it is not down on any map; true places never are (clark)

« Layla ! Tu l’as senti ? Hein, tu l’as senti, toi aussi ? » « Je l’ai senti, Lernaea. Reste ici. Moi, je vais aller voir. » Une protestation s’était formée, comme une bulle, dans la gorge de la petite avatar du Clear – la véritable, la légitime, et avait éclaté sans bruit, tuée dans l’œuf par l’œillade que la grande avatar – l’usurpatrice, le brouillon raté, l’hybride – lui avait adressée. C’était pour le mieux, elles le savaient toutes les deux. Plusieurs millénaires d’exil avaient laissé Lernaea telle une enfant perdue, sevrée de tout, sevrée de son lien vital avec la mer ; le réapprentissage était long et difficile, quand bien même elle était plus mer que Layla ne le serait jamais. Alors, en attendant que l’avatar légitime du Clear ne retrouve sa puissance d’antan, son pouvoir, et sa position dans le monde, c’est à elle, l’élémentaire accidentelle, d’assurer l’intérim. D’assurer l’intérim, et de traverser les eaux du globe pour remonter à la source de cette étrange perturbation venue déranger leur errance dans les tréfonds de la Fosse des Mariannes. Dans un torrent de bulles, Layla se matérialise, émerge des courants et se laisse porter au ras du sol marin, sa combinaison évoquant écailles de tortues et peau d’amphibien effleurant les sables glacés des profondeurs avant qu’elle ne se redresse pour y enfoncer les pieds et relever les yeux pour contempler son nouvel environnement. Elle n’a fait que suivre le fil offert par le Clear ; un long fil d’Ariane qui l’a conduite jusqu’ici, à l’orée de cette antre gigantesque qu’elle n’a eu l’insigne honneur de visiter qu’une seule fois auparavant, lors de ses pérégrinations de nouvelle représentante du Parlement des Vagues. Que quelque chose s’aventure à ces profondeurs est proprement impensable. Surtout quelque chose qui n’appartient pas à la mer.

Quelque chose est tout proche. D’un geste, Layla se déplace, se fond dans un nouveau courant et se niche derrière une masse rocheuse décorée de coraux aux couleurs encore jamais vues par le monde de la surface. Les échos de la mer se réverbèrent dans son esprit, qui s’étire et s’étend, absorbe, se fond dans l’eau autant que l’eau se fond en lui. Il ne devrait y avoir qu’une seule présence, aussi près de cette caverne. Les battements de son cœur, gigantesque et monstrueux, résonnent jusque dans sa poitrine à elle, comme le cœur de l’océan lui-même, la font frémir devant l’ancienneté et la puissance de la bête. Quelque part dans cette caverne, le Kraken sommeille, le Kraken veille – peut-être ne sommeille-t-il même plus, s’il a senti sa présence. Et s’il a senti la présence en approche. Déranger le Kraken dans son sommeil est bien la dernière chose que Layla aurait eue en tête ; mais qui se permettrait de le faire si la situation n’était pas potentiellement urgente ? Dans la pénombre de la fosse, Layla plisse des yeux, concentre son attention sur les courants glacés circulant tout autour d’elle. Elle ignore toujours comment appeler ce phénomène. Energie ? Aura ? Une présence, indiscutablement. Quelque chose est entré dans l’océan, quelque chose qui n’y appartient pas ; rien de rare à cela, songe-t-elle avec un relent d’amertume. Mais ce quelque chose n’a rien à voir avec une présence humaine, encore moins avec les tonnes de déchets qui se déversent chaque jour dans les mers du globe. Et ce quelque chose se déplace. Se déplace très vite, et approche dangereusement de l’antre du Kraken. C’est quoi, ce truc, bon sang ? C’est immense, c’est écrasant, c’est alien – ça n’appartient pas à la mer, et Layla est presque sûre que ça n’appartient même pas à la Terre. Et avant qu’elle n’ait le temps de réfléchir plus avant, c’est trop tard. C’est déjà là.

Ca approche, et ça s’immobilise ; et à son tour, Layla se fond dans une lame de fond sous-marine et émerge des courants, pâle et fantômatique sous la lumière iridescente de quelques algues luminescentes. Apparaît, et s’immobilise, alors que ses prunelles se fixent sur la silhouette qui flotte à quelques pas d’elle à peine. C’est la première fois qu’elle voit l’homme en personne ; mais qui ne reconnaîtrait pas ce costume bleu et rouge, et ce sigle frappé sur sa poitrine, au premier coup d’œil ? D’un seul coup, elle s’explique, cette présence écrasante et étrangère. Peut-on seulement faire plus étranger que l’Homme de Fer, dans les profondeurs marines des entrailles de la Terre ? … okay. Peut-être Brainiac. « Superman. » Sa voix se matérialise dans les fines bulles qui filtrent à travers sa bouche ; brièvement, elle se demande si elle trahit sa stupéfaction, ou si elle parvient à maintenir une façade imperturbable. Superman – l’improbabilité de la situation lui aurait sans doute arraché un rire, si elle avait été doté d’un sens de l’humour dépassant le ras des pâquerettes. Au lieu de quoi, elle se contente de le fixer du regard, le dos raidi ; martiale, méfiante, intriguée, fascinée, hostile. « Cet endroit ne figure sur aucune carte de la surface. Personne n’est supposé s’en approcher. Même les Atlantes se tiennent à l’écart. Ce qui dort dedans ne tient pas à être réveillé. » Dans ses sombres affirmations se dessinent les contours d’une question et d’un avertissement à peine voilé. Pilleurs et ennemis des eaux n’ont pas droit à autant de clémence ni de patience, d’habitude ; mais Superman est Superman. Partagée, elle sent le doute cheminer dans sa conscience. Superhéros, justiciers – elle n’en porte aucun dans son cœur. Biais personnel, dirait-on. Mais Superman… Superman n’est pas un pilleur, ni un braconnier, ni même quelqu’un qui attaque, à en croire tout ce qu’elle a pu un jour entendre sur lui. Qu’est-ce que Superman peut bien fabriquer aussi loin de Metropolis, de la Ligue de Justice, et des affaires de la surface ? « Je ne peux pas te laisser aller plus loin. Ce qui se trouve ici appartient à la mer, et à la mer seule. Tu devrais t’en retourner d’où tu viens. » Ce n’est même pas elle qu’il devrait craindre. Elle, elle n’est que la porte-parole, la messagère ; la sonnette d’alarme. Que pourrait-elle faire d’autre, de toute manière ? Layla retombe dans son silence, les yeux braqués sur l’Homme d’Acier. Qu’est-ce que tu fiches ici, Superman ?


 

AVENGEDINCHAINS