La tentative de réconciliation [Batfamily]

La table était ronde, et c'était une nouveauté à laquelle personne ne se serait attendu en venant au manoir Wayne tout en connaissant les lieux. Vieille demeure issue d'une époque où le père de famille s'installait en bout de table, le désignant de fait comme le chef, le manoir avait subi pas mal de travaux ces dernières semaines, la plupart à l'initiative de Bruce. Il avait envie de s'intégrer davantage parmi les membres de cette famille, et il comptait donc gagner leur soutien à défaut de leur affection.

Et surtout celui de Barbara.

Comme Alfred lui avait confirmé, la jeune femme avait pris très au sérieux le fardeau laissé par l'Autre à son intention, et ne comptait pas abandonner ce rôle au nouveau venu. Un choix qui se comprenait parfaitement, et contre lequel Bruce n'avait rien à redire, bien au contraire. Il voulait simplement lui montrer qu'il restait qui il était, et qu'il ne pourrait jamais changer cela. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était tenter de s'adapter, de survivre, et surtout, s'assurer que tout se passait pour le mieux entre eux. Alors, avec l'aide du majordome, ils avaient un peu ré-aménagé le manoir.

Le nombre de chambres avait été utilisé pour que chaque membre ait la sienne en permanence, y compris ceux qui n'en avaient pas avant. La grande et longue table rectiligne avait été remplacée par une table ronde, comme au sein de la Justice League, pour démontrer sa volonté d'égalité. Alfred lui avait fait remarquer qu'il aurait pu garder la table et s'installer ailleurs, mais Bruce préférait agir ainsi. Et à la réflexion, cela leur convenait mieux à tous les deux.

Les invitations envoyées, l'héritier des Wayne avait voulu s'assurer que tout serait prêt pour le soir-même. Dans un rare moment de convivialité, il s'était joint à Alfred pour préparer le repas, la table, et les chambres au cas où. Il avait commandé lui-même tout ce dont ils auraient besoin, et s'était assuré personnellement que personne ne viendrait les déranger.

L'horloge sonna vingt heures, mais personne n'était encore arrivé. Bruce se tenait devant l'âtre de la cheminée, les mains dans les poches, contemplant les flammes qui lui rappelaient Terre-5 en train de brûler. S'abîmer dans ce genre de souvenirs n'était pas bon, mais il ne pouvait faire autrement et il avait, de toute façon, besoin de se rappeler d'où il venait pour convaincre les autres de l'accepter.

 « Vous êtes certain de ne pas vouloir mettre une veste, monsieur ? Le côté pull et pantalon ne vous ressemble pas beaucoup. »

 « Il le faisait, et je le faisais aussi, Alfred. Pour Noël, pour les anniversaires, je le faisais. Je ne peux pas vivre dans mon passé, je dois aller de l'avant. »

 « Il est vrai. Le foie gras et le champagne sont prêts à être servis, en tout cas, et je crois que... ah, quelqu'un arrive, il me semble. Je vais aller lui ouvrir, restez ici, monsieur. »

Bruce se détourna alors des flammes, se rapprochant de la table en gardant une posture aussi décontractée que possible. Depuis combien d'années n'avait-il pas eu l'opportunité de faire ça ? D'avoir un moment de calme et de convivialité ? Avec son arrivée ici, il avait redécouvert des choses oubliées depuis longtemps, difficilement, et il s'était petit à petit réhabitué à vivre normalement... du moins aussi normalement que le pouvait Bruce Wayne. Il espérait qu'ils viendraient tous, qu'ils partageraient tous ce moment autour d'une table.

Il en avait besoin, et il espérait que les autres en avaient besoin aussi.

Spoiler:

Tim n’était pas plus réjoui que les autres à l’idée de cette soirée à laquelle il était convié. Entre ses problèmes, ceux des membres de la Young Justice et le sentiment de culpabilité qui le tiraillait par rapport au désastre de Coast City, il avait besoin d’autre chose qu’une nouvelle confrontation avec celui qui portait maintenant le costume de la Chauve-Souris. Ils avaient réussi à coopérer lors de la mission à Blackgate mais ce n’était clairement pas gagné. Tout était à refaire, la mentalité de groupe, l’entente qu’il avait pu avoir le Bruce Wayne dont il fut l’élève… On ne pouvait pas balayer 13 ans à combattre le crime côte à côte d’un revers de la main, tout comme ce nouveau Bruce ne pouvait décemment pas oublier d’où il venait, ni qui il était. Red Robin ne le savait que trop bien et ne comptait pas agir comme si tout serait simple pour qui que ce soit. Il posa son invitation sur le coin de son bureau, parmi d’autres papiers, des documents plus ou moins formels qu’il devait continuer de traiter, des enquêtes sur lesquelles il voulait poser son regard pour voir si certaines choses avaient pu passer sous les yeux de la GCPD sans qu’ils ne s’en rendent compte.

Lorsque Cassandra lui parla de cette invitation, il fit en sorte qu’elle accepte de rejoindre tout le monde là-bas. Autant pour elle que pour les autres, il fallait définitivement tirer un coup sec sur le pansement qui consistait à jouer les fantômes les uns avec les autres pour enfin tourner la page qui ne pouvait plus être changée. Il savait que ce serait douloureux pour tout le monde, mais c’était nécessaire. Et cela le motivait aussi pour s’y diriger, se préparant le jour J pour cette réunion fatidique. Une fois préparé et habillé de façon naturelle, ne voulant pas donner l’impression de faire de cette soirée une quelconque cérémonie, il fila au guidon de sa moto et se dirigea vers le manoir. Beaucoup d’idées et d’appréhensions lui traversaient l’esprit alors qu’il sillonnait les rues de Gotham sans s’arrêter. Une partie de lui n’aimait pas ces soirées pour la simple et bonne raison que le crime ne se reposait pas, n’attendait pas qu’ils aient finit leur petite réunion pour continuer de traumatiser les citoyens de Gotham. Le simple fait de passer à travers les rues lui donnait envie d’agir, de décommander pour l’invitation et porter son costume pour montrer au peuple de Gotham que quelqu’un était toujours prêt à veiller sur eux, qu’ils n’étaient pas seuls. Et pourtant… Il fallait aussi qu’il participe plus à ce genre de soirées. Il avait promis à Black Bat qu’il ferait moins les choses seul dans son coin en exilant tout le monde de son quotidien et sa présence à cette soirée faisait aussi partie de sa propre démarche pour ne pas s’isoler.

Une fois au manoir Wayne, il salua le majordome avec un sourire amical.  « Bonsoir Alfred. J’espère que vous avez préparé assez de sandwich au concombre. La soirée risque d’être longue. » Dit-il alors, montrant dans ses paroles les quelques appréhensions qu’il avait par rapport aux possibles tensions qui allaient survenir pendant cette soirée. Le majordome souffla du nez, lâchant à son tour un air pince-sans-rire qui était sa marque de fabrique. « Maître Timothy, ne vous inquiétez pas pour mes Sandwiches. Vous pourrez même en emporter quelques-uns chez vous si vous les appréciez tant. »

Quelques touches d’humour, un regard complice et chacun s’affaire à ce qu’il devait maintenant faire. Tim ne comptait plus le nombre de fois où son amitié avec le majordome lui avait épargné une charge mentale trop lourde pour son âge à l’époque. C’était Alfred qui lui avait donné son premier costume de Robin, qui avait pris le temps de faire un gâteau pour son anniversaire alors même qu’il était en mission et pour tout cela, le jeune homme lui en était éternellement reconnaissant. Pourtant, ce qu’il se cachait derrière le manoir était quelque chose qu’il devrait affronter seul même si tous les autres étaient là. Ils pouvaient se soutenir ensemble, s’aider, mais les seuls qui pouvaient tourner la page, c’était eux-mêmes, chacun de leur côté, d’une façon ou d’une autre. Le manoir semblait avoir changé. Disposition des salles, des  chambres. Le jeune homme se dit que le nouveau Batman voulait repartir sur des bases nouvelles, que ce n’était pas si étonnant. A vrai dire, au moins la Terre-1 et la Terre-5 semblaient avaient le même sens de l’esthétisme et il ne s’était pas retrouvé dans un endroit à l’architecture étrange.

Après avoir longuement expiré, le jeune homme entra dans la salle où tout le monde sauf Barbara était déjà arrivé. Le temps sembla s’arrêter un instant, s’emballant et revenant des années en arrières, alors qu’il venait au manoir pour officiellement devenir Robin. Le Bruce Wayne de cette époque ressemblait à s’y méprendre à celui qui se trouvait maintenant en face de lui, comme s’il faisait face à un fantôme du passé. C’était bien plus facile d’élaguer cette question sous le costume de la chauve-souris. Sous le symbole, il n’avait pas cherché à savoir qui était l’homme derrière Batman cette fois-là, et maintenant ces traits lui revenaient au visage comme un boomerang. Sortant de sa petite torpeur pour se ressaisir, il s’avança en saluant tout le monde, voyant même Aspen dans la salle. Il ne manquait plus que Barbara dans la salle pour qu’ils soient au complet. Son regard vers Dick se fit plus amical que celui des autres Robin. Il n’avait pas pu être présent auparavant, mais il n’empêchait que Tim se doutait de l’état dans lequel la nouvelle l’avait mis et la culpabilité qu’il avait dû ressentir à ne pas pouvoir venir les voir plus tôt, tous autant qu’ils étaient. Il fallait dire qu’il avait déjà pas mal d’autres choses à encaisser et que cette nouvelle était la cerise sur le gâteau pour celui qui se faisait appeler Nightwing. Il lança ensuite un regard vers Cassandra en lui lâchant un sourire réconfortant et surtout un léger air de dire « Tu vois, je t’avais dit qu’ils seraient tous là. » Pour le reste… Il ne pensait tout simplement que ce puisse être le moment de parler de quoi que ce soit d’autre. Il accueilli aussi Aspen d’un signe de tête. Même s’il n’avait que peu connu le premier Bruce, il valait mieux qu’il s’acclimate tout de suite à celui-ci, sans compter qu’il voulait être là pour celle qui l’avait sorti de la ligue des ombres et c’était tout à son honneur. Enfin, son regard se posa sur Damian avec qui l’entente n’était toujours pas beau fixe. Il faudrait peut-être qu’ils finissent par mettre les points sur les i une bonne fois pour toute un jour mais ce n’était pas encore gagné. Aussi, la seule chose qu’il réussit à lui demander fut « Batcow va bien ? ». Ce n’était pas parce qu’ils ne pouvaient pas se pifrer que Tim ne pouvait pas s’enquérir de la santé des animaux de la petite teigne qui était le dernier Robin en date.

Enfin, il s’approcha de ce Bruce Wayne qu’il ne connaissait presque pas et lui tendit la main. Ses muscles s’étaient raidis, voyant ces traits qu’il avait déjà vu alors qu’il était plus jeune, comme un fantôme le hantant encore, une idée qu’il devait balayer à tout prix aujourd’hui.

« Tim Drake. Merci pour l’invitation. » Dit-il alors, avec un certain automatisme. Les choses n’étaient pas encore gagnées mais il ne voulait pas demander s’il y avait eu du nouveau après leur dernière rencontre à Blackgate. Ce serait une perte de temps et ils n’étaient probablement pas là pour parler mission, cette fois.

 « Merci à tous d'être venus. »

Un commencement sobre, et qui ne trahissait aucune émotion. Alfred, dans un coin, se tenait en retrait pour observer ce qui allait se passer et venir porter secours lorsque la situation l'exigerait. Pour le moment, tout allait bien, mais ce n'était que le début et Bruce ne savait pas s'il parviendrait à rester imperturbable jusqu'au bout. Car si revoir Selina avait été une épreuve difficile, il avait alors porté le masque... et donc une barrière pour se protéger. Là, il était Bruce Wayne, et il n'y avait rien pour camoufler ses pensées.

Pincement désagréable au cœur en voyant Dick, Jason et Tim. Ils les avaient connus, les avaient entraîné, et ils étaient morts en tentant de faire ce qu'il leur avait appris à faire. Il se sentait responsable, injustement, de les avoir poussés à se surpasser inutilement dans une lutte âpre contre un ennemi beaucoup trop puissant pour eux. Il ne savait pas ce qu'il devait leur dire, aussi s'était-il contenté de leur serrer la main ou de les saluer, sobrement.

 « Je vous en prie, asseyons-nous. »

Il les guida vers la table, où chacun put se mettre là où il le souhaitait. Lui-même décida de s'installer en dernier... et eut une hésitation minime en voyant qu'il était en face de Barbara.

Damian, Cassandra et Aspen n'avaient pas existé dans son monde, et il ne savait pas quoi penser d'eux. Il se sentait peiné pour les deux derniers, car ils n'avaient connu qu'un mentor et il ne pouvait leur rendre ce qu'ils avaient perdu. Damian... l'adolescent avait perdu son père, son géniteur, et malgré les problèmes entre eux, il ne pouvait pas y être insensible. Leur brève collaboration, quelques temps auparavant, avait été laborieuse, mais rendue nécessaire par les événements. Il restait compliqué d'appréhender réellement ce qu'il s'était passé entre eux... et surtout dans l'esprit du jeune homme.

Quant à Barbara...

Il se retenait. Car la jeune femme avait été la seule à survivre sur sa Terre, et elle l'avait épaulé pendant toutes ces années difficiles. Elle avait été présente sur la station spatiale où ils avaient trouvé refuge, et elle l'avait aidé à concilier tout le monde : héros, vilains, civils, réfugiés, criminels, tous des Terriens qui ne voulaient qu'une chose : survivre. Il avait vécu les derniers moments sur Terre 5 avec elle, Floyd et Harley... et ils avaient trouvé la mort alors qu'il était parti.

Il se sentait mal, tout simplement. La jeune femme de cette Terre avait perdu son mentor, et elle avait donc endossé un rôle qu'il lui avait confié. Dans le dossier consacré à la rousse, dans la Bat-cave, l'Autre avait ajouté quelques lignes concernant Barbara et sa capacité à reprendre le flambeau. Son nom était tout en haut d'une liste courte. Pour faire simple, l'autre Bruce l'avait considérée comme la meilleure d'entre eux, car elle avait été capable de se relever après avoir perdu toute chance de remarcher et de vivre normalement. Elle était revenue, plus forte que jamais, et son intelligence lui permettait d'être la digne héritière.

Il voulait la considérer ainsi, également. Cela lui allégerait considérablement le cœur de pouvoir lui parler sans craindre une morsure ou une pique. Car à l'instant présent, il n'était pas sûr que ce soit possible, et il avait l'impression de faire quelque chose qu'elle désapprouvait entièrement. Par sa simple présence.

 « Comme vous vous en doutez, j'aimerais que nous puissions discuter simplement, et amicalement, sans craindre les réactions des uns et des autres. Je ne veux pas que vous pensiez que je fais cela pour moi : au contraire, je le fais davantage pour vous. Nous avons tous besoin, ici, de pouvoir nous faire confiance. Et... »

Son regard croisa celui de Barbara. Il hésita, puis poursuivit :

 « Et je ne veux pas prendre Sa place. J'y suis obligé, au moins publiquement, en civil, mais je refuse de prétendre que je suis Lui et que je vais le remplacer auprès de vous. Nous avons tous perdu tant de choses, dans cette histoire, qu'il serait ridicule de prétendre que nous pouvons tout régler d'un claquement de doigts... mais j'ai bon espoir que nous puissions surmonter nos différends. Ensemble. »