la frustration, ou ce qui ressemblait à de la peur, puis de nouveau la colère, et elle attendit que cela passe. Ce n’était pas désagréable.

Pas désagréable non plus de voir cette sorcière s’en prendre à Jason. Jason, tout seul, tout humain, et elle pouvait imaginer d’ici son dilemme. « Laisse-le venir, ou meurs… » chantonna-t-elle doucement. Qu’est-ce qui serait pire ? S’il mourrait, cela ferait un adversaire en moins sur cette Terre étrange. Elle attendit la petite voix qui avant se rebellait contre ce genre de pensée, celle qu’elle était, mais il n’y avait rien. Et puis enfin, alors que la foudre s’abattait sur lui, Etrigan daigna se montrer. La sorcière ne le comprit peut-être pas, à voir sa tête en tout cas, elle était déçue. Zee leva les yeux vers le haut d’un bâtiment à moitié écroulé. Elle sentait le goût de l’enfer sur sa langue, métallique comme le sang. Tous deux attendirent que l’étrange Rosalie s’en aille, puis Zee réapparut entre les ruines : il l’avait repérée, évidemment. Elle écarta les bras comme pour embrasser la scène autour d’eux. « Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que c’est à ton goût ? J’imagine que ça te rappelle la maison. » Elle releva le visage. Non loin d’ici, elle sentait plusieurs humains, leurs âmes vives et acérées aussi faciles à repérer que des phares dans la nuit. Il en restait donc des vivants. Entassés les uns sur les autres. Comme au temps du feu et de la pierre. « Des Atlantes et des Amazones… Quel drôle d’endroit... » Elle s’éleva dans les airs, les yeux baissés sur Etrigan. « Aujourd’hui, je n’ai pas envie de me battre contre toi. Suis-moi, démon. Si je me souviens bien, tu me dois bien ça, n’est-ce pas ? » Du moins le devait-il à celle qu’elle fut un jour.

En volant à basse altitude entre les carcasses d’immeubles décharnées et les squelettes de voitures, elle n’eut pas besoin de se retourner pour vérifier qu’il était effectivement sur ses talons. Et elle, elle suivait à la trace le phare des âmes humaines agglutinées non loin de là, non pas à la vue de tous, comprit-elle, mais dissimulées sous le dôme écroulé de ce qui fut un bâtiment en pierre, symbole du pouvoir des hommes. Était-ce une petite communauté qui tentait de vivre discrètement à l’abri des regards ennemis ? Un foyer provisoire, ou bien simplement une centaine de hères qui s’étaient réfugiés là en attendant que la menace s’éloigne, quelle qu’elle soit ? En tout cas, ils ne pouvaient pas se cacher d’elle, et elle savait qu’ils ne pouvaient pas non plus se cacher du démon. « Dans quel monde est-ce que tu ne serais pas un danger pour les autres, Etrigan ? Pourquoi laisser un Atlante ou une Amazone faire ce que tu fais de mieux ? Ce monde te tend les bras, ne lui donne pas l’impression de ne pas être à la hauteur. » Cette fois encore, elle attendit de sentir sa conscience se débattre, griffer son âme et pousser des hurlements, mais il n’y avait que le silence apaisant de ce moment qui précède la catastrophe. Etrigan n’avait pas besoin d’invitation, mais elle la lui donnait quand même, sous la forme de ce qui ressemblait beaucoup à un ordre, qui plus est. Elle lui jeta un regard en coin et lui adressa un sourire tranquille. Puis elle leva les mains en l’air. « aL eigam ed al erriep ! » Et la magie obéit, même si elle était dénaturée. Et sous elle, le lourd dôme du musée, ou du tribunal, ou de l’église, elle n’en savait rien et s’en fichait, se fendit doucement dans un grondement sourd, et ses deux parties monumentales s’écartèrent lentement l’une de l’autre, dévoilant le trésor : les yeux levés vers elle, terrifiés sans même encore savoir à qui ils avaient affaire, se trouvaient des humains, pris en train de vaquer à ce qui ressemblait à leur occupation du moment. C’est-à-dire survivre.

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Il y avait quelque chose de différent avec la fille Zatara. Il avait suffi d’un seul coup d’œil à Etrigan pour le comprendre, et d’un coup de narine pour saisir dans l’air des effluves qui se mêlaient à son aura habituelle, au point de pratiquement l’occulter. Oh oui, il connaissait bien cette odeur-là, plus précise encore qu’un simple relent de l’Enfer ; c’est qu’il avait bonne mémoire, Etrigan, et qu’il n’oubliait jamais le parfum d’aucun de ses congénères, au point de pouvoir tous les nommer par leur puanteur propre. Et Nebiros, en particulier, était un confrère auquel Etrigan se frottait un peu trop régulièrement pour leurs goûts respectifs, rivaux infernaux refusant d’enterrer la hache de guerre. Mais qu’est-ce que ce fieffé clampin pouvait bien avoir à faire avec Zatanna Zatara ? Les yeux carmins d’Etrigan détaillèrent attentivement Zatanna, son regard fixe et froid, la détermination dans sa mâchoire, ses oreilles perçurent la dureté dans sa voix. Ooooh. Possession ? Un ricanement bas remonta de sa gorge. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser Zatanna Zatara à passer un pacte avec un démon du calibre de Nebiros ? Le rimeur regretta presque d’avoir échangé de place avec Blood – il aurait pu laisser traîner ses oreilles dans les enfers et découvrir le fin mot de l’histoire, lui ! Maintenant, il était condamné à attendre que Blood ne regagne conscience, pour pouvoir l’envoyer, lui, à la pêche aux informations. Au moins, lui et la sorcière étaient d’accord sur un point : drôle d’endroit. Drôle d’endroit que celui où les fonds marins envahissent la surface, où les héroïnes se font tyrans, et où les habituelles moralisatrices et empêcheuses de tourner en rond s’improvisent démones. Oh oui, il reconnaissait bien là le parfum familier et tant chéri du chaos – celui qui renverse tout sur la tête et ébranle toutes les certitudes, et dans lequel les démons comme lui brillaient à leur apogée.

Et voilà qu’elle invoquait cette vieille faveur qu’il lui devait, en survolant la route désaffectée, telle un ectoplasme annonciateur d’une mauvaise nouvelle. Bien sûr qu’il se souvenait – un démon digne de ce nom n’oubliait jamais un contrat, aussi informel soit-il. Il y avait bien trop facilement avantage à en tirer. Et les réflexions de Zatanna, elles, lui arrachèrent un rire aussi tonitruant que ravi. Enfin, aussi ravi que puisse être le rire d’un démon. « Enfin tu parles ma langue, jeune sorcière !
Je ne puis te contredire, cet endroit a tout à fait des airs de poudrière.
Une flamme, une étincelle, et le volcan entrerait en éruption,
Quoiqu’à regarder, Atlantes et Amazones s’y sont déjà attelé, avec passion.
Ce monde a des airs d’Enfer sur Terre,
Et ce calme avant la tempête, délicieusement précaire. » musa-t-il en embrassant du regard le décor qui s’offrait à eux, immobile comme le champ après la bataille, quand ne résonne que ce silence de mort qui suit toujours les plus grands désastres dans une seconde suspendue dans le temps et qui s’étire, s’étire encore, jusqu’à ce que la magie ne se brise. Et la provocation de Zatanna, elle, était des plus amusantes, elle qui il y a peu encore se mettait en danger pour l’empêcher de toucher plus d’innocents encore. Curieux, Etrigan l’observa fendre la pierre en deux et révéler, terrés dans leur cachette, de pauvres petits mortels. Une lueur s’alluma dans les yeux d’Etrigan, qui grimpa sur les pans de mur effondrés pour se hisser à hauteur de Zatanna et contempler ces pauvres petites vermines avec un rictus suspendu aux lèvres. Oh oui, il les sentait, ces petites âmes qui se débattaient, fébriles, teintées du froid de la peur.

Et il se demanda, aussi, si la chair des habitants de cette Terre avait le même goût que celle à laquelle il était habitué.

« Ca ne te ressemble pas de m’encourager de la sorte ;
La dernière fois, tu as même préféré nous faire prendre la porte !
Je sens bien qu’une influence étrangère s’est distillée en toi,
Et reconnais l’essence de Nebiros, mon cher rival qui aime se penser roi. » susurra Etrigan en se glissant entre les pierres pour se retrouver nez à nez avec leurs victimes en sursis. Des hommes, des femmes, de toutes les tailles et de tous les âges, et tous terrifiés à la vue du monstre reptilien qui se mettait à leur tourner à tour comme un prédateur tombé dans la cage des pauvres herbivores. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu l’occasion de s’offrir un festin de roi, sans que ce maudit geignard de Blood ne cherche à l’en empêcher ? Son hôte était loin, très loin dans les tréfonds de l’enfer – il ne remarquerait rien jusqu’à ce qu’il soit bien trop tard pour l’arrêter. Un rictus cruel révéla des crocs acérés de la taille de couteaux, et il leva une main griffue pour effleurer le visage d’une femme qui se recroquevilla contre le mur, pâle comme la mort, avec un gémissement de terreur.

« J’ignore ce qui te pousse à chercher ma compagnie ou mes services,
Ou à me rappeler cette…faveur que je te dois.
Je me demande pourquoi toi et mon rival encouragez mes vices,
Mais j’aurai le temps plus tard de t’interroger sur cet acte de foi… » Alors qu’il rimait, Etrigan tourna la tête vers Zatanna ; image même de fourberie et de cruauté, qui l’observa un instant, avant de lui offrir un sourire, comme ultime provocation, et une dernière rime. Elle aurait bien le temps de s’expliquer… après.

« … car pour l’heure, je festoie. »

Et pour une longue, très longue minute, les ruines de Queen’s Cross ne furent plus emplies que des hurlements d’agonie de malheureux qui, ce jour-là, étaient réellement tombés en Enfer.

Spoiler:

AVENGEDINCHAINS

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« Souviens-toi, ma chérie, de ne jamais jouer au jeu des rimes avec lui. »
« C'est qui, lui ? C'est quoi, le jeu des rimes ? Qu'est-ce qu'il a, tonton Jason ? Je peux l'appeler tonton ? »
« Le jeu des rimes, c'est le jeu où tu penses être plus forte que le démon rimeur. Tu ne seras jamais, jamais plus forte que lui. Pas à un prix que tu voudras payer. Tes autres questions, tu devras les poser directement à Jason. »

Elle chassa ce souvenir d'un geste rageur de la main. Elle détestait avoir ce genre de réminiscence, désormais. Cela appartenait à celle qu'elle était avant, pas à celle qu'elle était aujourd'hui - à lui. Tout comme elle détesta le regard scrutateur d'Etrigan, alors qu'il semblait la jauger, et se demander si elle était assez intéressante pour qu'il daigne perdre son temps avec elle. Cela aussi, c'était du domaine de l'avant, quand elle était une petite magicienne trop bonne et trop stupide, quand elle était un démon trop jeune et trop mal entouré, en comparaison de lui. Etrigan le démon, elle le haïssait, parce qu'une partie profonde de son être le haïssait sans que jusqu'à présent elle n'ait jamais osé se l'avouer à elle-même, depuis le jour où il avait retourné sa tentative de le maîtriser contre elle. Mais elle le détestait surtout à cause de son histoire personnelle avec son démon. Elle sentait des relents aigres de peur et de honte. Il s'était déjà fait botter les fesses par Etrigan, lui aussi. Cette pensée, en dehors du cadre, la fit frissonner, mais son maître resserra aussitôt son emprise. Il n'est à craindre que lors d'un combat contre lui. Mais il n'est pas le plus malin. Aujourd'hui, c'est moi. Alors, Zee fit semblant de ne pas remarquer la satisfaction d'Etrigan et ravala sa fierté, qu'elle avait désormais très mal placée. Elle avait besoin de lui, Nebiros avait besoin de lui, et s'il était assez conciliant pour faire ce qu'elle lui proposait, peu importait ses sourires moqueurs. Il aurait ce qu'il méritait lui aussi, un jour. Pas un seul démon des enfers n'avait eu une fois ce qu'il méritait. Et, elle dut se l'avouer, quand Etrigan s'éleva dans les airs pour se mettre à ses côtés, quand ils se retrouvèrent tous deux, côte à côte, à observer les rats à leurs pieds, elle eut un sourire triomphal. Pas une seconde elle ne songea à Jason Blood. Et pas une seconde elle ne songea à Zatanna Zatara.

Ce qui se passa ensuite n'eut d'autre conséquence que de la faire sourire à nouveau. Enfin, enfin on y était. Il lui avait fallu faire montre de patience, sous peine de briser l'esprit ou le corps. Les hurlements qui s'élevaient des décombres alors qu'Etrigan y faisait un carnage ne la touchaient pas ni même ne l'intéressaient. « Fais ton œuvre et ne pose pas de questions. Pour toi, un massacre, et pour moi, des âmes. Ce n'est rien d'autre que ce que font les démons, et c'est ce que nous sommes. » Eh bien, pas tout à fait en ce qui la concernait, mais cela revenait au même. Et Etrigan, qui avouait ne pas comprendre, mais ne résistait pas malgré tout à sa nature... Il fallait en appeler à de mauvais souvenirs pour se rappeler pourquoi il était si craint en enfer et sur Terre. Au-dessus de l'hécatombe, Zee repoussa sa cape, révélant ses bras nus. Elle enfonça vivement les ongles dans les paumes de ses mains, y dessinant des demi-lunes sanglantes. « Eyan tasa volocur Nebiros. » Au son de cet enn en langue purement démoniaque, qu'elle ne prenait pas la peine de réciter à l'envers bien évidemment, le sang de sa paume gauche courut le long de son avant-bras jusqu'à son coude en dessinant de complexes arabesques et lignes de fracture innatendues, avant de se graver dans sa chair en noircissant. « Avage secore on ca Nebiros. » Le même phénomène se joua sur son bras droit et elle joignit brièvement les doigts devant la marque de son maître en récitant un dernier enn, une invitation au démon aussi simple et charmante qu'inéluctable : « Anay on ca secore Nebiros tasa. » Alors, elle eut l'impression qu'un poids gigantesque était attaché à son cœur et le tirait vers le bas, pas vers le sol mais vers une dimension beaucoup plus souterraine. Les bras de nouveau écartés, elle laissa les âmes des gens massacrés par Etrigan et attirées par le fanal qu'elle était devenue s'élever vers elle.

Cela ne se voyait pas à l’œil nu, en vérité, et quiconque ne connaissait pas ces choses-là n'aurait pas pu comprendre. Zee, devenue une sorte de porte sur un abysse sans limites où les âmes étaient aspirées et enfermées en attendant d'être utilisées à bon escient pour Nebiros, baissa les yeux sur Etrigan. Le poids insupportable à l'intérieur de son être, la brûlure sur ses bras, la souillure sur son âme et les cris silencieux des petits essences frêles qu'elle fauchait impitoyablement n'étaient que secondaires. « Tu ne connais pas ta chance, Etrigan, d'avoir cette porte sur le monde d'où tu peux jaillir à l'envi pour prendre possession de ce qui t'appartient. Encore que je m'étonne qu'en toutes ces années, tu n'aies pas réussi à t'approprier cette Terre. » Elle promena son regard sur les ruines à perte de vue et esquissa une moue. « Enfin, cette Terre ou une autre... Mais j'imagine que tous les démons ne sont pas habités des mêmes ambitions. » Et mieux valait ne pas trop titiller la bête. Il lui rendait service et Zee réfléchissait déjà à un moyen, dans un avenir proche, de réitérer l'expérience. Elle se rendit compte que le silence était revenu, ou presque. Il n'y avait plus de hurlements, simplement quelques gémissements d'agonie ici ou là. Etrigan allait-il seulement achever le travail ? Ils étaient si différents tous les deux, du moins tant que Nebiros était toujours coincé en enfer. En matière de bestialité, de brutalité et de cruauté, il n'avait pas à rougir, mais pour l'heure, il se devait d'être plus subtil. D'un geste, elle arracha son âme à un adolescent pas encore tout à fait mort - ce qui acheva de l'achever, qui pourrait donc l'accuser d'être sans pitié ? « Nous formons une bonne équipe, tu ne trouves pas ? Bien meilleure que ton alter ego et mon père, par exemple. Cette simple idée me plaît tellement que j'aimerais pouvoir recommencer. Que te faudrait-il, Etrigan, pour te convaincre de me rejoindre le jour où je te le demanderai ? » Et elle avait réussi à éviter le mot « ordonnerai » qu'elle avait pourtant eu sur le bout de la langue.

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L’expérience avait été pour le moins révélatrice. Par quel tour du diable (sans mauvais jeu de mot) cet imbécile de Nebiros avait-il réussi à gagner tellement d’influence sur Zatanna Zatara qu’elle en arrivait à l’observer massacrer des innocents sans broncher ? Il avait beau la retrouver un peu trop souvent dans ses pattes à son goût, il pouvait au moins lui reconnaître certaines qualités, à commencer par une certaine intégrité qui n’était pas sans lui rappeler celle de feu son père. Même possédée ou sous l’influence d’un démon, elle aurait dû pouvoir résister un peu, manifester un minimum de désaccord, de dégoût, n’importe quoi. Mais là, rien. Rien qu’une expression glaçante d’intérêt avare mêlé d’indifférence dédaigneuse pour les malheureux qui périssaient l’un après l’autre sous le tranchant de ses griffes et de ses crocs. Une observation dont Etrigan prit bonne note, se demandant ce qu’en penserait Jason s’il était là pour voir ça. Il en serait horrifié, l’imbécile et le couard, sans aucun doute, et tenterait par tous les moyens de le forcer à l’arrêter, la raisonner, ou rompre son lien avec Nebiros. Plantant ses longs crocs dans la jugulaire d’une pauvre femme, lui rompant le cou par la même occasion, Etrigan laissa échapper un ricanement lugure. Quel bonheur, mais quel bonheur de ne pas avoir à supporter les jérémiades de son hôte. Le connaissant, il lui aurait gâché le plaisir du spectacle que constituait une Zatara passée du côté le plus obscur possible de la Force. Au lieu de ça, Blood pourrissait aux côtés de Lucifer ou de Belial, et lui avait toute latitude pour profiter de cette étonnante situation. Et à mesure qu’il arrachait la vie à ces malheureux, il voyait leurs âmes quitter leurs corps, et se faire siphonner droit en direction d’une destination finale qu’ils n’avaient pas méritée, mais qu’ils obtenaient quand même.

Le sang encore chaud de ses victimes coulant de ses babines, Etrigan se retournant, suivant des yeux ces essences d’âmes que seuls démons, anges, et quelques initiés pouvaient voir, et les observa disparaître dans ce gouffre créé par Zatanna elle-même – intéressant. Ainsi donc, la magicienne faisait office de portail et collectionneuse pour Nebiros ? Voilà un fait d’intelligence dont il ne l’aurait pas soupçonné, ce moins-que-rien. Mais Nebiros ne collectionnerait jamais des âmes pour rien – qu’est-ce qu’il pouvait bien préparer, du fond des enfers ? Se découvrirait-il des ambitions, le sacripan ? Sa déculottée de la dernière fois ne lui avait donc pas suffit ? Un grognement guttural remonta de la poitrine d’Etrigan en réponse aux déclarations envieuses de Zatanna – ou plutôt de Nebiros, car il ne doutait plus que ce soit réellement à lui, quelque part, qu’il s’adresse. « Surveille tes paroles, ô frère démon,
Mes ambitions ne sauraient souffrir d’être remises en cause.
J’admets en revanche que mon cher frère Merlin a fait les choses à fond,
Quinze siècles que tout mon être est amoindri, mon quotidien morose,
Le prix à payer, dès le jour où mon traître de frère me lia à un bouffon. »

Mais que Nebiros ne s’inquiète pas. Dès qu’ils trouveraient un moyen de se séparer, Etrigan retrouverait l’intégralité de ses forces – ainsi que sa forme véritable. Et ce jour-là… ce jour-là, ce serait l’humanité entière qui paierait le prix du péché d’orgueil du célèbre enchanteur. L’enfer et la terre seraient siens, et il ne serait rien que Blood, ou Zatara, ou Nebiros pourraient faire pour l’arrêter. Mais déjà, sur cette nouvelle terre, il se sentait pousser des ailes et revivre une seconde jeunesse ; cette planète entière irradiait tellement de désolation, de malheur et de haine, que c’était comme un dopage pour l’inimitable rimeur. Une atmosphère qu’il goûtait avec délice.

Enfin, Zatanna reprit la parole, et sa demande – son exigence, plutôt, lui arracha un rire tonitruant, qu’il ponctua en écrasant du pied le crâne du dernier survivant, dont la tête explosa comme un œuf. Oups. Blood ne serait pas content de voir ça. « Me penses-tu réellement stupide, ou est-ce l’arrogance de Nebiros qui déteint sur ton psyché ?
Je ne suis l’équipier de personne, et encore moins du vaurien qui s’improvise ton maître.
Mais la curiosité me pique, et ce monde en est un qu’il me brûle d’explorer,
Il serait fort dommage de nous arrêter en si bon chemin, et pour moi de tout de suite disparaître. » reconnut-il volontiers. Du bout d’une griffe, il se cura les dents et se débarrassa d’un morceau de chair encore accroché à un croc, avant de bondir de son perchoir et retourner dans la rue déserte, le nez en l’air à humer l’atmosphère putride de cet endroit qui lui rappelait, par certains aspects, son cher enfer. Peut-être Nebiros n’avait-il pas tort sur toute la ligne. Peut-être qu’il y avait quelque chose d’intéressant à tirer de cette nouvelle Terre qui n’avait pas encore eu la chance de subir son courroux. Et surtout… il se retourna, et darda son regard incandescent sur Zatanna. Et surtout, il brûlait d’envie de voir jusqu’où elle allait bien pouvoir aller, la petite fille modèle qui se laissait consumer par son démon personnel. D’un geste, il lui enjoignit de la suivre.

« Pourquoi attendre, Zatanna, ma chère ?
Il y a bien assez d’âmes en perdition pour te satisfaire,
Ou au moins satisfaire ce cher Nebiros et ses caprices,
Tout en satisfaisant les plus bas de mes vices. » Mais oui, après tout, pourquoi ne pas s’y mettre dès maintenant, et joindre l’utile à l’agréable ? Zatanna récupérerait des âmes pour son maître, et lui s’amuserait un peu en attendant que son geignard d’hôte ne refasse surface – et accessoirement, il en apprendrait peut-être plus que cette situation inattendue dans laquelle il avait retrouvé Zatanna.

« Pendant que nous cherchons de nouvelles victimes à nous mettre sous la dent,
Conte-moi donc le récit de tes tourments,
Et ce qui a pu pousser un parangon de bonté dans ton genre
A frayer avec un démon de la pire engeance.
Tu connais les démons de notre espèce et ce qu’il en coûte de s’y associer,
Je me demande quelles circonstances désespérées ont pu te pousser à telle extrémité. » s'enquit-il alors qu'ils se dirigeaient vers leurs prochaines victimes. Pauvres âmes malheureuses, qui rejoindraient le cloître de Nebiros, qu'elles l'aient mérité ou non. La vie était injuste - et Etrigan y trouvait une satisfaction indéniable.

AVENGEDINCHAINS

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En enfer comme sur Terre parmi les initiés, tout le monde ou presque connaissait l’histoire d’Etrigan le démon, emprisonné dans un cercle vicieux symbiotique avec l’humain Jason Blood. Etrigan lui-même, avant son histoire, était plutôt célèbre, alors que ce qui lui était arrivé ait résonné comme un coup de tonnerre parmi les démons n’était pas très étonnant. Nombre d’entre eux y avaient vu la fin d’une ère – et une place à prendre, maintenant qu’elle était laissée vacante par Etrigan. Les choses ne s’étaient pas tout à fait passées comme ça, mais malgré tout, le démon rimeur était bien moins pénible depuis ces derniers siècles. Cela ne l’empêchait pas de réaliser quelques coups d’éclat, mais en enfer, ce n’était pas lui qui régnait en maître désormais. Et certes, ce n’était pas non plus Nebiros. Mais Nebiros n’était pas vraiment intéressé par l’enfer. Le pouvoir pouvait se prendre n’importe où, sur n’importe qui, de même que les massacres se devaient d’être perpétrés dans ce monde ou dans tous les autres. Que ses frères se disputent donc un royaume sale, étriqué et où rien n’était possible sous peine de subir les sermons des habituels trois ou quatre démons supérieurs qui se prenaient pour les rois de leur minuscule territoire. Sur Terre, incarné sous sa véritable apparence et pas en possédant un vulgaire sac à viande, il n’y aurait rien qu’il ne pourrait commettre et qui justifierait d’abrutissants rappels à un « ordre » auquel il n’adhérait pas et n’avait jamais adhéré. La méthode était inhabituelle, même pour lui. Les guerres perpétuelles que se menaient les quelques grands démons l’aidaient bien également. Il avait déjà essayé une fois de marcher sur la Terre, mais des humains – dont Zatanna – l’avaient renvoyé en enfer. Il goûtait l’ironie de cette situation, avait reçu l’appel à l’aide de la magicienne avec une incrédulité orgueilleuse.

Tout cela, Zee le sentait comme si c’étaient ses propres pensées. Eh bien, elle faisait partie de lui, en quelque sorte, à présent, et aucune des émotions du démon Nebiros ne la choquait, si ce n’était, parfois, ces accès de fierté puérils qui le prenaient, à mille lieues de ce qu’elle pouvait elle-même ressentir et alors, elle le méprisait… Comme elle méprisait, pour l’heure, cette tentative ridicule du démon pour attirer l’attention – voire la reconnaissance – d’Etrigan. Elle aurait voulu se taire, mais son maître souhaitait ardemment qu’elle défende sa cause, comme s’il avait quelque chose à prouver, du fin fond des enfers, au démon rimeur qui lui, en cette seconde, marchait sur la terre, libre, indépendant et faisant preuve d’une violence et d’une cruauté absolues. « Oui, je les ai déjà entendus, tes discours, Etrigan. Un jour, tu seras ceci ou cela, tu feras ceci ou cela… J’ai été dans ta tête, tu te souviens ? » Enfin, c’était plutôt lui qui avait été dans la sienne, mais cela revenait au même. Alors bien sûr, il avait compris tout de suite la situation dans laquelle elle se trouvait, et c’était bien pour cela aussi qu’elle n’avait même pas essayé de s’en cacher. Les moqueries d’Etrigan lui tordaient les entrailles, parce que du fond de son enfer, Nebiros ruait dans les brancards, mais elle était plus intelligente que cela. Peu importait le moyen tant qu’elle avait la fin. Elle retint donc ses propres sarcasmes quand il prétendit n’être le coéquipier de personne – oh, l’ironie ! – et subit sans broncher son regard brûlant, jusqu’à ce qu’il lui donne enfin ce qu’elle voulait. Et ainsi donc, duo apocalyptique et crépusculaire, sa silhouette gracile à elle planant doucement aux côtés du démon massif qui sautait de débris en gravats, ils partirent en quête de nouvelles victimes.

Il s’amusait, en tout cas. Elle savait bien qu’il s’amusait de son malheur, du moins du malheur de celle qu’elle avait été. Elle lui tourna autour comme un moustique agaçant, le gratifiant d’un sourire tordu. « C’est une histoire qui devrait te plaire. Tu te rappelles à quel point j’étais faible, n’est-ce pas ? Quand tu veux quelque chose tu t’en donnes les moyens. Nebiros est mon moyen de ne plus être la pleurnicheuse, la pâle, la stupide petite magicienne impuissante que tu as connue. Je sais que tu apprécies le changement. » Et elle savait aussi que Jason l’aurait détesté, l’aurait peut-être détestée, elle, et que cela aussi, c’était quelque chose qu’Etrigan devait goûter au même titre que le sang des humains sur ses crocs. « Cette alliance, cependant, je l’ai forgée d’abord pour sauver John Constantine. Tu vois à quel point j’étais pathétique ? L’amour… » D’une main, elle lança une salve de vent qui alla faire éclater un mur encore debout, tentant de débusquer d’éventuels survivants. Puis elle répéta l’opération sur un abribus délabré. « Le sacrifice… L’empathie… » Cette fois, ce fut le squelette d’un immeuble tout entier qui s’effondra sur lui-même. Détruire, c’était la plus pure des libertés. Ne plus enfin se retenir, ne plus craindre ce dont elle était capable, ne plus se craindre elle. « Je me suis débarrassée de tout cela grâce à Nebiros et à la promesse que je lui ai faite, pour John. » La colère s'éveilla en elle à la seule évocation de ce nom, une colère bien à elle, et contre elle-même, sans qu'elle en ait conscience, et que Nebiros étouffa aussitôt. « Mais toi, dis-moi : dès qu’une rime franchit tes lèvres, le démon en bas se rebiffe. Il te hait tellement ! Tu sais, j’imagine, que ta contrepartie humaine a toujours été avare en paroles dès que je le suppliais de me conter des histoires à ton propos. C’est aussi à cause de lui que tu seras oublié un jour, si tu ne parviens pas à briser la malédiction. Que lui as-tu fais, à mon maître ? » Cela la faisait sourire, mais une douleur lui déchirait l’âme, Nebiros n’appréciant pas ses paroles. Puis elle leva le nez vers les ruines de l’immeuble qu’elle venait de faire s’effondrer, et sourit avant de tendre un bras : quelques âmes de plus vinrent à elle alors que là-dessous, en silence, anonymement, des gens venaient de mourir.

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Etrigan éclata de rire – un rire cruel et glaçant qui résonna à travers le quartier en ruines comme si le Diable lui-même annonçait sa venue en fanfare, mais à la vérité, il trouvait juste l’histoire désopilante. L’amour ! L’amour toujours ! Responsable de tous les maux de ces pathétiques vermisseaux semblait-il ; il avait assez côtoyé Jason et ses maudites lectures pour savoir qu’il était partout, ce sentiment si noble et si pervasif, et pourtant, coupable du pire aussi bien que du meilleur. N’avait-on pas renversé des empires en son nom ? Détruit des citadelles pour les beaux yeux d’une donzelle de Troie ? Assassiné des maris et des amants jaloux, enchaîné guerre sanglante sur guerre sanglante ? Contrairement aux idées reçues, les démons n’étaient pas étrangers à ce doux sentiment empoisonné – lui-même n’avait-il pas, il était une fois, succombé aux charmes de celle qui se faisait déjà appeler Madame Xanadu ? Mais contrairement aux humains, les démons avaient cette lucidité vis-à-vis des choses de l’amour, reconnaissaient sans mal son venin mortel, et ne cherchaient pas à le parer de faux-semblants mielleux pour mieux faire passer la pilule de la laideur de la réalité. Une pilule que Zatanna avait visiblement recrachée, au contact de Nebiros. Condamnée à servir de vaisseau à un démon, par esprit de sacrifice pour le dernier homme sur Terre qui irait lui rendre la pareille… Non, vraiment, c’était à mourir de rire. Il regretta presque que Blood ne soit pas là pour voir ça. Nul doute qu’il aurait voulu étrangler Constantine de ses mains, tout en désespérant de voir une de ses trop rares amies se consumer de la sorte entre les griffes de Nebiros, pauvre marionnette de chair que tout sens de libre-arbitre et conscience semblait avoir désertée. Fascinant, vraiment. « Grâce à, ou à cause de ce cher démon ?
Je ne suis pas sot, je sais comment nous et nos semblables opérons.
Il est fascinant de voir ce que donne une Zatara une fois qu’elle n’est plus qu’une coquille vide,
Tu parles comme si tu avais encore un sens de toi-même, cruel et avide,
Mais à parler franchement, cette déchéance a peut-être un quelque chose… de désolant. » ricana le démon en l’observant ravager le décor alentours à grands renforts de rafales. Non, vraiment, il y avait dans ce spectacle quelque chose de passionnant et de pathétique tout à la fois. Une chute spectaculaire d’une sorcière qu’il avait failli tenir en grande estime. Ah, il devait être fier, du fond de son trou, le vieux père Zatara. Peut-être devrait-il lui rendre visite la prochaine fois que lui et Jason échangeraient à nouveau leur place. En attendant, il allait se faire un plaisir de garder un œil attentif sur la situation : Nebiros était un crétin fini, mais avec une sorcière de cette puissance entre les mains… qui savait quels dégâts il serait capable de semer sur son passage ? Ces réflexions, Etrigan les garda soigneusement pour lui, et bondit pour aller se percher sur le toit d’un kiosque délabré.

Ses yeux carmins balayèrent l’immense avenue, le goût des âmes qu’elle venait de prendre sans merci dansant encore sur sa langue fourchue, mais la question de Zatanna l’interrompit dans ses observations, et de nouveau, le démon rimeur se fendit d’un rire satisfait. Ah oui, pourquoi Nebiros le détestait-il donc tant ? « Notre rivalité remonte à loin – Nebiros n’a jamais supporté que je devinsse rimeur,
Et la jalousie, au fil des siècles, devint cocon pour ce sentiment que l’on appelle rancœur.
De coups de Trafalgar en trahison, nous n’eûmes de cesse de nous affronter,
Jusqu’au jour où, coup de maître, je m’en fus sa peau lui arracher,
Dépecé, laissé impuissant dans le trou où je le défis,
Il ne put rien faire alors que j’offrais son cuir à un homme, Liam Cassidy. » Il s’interrompit dans son récit, apercevant deux silhouettes qui se dissimulaient malhabilement derrière un abribus explosé, et crurent profiter du fait que leurs tourmenteurs discutaient tranquillement pour échapper à leur attention. Poussant une exclamation de triomphe, Etrigan bondit, tel un lion fondant sur sa proie, et enfonça joyeusement ses griffes dans le dos d’un jeune homme tout en lacérant avec enthousiasme les entrailles de sa bien-aimée dans le même temps. Galvanisé par l’odeur du sang, il les acheva promptement, et laissa leurs âmes rejoindre Zatanna. « Où en étais-je ? Ah oui.
J’offris donc son cuir à Liam Cassidy, et de génération en génération, il le passa en héritage,
Et c’est ainsi, chère Zatanna, que naquit le Blue Devil de votre âge.
Nebiros ne m’a jamais pardonné d’être l’ouvrier derrière la création de sa Némésis,
Et à dire vrai, de toute mon âme de démon… je n’en ai que fiche ! » conclut-il joyeusement en laissant retomber au sol les deux carcasses sans vie.

L’odeur de sang, métallique et poisseuse et chaude, était doux parfum aux narines d’Etrigan – mais moins pourtant que le parfum distinctif d’un amas d’âmes qu’il venait de percevoir alors que démon et semi-démone reprenaient leur route. Un groupe plus nombreux ; et leur parfum avait aussi quelque chose de plus frais, plus distingué, plus ignoblement sucré, aussi. Indubitablement humain… mais plus encore. Une innocence particulière, qui poussa Etrigan à grogner tout en montrant les dents. Oh oui, cette innocence rafraîchissante et d’une pureté déplorable, il la connaissait par cœur. Combien de fois Blood lui avait-il mis des bâtons dans les roues alors qu’il menaçait de la souiller ? Mais cette fois, pas de Blood à l’horizon – juste Zatanna… qui n’était plus tout à fait elle-même. Une idée germa dans l’esprit du démon, qui tourna vers sa compagne un regard curieux et sournois. Nebiros avait fait d’elle sa marionnette, c’était certain, et il ne semblait plus rester grand-chose de l’humaine derrière le démon. Mais son contrôle sur elle vacillerait-il, s’il la mettait face à ce qu’il savait être un tabou ultime pour beaucoup ? « Je crois que je tiens notre mets de résistance. Suis-moi. » lui intima-t-il avec un rictus, avant de la guider dans les décombres d’une rue adjacente, puis d’un immeuble. Remuant les débris, il dévoila, savamment dissimulée sous une roche, une trappe, dont il arracha le loquet avant de l’ouvrir. En contrebas, dans la cave, une vingtaine de paires d’yeux se braquèrent aussitôt sur lui. Si terrifiés. Si innocents. Si jeunes. Des enfants – rien que des enfants, qui avaient trouvé refuge ici. Et qui venaient malencontreusement d’attirer l’attention des grands méchants loups. Le regard d’Etrigan glissa à nouveau sur Zatanna. Oserait-elle ? Ou sa conscience passée referait-elle momentanément surface ? A dire vrai, plus Etrigan y réfléchissait, moins l’idée de savoir Nebiros aux commandes d’une enveloppe aussi redoutable lui plaisait. C’était comme lui accorder une victoire trop facile, et qu’il ne méritait pas. Si quelqu’un devait enseigner une bonne leçon à Zatanna Zatara, il s’était toujours figuré que ce serait lui, et pas un autre démon, encore moins celui-là. A quel point Nebiros tirait-il les ficelles, à cet instant précis ? Zatanna Zatara était-elle déjà perdue, complètement ? « Qu’en penses-tu, mon acolyte ?
Une fournée de choix, au fin fond d’un monde qui s’effrite. » susurra-t-il, une lueur d’intérêt brûlant au fond de ses yeux incandescents. Et à ce moment-là, Etrigan admettait qu’il ne savait pas ce qu’il espérait. La défaite de Zatanna, qui lui avait donné tant de fil à retordre ? Ou le triomphe d’une des rares adversaires qui avaient vraiment mérité son attention ?

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La rage montait en elle, une rage qui ne lui appartenait pas vraiment. Chaque mot d’Etrigan était comme du sel versé sur une plaie à vif et, victime collatérale de cette confrontation, Zee n’en restait pas moins une observatrice mi-amusée, mi-agacée elle aussi par les propos du démon rimeur. Objectivement, elle n’appréciait pas plus que ça d’être ainsi inféodée à Nebiros. Elle appréciait la puissance qu’il lui offrait et la liberté qu’il lui avait donnée en même temps qu’il lui avait pris tout ce qui faisait d’elle celle qu’elle était. Mais elle ne ressentait ni amitié, ni compassion, ni admiration pour le démon, ni pour aucun démon d’ailleurs. Elle ne ressentait rien, d’ailleurs, et c’était bien là le but de toute cette histoire. Elle supportait donc assez mal la colère souterraine dont Nebiros l’emplissait quand cette tentative perpétuelle d’impressionner, ou de moucher, ou de surpasser, elle n’en savait rien, Etrigan, ne menait à rien. Elle, elle le savait bien. Jason lui-même ne pouvait pas gagner au jeu du verbe contre son invité indésirable, et pourtant cela faisait des siècles qu’il le pratiquait. Quant à elle, était-elle encore une enfant pour se sentir vexée de ne pas trouver l’approbation d’un être envers qui, dernièrement, elle n’avait ressenti que de la méfiance et pas mal de peur ? Car enfant, ignorante alors, oui, elle s’était imaginée pouvoir être amie avec le gros démon enfermé dans un homme qu’elle considérait aussi bon que son père, de sorte qu’il lui échappait complètement qu’Etrigan puisse être odieux, et pourtant, aujourd’hui, il aurait prouvé à quiconque étant témoin de ses exactions à quel point il était exactement ce qu’il était : un démon. Violent. Cruel. Inamovible. Et assis sur le trône de son petit monde personnel. Grâce à lui, comme prévu, elle n’avait même pas eu à se salir les mains, ou presque. Oh, les âmes qu’elle collectait, elle les prenait à des humains déjà morts, non ? Et elle était tout sauf responsable d’Etrigan. Tout était histoire de deal – de compromis.

Elle le suivit un moment, s’élevant dans les airs alors qu’il se perchait sur un kiosque pour répondre à sa question. Elle sentait les griffes de Nebiros labourer son âme, l’intérieur de son être, écumant sous la rage. Mais l’incertitude de Zatanna à vaincre Etrigan en combat, même avec la puissance de Nebiros, était plus forte que l’envie que le démon insufflait en elle de s’en prendre à lui. Il faut dire que l’histoire était croustillante. Quelle ironie qu’elle soit venue demander son aide à la Némésis de son nouveau maître ! Eh bien, la fin justifiait les moyens, non ? Elle resta sagement en arrière alors que le conteur s’en allait massacrer un couple, dont elle aspira les âmes avec satisfaction. Elle les sentait vaguement dans le néant qui l’habitait désormais. Ce n’était pas statique, une âme, ce n’était pas mort. Pour le moment, ce n’était qu’une nuisance, mais elle se demanda vaguement comment les choses tourneraient quand elle en aurait récupéré des centaines et des centaines. Le nom de Cassidy ne lui était pas inconnu, et cette fois elle ne put s’empêcher d’éclater de rire. C’était avec Daniel, alias Blue Devil, un descendant de Liam, qu’elle avait vaincu une fois Nebiros. Après qu’ils avaient renvoyé le démon en enfer, elle lui avait dit, à cette andouille, de la rappeler, mais… Le souvenir s’effaça sauvagement de sa mémoire et son rire s’interrompit. « Quand il aura obtenu ce qu’il veut, tu seras probablement le premier à qui il rendra visite. En admettant que tu ne sois retourné dans ta niche en enfer. » C’était sans émotions aucune qu’elle avait prononcé ces mots. Elle, probablement, ne serait pas là pour voir ça, ce qui la laissait tout aussi de marbre.

Le ton d’Etrigan la ramena à la réalité. Oh, il avait l’air de vouloir jouer… Et elle voulait bien jouer, tant que cela lui permettait d’atteindre son but. Même si contrairement à lui, elle abordait tout cela de manière plutôt clinique. Encore que le démon en elle, lui, ne crachait pas sur des humains morts. Alors elle le suivit sans un mot, et attendit patiemment qu’il ait débusqué, tel un chien de chasse de l’enfer, sa proie. Ou plutôt, ses proies : des enfants, terrifiés, terrés dans une cave… Et en elle, Nebiros qui l’exhortait au massacre, avec bien moins d’ironie qu’Etrigan, simplement, encore et toujours, pour prouver elle ne savait quoi à ce dernier. La terreur des enfants était quelque chose, mais leurs regards hantés, quasi blasés, de ceux qui savaient que les choses seraient toujours terminées ainsi de toute façon, la firent grimacer. Elle détestait ce genre de faiblesse. La faiblesse des impuissants, incapables de protéger, incapables de se protéger… comme elle. C’est à ça qu’elle avait dû ressembler en avouant enfin à John ce qu’elle avait fait. À ça. « Ils vont mourir, de toute façon. De ta main, de la mienne, de celle du premier venu après nous. C’est tellement… écœurant. Elle se demanda furtivement si c’était ainsi qu’Etrigan considérait l’humanité tout entière. Lui, et tous les autres démons. Pas étonnant qu’ils ne cessent de s’en prendre aux hommes… Elle s’accroupit et tendit une main vers l’enfant la plus proche, une petite fille à la crinière sale et indomptable, aux grands yeux sombres et au visage hanté. Le regard de la fillette allait du terrifiant démon à la femme à la peau pâle et aux yeux du bleu le plus pur, et bien sûr, elle tendit la main à son tour et enroula les doigts autour de ceux de Zatanna. « Tu n’avais aucune chance dans ce monde. Ta vie était vaine dès le départ. Tu n’as rien à regretter. » La petite éclata en sanglots et voulut reculer, mais cette fois ce fut Zee qui se saisit d’elle, l’agrippant par le poignet, alors que l’enfant tirait à s’en arracher le bras. Elle brûle, l’âme d’une enfant, en enfer, les démons adorent ça. Une enfant, une âme, un bras arraché, et sans s’en apercevoir, elle desserra légèrement son étreinte et la fillette s’échappa et alla se réfugier au milieu du groupe apeuré. L’attente presque gourmande d’Etrigan, les souvenirs, la violence de Nebiros et son propre détachement…

Elle ramassa une poignée de poussière et de terre et la souffla sur le petit groupe comme s’il s’agissait de poudre de fée. Un par un, les enfants vacillèrent, puis s’écroulèrent au sol, endormis. Qu’est-ce que ça changeait ? N’y avait-il pas des enfants parmi les victimes qu’ils venaient de faire plus tôt ? Elle n’en avait rien et ne le saurait jamais. Et c’était Etrigan qui s’était sali les mains… Mais qu’ils meurent ou qu’ils vivent, ces enfants, est-ce que cela avait réellement de l’importance ? Elle pouvait voir leur avenir, et elle savait que la mort les attendait quoiqu’il arrive cesse de tergiverser et tue-les ! TUE-LES ! Et un hurlement lui emplit le crâne, la voix d’une femme qu’elle connaissait, et dont la gorge se déchira tant son cri était désespéré, horrifié, douloureux, et cette voix qui se brisa, c’était la sienne. Des flammes jaillirent du sol et dévorèrent les petits corps endormis avec une telle violence qu’en quelques secondes, il n’en resta rien d’autre que cette poussière et cette terre qui jonchait déjà la cave. Nulle trace des enfants ne subsistait, pas même leur âme… Zee recula en titubant, leva le bras et sa main s’abattit sur le torse d’Etrigan avec un bruit mat et le contrecoup magique ébranla son bras et firent se tordre les tatouages complexes. « Ne joue pas avec moi ! Si tu ne souhaites pas tenir ton rôle, alors va t’en ! Règle tes comptes avec Nebiros, ou règle tes comptes avec la magicienne, mais cesse de me faire perdre mon temps ! » Qui était-elle, à la fin ? N’était-elle pas prestidigitatrice, Zatanna Zatara ? Maîtresse de l’illusion, de la diversion, attirer l’attention d’un côté pour faire disparaître le volontaire dans la salle de l’autre côté, alors qu’en vérité, il restait exactement là où il était… Son choix de diversion : létal. Son illusion : parfaite, comme toujours. Mais, on n’apprenait pas au vieux singe à faire la grimace. Cependant, est-ce que cela lui importait, ce que pensait Etrigan d’elle, de sa faiblesse passagère ? On y revenait : toujours, à jamais, une enfant dans le regard du démon.

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Se laisserait-elle aller à une monstruosité pareille ? Etrigan n’aurait pas été capable de dire laquelle des deux issues il trouverait la plus insatisfaisante : voir Zatanna Zatara lui refuser le plaisir de l’admirer condamnant autant de jeunes âmes innocentes à la damnation éternelle, ou voir Nebiros sortir victorieux de cet étrange pari. Quelle plus belle revanche sur l’insupportable magicienne, que de la voir renoncer à tous ses valeureux principes sous l’influence d’un démon ; mais réussir à faire flancher ce parangon de vertu sonnait comme un triomphe d’un niveau bien trop élevé pour l’imbécile qui avait, en profitant d’un moment de faiblesse, réussi à prendre le contrôle de son âme. Etrigan, comme toutes les créatures de son espèce, était un grand territorial. Et certains mortels, estimait-il, lui revenaient de droit – parce qu’ils avaient attiré son attention, parce qu’ils avaient eu le malheur de se dresser sur son chemin et de s’attirer son ire, qu’importait. Et Zatanna, réalisait-il, était l’une de ces malheureuses dont il souhaitait ardemment la perte, mais plus encore, en être la cause directe. La voir devenir le pantin d’un de ses semblables avait quelque chose de profondément réjouissant – mais appelez-le sentimental ou même jaloux, c’était lui, et personne d’autre, qui avait voix au chapitre sur la question de sa damnation. Attentif au moindre de ses faits et geste, Etrigan gardait son regard incandescent fixé sur la sorcière. Quel curieux paradoxe. Depuis mille cinq cents ans, il déambulait sur Terre au gré des humeurs de son hôte, et depuis mille cinq cents ans, sa propre position en Enfer n’avait de cesse de changer, de se fragiliser, jusqu’à parfois le pousser à un exil humiliant. Un démon, pris au piège entre enfer et humanité ; et si il était indéniable qu’il avait réussi à profondément altérer la nature noble et généreuse de Jason Blood au fil des siècles, il semblait bien que la réciproque ne soit pas loin d’être vraie. Il le savait, l’ancien Etrigan se serait contenté d’éclater de rire face à ce spectacle désolant. Mais lui, aujourd’hui ? Le démon n’avait plus sa place dans ses cercles attitrés en Enfer ; alors il avait fait de la Terre, et de l’humanité, son terrain de jeu, et Nebiros ne faisait rien de moins que jouer l’intrus dans son domaine. Un constat qui déplaisait au démon – et qui le poussait à vouloir garder un œil d’autant plus attentif sur la situation.

Les sanglots étouffés des enfants, et de cette petite fille qui cherchait vainement à se débattre avec son bourreau, étaient comme symphonie aux oreilles d’Etrigan, et pourtant, la satisfaction qu’il en tira ressemblait plus à cette du scientifique titillant furieusement le système nerveux d’une pauvre souris, que celle du conquérant triomphant. Le ferait-elle, ou ne le ferait-elle pas ? Zatanna Zatara était-elle partie si loin, s’était-elle si bien effacée devant Nebiros, qu’elle ne clignerait même pas des yeux avant d’oblitérer une poignée d’enfants humains ? S’il y avait bien une chose qu’Etrigan avait compris sur les humains depuis toutes ces années, c’était que pour eux, l’enfance et ses représentants, dans toute leur vulnérabilité, avaient quelque chose de sacré, et d’intouchable, à part pour les monstres qui venaient régulièrement souiller l’innocence de leurs péchés. Peut-être était-ce pour ça, que les démons de son engeance prenaient un plaisir peu commun à utiliser ces petits chérubins pour tourmenter les hommes. Fragiles, malléables, purs, l’âme encore vierge de tout méfait et tout péché ; écoeurants pour les monstres dont ils craignaient si souvent qu’ils ne se cachent sous leur lit. Mais finalement, parfois, l’horreur ne prenait même pas la peine de se travestir des parures de monstruosités dans son genre. Parfois, elle prenait la forme d’une jeune femme aux yeux bleus, assez sotte pour vendre son arme au premier démon venu, par amour et par faiblesse. Un par un, les enfants s’affaissèrent sur le sol, endormis par un sortilège qui faillit bien lui chatouiller le nez, à lui aussi ; et soudain, la gueule béante de l’enfer jaillit des profondeurs, vomissant ses flammes infernales avec une violence apocalyptique réminiscente du jugement dernier. Une violence qui fit courir des frissons de joie sur l’épiderme reptilien d’Etrigan, qui prit une grande inspiration pour profiter de l’odeur de soufre et de mort qui emplit soudain l’endroit. Et puis, plus rien. Pouf. Les petites victimes avaient disparu, et l’attaque avait visiblement été tellement brutale qu’il ne vit même pas leurs petites âmes se faire engloutir vers le royaume de Nebiros. Tiens. Curieux, songea-t-il. Mais Zatanna interrompit sa réflexion, titubante sur ses deux jambes et l’air soudain moins vaillante, malgré toute la rage qu’elle mit dans cette tape qu’elle lui asséna sur le torse – et Etrigan sentit l’onde de choc magique de propager désagréablement dans son corps, lui arrachant une grimace. Sale gamine. Mais il avait eu sa réponse. Ou au moins, un début de réponse.

« Hahaha ! La magicienne ou le démon, dis-tu,
Cette expérience prouve pourtant que tous deux peuvent sans mal être confondus !
Je l’avoue, je ne pensais pas que tu irais jusqu’au bout de ce défi infernal,
Nebiros, on dirait bien, apporte à la saga Zatara son point final. » rugit-il en s’emparant de la main de Zatanna pour y déposer une grotesque parodie de baisemain, avant de la relâcher. Elle l’avait vraiment fait, semblait-il – même s’il ne pouvait pas s’empêcher de trouver curieux l’absence de résidus d’âmes, peut-être que les flammes infernales avaient tout simplement été trop intenses pour ces petites flammèches d’innocence aussitôt engouffrées vers les Enfers. Bah, qu’importe. Certain désormais de ses conclusion, Etrigan bondit dans la rue et re-bondit pour se hisser jusqu’au sommet d’un immeuble en ruines, avec l’agilité d’un lion affamé et lâché dans son élément naturel. Du haut de son perchoir, il prit une longue inspiration, profitant de l’air vicié de New Themyscira alors que son regard incandescent balayait la ville. Etrigan, roi du monde. Même s’il semblait bien qu’il ait de la concurrence… ou une tentative de concurrence. Il ricana, un son guttural et caverneux, et se tourna vers Zatanna, sa longue cape brûlée par les braises de l’enfer flottant au vent.
« Je méprise Nebiros, comme je méprise l’ensemble de mes semblables.
Des couards, des lâches, somme toute, une belle brochette de misérables.
Etrigan n’agit plus pour personne que pour lui-même ;
En dépit de la malédiction que depuis quinze siècles je me traîne. » élucubra-t-il, avant de tendre le bras pour embrasser le paysage du regard. Non, Etrigan ne travaillait pour personne, mais il avait conclu un marché avec Zatanna. Ce marché devait-il être considéré conclu et avenu, maintenant qu’il lui avait offert sur un plateau les âmes de tous ces petits humains ? Tel un prédateur tournant autour de sa proie, Etrigan tourna à nouveau la tête vers elle. Magicienne ou démone. Salvatrice ou damnée éternelle. Qui pouvait prédire comment s’achèverait cette tragédie ? Se condamnerait-elle elle-même, ou serait-elle sauvée au dernier moment par une intervention divine ? Aux yeux d’Etrigan, l’avenir apparaissait soudain comme un grand point d’interrogation. Et le démon mourrait d’envie de suivre l’histoire jusqu’à sa funeste conclusion.
« Je ne sais encore que penser de ta transformation, magus,
Mais je sais aussi qu’en te suivant, sans doute en apprendrai-je plus.
Tu me demandes mon aide, elle t’est désormais acquise,
Mais c’est en observateur, et juge silencieux, que j’accepte de te suivre.
J’accepterai d’envoyer ces malheureux insectes en enfer pour toi,
Mais aie bien conscience, jeune sorcière, qu’il t’est dorénavant impossible de faire marche arrière ;
Si tu le laisses faire, tu t’effaceras complètement ; et Nebiros, enfin, sera vraiment roi. » déclama-t-il, comme ultime avertissement. Ce dont il se faisait complice exactement, il l’ignorait encore ; mais c’était elle, et elle seule, qui prenait ses décisions. Dans cette tragique affaire, finalement, Etrigan n’était réellement qu’un témoin, assistant à la fin d’une ère.

AVENGEDINCHAINS

fools that will laugh on earth, most weep in hell

L’incrédulité, la rage, l’humiliation, la défaite, la violence formaient en elle un maelstrom chaotique qui semblait vouloir la déchiqueter de l’intérieur. Était-ce elle, était-ce le démon ? Déjà, elle n’en revenait pas de ne pas avoir été capable de le faire, d’être encore assez stupide et assez faible pour faire une différence, une différence odieuse entre les vies, comme si la vie humaine pouvait s’échelonner, comme si certaines avaient plus de valeur que d’autres – et c’était là une pensée que la minuscule Zatanna Zatara aurait pu avoir avant, mais pas maintenant ! Elle accueillait presque avec contrition les ondes poisseuses et démoniaques que, depuis son enfer, Nebiros lui imposait. Elle sentait confusément qu’il n’essayait pas de la punir, mais qu’il réagissait là simplement à la fraction de seconde de peur qu’il avait ressentie ; il avait cru avoir perdu son emprise. À présent, ne restait que le goût métallique du sang dans sa bouche à elle alors qu’elle se rendit compte qu’elle s’était mordue la langue, et sa colère à lui, forcé de plier, de courber l’échine encore une fois face au démon Etrigan. Ainsi, à l’intérieur, tout n’était que dents pointues, griffes comme des lames de rasoir, cornes acérées, hurlements, et au loin, rire des autres, de ceux qui, tapis dans l’ombre, déjà au fait des projets de l’incongru, se moquaient de lui et attendaient de voir, attendaient avant d’eux-mêmes se lancer dans la danse – et à l’extérieur, Zee, les yeux écarquillés, statufiée, qui fixait Etrigan. Il pouvait être sa perte, elle s’en rendait compte à présent. Même si elle jouait son jeu, même si elle se pliait à ses caprices. Même si elle était puissante, même si un démon était posé sur son épaule. Il aurait pu être sa perte, et ça ne tenait qu’à lui, ça ne tenait qu’à sa décision, et tout aurait été fait en vain, et tous ces morts, sans plus aucune autre raison que sa folie à elle…

Et puis le démon rimeur éclata de rire et lui prit la main pour y déposer un grotesque baiser. Quelque part dans le labyrinthe de son esprit tordu, entre lui et lui-même, une décision avait été prise. Il semblait s’être laissé prendre à son illusion, mais elle le connaissait assez pour savoir que dans cette acceptation, il y avait une grande partie de volonté, même inconsciente. S’il doutait, il décida de ne pas y prêter attention. Ainsi, les enfants vivraient, et elle ne put s’empêcher de jeter un regard aux lieux désormais brûlés et détruits. Quelqu’un, quelque part, les trouveraient-ils ? Elle se remit à respirer, laissa Etrigan faire ce qu’il aimait tant et faisait bien, hélas : évoquer sa propre gloire. Il parlait de Nebiros et chacune de ses rimes étaient comme une lame plantée dans la chair reptilienne de son frère et ennemi mais ce n’est pas une défaite. La patience sourit aux immortels. Patience, et plus tard, oui, plus tard, il serait toujours temps de se venger. Car en attendant, Etrigan acceptait enfin sa part du marché, même si ce n’était pas vraiment un marché. Que le démon rimeur, en échange de son aide, ne gagne que quelques onces de violence auxquelles il aurait tout aussi bien pu s’adonner sans elle, cela semblait lui convenir, et elle se garda bien de se moquer de lui. Et puis, il y avait quelque chose qu’il avait dit, et qui lui plaisait. « La fin de la saga Zatara. » Voilà de quoi panser ses plaies à l’âme. Il y avait quelque chose de réconfortant à l’idée de se perdre dans l’abîme. La dernière, ou presque, et son cousin ne connaîtrait pas une fin différente, de son clan : tous, si puissants, tous, ils mouraient, arrachés à ce monde en ne laissant derrière eux qu’un nom pour que le monde s’en souvienne. Disparaître, le soulagement, de ne plus devoir se battre.

Elle s’éleva dans les airs pour pouvoir déposer à son tour un baiser sur le front du démon, une chose qu’elle ne se serait jamais abaissée à faire en temps normal, ni aucun humain, ni d’ailleurs aucun démon, mais il avait bien résumé entre-deux dans lequel elle se trouvait, désormais, à ceci près que l’idée de couronner Nebiros la laissait de marbre. Jusqu’à la fin de la route, elle ne voyait s’étirer devant elle qu’une route d’insensibilité et du calme trompeur que semblait lui promettre cette nouvelle liberté. « C’est un marché, Etrigan, que tu briseras dès que t’ennuieras, je le sais, mais en attendant, je te prendrai au mot. Va, sois libre de tes mouvements, et réponds à mon appel quand je t’appellerai. » Pour l’heure, à présent qu’elle avait mis en place son sort et commencé à moissonner des âmes, elle devait régler encore quelques problèmes, comme les limites occultes et physiques contre lesquelles sa magie semblait rebondit, ou encore la tenue de ce corps qui ne lui appartenait plus mais qui ne devait pas tout de suite s’évaporer de tout ce qu’elle lui faisait subir, car alors, tout aurait été inutile. Sans parler des éléments perturbateurs dont elle sentait palpiter la présence dans ce monde, comme autant de fils distendus qui l’entravaient encore, juste un peu. « Le jour où Nebiros marchera sur cette Terre ou sur une autre, libre à toi de lui contester sa couronne. Je regretterai presque de ne pas être là pour voir ça. » Elle ne le remercia pas pour son aide, évidemment. L’hypothèse qu’il avait été pendant une fraction de seconde, l’occasion de se sauver – d’être sauvée – disparut du champ de bataille en même temps qu’elle.

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