À chaque fois que Jasper vient lui rendre visite, Evelyn sait qu'elle aura neuf chance sur dix de trouver un studio de danse vide le lendemain. Presque personne à Star City ne veut se risquer à laisser son enfant fréquenter la fille d'un parrain de la mafia, peu importe qu'elle ait pris ses distances avec son père et lui ait dit d'aller au Diable. Rares sont les parents à lui accorder leur confiance, ou au moins le bénéfice du doute. Evelyn fait tout son possible pour ne pas être associée à Jasper, mais quoi qu'elle fasse, pour certaines personne ce ne sera jamais assez. Avoir affiché Evelyn Chase sur la porte d'entrée du studio plutôt qu'Evelyn Fawkes n'a pas changé grand chose, personne n'ignore qui elle est. Comment l'ignorer ? Pendant des semaines, elle a été traquée par les journalistes et les photographes, harcelée par des citoyens furieux et surveillée par la police au cas où on chercherait à la tuer ou si elle avait été assez stupide pour leur dissimuler des informations. Elle avait perdu son anonymat en devenant une danseuse reconnue mondialement, mais ce n'était pas la même chose. À présent elle n'est plus Evelyn, une personne à part entière, elle n'est plus que la fille du controversé Jasper Fawkes. Comment pourrait-elle ne pas le haïr, elle aussi ? Tout ce qui lui est arrivé de terrible est arrivé par sa faute, ce n'était ni le hasard, ni une suite de tristes coïncidences. Et encore une fois, elle est confronté aux conséquences de ses mensonges et de ses crimes. Il n'y a qu'une jeune mère célibataire pour oser lui amener sa fille, bravant les rumeurs et les jugements hâtifs. Evelyn apprécie la confiance qu'elle lui porte, mais ne peut pas blâmer les autres. À leur place elle aurait peut-être agi de la même façon. Après tout, combien d'innocents sont morts, victimes collatérales d'une guerre entre gangs rivaux ? À chaque fois qu'elle songe aux chiffres exposés durant le procès de son père, elle en est malade. Il faut vraiment ne pas avoir d'âme pour détruire tant de vies simplement pour amasser de l'argent. Il faut être un monstre. Evelyn n'est pas moins victime de Jasper que tous les autres, mais son statut est beaucoup plus difficile à faire reconnaître. Elle est sa fille, coupable par défaut aux yeux du monde.
Evelyn aide la petite Esperanza à apprendre quelques nouveaux pas de danse pendant presque deux heures, elle lui accorde toute son attention. L'enfant prend plaisir à danser, le temps d'un après-midi elle oublie les tracas d'un quotidien difficile. Evelyn sait que sa mère a eu quelques ennuis avec la justice à cause de dettes impayées, et que son père fait partie d'un gang, mais elle ignore lequel. Une enfance bercée par la violence, une innocence bafouée. Ces cours de danse, ce n'est pas grand chose, mais Evelyn espère que cela lui permet de s'évader un peu, deux ou trois fois par semaine. Ce n'est pas facile de se faire accepter dans une communauté qui estime qu'elle n'a rien à voir avec eux, mais Evelyn fait de son mieux pour aider, comme si elle cherchait à corriger les méfaits de son père. Non, pas comme si, c'est exactement ce qu'elle essaie de faire, en faisant attention à ne pas passer pour le cliché de la femme blanche issue d'un milieu privilégié qui vient endosser un rôle de sauveuse pour se donner bonne figure. C'est davantage un problème de conscience pour elle, puisqu'elle sait avoir bénéficié malgré elle du malheur de tous ces gens. L'argent qu'elle pensait être issu de commerces légaux était en réalité volé et tâché de sang, mais elle l'ignorait. Comment peut-elle avoir été aussi naïve, aussi aveugle ? Aujourd'hui encore, elle ne le comprend pas. Ou plutôt, elle a honte d'admettre que Jasper était son héros, qu'elle l'avait mis sur un piédestal et que par conséquence elle n'avait pas imaginé une seule seconde qu'il puisse faire partie de ces gens contre lesquels il avait fait mine de s'élever plus d'une fois. L'homme qu'elle pensait droit et intègre n'était en réalité qu'un hypocrite sans scrupules et elle, une idiote de première catégorie.
De nouveau seule dans la salle, Evelyn laisse la mélodie du Lac des Cygnes de Tchaïkovski lui faire oublier Jasper, elle le repousse dans un coin de son esprit pour l'ignorer jusqu'à ce que le souvenir de son existence s'impose de nouveau à elle via un article de presse ou une insulte crachée en pleine rue. Plongée dans les souvenirs de l'époque révolue où elle était heureuse, elle laisse la musique la porter. D'abord précautionneuse, elle fait attention à ses pas, mesure le moindre geste au cas où une douleur jusque là endormie déciderait de se réveiller brutalement. Puis elle se laisse envahir par une douce nostalgie dont elle ne mesure pas assez vite le danger. Elle est submergée par le besoin impérieux de danser, son corps bouge instinctivement, sans même qu'elle n'ait besoin de le guider, il se souvient. Les notes de musique s'enchaînent en même temps que les arabesques, les entrechats, les jetés et les pointes. Pendant un court instant, Evelyn a presque l'impression d'avoir retrouvé sa prestance d'antan. Mais l'illusion est de courte durée. Ce corps qui était autrefois son meilleur allié est devenu son pire ennemi. Quand elle s'élance pour tenter un saut royal, elle le regrette aussitôt. Même si elle anticipe la chute, inévitable, Evelyn ne parvient pas à se rattraper à temps, ni même à réduire les dommages. Elle serre les dents pour ne pas hurler, mais quand elle se réceptionne un cri aigu de douleur lui échappe. Sa cheville cède sous son poids, sa hanche craque et elle atterrit, lourdement, sur le parquet. La musique continue de jouer mais elle progresse sans Evelyn, comme pour la narguer. À moitié étendue au sol, elle n'ose plus bouger. Elle croit toujours avoir enfin fini par s'habituer à la douleur, mais chaque élancement est plus atroce que le précédent. La vérité, c'est qu'elle n'a jamais été complètement guérie, ses os risquent de casser encore une fois et ses muscles n'ont plus la même force. Quant aux séquelles psychologiques, Evelyn craint qu'elles ne soient tout simplement irréversibles.
Elle reste immobile, pétrifiée comme une statue de marbre sculptée dans une position volontairement dramatique, une main sur sa cheville et l'autre sur sa bouche pour étouffer les sanglots qu'elle sent monter dans le fond de sa gorge. Si Evelyn pleure, ce n'est pas à cause de la douleur, bien que cette dernière soit abominable. Les larmes qui roulent sur ses joues pâles sont dues à la frustration et à la colère. Elle est furieuse d'être victime d'une telle injustice, furieuse de ne pas être capable de maîtriser son propre corps. Sa petite escapade dans le passé lui vaudra plusieurs jours de maux divers et variés, un puissant cocktail de médicaments et peut-être même un énième séjour à l'hôpital. Encore une fois, Evelyn se sent idiote et impuissante. Elle sursaute quand elle entend la porte grincer légèrement et tourne la tête, prête incendier l'intrus qui assiste malgré lui à sa défaite cuisante contre elle-même. Elle se ravise quand elle réalise qu'il s'agit de Theodore, mais ne perd pas son mordant pour autant. « Si tu venais pour voir une représentation digne de ce nom, désolée de te décevoir mais l'étoile du ballet n'est pas au point. » Elle n'essaie pas de prétendre aller bien, ni même d'essuyer les larmes dont le sel a rougi ses joues. À quoi bon ? Ce n'est de toute façon pas comme si son état laissait le moindre doute. Elle prend une profonde inspiration pour tenter de se calmer, et enterre définitivement ce qu'il lui reste de dignité. « Je ne peux pas me relever toute seule, Theo. Je ne peux pas. » C'est humiliant. Mais certainement pas autant que si elle avait été seule et obligée de se traîner jusqu'à la barre de danse pour se relever à la seule force de ses bras – c'est à dire pas grand chose.
Chaque échec est plus douloureux que le précédent. Oh, pas physiquement, Evelyn est depuis longtemps habituée à avoir mal malgré l'intensité des élancements. La douleur physique est vouée à disparaître, le temps fait son œuvre, mais il n'a guère d'emprise sur les maux qui rongent son esprit. À chaque fois qu'elle tombe, Evelyn se demande à quoi bon continuer d'essayer. À quoi bon s'acharner à tenter l'impossible. Est-ce de l'entêtement ou de la bêtise ? Il ne s'agit plus d'apprendre à danser, elle n'est plus une adolescente déterminée à être la de toutes. Evelyn veut se prouver qu'elle est encore capable de surpasser toutes les autres, mais qu'est-ce donc sinon une lubie égocentrique ? Elle n'est même pas capable de se relever sans l'aide de Theodore, alors que peut-elle bien espérer accomplir ? Quand il la prend dans ses bras, elle a l'impression d'être de retour dans ce maudit centre de rééducation, où il lui avait fallu des mois pour réapprendre à marcher. D'après ses médecins, qu'elle soit de nouveau capable de danser était tout bonnement un miracle. Mais de tels encouragements n'ont que des effets néfastes sur Evelyn, qui a l'impression d'être ridiculisée par de tels compliments. Elle était la meilleure, mais elle n'est aujourd'hui plus capable d'enchaîner les figures sans être trahie par son propre corps. C'est tout juste si elle ose s'accrocher à Theodore, honteuse d'avoir dû lui demander de l'aide. Même si ce n'est pas la première fois, c'est toujours aussi humiliant pour elle. Si elle avait été un cheval souffrant d'une patte cassée, cela fait bien longtemps qu'on aurait mis un terme à son existence. Mais bien humaine, Evelyn doit continuer d'endurer la douleur, la peine et les humiliations.
Assise sur la chaise au fond de la salle de danse, elle soupire. Parfois, il lui arrive de se demander si les choses n'auraient pas été plus simples si elle s'était simplement retrouvée en fauteuil roulant, elle aurait eu à faire face à une situation définitive, et n'aurait pas tenté d'en avoir toujours plus. Elle a bien conscience que c'est horrible de penser une telle chose, que des tas de gens donneraient n'importe quoi pour retrouver le droit de tenir sur leurs deux jambes et de marcher. Elle est certainement très ingrate de vouloir plus que cela. Mais danser était toute sa vie, rien d'autre ne comptait. Être amputée de sa raison de vivre est pour elle une souffrance au delà de toutes les autres, mais elle ne s'attend pas à ce que quelqu'un d'autre qu'elle le comprenne. « Oh non, pitié, pas mon médecin... Non pas qu'il ne soit pas quelqu'un de très bien, mais je ne veux plus jamais le revoir. » En deux ans, Evelyn a vu bien trop d'hôpitaux, de centres de rééducations et de médecins à son goût. Alors naturellement, elle ne veut pas en entendre parler plus que nécessaire, et elle ne veut surtout pas se précipiter chez son praticien au moindre problème, à moins de vouloir y passer la plupart de son temps. Elle n'aura qu'à s'assommer de médicaments si les douleurs deviennent trop intenses, comme elle le fait à chaque fois. « Ne me regarde pas comme ça... Ne t'en fais pas, je ne vais pas mourir tout de suite. J'ai l'habitude. » L'habitude d'avoir mal et de s'auto-humilier. Evelyn aurait envoyé voir ailleurs toute autre personne que lui, ne souhaitant pas se donner en spectacle ou simplement être observée comme un animal malade. Avec le temps, Theodore est devenu la seule personne qu'elle tolère à ses côtés en de pareils moments. Peut-être est-ce uniquement parce qu'elle l'a lui-même vu dans un triste état et n'a donc pas à rougir du sien en sa présence. Evelyn ne l'avouera pas, mais ne pas avoir à rester fière et forte en toute circonstances face à lui est un soulagement. Baisser la garde, être en colère, triste ou frustrée, elle peut faire tout cela avec Theodore sans risquer d'être jugée pour ses émotions et son attitude.
« Beau ? Hmph. Je vais faire semblant de te croire sur parole. » C'est uniquement parce qu'il lui demande de lui épargner son éternel cynisme qu'elle ne dit rien. Ce qui est beau pour lui est un énième échec pour elle. « Tu sais, avant mon accident... » Son accident. Evelyn refuse toujours d'appeler cet événement tel qu'il est vraiment, autrement dit une tentative de meurtre. « Avant mon accident, j'avais obtenu le premier rôle dans le Roméo et Juliette de Prokofiev. J'attendais de pouvoir danser ce ballet depuis des années... Je donnerais n'importe quoi pour être encore capable de le faire. Rien qu'une fois, après je me contenterais du reste... Rien qu'une fois. » Elle soupire en passant une main dans ses cheveux. Elle n'était pas allée voir la représentation de sa troupe, malgré l'invitation qu'elle avait reçue. Voir cette prétendue amie qui s'était jetée sur l'opportunité de reprendre son rôle avant même de venir la voir à l'hôpital lui avait brisé le cœur, et la voir sur scène n'aurait fait que renforcer sa colère et sa tristesse. Trahie et blessée, Evelyn avait alors préféré rejeter tous ceux qui avaient voulu l'aider. Incapable de faire confiance à qui que ce soignant, craignant que tous aient de lourds secrets comme son père et ne finissent par lui faire du mal. Elle avait un temps fou à laisser Theodore l'approcher, comme un animal blessé qui ne saurait pas faire la différence entre un chasseur et un soigneur. « Est-ce que tu voudrais bien me raccompagner chez moi, s'il te plaît ? Je ne suis pas certaine de pouvoir conduire. » Et elle n'a pas non plus envie de rester seule, mais c'est le genre de détail qu'elle préfère continuer à omettre pour le moment.
Evelyn ne l'admettra pas de si tôt, trop fière et indépendante, mais c'est rassurant d'avoir quelqu'un sur qui compter à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Le soutien de Theodore est important, elle ne s'attendait pas à rencontrer quelqu'un qui aurait à ce point foi à elle ; quitte à la secouer parfois. Mais c'est exactement ce dont elle a besoin, être encouragée à chaque fois qu'elle se sent sur le point de baisser les bras. Theodore est le seul qu'elle ne se soit pas acharnée à repousser – à moins qu'il ne soit le seul à ne pas s'être laissé faire ? Quand elle tombe, il la relève. Quand elle pense être faible, il lui assure qu'elle ne l'est pas. Sans son soutien, Evelyn serait probablement tombé encore plus bas, elle aurait sombré dans une dépression qui lui aurait peut-être été fatale. « Je n'ai pas renoncé à mes rêves, Theo. On me les a arrachés. Je ne suis pas pessimiste, je suis simplement réaliste. » Dans son cas, Evelyn est persuadée qu'un excès d'espoir et d'optimisme lui ferait plus de mal que de bien. Elle donnerait presque n'importe quoi pour retrouver sa vie d'avant, mais elle sait pertinemment que cela n'arrivera pas. Se donner des objectifs inatteignables n'aidera pas son cas, les médecins le lui ont assez répété pour qu'elle finisse par le comprendre. Parvenir à se relever seule après chaque chute, c'est un but déjà plus raisonnable et réalisable. Encore et toujours, elle doit repousser les limites de son corps meurtri pour reprendre le contrôle de son existence. Jour après jour, pas à pas. Et surtout, petit à petit. La lenteur de ses progrès la frustrent, mais Evelyn sait malgré tout qu'elle revient de lui. Elle aurait pu mourir ou avoir le dos brisé par sa chute, finir entre quatre planches ou en fauteuil roulant. Un étrange frisson la traverse quand Theodore caresse son genou avant de l'aider à se remettre debout encore une fois, et elle met cela sur le compte de la fatigue malgré le rouge qui colore ses joues.
Dans la rue, elle serre les dents à chaque pas pour ne pas laisser la douleur déformer les traits de son visage. Dépitée, elle se voit déjà être obligée d'avaler une montagne de médicaments pour lutter contre le mal qui la ronge et parvenir à fermer l'œil. Comme prévu, elle laisse Theodore conduire, incapable de prendre le volant après cette chute si violente – aussi bien pour son corps que pour son ego. Ils quittent les Glades pour rejoindre les beaux quartiers de la ville, aux alentours d'Orchid Bay. Après son accident, Evelyn avait été obligée de déménager, les escaliers de sa maison étaient devenus un obstacle quasi insurmontable. Et surtout, elle n'avait pas voulu revivre le même cauchemar tous les jours. Arrivée au pied de son immeuble, Evelyn fouille dans son sac d'une main pour trouver les clés de son appartement et de l'autre elle déverrouille la porte du hall d'entrée en tapant les bons chiffres sur le digicode. Elle est distraite, si bien que la proposition de Theodore la surprend plus qu'elle n'aurait dû. Pendant quelques secondes, elle le regarde d'un drôle d'air. C'est inattendu et... inespéré. « Non, reste. Reste. Je n'ai pas très envie de rester seule. » Embarrassée par cet aveu, Evelyn lève la tête et désigne le ciel de plus en plus noir. « Et puis, il va certainement pleuvoir. Je m'en voudrais si tu finissais trempé jusqu'aux os par ma faute. » Elle sourit, puis s'engouffre dans l'immeuble avant de changer de couleur. Evelyn n'étant absolument pas capable de monter les escaliers sur plusieurs étages, ils prennent l'ascenseur et le trajet lui paraît durer une éternité. Quand elle ouvre enfin la porte de son appartement, ils sont accueillis par ses deux énormes chiens, Daisy et Milo. Le berger allemand et le pitbull sont surexcités, mais ils auraient grogné sur n'importe quel autre homme que Theodore. À force de le voir avec leur maîtresse, ils avaient fini par comprendre qu'il ne lui voulait pas le moindre mal, bien au contraire.
Dans l'immense salon, plusieurs tableaux sont accrochés aux murs, des Monet et des Van Gogh. Enfin, presque. « Ne t'en fais pas, mon père n'a pas dévalisé les musées new-yorkais... Ce sont des reproductions, évidemment. C'est ma mère qui les a peintes... Elle adorait la peinture, elle était tellement douée... » Evelyn secoue la tête. Elle n'a pas envie de songer à la disparition de sa mère maintenant. Elle est déjà assez déprimée et déprimante comme cela, elle ne veut pas accabler Theodore davantage et risquer de passer pour une femme qui ne fait que geindre et se plaindre. « Je comptais commander quelque chose au restaurant chinois en bas de la rue, ça te tente ? » D'ordinaire adepte d'un régime alimentaire strict, Evelyn n'a cette fois pas envie de se fatiguer à faire attention aux calories de son repas. La seule chose dont elle ait envie, c'est de profiter un peu de la soirée. En compagnie de Theodore, ni plus ni moins. « Je t'offrirais bien un verre, mais... Je me suis débarrassée de toutes mes bouteilles d'alcool quand je suis sortie de l'hôpital. Crois-le ou non, mais quand je suis ivre je suis encore plus triste que d'habitude. » Elle rit doucement, pour la première fois depuis... ? Elle ne s'en souvient même pas. « Mais j'ai du café et plus de thés différents que la Reine d'Angleterre, si tu veux. » Il est encore un peu tôt pour dîner, Evelyn a également pris l'habitude de manger tard et elle suppose que c'est la même chose pour Theodore, qui mène une vie encore plus chaotique que la sienne. « Je t'en prie, fais comme chez toi. Et ne laisse pas Daisy et Milo te convaincre de leur donner une friandise ! Mon petit voisin s'occupe d'eux en journée, je crois qu'il les nourrit presque exclusivement de cookies pour chiens. » Comme pour protester, le pitbull jappe avant d'aller se coucher sur son coussin avec un air boudeur. Evelyn disparaît dans la cuisine quelques secondes pour mettre l'eau à chauffer, et revient avec le menu du restaurant qu'elle tend à Theodore. « Est-ce que... Ce n'est pas gênant, pour toi, de rester avec moi ce soir ? Je veux dire... Il y a toujours des gens à sauver, à Star City ou ailleurs... Je sais bien que tu n'es pas le seul héros en ville, mais... » Evelyn se souvient avoir attendu des heures dans le froid, le corps presque entièrement brisé, que quelqu'un vienne la sauver. Elle avait perdu connaissance sans savoir qui l'avait retrouvée mourante dans cette ruelle. « Je m'en voudrais si... Je ne sais pas. » Si quelqu'un perdait la vie parce que Theodore n'était pas là, parce qu'il serait restée avec elle au lieu de faire ce qu'il sait faire de mieux, sauver des gens.
Question stupide, réponse stupide. Il y a toujours quelqu'un à sauver quelque part, à Star City comme partout ailleurs. Et personne ne peut être partout en même temps. Le pays – à moins qu'il ne s'agisse plus généralement du monde entier – est un champ de bataille où les combats ne cessent jamais. Plusieurs camps s'affrontent, les coupables comme les innocents meurent, les dommages collatéraux sont inévitables comme dans n'importe quelle autre guerre. Mais cela n'empêche pas Evelyn de se demander si Theodore ne regrettera pas sa décision le lendemain matin. Si elle ne se sentira pas terriblement coupable si quelque chose d'horrible arrive cette nuit, et qu'il était avec elle plutôt que dans les rues. Même si ces pensées n'ont pas lieu d'être, elles n'en restent pas moins rationnelles et en parfaite adéquation avec sa triste expérience. « Tu as raison, je le sais bien... C'est juste que... » Evelyn secoue doucement la tête. « Je me revois dans cette rue, à attendre désespérément que quelqu'un vienne me sauver... Je sais que tu ne peux pas être partout et encore moins à chaque heure du jour et de la nuit, et les autres non plus d'ailleurs... Mais je me revois dans cette rue... » Elle secoue la tête une fois de plus, en prenant une profonde inspiration. Elle ne veut pas que son agression devienne – encore – leur sujet de conversation principal. Même si désespère de savoir un jour comment elle s'est retrouvée à l'hôpital alors qu'elle aurait dû rendre son dernier souffle sur le bitume glacé, pour une fois Evelyn ne veut pas consacrer toutes ses pensées à cette funeste nuit. Elle se sent rougir quand Theodore lui dit vouloir être là pour elle, et elle n'ose pas relever les yeux avant d'être certaine de ne plus ressembler à un coquelicot.
Un fin sourire étirant ses lèvres, Evelyn reprend le menu du restaurant et promène son regard sur les plats proposés. Mais avant qu'elle n'ait eu le temps de faire son choix, Theodore lui pose une question qui la laisse pour le moins... interloquée. « Si je... quoi ? » Le sous-entendu de la question est de toute évidence involontaire mais c'est trop tard, le malaise s'est précipité dans la brèche et les tentatives de récupération du justicier sont louables mais peu efficaces. Les yeux légèrement écarquillées et les joues de nouveau bien roses, Evelyn reste muette – elle craint d'empirer la situation en disant quelque chose de stupide. Elle ouvre la bouche quand Theodore se sert de l'excuse du thé pour prendre temporairement la fuite, mais la ferme aussitôt qu'elle réalise n'avoir rien d'intelligent à dire. Sous le regard curieux de ses deux chiens, Evelyn se laisse retomber sur le canapé du salon en soupirant. La situation a beau être franchement embarrassante, elle ne peut pas s'empêcher de sourire. Elle a même envie de rire, et elle est incapable de se souvenir de la dernière fois où elle s'est sentie ainsi. Légère, avec l'impression que peut-être, tout n'est pas aussi horrible qu'elle le pensait. Evelyn le sait, elle a complètement perdu l'habitude des relations humaines, elle est devenue presque sauvage et asociale. Faire confiance à autrui est une épreuve quasi insurmontable, Theodore est l'exception qui ne fait que confirmer la règle. Et encore, il lui arrive toujours d'être désagréable avec lui, pour un peu qu'elle soit abrutie par la douleur physique et aveuglée par les séquelles psychologiques de son accident.
Se sachant encore empourprée, elle prend la tasse de thé que le jeune homme lui tend en évitant soigneusement de croiser son regard. « Ne t'en fais pas, je sais très bien ce que tu voulais dire. » Elle boit quelques gorgées de thé, comme pour chasser la timidité. « Pour te répondre, non, je n'ai pas pour habitude de recueillir chez moi les super-héros en cas d'orage. » En relevant finalement la tête, elle sourit. « Ni qui que ce soit d'autre, d'ailleurs. Pour être tout à fait honnête, je n'ai plus invité personne ici depuis des années. » Inutile d'en préciser la raison, elle est évidente. « Je n'ai jamais été très douée avec les gens, mais depuis que je suis devenue irascible, c'est encore plus compliqué... » Elle hausse les épaules, mais sa désinvolture est feinte. À vrai dire, son assurance lui manque. Avant, elle était capable de s'adresser à n'importe qui avec un aplomb phénoménal, rien n'aurait su la troubler. Elle était fière, sûre d'elle, peut-être même un peu arrogante. « Je n'ai plus invité personne pour ça depuis bien longtemps. » Cette fois, le sous-entendu n'est pas accidentel. Ils sont adultes, après tout, alors pourquoi ne pas jouer la carte de l'honnêteté jusqu'au bout ? Evelyn prend une profonde inspiration et pose sa tasse sur la table basse devant eux. « Je ferais sans doute mieux de passer notre commande, avant qu'ils n'en aient trop. » Plusieurs secondes s'écoulent avant qu'elle ne fasse le moindre mouvement. Et puis, comme si une force surnaturelle s'était emparée de son corps pour le contrôler, au lieu de se lever et d'aller chercher son téléphone elle se penche et dépose un baiser sur la joue de Theodore. « Merci d'être là pour moi. Beaucoup auraient abandonné et m'auraient laissée me complaire dans mon malheur. »