Bruce Wayne / Batman // dead knight walking

Le quarantenaire enfouit un nouveau chewing-gum dans sa mâchoire carrée, le regard sombre toujours rivé sur les écrans devant lui. La Coalition d'un côté, la Justice League de l'autre, les activités de sa famille - biologique comme adoptive, car il ne faisait plus de différence depuis longtemps à ce sujet bien qu'il ne soit pas assez démonstratif pour le laisser comprendre sereinement à ses enfants bagarreurs - mais aussi les analyses en cours sur diverses choses, voilà ce que ces écrans permettaient au Chevalier Noir d'observer en temps réel. En silence, comme des semaines à présent, Bruce mâchait lentement mais sûrement son chewing-gum, qui n'était pas un simple chewing-gum. Ce n'était pas son genre d'en manger. Du tout. Ces fausses friandises lui servaient à diluer le produit chimique savamment mis au point par Lucius Fox des années auparavant, pour modifier la tonalité de ses cordes vocales. Simple précaution, parmi la floppée d'autres (changement de faciès pour fausser les reconnaissances faciales dans les lieux publics, etc.), qui lui permettait de rester mort aux yeux du monde et notamment de ses amis surpuissants. Pas même les oreilles d'un ami Kryptonien ne seraient en mesure de reconnaître sa voix depuis la Tour de Garde. Il avait joué les muets à travers la campagne et la ville le temps d'atteindre l'une de ses planques secrètes où ce stock de divers gadgets l'y attendait patiemment en cas d'urgence. Et c'était clairement une urgence que de trouver refuge et de rester anonyme et inaperçu après avoir dû survivre un an sur une planète hostile.

La paranoïa, la stratégie, la manie de penser à tout détail pour demeurer dans l'ombre, Bruce pratiquait cela depuis trop d'années pour que cela soit un défi aujourd'hui. C'était au contraire une seconde nature, et il prenait malgré lui plaisir à se faire oublier, comme des congés bien mérités, alors même qu'il ne chômait en vérité pas le moins du monde. De plus, ses amis avaient bien d'autres choses à gérer et penser pour ne serait-ce qu'envisager qu'il soit revenu sur Terre vivant depuis des semaines. Il était un homme pratiquement impossible à trouver quand il ne voulait pas être trouvé, et c'était encore plus aisé lorsqu'on ne le cherchait carrément plus, évidemment. Il aurait pu s'en vexer, s'il avait été de ce genre. A l'inverse, il en était presque soulagé, même s'il savait que c'était la situation qui empêchait ses amis d'aller le chercher à l'autre bout de l'univers - où il n'était même plus. Ce côté dépressif qui l'habitait, de gosse asocial qui ne voulait plus être aimé,  ne faisait rien pour l'être, ce gosse qui voulait rester seul à broyer du noir et à haïr le monde en silence tout en essayant de le rendre meilleur à grand renfort de mandales, lui collait aux basques quoi qu'il fasse.

Zoom sur une ruelle de Gotham où passait un de ses fils. De loin, directement ou non, Bruce veillait toujours sur son clan, sa meute, sa famille, tout en les sachant depuis longtemps tous aptes à s'assumer et à vivre sans lui. Sans grand mal, d'ailleurs. Il n'était pas le genre de père très expressif et positif après tout, malgré tous ses efforts pour leur apporter un cadre de vie hors de la rue et du désespoir des orphelinats. Son esprit s'égara dans quelques souvenirs heureux au Manoir Wayne, tous ensemble, sous les bons soins d'Alfred, le pilier bien plus que lui. Mais aussi sur d'autres bien moins joyeux. Lorsqu'il avait quelques jours plus tôt entraperçu sur une caméra CCTV, le temps d'une seconde à peine, la silhouette de Red Hood lors d'une intervention contre un crime, il lui avait été impossible de ne pas repenser à ce corps d'adolescent qu'il avait tenu inerte dans ses bras des années auparavant, après son meurtre sanglant par le Joker.

Il avait cherché Dick, Damian, bien sûr, et Tim, et Barbara, et Cassandra, et tous les autres, pour certains sous les soins éternels du pilier de cette famille, à savoir Alfred. C'était la première chose qu'il avait fait en retrouvant la Terre et une fois à l'abri dans une planque à lui : vérifier que sa famille était saine et sauve. En effet, il était parti avec la task force lors de l'invasion de Brainiac, à la recherche de solutions, et tout avait dégénéré salement. Ils avaient pu repartir, mais sans lui, gravement blessé, au seuil de la mort et isolé sur la Terre-5, planète écorchée vive où la survie avait un défi de chaque minute surtout pour un humain comme lui dépourvu de ses ressources habituelles. Malmené, il avait manqué de mourir plus d'une fois, et plus encore, de perdre tout espoir de pouvoir rentrer un jour. Lorsqu'il avait finalement réussi, traquant les portails instables, apparaissant, disparaissant sans raison à cause des agissements lointains et erratiques de la Coalition, pour finalement en atteindre un viable, il n'avait aucune idée alors de la situation terrestre. Brainiac victorieux ou vaincu, l'humanité vivante ou morte. Un saut de la foi à travers un portail pour voir avec soulagement que la Terre était toujours là, défendue une fois de plus par ses plus grands héros, et alliés. Et amis. Combien de morts pour ce résultat positif ? Combien d'alliés tombés ? Y en avait-il de sa famille ? Soulagement de plus en apprenant que non.

Bruce chassa ce rebond de souvenirs, traumatisant entre deux visions de paradémons surgissant à sa poursuite en plein désert, en appuyant sur une touche du clavier. Zoom sur l'entrée d'un bâtiment de l'OTAN scannant les visages, identités, et autres détails utiles. Certaines choses ne changeaient jamais, et c'était tout à l'avantage de Bruce. Les alliances diplomatiques et militaires des grandes nations reposaient avant toute chose sur un fatras administratif et protocolaire qui impliquaient par nature un certain nombre de failles à mesure que l'infrastructure se développait, grossissait, se complexifiait. Sécuriser les systèmes de l'ONU, de l'OTAN, d'ARGUS, des task forces internationales, avec les passerelles internes entre différents services, tenait de l'impossible. Aucun système n'était infaillible et Bruce en avait une longue expérience. Même la Batcave avait subi bien des assauts durant sa longue carrière de justicier masqué, à savoir des décennies aujourd'hui.

Le justicier était mort aux yeux du monde. Il était dépourvu de tout ce qui faisait sa fortune autrefois, et des moyens principaux qui allaient avec, tenus désormais par le Conseil d'Administration pour la finance, et Lucius Fox pour la mise à l'abri des activités "annexes" de Wayne Enterprises en matière de R&D. Heureusement, sa paranoïa oeuvrait comme une couverture de sûreté durant une froide nuit d'hiver, toujours là pour le sauver préventivement. Des décennies à bâtir des strates de planques, de sociétés fictives, et autres fourberies, pour pouvoir rebondir en cas de grave problème. Il n'avait plus accès à ses propres satellites, ou du moins, refusait de s'y connecter pour éviter d'apparaître sur les serveurs de hacking et de surveillance d'Oracle et de la batfamily en général. Alors il passait par des biais détournés. Quand on voulait surveiller un pays, rien ne servait de l'espionner uniquement frontalement, non. Il suffisait d'espionner ses voisins, qui par défaut, espionnaient ce pays naturellement pour des raisons sécuritaires et diplomatiques. Pirater les serveurs de l'OTAN, d'ARGUS, et des groupes internationaux, pour accéder par rebonds aux serveurs militaires, et donc aux satellites des autres, était tout aussi efficace que de tenter de pirater sa propre compagnie, clairement sous surveillance depuis les révélations du Peuple, et par la Batfam elle-même évidemment. Utiliser les portes dérobées et dormantes mises de longue date dans des serveurs stratégiques aux quatre coins du monde était une énième preuve de l'utilité de sa haute paranoïa préventive.

Un bip sonore retentit. Bruce recula sa chaise et rejoignit un autre écran sur une table derrière lui. Tout était sommaire dans cette planque du coeur de Bruxelles, dans le quartier de Haren où se situait le siège de l'OTAN. Sa planque vétuste mais hautement sécurisée et anonymisée se fondait dans le décor urbain, tout comme le personnage temporaire qu'il s'était forgé dans cette ville. Nigel, le barman irlandais du pub du bout de la rue, pas loin du siège en question. Pub tamisé, obscur, populaire, dans la pure tradition du pays des leprechauns. Crâne quasi rasé, tee-shirt, sweat à capuche, veste en cuir sombre par-dessus, faux tatouages, casquette en arrière, gueule d'homme forgé dans les bas fonds de Dublin émigré sur le vieux continent, le maître de la furtivité en pleine foule n'avait pas perdu la main. Tout était une question d'attitude, plus que d'apparence physique. On ne cherchait pas Bruce Wayne sans costard hors de prix, sans sourire étincelant, sans élégance, ou depuis peu sans oreilles pointues et cape noire, dans un pub bruxellois à nettoyer les chiottes et les tables dans un vieux jeans Levi's, pas plus qu'on ne l'avait cherché comme professeur remplaçant barbant au Brésil, ni sur un cargo à jouer les marins barbus et bourrus violents qui ne donnait pas envie d'engager la conversation sans risquer un grognement, un regard noir entre la barbe hirsute et le bonnet sur les arcades, avertissement avant une patate dans la tronche. De multiples apparences, mais surtout de multiples jeux d'acteurs, pourtant à la vue de tous. Si Clark Kent avait réussi à duper son monde avec des lunettes et des bouclettes, imaginez Bruce Wayne le perfectionniste dans cet exercice. Imparable. Surtout "mort".

Le bip sonore signalait la fin de l'analyse. Peu de choses probantes sur cet élément ramené de la Terre-5, hormis la même signature énergétique que celle de cette étrange Coalition. C'était donc directement, ou indirectement, grâce à eux et leur technologie, que le justicier était parvenu à fuir cet enfer planétaire lointain pour retrouver sa Terre natale en passant un portail instable, mais salvateur. Ses appareils ici n'étaient pas assez perfectionnés pour mener de telles analyses sur des objets aliens et dimensionnels, ils étaient avant tout destinés à de l'analyse criminelle un peu plus classique. Bruce grogna. Il s'en était douté. Il allait devoir retrouver Gotham et du matériel un peu plus sophistiqué, et surtout la base de données de sa Batcave en local, ne pouvant là encore risquer une connexion à distance sans craindre d'apparaître sur les efficaces radars d'Oracle et de sa famille.

Nouveau bip. Retour aux écrans d'avant. Nouveau kidnapping capturé de manière floue sur les caméras de surveillance d'une rue, via le réseau du FBI et des polices locales. Encore un méta-humain victime de ces rafles insaisissables. Metropolis. Gotham. Central City. Divers bleds paumés. Ces kidnappings se produisaient de plus en plus souvent et de plus en plus partout. Bruce se figea devant son écran, son poing se crispa sur son accoudoir et ses dents dévissèrent sur sa fausse friandise. L'impuissance de voir ça en direct à des milliers de kilomètres était déjà difficile à encaisser, mais ce fut pire lorsqu'il vit que le kidnapping dérapa. Le méta-humain se débattit, réussit à fuir... sur quelques mètres, avant d'être abattu dans le dos dans la panique de ses ravisseurs cagoulés. La vidéo était de mauvaise qualité mais le bras tendu et l'arme étaient comme rendus nets par les flashbacks qui submergèrent l'ancien milliardaire. L'opéra. La ruelle. Les bijoux arrachés. Le coup de feu. Le sang. Le silence.

Le couteau trancha l'air, alla se figer dans la cible à l'autre bout de la planque. Puis un second. Un troisième. Et ainsi de suite jusqu'à ne plus en avoir à portée de main. Rapides, brutaux, précis dans la fureur qui les avait lancés sans prévenir. Pas de batarangs, pour rester anonymes. Dans la foulée, Bruce se leva et jeta sa chaise contre le mur brutalement. Rester mort, dans l'ombre, pour se renseigner, pour reprendre des coups d'avance, avait son prix à payer : celui de devoir rester impuissant face à certaines choses qui se passaient sous ses yeux. Ses sorties nocturnes pour visiter les bureaux de l'OTAN depuis quelques jours, se devaient d'être plus furtives que jamais. Costume commando léger, presque semblable à ceux de la Ligue des Assassins, noir de la tête au pieds, et vu de personne, évitant tout combat. En revanche, ses sorties nocturnes pour combattre des crimes locaux et assouvir son besoin de violence justicière, baignaient dans l'utilisation d'armes qui ne ressemblaient ainsi en rien à Batman, mais plutôt à un mercenaire agressif, un ninja mêlé de militaire, usant d'artifices pour faire croire à certains pouvoirs méta-humains et fausser davantage toute reconnaissance, tout doute potentiel. Un méta-humain agressif protégeant les siens - et pas que - était un poisson dans l'océan en ces temps troublés.

L'ancien playboy fit quelques pas pour se calmer, frotta son crâne presque rasé, mais son regard noir ne cessa de revenir vers l'écran qui montrait le corps du méta-humain dans la rue, rejoint par une voiture de police attirée par les bruits de tirs. Trop tard. Il finit par rejoindre le mur pour décrocher un à un les couteaux plantés. Ils avaient tous atteint leurs cibles à tour de rôle. Chaque couteau entre les deux yeux de chaque membre de la Coalition, sur des photos affichées en vrac sur tout le mur en question via les screenshots des caméras et autres dossiers des autorités mondiales qu'il avait récupérés. Des questionnements, des dossiers, des annotations, l'éternel mur de l'enquêteur était encore plein de questions sans réponse sur ces nouveau arrivants mystérieux. Il décrocha la dernière lame de la tête du dénommé Ozymandias, grognant sous la douleur encore vivace de son épaule meurtrie par ses mois de survie sur la Terre-5, et resta face au mur à fixer l'intru spatial en silence.

Qui était-il ? Qui étaient-ils tous ? Etaient-ils qui ils prétendaient être ? Qui était ce Hibou, ce Batman du futur ? Par divers stratagèmes, Bruce avait accumulé à peu près tout ce que l'humanité avait appris de ces intrus dimensionnels, et recoupé les informations encore lacunaires. Sans ses moyens habituels, il était un peu plus aveugle que d'ordinaire et il n'aimait pas ça du tout. Ses pupilles noires vissées sur cette photo du leader soi-disant super-intelligent en témoignaient. Un rival stratège à sa hauteur, peut-être, si ce prétendu allié se révélait ne pas en être un. Comme toujours Bruce n'accordait aucune confiance facilement, et il considérait dès lors la Coalition comme une potentielle menace bien avant d'envisager leur pleine volonté d'aider et de sauver leur planète. D'autant plus qu'à ses yeux, l'un d'empêchait pas l'autre. Il en avait combattu des sauveurs venus les aider seulement pour pouvoir ensuite asservir la planète rescapée selon leurs ambitions. Et un surnom tel qu'Ozymandias, ça sentait le mégalo intellectuellement supérieur à la Lex Luthor à des kilomètres à la ronde à ses yeux.

Mais il ne frapperait pas sans preuves, dans un sens positif de leur bonne foi, ou négatif de leur trahison à venir. De plus, la menace de l'Anti-Monitor devait être gérée avant de les gérer eux. Il devait juste s'assurer qu'ils ne travaillaient pas pour cette entité cosmique destructrice. Peut-être avaient-ils négocié leur survie contre la soumission préventivement des Terre qu'ils visitaient. Bruce était du genre à envisager le pire sous toutes ses coutures, c'était son rôle, sa force comme sa faiblesse, selon les cas.

Son regard bifurqua sur le mur d'à côté. Autres enquêtes, pour une enquête globale : celle des kidnappings de méta-humains. Là, au contraire, les informations fusaient de partout tant les cas de disparitions se multipliaient, comme le montrait la carte géante épinglée de partout pour répertorier les signalements. Autre type de menace, plus subtile : sociale, humaine. La colère, la peur, la rage, la vengeance. Il connaissait bien. Il savait ce à quoi cela pouvait mener dans les pires heures de chaque conscience poussée à bout par les épreuves de la vie. Le Peuple était-il derrière cela ? Ou était-il un bouc émissaire tout trouvé pour un autre commanditaire ? C'était ce que le plus célèbre détective du monde comptait savoir, en plus des réelles ambitions de la Coalition, de leurs forces et surtout de leurs faiblesses. En plus de surveiller ses ennemis éternels de Gotham et d'ailleurs. Bref, en plus de surveiller, comme toujours, le monde dans son ensemble. Ce monde qu'il traitait, depuis ses huit ans, comme un seul être indigne de confiance, fourbe, agissant parfois avec raison cohérente et humaine, et parfois juste pour le chaos : ce visage flou, changeant, ces mille visages à vrai dire, d'autant de criminels connus et inconnus, qui pointaient l'arme sur lui et ses parents, un soir d'opéra.

Encore une heure à tuer avant de prendre ses heures au pub du coin. Bruce sauta, saisit la barre de traction, et fit son sport tout en gardant un oeil partiel sur les écrans et évolutions du monde à sa portée toute aussi partielle, à défaut d'avoir tous ses moyens high-tech au maximum comme autrefois. Il avait mis des jours à se remettre physiquement de ses mois de survie sur la Terre-5, et en avait encore bien des séquelles. Mais sa détermination hargneuse naturelle, et les nouvelles menaces qui s'enchainaient, lui interdisaient de se reposer sur ses lauriers de survivant inespéré. Son cerveau poursuivait ses réflexions, comme toujours. Jamais une seconde d'inactivité physique ou intellectuelle pour le Chevalier Noir. Comprendre, décortiquer, déduire, prévoir, agir. Demain, il devrait changer de planque, d'identité, une fois les derniers bureaux visités et espionnés. Ne jamais rester au même endroit sous la même apparence, c'était la clef. Poursuivre ses investigations dans l'ombre, à l'insu de tous, pour avancer sans obstacles frontaux, c'était l'autre clef. Comme toujours, il surgirait lorsqu'il le jugerait nécessaire. Sûrement dans le dos de quelqu'un de cardiaque, pour le côté joueur et cynique qui animait le reste d'enfant qui sommeillait en lui. Un enfant autrefois généreux, gentil, innocent, devenu quelque peu cruel, qu'il l'accepte ou non.

Le prix de la survie et de la domination sur quiconque se dressait contre lui et la Justice qu'il avait décidé d'incarner. Une Justice implacable et impitoyable qui allait sous peu revenir à Gotham City, cette ville qui avait enchaîné sa cheville et l'y ramenait inlassablement, même depuis les tréfonds de l'univers.

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