I knew you were trouble when you walked in

Être Bruce Wayne comportait un certain nombre d'avantages qui n'était pas déplaisant, malgré la générosité et l'indulgence dont pouvait faire preuve l'homme le plus célèbre de Gotham. Il était certes un PDG, mais aussi quelqu'un de conscient des réalités du monde, de la pauvreté et des problèmes qu'il y avait, et il avait pour mot d'ordre de dépenser une bonne part de ses rentes dans des associations et des aides pour ceux qui en avaient besoin. Il se rendait fréquemment là où il pouvait soigner son image publique, et cela lui conférait une étonnante mais efficace protection contre les paparazzis. Ces derniers étaient rares... et n'osaient jamais s'approcher du manoir ou de la Bat-cave.

Heureusement, ils ignoraient l'emplacement de cette dernière.

Mais être aussi célèbre et aussi riche, influent et puissant n'était pas sans conséquences, et les côtés déplaisants étaient fréquents. Lucius Fox était son homme délégué, qui gérait vraiment Wayne Enterprises dans l'ombre – Bruce ne le consultant que si c'était absolument nécessaire – mais il ne pouvait remplacer le quadragénaire charismatique lors des fêtes, galas, réceptions et autres joyeuseries mondaines organisées dans le monde. Cette semaine, Gotham n'avait pas vu le Batman. Car cette semaine, Bruce n'avait pas été là.

Et ce soir... Bruce Wayne faisait une entrée remarquée à ce gala. Comme toujours.

Voiture de luxe, dont il confia les clés avec un beau billet au jeune homme chargé d'aller la garer. Costume flambant neuf, sur-mesure, mais sobre et sombre. L'air décontracté, souriant, serrant des mains et répondant avec un sourire chaleureux aux journalistes et à tous ceux qui le sollicitaient. Après tout, pourquoi son illustre personne devrait agir différemment ? Ce gala, il était organisé tous les ans. Les fortunés de Gotham se rassemblaient pour une gigantesque soirée de Noël, dans un établissement où les gens pouvaient se rencontrer, se retrouver, fêter Noël et le Nouvel An en avance, discuter, mener des affaires, profiter du banquet ou des chambres ; bref, faire ce qu'ils voulaient en toute impunité.

Mais à travers toutes ces mains serrées, tous ces sourires retournés, Bruce ne discernait que des gens qui lui inspiraient le mépris ou la pitié. Des gens qui n'avaient connu la misère, qui ne savaient même pas combien gagnait un simple ouvrier, qui n'avaient jamais connu la faim, la soif ou le malheur. Et qui s'en moquaient bien.

 « Bruce Wayne ! Tu es là, vil canaille ! Viens, on va faire une photo ! »

 « Eh Wayne, viens faire la photo ! Faut que je te présente quelqu'un ! »

Son entrée, comme toujours, dura plusieurs minutes. Quand enfin il fut libre d'entrer, il constata qu'il y avait encore plus de monde que l'année précédente ; une centaine au bas mot. Il nota immédiatement l'emplacement du buffet, et s'y dirigea dans l'espoir de manger et boire quelque chose. Il remarqua plusieurs personnes qu'il devait éviter, quelques personnes qui ne manqueraient certainement pas de venir le voir. Il nota la présence d'une ou deux personnalités de Gotham qu'il ne connaissait que trop bien – et pas en bien – ainsi que des journalistes crapuleux. Le maire, bien sur, était présent. Vicki Vale couvrait l'événement, vêtu d'une robe mettant en valeur ses cheveux dorés et son décolleté.

Mais l'attention de Bruce fut attirée par une autre femme, aux cheveux noirs, au physique et à la démarche qu'il ne pouvait pas ne pas connaître. Il s'approcha doucement, avant de se placer à côté tout en pressant doucement son dos d'une main. Un sourire flotta de nouveau sur ses lèvres.

Mais un sourire sincère.

 « Selina... quelle surprise ! Je ne m'attendais pas à te voir après ce qu'il s'est passé l'année dernière. »

Sa voix était basse, et il desserrait aussi peu que possible les lèvres. Question de prudence. Il lui jeta toutefois un rapide coup d’œil, appréciant ce qu'il voyait avant de l'inviter d'une pression à se diriger vers le buffet.

 « Belle robe. Et beaux bijoux. A qui appartenaient-ils ? »

Il attrapa un petit gâteau, et le tendit à la belle trentenaire.

Il aurait du se douter qu'elle serait là. Il l'avait espéré, en vérité. Mais il aimait bien sa présence. Au moins il ne s'ennuierait pas.

Bruce continua de sourire, essayant de paraître insensible à la petite pique envoyée par Selina. Voyant qu'elle refusait l'apéritif qu'il tenait, il le mangea lui-même, non sans reprendre la montre qu'elle lui avait pris. Il la replaça à son poignée, s'efforçant de ne pas la laisser voler autre chose.

Oh oui, elle lui avait manqué.

Il voulait lui dire ; il voulait même la prendre par le bras, et la garder à ses côtés pour la soirée. Il aurait aimé lui dire que ses autres... conquêtes... n'avaient qu'un sentiment de déjà-vu, fade et sans intérêt. Personne n'avait l'attrait qu'exerçait cette magnifique femme au teint bronzé, aux cheveux sombres, à la démarche féline, aux formes si parfaites et qui exerçait sur lui un attrait redoutable. Si redoutable qu'il en arrivait à tolérer ses vols. Qu'il arrivait à la laisser faire.

Etait-ce un mal ?

Il voulait lui dire qu'il était fier de voir qu'elle appliquait sa règle d'or.

Il ouvrit la bouche, se penchant à son oreille :

 « Tu es magnifique en tout cas. Mais je dois t'abandonner un instant. »

Il effleura sa peau de ses lèvres, puis s'éloigna en prenant une coupe de champagne au passage. Bruce Wayne devait agir comme Bruce Wayne, et non pas se contenter de rester dans son coin. Il salua deux-trois personnes, puis parvint enfin à ce qu'il désirait : attirer l'attention de Vicki Vale, la célèbre journaliste gothamite, qui vint le voir pour le harceler de questions.

Selina, elle, se fondait dans la foule comme à l'ordinaire.

 « Bonsoir Vicki. Alors, qu'est-ce qui vous amènes ce soir ? »

 « La même chose qu'à chaque événement où vous apparaissez, monsieur Wayne. Et des milliers de questions me viennent à l'esprit, mais deux suffiront : pourquoi êtes-vous là ce soir, et surtout, est-il vrai que Wayne Enterprises a investi dans tous les orphelinats de la ville ? »

De son sourire le plus charmeur, Bruce tenta de capter autant que possible l'attention de son bien-aimé (et surtout détesté) public. Il ne doutait pas que dans le tas, certains perdraient des bijoux ou autres, mais il s'en fichait. Il n'était pas Batman ce soir. Il ne pouvait pas intervenir, et ne devait pas le faire. Accessoirement, il espérait qu'il n'aurait aucune utilité de revêtir le costume. Il voulait passer une soirée normale.

Et il voulait la passer autant que possible avec Selina. Sans masque.

 « Pour quelle raison suis-je ici ? C'est simple ; je veux souhaiter de bonnes fêtes de fin d'année à tout le monde. En tant que milliardaire excentrique notoire, il est de mon devoir de vider cette coupe, puis une autre, puis encore une autre, pour finir par repartir d'une démarche chaloupée mais fidèlement soutenue par le bras vaillant d'une dame. Ou de deux. »

Des rires. Hypocrites, dénués de toute joie réelle.

 « Mais plus sérieusement, oui. J'ai investi dans tous les orphelinats de la ville, et j'ai même l'intention, dès le début de l'année qui vient, de faire le tour de chacun d'entre eux. Les orphelins sont une cause qui me touche énormément, l'ayant été moi-même. Ils méritent de pouvoir vivre dans des endroits décents, propres, et qui ne sont pas bons pour être démolis. »

Ce fut apparemment suffisant pour que les journalistes cessent de le harceler. Il avait fait une bonne impression, il en était convaincu ; et il ne cherchait certainement pas à savoir qui des invités ou des employés viendrait le premier l'emmerder davantage avec ça. Il s'effaça du regard des caméras et des photographes, et retourna vers le buffet.

Une salve d'applaudissements vint accueillir l'organisateur des festivités, le maire de Gotham lui-même.

Il resta près du buffet, à savourer la nourriture. Selina était quelque part, mais il ne la chercha pas. Elle viendrait.

Elle le faisait toujours. Il lui avait manqué, autant qu'elle lui avait manqué.

Il voulait lui dire.

Il avait encore raté une occasion.

Observer Selina du coin de l’œil, tout en faisant en sorte de ne rien louper de la soirée et des festivités, ça tenait de l'exploit. Non pas parce qu'il n'était pas capable de faire plusieurs choses en même temps, mais bien parce qu'il connaissait le jeu de la belle. Elle le rendait jaloux, titillait son instinct et ses pensées, faisant en sorte qu'il soit le chat et elle la souris, cette fois. Il n'était pas dupe, et tout indiquait qu'elle le savait pas aussi ; mais comme à chaque fois, il tombait dans le piège. Comme à chaque fois, il entendait tous les sermons d'Alfred passer en boucle dans son esprit.

Il était bien rare qu'elle soit le chat et lui la souris, ironiquement. Il arrivait, de temps en temps, que les circonstances poussent la brune à chercher volontairement Bruce, et à faire en sorte qu'il ne puisse pas lui échapper. Mais la plupart du temps, elle s'arrangeait pour que lui lui court après, pour une raison ou pour une autre. Tant de fois, tant de petites histoires achevées sur un toit, dans la Bat-cave, où n'importe quel autre endroit où ils avaient décidé de se quitter.

Et à chaque fois, les mêmes souvenirs. Un jeu éternel, épuisant, interminable.

Mais il mentirait en disant qu'il n'aimait pas ce jeu.

Alors il se concentra autant que possible sur l'apparition du maire de Gotham, qui prit un petit bain de foule, avant de se lancer dans un grand discours sous le regard des journalistes.

 « Mesdames, messieurs, tout d'abord, bonsoir ! Cette année aura été... longue, épuisante, chargée en émotions ! Mais nous en voyons enfin le terme. L'hiver est là, la neige un peu également, pour nous rappeler à quel point Noël et le Nouvel An sont des moments importants, de joie et de retrouvailles ! Bien sur, nous avons de nombreux invités de marque, comme toujours, à l'image de monsieur Wayne. »

Il y eut une courte pause, puis le maire reprit la parole.

 « Et en ce jour, en cette soirée, je tiens à rappeler... »

Bruce pencha la tête, observant non plus la foule mais des personnes de l'autre côté, vers les toilettes du rez-de-chaussée. Il fendit la foule calmement, pour pouvoir juger plus facilement de ce qu'il se passait là-bas. En chemin, il frôla Selina et son cavalier de l'instant... et ne put résister à une petite pique.

 « Vous ferez attention, je crois que quelqu'un a volé votre bracelet, l'ami. »

Il était déjà parti quand « l'ami » poussa une exclamation outrée, sans doute à l'encontre de miss Kyle. Un petit sentiment de satisfaction mesquin s'empara de lui, une émotion vite refrénée lorsqu'il s'arrêta devant les toilettes pour épier la conversation des deux personnes, un homme et une femme, qui s'éloignaient vers les étages.

Il était question de bijoux, dissimulés quelque part dans les toilettes pour dames... Bruce tourna brièvement son regard vers Selina, certain qu'il s'agissait de son fait à l'origine. Mais quoi qu'il était, ses prises n'étaient plus là, et apparemment, quelqu'un – le couple sans doute – était en train de les emmener plus haut. A l'abri.

Là où personne d'autre ne les trouverait.

Pas une seconde à perdre. Il monta les escaliers lui aussi, tâchant de suivre discrètement le couple voleur...

Et attendant avec impatience de voir si le chat viendrait le chercher.