Magic is in the air ๑ Zee

Magic is in the air

Leggings de sport noir, baskets ergonomiques, débardeur en maille noir et petit k-way de sport mauve : Zee faisait du footing. Les écouteurs enfoncés dans ses oreilles diffusaient Gravedigger à fond et lui donnaient envie de partir à l’assaut d’elle ne savait quelle colline écossaise pour bouter le roi d’Angleterre hors des frontières. Ses cheveux attachés en queue-de-cheval battaient sa nuque à chaque foulée et elle regardait droit devant elle, au loin. La veille au soir, elle avait donné un spectacle au Kennedy Center de Washington, et elle avait fini dans un bar huppé de la ville à gober des tequilas avec des gens de la haute qu’elle ne connaissait pas, à sourire et à répondre à toutes les questions. Elle se souvenait d’être vaguement revenue jusqu’à sa chambre d’hôtel cinq étoiles, d’avoir failli se noyer en s’endormant dans son bain et de s’être réveillée à midi avec l’impression d’être passée à la machine. Rien que de bien normal, donc. Et rien de mieux pour se remettre de ce genre de soirée que de boire un thermos de café et d’aller courir un peu. Aussi importante que soit la magie pour elle, elle avait toujours fait attention à sa forme physique, justement parce que c’était là sa faiblesse. Si elle n’avait eu dans sa vie que les spectacles, ça n’aurait pas été bien grave, mais comme elle avait décidé un jour de lutter contre le mal, ou quelque chose comme ça… Et qu’un simple coup de poing dans la figure pouvait avoir raison d’elle… Son père lui avait toujours répété de ne jamais compter que sur la magie et depuis qu’elle était adolescente elle faisait du sport régulièrement, ainsi que de la boxe et du taekwondo. Il faisait beau et frais, des tas de gens se baladaient dans le parc et elle se sentit bientôt revivre. On avait trop tendance à oublier qu’il y avait une vie normale au-delà du chaos ambiant – enfin, une vie normale pour les autres. Les familles. Les amoureux. Les autres joggeurs. Zee aimait bien les gens, et elle aimait bien être là, présentement, à longer un petit lac, passer sous un petit pont, ressortir dans une autre partie du parc…

Elle s’arrêta à côté d’un banc pour faire une pause et quelques étirements, offrant son visage au soleil. Restant plantée là tout simplement, à laisser sa respiration retrouver son cours normal. Quelqu’un tira sur sa manche. Zee baissa les yeux sur une minuscule petite fille qui la regardait de ses grands yeux et lui demandait quelque chose. Zee coupa sa musique et ôta ses écouteurs à temps pour l’entendre lui demander où était sa nounou. Son regard balaya le parc, mais il n’y avait personne à l’horizon, ici. Ce que ne manqua pas de remarquer la fillette, et cela semblait d’ailleurs l’intriguer. Les enfants portaient leur attention sur des choses étranges, des fois, mais Zee sourit avec tendresse. Elle s’accroupit pour être à sa hauteur. Elle était adorable avec son petit bonnet rose et ses joues arrondies par l’enfance. Lui demander directement si elle était perdue ? Le mot était un peu effrayant, non ? « Il n’y a personne parce qu’on est dans la partie cachée du parc. Celle pour les lutins et les fées. » Tout en parlant, elle guettait l’arrivée imminente d’un silhouette affolée d’avoir perdu l’enfant sur lequel elle était censée veiller, mais non, rien. Zee pouvait toujours embarquer la fillette à la recherche du premier gardien ou policier venu, mais ça irait forcément à l’encontre de ce que ses parents avaient dû lui dire au sujet des inconnus qui demandaient aux enfants de les suivre. Alors elle alla s’asseoir sur le banc et tapota le bois à côté d’elle pour lui proposer de la rejoindre. « Ils vont aller souffler dans l’oreille de ta nounou que tu es là et elle va venir bientôt. On va l’attendre ensemble, tu veux bien ? Je m’appelle Zatanna, mais comme c’est un prénom bizarre, tu peux m’appeler Zee, c’est comme tu veux. » Ce qui était bizarre aussi, en toute objectivité, mais bref.

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Zee regarda la petite grimper sur le banc à côté d’elle, prête à la rattraper en cas de glissade intempestive. Une fois cela fait, elle se retrouva posée avec les jambes tendues toutes droites sur le bois, dépassant à peine dans le vide, et ce simple détail fit sourire la magicienne. Elle l’avait vue fouiller les environs à la recherche de lutins et de fées et s’était demandé si elle devait tout de suite rétablir la vérité, mais quel mal y avait-il à faire rêver un enfant ? Ce n’est pas parce qu’elle croyait aux fées que la fillette grandirait de travers… D’autant plus que les fées et les lutins existaient vraiment, donc bon. Ils ne se baladaient juste pas dans les parcs au milieu des villes, en tout cas elle n’en avait pas vus ici, à Washington – elle avait cependant repéré un très vieux troll sous un pont tout tagué qui abritait aussi pas mal de sans-abri, ce qui l’avait étonnée, vu que les trolls n’étaient d’ordinaire pas partageur. Amusée, Zee se contenta de poser un doigt sur ses lèvres quand Sasha lui demanda si elle-même était une fée. C’étaient les cinq minutes les plus agréables de sa vie depuis un bon moment. « Ils sont gentils, mais des fois ils sont de mauvaise humeur. Ils sont très sensibles, ils n’aiment pas que l’on se moque d’eux et ils adorent le lait et les biscuits. » Il y en avait aussi qui étaient des monstres, mais à quoi bon entrer dans ce genre de détails ? Le folklore, qui comme toujours avait un fond de vérité, était bien plus amusant, pour toutes les deux, qui plus est.

Elle posa de nouveau les yeux sur les alentours, au cas où quelqu’un apparaîtrait, et hocha la tête à la question de l’enfant. « Bien sûr. Tu les connais déjà. Il y a des oiseaux, des canards, des chats, des souris. Mais ce que tu ne sais peut-être pas c’est qu’ils parlent tout comme nous. » Elle tendit la main et aussitôt un petit oiseau vint s’y poser – une illusion, vu que Zee n’était pas vraiment une princesse Disney. Le moineau sifflota doucement et au gré de la brise, quelques mots flûtés semblèrent se former dans l’air : « Bonjour, Sasha. » Puis l’oiseau s’envola aussitôt et disparut dans le ciel. Zee regarda son illusion s’effacer avant de baisser les yeux sur l’enfant. De nouveau, elle prit le ton de la conspiration. « Tu crois que ça aussi, tu pourras le garder secret ? Les animaux sont très timides, ils préfèrent que les hommes ne sachent pas qu’ils peuvent parler. Mais si tu leur parles, toi, souviens-toi toujours qu’ils peuvent te comprendre. » C’étaient les confesseurs parfaits, après tout. Même s’ils ne comprenaient rien – et encore, une fois de plus, Zee avait croisé bon nombre d’animaux dotés de la parole, et d’une grande intelligence. Le problème, c’était juste que leur conversation n’aurait pas du tout été convenable pour une enfant de cet âge.

Trouvant que le fond de l’air, maintenant qu’elle ne bougeait plus, se rafraîchissait, elle souffla une formule, jouant avec les molécules de l’air jusqu’à le réchauffer un peu, formant un léger halo, quasi invisible, autour de leur banc. « Tu n’as pas peur, hein Sasha ? Tout va bien, et ta nounou va vite venir te retrouver. Elle doit être inquiète pour toi. » Et que dire de ses parents ? Si c’était pour vivre ce moment horrible, perdre son enfant dans un parc, Zee ne voulait d’autant pas tenter sa chance. Il n’y avait qu’à regarder Sasha qui semblait pouvoir s’envoler au moindre courant d’air… Et que dire du monde qui l’attendait à mesure qu’elle grandirait ? Aucun enfant ne préservait son innocence.

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La petite voix de Sasha semblait résonner clairement dans ce coin de parc désert – si désert que même si trouvait ça étrange. Et à écouter la fillette, tout dans ce monde n’était qu’enchantement. Elle imaginait sans peine la tête qu’un adulte aurait faite si Zee s’était amusée à lui dire qu’elle connaissait des animaux qui parlaient. Ne pas croire, c’était plus simple que d’accepter quelque chose sans conditions, comme le faisait Sasha. La magicienne n’y voyait pas la naïveté ou l’innocence de l’enfance mais une façon de penser tout simplement différente. Et pourquoi est-ce qu’on perdait son innocence, au final ? Le monde serait-il si horrible si tous les adultes qui le peuplaient croyaient encore aux fées et parlaient aux animaux ? En tout cas il ne serait pas pire que celui dans lequel ils vivaient aujourd’hui… Elle hocha gravement la tête en réponse à la question de Sasha. « Bien sûr qu’ils gardent les secrets. Tu peux leur dire tout ce que tu veux, absolument tout. » N’était-elle pas bien placée pour le savoir, elle qui avait vécu une enfance solitaire, sans école ni amis, à discuter avec les fantômes dans les couloirs sombres du manoir de son père à Gotham City, aux animaux, à ses peluches, à ses poupées… Jusqu’à ce que l’une d’elle tente de la tuer, mais c’était là encore une histoire qu’elle ne risquait pas de raconter à Sasha. Elle préféra vérifier que la petite n’était pas inquiète ou ne commençait pas à paniquer de cette attente en compagnie d’une inconnue.

Sasha la rassura bien vite cependant : Nounou avait l’habitude. Zee se demanda si elle était censée appeler la police ou quoi, mais enfin, elle-même se savait parfaitement capable de perdre un enfant, alors… Cela dit, c’était aussi pour ça qu’elle n’était pas devenue nounou, elle. Que Sasha ne fasse pas attention où elle allait, ça lui paraissait normal, c’était à sa nounou de la surveiller, pas l’inverse, tout de même. Zee écouta Sasha parler, suivit la direction qu’elle indiquait des yeux, sans un mot. Puis elle sourit de nouveau, se retenant de remettre d’aplomb le petit bonnet rose qui était déjà parfaitement à sa place. « Elle te trouvera parce que les lutins vont lui montrer le chemin. Regarde… » Elle pointa le sol du doigt devant leur banc, où brillait doucement une trace de pas, puis une autre un peu plus loin, et encore une autre, les traces allant se perdre au détour du sentier. « Ta nounou n’aura qu’à les suivre. » Cela lui rappelait les raisons pour lesquelles elle avait choisi de devenir magicienne. Au-delà du fait qu’elle avait la magie dans le sang et qu’elle avait toujours vu son père dans la peau d’un magicien. Avant de s’en servir pour se battre, pour guérir d’horribles blessures, invoquer des démons hideux ou violenter des ennemis, la magie était faite pour ravir les enfants, et les grands aussi. Mais voir leur visage quand pendant ses spectacles elle faisait des tours de magie, c’était magique en soi.

« Tu sais, ma maman aussi est au ciel. Je crois que là-bas aussi, il y a des fées, des lutins et de la magie. » Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait dit ça. C’était un peu moche de balancer ce genre de confession sur une enfant de cinq ans. Mais son petit visage triste soudain l’avait touchée en plein cœur. Et ce n’était pas comme si elle pouvait lui sortir des discours sur comment ça irait mieux et blablabla, puisque ça n’allait jamais mieux, et que sa mère lui manquait toujours malgré toutes ces années, et qu’elle lui manquerait jusqu’à la fin de sa vie. Et quelque part, elle se doutait que Sasha devait en avoir conscience. En tout cas, à son âge, Zee ne voulait pas qu’on la rassure, elle aurait voulu qu’on l’emmène là où était sa mère, mais heureusement, personne n’avait accepté de faire un truc pareil. Cette fois, elle ne demanda pas à Sasha de garder le secret : ce n’en était pas un, et puis ça aurait commencé à faire beaucoup de secrets à garder pour une seule petite fille !

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C’est là que Zee se rendait compte qu’elle n’avait pas vraiment l’habitude des enfants. Empathique, sensible et protectrice par nature, elle n’avait aucun problème à rester avec Sasha, à la surveiller et à parler avec elle, surtout que la petite fille était vive d’esprit et d’une curiosité adorable. En revanche, la magicienne n’avait pas anticipé que pour une réponse qu’elle donnait à Sasha, celle-ci avait deux questions. Zee comprit qu’elle allait perdre d’avance à ce jeu. Elle était sûre que l’imagination de l’enfant était sans limites ! Peut-être que plus tard, elle pourrait porter un anneau et entrer dans le corps des Green Lantern… Encore que Zee lui souhaitait plutôt une vie calme et heureuse. Elle n’avait que cinq ans mais avait déjà traversé la perte, le deuil et la souffrance. Elle se faisait peu d’illusions, sachant que la vie pouvait vraiment être cruelle, mais tout de même… Alors, à quoi ça ressemblait, un lutin, hein, Zatanna ? La question lui arracha un rire malgré tout. N’avait-elle pas posé cette question elle aussi, à son père, quand elle était enfant ? Et pour toute réponse, son père les avait emmenés illico dans une obscure forêt anglaise, en pleine nuit, sous la pluie, où ils avaient pu observer une ronde de lutins qui dansaient autour d’une pierre brillante… Jusqu’à ce que, telle une nuée de moineaux, ils s’aperçoivent de leur présence et  se dispersent dans les ténèbres. Après ça, elle aussi avait eu mille questions pour son père. Mais, les années ayant passé, elle devait bien avoué qu’elle ne se souvenait plus vraiment de leur conversation. « Il y en a de toutes sortes, mais ils sont tous petits et malins. Certains sont très farceurs, et d’autres très timides. Des fois ils sont tristes, et des fois ils sont joyeux. Comme toi ! » Et il y en avait qui enlevaient les enfants pour les remplacer par des changelins, et d’autres qui, de leurs petites dents pointues, pouvaient vous égorger. Mais elle garderait ceux-là pour quand Sasha aurait trente ans – au moins.

Comme prévu, la petite avait d’autres questions, et cette fois Zee laissa passer un peu de temps. Avec la candeur et le naturel propre à l’enfance, Sasha lui posait une question carrément existentielle – mais un peu pragmatique, aussi, du moins selon les lois du monde magique. Et pourquoi on ne voyait pas les morts au ciel alors qu’on voyait les nuages ? Eh bien, Zee voyait les morts, elle. Ce qui était un problème, des fois. Elle ne voyait pas la mère de Sasha dans le coin, au moins. Tant mieux… « Sasha, le ciel, c’est comme le monde des fées. Les gens qui le peuplent sont invisibles, comme les lutins. Mais ils sont bien là. Comme ta maman, avec les lutins les plus gentils et les plus drôles pour lui tenir compagnie. » Voilà bien une image de la mort qu’elle n’aurait jamais cru dépeindre ; la mort, dans son monde, était violente, injuste, douloureuse. Mais en vérité, elle n’avait pas besoin de dire ça à la fillette. Elle avait perdu sa mère. Elle avait cinq ans, mais elle savait déjà exactement ce qu’était la violence d la mort, sa soudaineté, l’incompréhension et le vide qu’elle générait, ainsi que la souffrance. Alors qu’est-ce que ça pouvait faire si ce qu’elle disait était naïf ? Il y avait des centaines d’endroits où pouvaient aller les esprits, en pratique, et tous n’étaient pas que des enfers, loin de là. C’était sa vie qui lui faisait toujours voir le pire, le plus dur, le plus douloureux. Ou alors, c’était son âge…

Elle leva les yeux vers le ciel d’hiver, froid et bleu, et en même temps, quelques légers flocons de neige se mirent à tomber. Et pour une fois, ce n’était pas de son fait. Pas de quoi couvrir le sol d’un blanc manteau, loin de là, mais ça restait joli à regarder. C’était peut-être le ciel lui-même qui lui donnait un coup de main, on ne savait jamais.

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Le temps passait et pour le moment, pas de panique à bord. Zee se demandait quand même à partir de quand elle allait devoir embarquer Sasha jusqu’au poste de police le plus proche… Mais le parc était grand et les gens devaient le ratisser dans tous les sens à l’heure actuelle à la recherche de Sasha, alors la meilleure chose à faire était de ne pas bouger et de distraire la fillette, du mieux qu’elle pouvait. La magie, évidemment, c’était une évidence pour Zee, comme de respirer, plus encore avec les enfants. D’ordinaire, elle ne s’en cachait pas, mais avec Sasha, c’était encore plus simple. Les enfants ne doutaient de rien en la matière, ne remettait rien en question, ne cherchait pas « le truc », cette attitude agaçante qu’attrapaient les adultes, si sceptiques. Sasha et elle papotaient à propos de lutins et de fées, et tout était absolument normal et naturel. Zee se prenait au jeu, mais après tout c’était plus qu’un jeu, c’était la vérité vraie. À quelques détails près. Avec un sourire, elle se leva et fit une pirouette sur elle-même, faisant brièvement apparaître des ailes translucides, semblables à des ailes de libellules, qui disparurent aussitôt. « Oui, je me déguise un peu, mais toi tu connais la vérité, maintenant ! » Elle se rassit et posa le bras sur le dossier du banc. « Les fées ne se montrent pas beaucoup mais parfois elles viennent dans ton monde à toi et ont l’air de parfaites petites filles ou jeunes femmes ou vieilles dames normales. Quand tu marches dans la rue, tu en croises souvent sans le savoir. Cela les amuse beaucoup alors si un jour tu en repères une pour de vrai, fais semblant de ne rien avoir remarqué. »

Elle vit le petit visage de Sasha se chiffonner un peu cependant alors qu’elle parlait du ciel. Eh bien, c’était plus simple pour elle d’en parler que pour une enfant de cinq ans qui avait perdu sa maman. Zee sentit son cœur se serrer en pensant à toutes les épreuves qui attendaient fatalement Sasha au cours de sa vie. Que l’enfance dure encore un peu, Hécate, protège cette enfant. Un peu mieux que tu ne l’as fait jusque-là. Elle leva les yeux vers le ciel. Leurs mères étaient-elles ensemble ? Que répondre ? Jusqu’à présent elle n’avait pas menti à Sasha, sur rien. « Peut-être. Peut-être que ta maman est avec des gens qu’elle aime et qui sont aussi au ciel. Ce qui est sûr c’est que personne n’est tout seul là-bas. Et ta maman ne t’oublie pas. » L’image d’une jeune femme mince et blonde traversa brièvement son esprit. Elle ne pensait pas assez souvent à sa propre mère. C’était injuste, et peut-être un peu horrible. Ou avec le temps, il y avait eu trop de morts et trop de gens à garder dans son cœur, ou bien, simplement, était-ce cela aussi, être adulte. Vraiment horrible. « À mon avis elle pense à toi exactement quand tu penses à elle. » Cela n’était pas un jeu, après tout. Elle pouvait lui parler de fées, de lutins, lui montrer des tours de magie, mais sur ce sujet-là, elle se refusait à trop enjoliver les choses. Nul ne pourrait rendre sa mère à Sasha. La déesse l’en préserve.

Elle regarda la petite sauter sur le banc alors que la neige se mettait à tomber et sourit. D’un geste, elle fit tourbillonner les flocons autour d’elles, abandonnant son premier sort, qui les avait si bien réchauffées, pour permettre à Sasha de les attraper. Elle se leva elle aussi, tendit les mains pour imiter la fillette, faisant tourbillonner la neige fine de plus en plus autour d’elles. « aL egien esnad ! » Et les flocons prirent la forme de petites silhouettes légères qui tourbillonnèrent dans l’air. « C’est la nature qui fait tomber la neige, partout autour de toi. Mais les fées adorent ça. » Ses petites silhouettes de flocons déployèrent leurs ailes et papillonnèrent autour de Sasha. Zee elle-même ne pensait pas s’amuser autant, pas depuis longtemps. C’était fou comme une toute petite fille haute comme trois pommes avait le don de lui rendre une partie de ce qu’elle était il y avait une éternité. Cela dit, s’il se mettait à neiger plus fort, elle avait définitivement embarquer Sasha et aller au-devant de sa nounou !

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Apprendre, en toute spontanéité, que Sasha avait également perdu son père, serra la gorge de Zee. Elle le savait bien, que ce monde était injuste et que les enfants n’étaient pas épargnés par les cataclysmes, au contraire. Et oui, c’était toujours plus terrible quand un petit était touché, parce que les enfants avaient besoin qu’on les protège, tout simplement. C’était une vérité qui ne se discutait pas. Un enfant ne pouvait pas se battre pour lui-même autrement que par la résilience, exactement comme Sasha, qui parlait si bravement. Mais s’il se prenait des coups, si on lui mentait, si derrière les portes fermées on s’en prenait à lui, il n’avait personne pour le défendre, si ce n’était un autre adulte. Elle n’était pas seule au monde, Sasha, de toute évidence. Mais Zee était bien placée pour savoir qu’on ne se remettait jamais de la perte de ses parents. Elle aussi avait perdu son papa et sa maman. Mais en rajouter une couche là-dessus n’aurait fait qu’ajouter du poids sur les graciles épaules de la fillette. Les enfants, petites éponges pleines d’émotions. La dernière chose que Zee voulait, c’était que la petite soit triste pour elle. Heureusement, la neige se mit à tomber un peu plus dru, permettant à la magicienne de montrer quelques tours à Sasha, pour lui rendre le sourire. C’était déjà pas mal. Quelques secondes de magie, quelques secondes d’oubli. La voir se mettre debout sur le banc et sautiller sur place, en revanche, ramena Zee à des trucs bien plus terre à terre, et tout en faisant danser les flocons, elle se leva, les mains levées en l’air un peu bizarrement, dans la position de l’adulte qui s’attend à tout moment à ce que l’enfant se casse la figure.

Au lieu de quoi, le tacle vint d’une autre question, à peine moins complexe que le « c’est quoi la mort », en gros, de tout à l’heure. Alors, hein, petite maligne, c’était quoi, la nature ? Zee en avait une conscience aiguë grâce à sa magie, et aussi parce que les rares souvenirs qu’elle avait de sa mère étaient liés à cet autre monde qui les entourait, qui les accueillait en son sein et subissait sans broncher tous leurs outrages. Sa mère debout dans un champ de hautes herbes, une couronne de fleurs sauvages dans ses cheveux si blonds qu’ils en paraissaient blancs, les bras écartés, entourée d’un halo de lucioles, et elle, la tête dépassant à peine des arbres, et l’impression que le monde respirait en même temps qu’elle, que le souffle de la Terre lui-même faisait se soulever et s’abaisser son petit torse maigrichon… Elle revint à la réalité avec un sursaut – ça y était, Sasha allait tomber ! Mais en fait non, fausse alerte. « La nature, c’est simplement le monde qui t’entoure. La terre, la végétation, les animaux, les nuages, la pluie, la boue, les éclairs, la neige, les fleurs, les forêts. Tout ce qui était là avant nous et qui le sera après tout. Et qui te laisse vivre avec elle en attendant. » Bon okay, ça faisait un peu paroles de chanson hippie façon Woodstock. Mais il n'était jamais trop tôt pour instiller une conscience environnementale aux enfants. « C’est la maison des fées et des lutins quand tu ne les vois pas. Et c’est aussi la tienne si tu le veux. » Peut-être que Sasha avait toujours vécu dans une métropole énorme comme Washington, après tout. Elle jeta de nouveau un coup d’œil sur le parc, impatientée. Tout de même, ils en mettaient, du temps ! Elle ne pouvait pas laisser Sasha ici pour aller chercher la fameuse nounou. Sans vraiment y penser, elle s’éleva de quelques mètres dans les airs pour avoir un meilleur point de vue et vit des silhouettes s’agiter au loin. Ah ! Elle se posa sur le banc. « Je ne sais pas si c’est ta nounou qui arrive, mais je crois qu’on va bientôt avoir de la visite. » Et le monde des lutins et des fées allait laisser se superposer sur lui le monde tout simple des humains paniqués, mais soulagés.

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Zee n’avait jamais couru de marathon de sa vie mais quand même, elle avait l’impression d’en avoir couru un, là, tout de suite. Il semblait que chaque réponse qu’elle donnait à Sasha générait une nouvelle question, tant son imagination était fertile, et ce n’était pas des questions stupides, non, non, c’étaient des questions tout à fait logiques. « Elle n’a pas besoin de corps pour être vivante. Dis-toi juste qu’elle habite chaque parcelle de la terre et du ciel et de la mer. Et qu’elle s’exprime par le vent, oui, ou le tonnerre, ou le bruit d’un torrent. » Et ce n’était que la vérité vraie, après tout. On verrait le reste pendant la leçon numéro deux… Aussi drôle que ce soit à imaginer, cependant, il semblait qu’enfin, les recherches allaient arriver jusqu’ici. Zee baissa les yeux sur Sasha avec un sourire. « La prochaine fois qu’elle te perd, demande aux fées de te guider jusqu’à elle, d’accord ? » Elle tendit la main et effleura une mèche de cheveux de l’enfant qui brilla fugitivement sans que celle-ci puisse s’en apercevoir. Un tout petit sort de protection, plus une prière à Déméter qu’autre chose, en vérité. Parfois, tout n’était pas que magie, mais aussi spiritualité. Si Sasha devait encore se perdre, avec l’aide de ce tout petit bout de magie, au moins aurait-elle un peu plus de chance : de retrouver son chemin, de tomber sur un adulte gentil, d’éviter les trous et les bosses sur le chemin.

Sasha semblait heureuse que sa nounou l’ait retrouvée, mais tout de même, Zee ne pouvait pas l’abandonner là tant que ladite nounou ne lui avait pas remis la main dessus ! Il lui semblait que ça n’aurait pas été très responsable. Mais voir la petite avec de telles étoiles dans les yeux… « Merci Sasha de m’avoir tenu compagnie et de garder mes secrets. » Elle faillit lui promettre qu’elles se reverraient, mais rien n’était certain, n’est-ce pas ? Zee mentait rarement, et elle n’allait pas commencer à le faire avec une enfant. Au lieu de quoi, elle lança un sort et se rendit invisible pour tout le monde, la fillette y compris, avec un dernier salut et un dernier sourire.

Non, elle n’allait pas abandonner Sasha ici, même si sa nounou arrivait en courant. Alors elle attendit à côté du banc, prête à tomber sur le poil du moindre kidnappeur ou directeur de casting d’agence de mannequins pour enfants qui passerait dans le coin. Elle vit débarquer la nounou, qui semblait avoir vécu la pire demi-heure de toute sa vie, et rien que de s’imaginer à sa place, Zee en transpirait sur place. Perdre un enfant au parc, au supermarché ou ailleurs, quelle horreur ! Elle se demanda un moment comment ça allait se passer ce soir, quand la nounou rendrait Sasha à ses tuteurs – est-ce qu’elle leur dirait la vérité ? Sasha avait l’air de dire que c’était déjà arrivé… Quelle histoire ! Mais celle-ci se terminait bien, un vrai happy ending de conte de fées, et par les temps qui couraient, c’était tout ce que Zee pouvait souhaiter.

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