even on the darkest night I will be your sword & shield (layla)

La matinée est calme, et la légère brise de septembre qui s'engouffre dans tes cheveux hirsutes soulage la lourdeur de la chaleur californienne. Ce qui se joue dans ta poitrine, en revanche, n'a rien d'une douce symphonie, c'est un concert à grosses percussions, dont le rythme bat à l'unisson avec ton cœur agité. Waller te laissant rarement prévoir quoi que ce soit dans ton emploi du temps personnel, c'est à la dernière minute que t'as sauté dans le premier avion pour Coast City. Evidemment, tu savais tout du jour, de l'heure et de l'endroit, et pour rien au monde tu n'aurais voulu manquer ce chamboulement important dans la vie de ta partenaire. Aujourd'hui est un adieu, que tu devines déchirant. On ne partage pas l'existence de quelqu'un pendant autant d'années sans ressentir le manque quand l'autre vient à s'en aller. Et s'il s'agit là d'une amitié, tu ne doutes pas une seule seconde que la rupture est tout aussi douloureuse qu'une séparation amoureuse, et d'un cœur qui se brise en millier d'éclats. L'amour se décline sous plusieurs formes, et celle qu'elles partageaient était sincère et profonde malgré sa complexité. C'est pour cette raison que tu as voulu faire tout ton possible pour être là, sur cette plage de Morro Bay, à attendre toute une nuit le retour de Layla. A la fois inquiet et serein, la multitude de scénarios que tu t'es écris dans la tête n'a eu de cesse de jongler entre le dénouement heureux et la fin amère. La vérité, c'est que tu es incapable de comprendre ou de mesurer ce qu'elle ressentira, quand pour la première fois depuis longtemps, elle se sentira définitivement seule. Sans la présence d'Amy, même inconsciente, pour partager son quotidien. Mais même si c'est un lien que tu ne peux pas pleinement intégrer dans ton esprit un peu trop étriqué, tu connais assez bien ta partenaire pour anticiper ce dont elle aura besoin, maintenant qu'elle est libérée de son fantôme, mais prisonnière d'une tristesse qui mettra un bon moment avant de se dissiper. Tu ignores comment tu vas t'y prendre pour l'émanciper de sa peine, mais au moins, tu seras là. Elle ne passera pas cette première journée seule, et finalement, c'est peut-être ça le plus important. Qu'elle sache que ta promesse n'était pas vaine, et que jamais tu ne la laisseras affronter quoi que ce soit sans toi pour assurer ses arrières. C'était vrai sur le terrain en Afghanistan, et ça l'est tout autant aujourd'hui, maintenant que vos ennemis ont pris une forme plus abstraites, mais tout aussi redoutables.

L'heure défile – sur ta toute nouvelle montre fonctionnelle – mais tu ne perds pas patience pour autant. Assis sur le sable, au bord de mer, il y a pire endroit pour attendre sa moitié. Le bruit des vagues parvient même à soulager tes élans d'anxiété quant à ce qui peut bien se passer sous l'eau, là où tu n'as aucun contrôle ni droit de regard. Elle s'en est tirée sans toi pendant cinq ans, pas de raisons qu'elle sacrifie son indépendance aujourd'hui, mais on peut quand même t'accorder que peu importe les situations, c'est toujours plus difficile pour celui qui reste. Dans ton dos, les gens défilent, et tu te surprends à jalouser leur normalité. T'aimerais pouvoir y goûter, toi aussi. Une simple balade sur la plage avec elle, sans ombre de la Suicide Squad au-dessus de vos têtes, ou de blessures à panser. Ou avec Zoe, comme le feraient n'importe quel père et sa fille. Mais toutes ces choses acquises pour les autres sont un objectif à atteindre pour toi. Tu n'as pas encore cette chance, même si tu ne désespères pas de l'obtenir un jour. Quand tu auras fait un peu d'ordre dans ta tumultueuse existence. Le regard rivé sur la famille qui profite de la magnifique lumière du lever du jour, s'amusant à jeter une balle à leur chien, tu distingues au loin une silhouette qui se dessine, et devient de plus en plus familière. C'est elle.

A nouveau debout, tu marches le long du rivage pour rejoindre celle que tu es venu trouver, sans même qu'elle sache quoi que ce soit de ton initiative. Tout laisser de côté pour essayer de combler le trou dans sa poitrine, c'était la meilleure chose à faire, et la seule de toute façon en ton pouvoir. Les mains dans les poches de ton blouson en jean, un air faussement nonchalant en totale contradiction avec les traits tirés de ton visage – et épuisés, après cette nuit blanche – tu fais maintenant face à Layla. Dans sa tenue de plongée à l'origine qui t'échappe, tu cherches à lire dans son regard ce que ses lèvres ne pourront peut-être pas te dire. « Hey. » Oui, simplement, pour prendre la température. A quel point est-ce difficile ? Est-ce qu'elle a besoin d'une longue sieste ou de tes bras ? Avant de te poser trop de questions et de manquer le but même de ta visite surprise ici, tu ôtes ta veste pour la mettre sur ses épaules. Tu sais pas si avec sa tenue bizarre elle ressent la fraicheur matinale sur son corps encore humide, mais dans le doute, tu préfères ne pas prendre de risque. Puis sans dire un mot de plus, devinant qu'elle ne parviendra peut-être pas à s'exprimer maintenant, tu réduis les derniers centimètres qui vous séparent pour l'éteindre doucement contre toi. Non, elle n'est pas seule. Elle ne le sera jamais.

AVENGEDINCHAINS

Depuis combien de temps elle attendait, exactement ? La question avait germé dans sa tête, comme un bouton de printemps à travers une fin couche de neige au sortir de l’hiver, alors que le soleil baignait complètement la plage de Morro Bay sur laquelle elle avait été recrachée – recrachée, c’était bien le mot, expulsée de la gueule béante des abysses pour retrouver la lumière aveuglante de la surface, et si elle se souvenait vaguement avoir reconnu les petites heures du matin, elle aurait maintenant été incapable de dire quelle heure il pouvait bien être. Le soleil était plus haut dans le ciel, et elle, elle était toujours là, prostrée dans le sable dans un état d’hébétude complet. Tefé et Swamp Thing avaient disparu depuis longtemps, et elle, elle était restée là, stupide d’impuissance, démunie, entièrement, face au soudain afflux d’impressions nouvelles et déroutantes qui l’assaillaient de toutes parts. Les vagues matinales venaient s’écraser sur le sable et lui lécher les jambes, comme pour affectueusement panser une plaie pourtant invisible. Son imagination, sans doute. Pourquoi la mer lui accorderait-elle cette bonté. Elle devrait se lever, Layla – mais son corps pesait tellement lourd, et cette plaie béante dans sa poitrine, qui prenait toute la place… et ce grand trou métaphorique, ou peut-être réel, sans doute réel tellement elle le ressentait jusqu’au plus profond de ses entrailles, dans lequel s’engouffraient des courants d’air glacés qui se perdaient dans un océan de rien, la laissait clouée sur place. Amy avait pris tellement de place dans son existence, jusque dans son corps et son âme – et il avait fallu qu’elle s’en sépare pour mesurer à quel point. Un frisson remonta le long de son échine, la secouant si bien qu’elle se laissa tomber en avant, le front contre le sable, en gémissant. Ca faisait mal. Tellement mal. Une plaie à vif, et une douleur fantôme, littéralement. Une autre vague se déroula, vint lui caresser le visage alors qu’elle s’évertuait à retenir un sanglot. Voilà, c’était fait. Elle avait voulu être libérée de l’influence de son petit fantôme, c’était désormais chose faite. Elle n’avait juste pas anticipé à quel point, réellement, plus rien ne serait pareil, une fois qu’elle n’existerait réellement plus que par et pour elle-même dans ce monde.

Un drôle de bruit à ses côtés la poussa à tourner la tête et à se redresser péniblement, en dégageant ses cheveux trempés de son visage et en essuyant l’eau salée que la mer avait laissée accrochée à ses cils ; et un bref instant, la surprise remplaça la tristesse et la confusion, alors qu’elle reconnaissait la combinaison renforcée atlante que Tefé et le Blue l’avaient encouragée à retirer à onze kilomètres sous la surface de l’eau. Le Parlement avait gardé son amie, mais voulait bien lui rendre son équipement. C’en était presque drôle. Et c’était peut-être le signal qu’elle devait rentrer chez elle, comme Swamp Thing le lui avait conseillé. La gorge nouée, elle tourna la tête, reconnaissant la portion de route qui se dessinait un peu plus loin – le Blue l’avait recrachée à quelques centaines de mètres de chez elle à peine. Elle devrait pouvoir y arriver, non ? Allez. On tente. Elle rassembla toutes les forces qui lui restaient, mais en tentant de se relever sur ses deux jambes, elle réalisa que ça n’était pas beaucoup, puisqu’elle s’écroula dans le sable sitôt que ses jambes se dérobèrent sur son poids. Splash. Bon dieu. Combien de temps étaient-elles restées là-dessous ? Ou est-ce que c’était un contrecoup, ça aussi ? Découragée, elle soupira et posa à nouveau les yeux sur la combinaison atlante. Bon. C’était sans doute tricher – mais elle était à bout de forces, et au bout de sa volonté, et tant pis si le Blue devait encore la recracher derrière. En quelques gestes, qui chacun avait l’air de lui demander un effort monstrueux, elle renfila son équipement, et se traîna jusqu’à disparaître dans l’eau, où la technologie atlante fit son office, et par moments, il lui sembla même que l’eau elle-même s’amusait à la porter en avant sans qu’elle n’ait à faire le moindre effort, alors qu’elle nageait les quelques centaines de mètres qui la séparaient de sa portion de plage. Une drôle d’idée. Mais une idée sympa quand même, alors elle s’y accrocha, pour ne pas penser au reste ; puis elle émergea de l’eau et ignora les regards étonnés des quelques promeneurs et amateurs de plage alors qu’elle avançait, clopin-clopant, en direction de sa maison. Où elle pourrait s’écrouler sans que personne ne la voie, sans que personne ne la plaigne. Les yeux rivés droit devant elle, comme avançant à travers un rêve, elle passa devant une famille et leur chien, image de complétude presque absurde alors qu’elle, elle marchait complètement amputée. Et la lumière était trop vive, et les bruits trop forts, et elle se demanda si elle allait y arriver, à sa maison.

Elle n’avait pas anticipé qu’elle ne serait pas toute seule. Sincèrement pas.

Oh, bien sûr qu’elle se souvenait lui avoir donné la date et l’heure exacte de son départ, mais Layla ne s’était pas attendue à ce qu’il soit vraiment là, se figurant que Waller l’aurait peut-être envoyé sur une autre mission, ou tout autre désastre justifiant son absence. Mais non. C’était bien sa voix, qui avait percé le voile assourdissant de la surface, et c’était bien son partenaire qui se tenait là, quand elle releva les yeux, son partenaire qui avait les traits tirés, lui aussi, son partenaire qui ne posa même pas de question avant de lui passer sa veste sur ses épaules détrempées. Elle aurait voulu le lui retourner, son hey nonchalant, qui aurait pu signifier que tout allait bien ; mais la vérité, c’est que tout n’allait pas bien, et qu’elle n’arrivait pas à extraire le moindre son de sa gorge. Pas un seul pour exprimer la souffrance de son âme écorchée à vif. Pas un seul pour exprimer son épuisement après ce long voyage. Pas un seul pour exprimer son incommensurable soulagement de le voir là, sur cette plage, après l’épreuve la plus incertaine de son existence. Alors elle se contenta de s’accrocher à son regard, tant bien que mal, supplique muette dans sa détresse ; et il lui sembla enfin réussir à respirer à nouveau, aussitôt qu’elle sentit ses bras autour d’elle. Une vague d’émotion la submergea, et elle lutta de toutes ses forces pour ne pas s’écrouler sur place. Floyd était là. Floyd était venu. Il avait tenu parole, plus littéralement encore qu’elle ne l’aurait jamais espéré, et la gorge nouée, elle lui rendit son étreinte au centuple, et tant pis s’il finissait trempé lui aussi, elle voulait s’arroger le droit à l’égoïsme, pour cette fois. « … hey. » parvint-elle enfin à articuler, le visage enfoui contre son torse, concentrée sur son odeur, sa présence, pour refouler le vide abyssal qui cherchait encore à l’engloutir. Elle qui ne se sentait plus qu’une vaste coquille vide, Floyd était quand même venue la chercher, la ramasser, et s’assurer que le pot cassé ne perde plus de morceaux en cours de route. Et que c’était rassurant, de le savoir là, pour ces premiers pas qu’elle faisait sans la présence qui hantait ses jours depuis dix-huit ans. « T’es venu. » Un constat bête, mais un constat quand même, un constat qui comptait après cinq ans à s’être habituée au néant dès que quelque chose n’allait pas. « T’as eu tes RTT ? » Dans sa confusion, son esprit s’accrochait à des bribes de souvenirs dont elle ne savait même plus s’ils appartenaient à de vraies conversations, ou si elle les inventait. Tant pis. Il comprendrait. Ou pas. Aucune importance. Sa seule présence suffisait à bouleverser l’ordre établi de sa solitude coutumière, et son corps contre le sien, comme une ancre, l’immobilisait lentement dans la tempête. « On peut rentrer ? » demanda-t-elle, comme si chaque mot pesait une tonne et devait être choisi avec soin. « J’ai besoin d’une douche. Et d’un café. T’attends depuis quand ? » Elle sautait du coq à l’âne, mais elle s’en fichait. Layla s’était attendue à être seule, pour endurer les conséquences de son Odyssée personnelle ; mais avec Floyd à ses côtés, cette perspective lui semblait tellement moins décourageante, et tellement moins insurmontable.

AVENGEDINCHAINS

Tu sais que tes bras ne pourront pas guérir instantanément ses maux, mais ils seront au moins un rempart contre les assauts trop nombreux d'une force invisible et implacable. Elle est si fébrile, à la merci d'un manque brutal et paradoxale, où ce qu'elle voulait était en même temps ce qu'elle redoutait. Amy est partie. Et tu n'as pas besoin d'en entendre le récit détaillé pour le comprendre, quand dans son étreinte, tu ressens toute sa palpable détresse. Tu resserres ton emprise, pour être certain de la maintenir hors de l'eau, et ta main vient se poser dans ses cheveux, où tes doigts s’entremêlent doucement pour lui promulguer quelques caresses. Tout est douloureux. Sa façon de s'accrocher à toi pour ne pas sombrer, tout autant que les mots qui parviennent par miracle à s'échapper d'entre ses lèvres. Et toi aussi, t'as mal. Mal de voir ta partenaire ainsi démunie. Mal aussi, un peu, d'être à moitié responsable de son manque. Car sans toi, nul doute qu'Amy serait encore à ses côtés aujourd'hui. Et oui, cette séparation était nécessaire, que tu en sois la cause ou non, mais là tout de suite, alors que ton cœur se serre de deviner le sien abimé, tu en viens à douter. Etait-ce trop tôt ? Etait-ce trop abrupte ? Tu ne veux pas refaire votre monde avec des si, mais quand celui de Layla est ébranlé, il n'y a rien qui t'arrêterait pour le forcer à re-tourner dans le bon sens. « Bien sûr que je suis venu. » C'est ton absence qui aurait été anormale. Même si ton envie n'a jamais eu de rôle à jouer dans ton emploi du temps, aujourd'hui, Waller elle-même n'aurait pas pu t'empêcher d'être là. C'est peut-être pas vraiment des rtt, puisque tout ceci s'apparente plutôt à une chance qui t'a évité les conflits, mais tu es là, avec elle, aussi longtemps qu'elle en aura besoin, et pour toi, cela relève d'une évidence incontestable. Quel genre de partenaire serais-tu, maintenant que vous vous êtes définitivement retrouvés, si tu ne n'étais pas près d'elle aux moments les plus douloureux de son existence. « On rentre. » Loin d'en être perturbé, la confusion de ses pensées t'attendrissent, et tu viens déposer un baiser sur son front, rompant l'éteinte à contre-coeur, mais persuadé qu'il y en aura bien d'autres au cours de la journée. Une douche, un café, tout ce que mademoiselle voudra. Mais avant de rentrer, tu t'assures qu'elle a bien enfilé la veste que tu lui as prêtée. Elle a déjà perdu sa meilleure amie, hors de question qu'en plus elle choppe un rhume.

Pour maintenir ton soutien, au sens propre comme au sens figuré, tu passes ton bras autour de ses épaules durant tout le trajet du retour. Quelques mètres seulement vous séparent de chez elle, mais tu sais qu'ils seront sûrement les plus pénibles à franchir. Pour y arriver, il faut tourner le dos à la mer. Il faut tourner le dos à Amy. « Je suis arrivé hier soir. » Et tu n'en dis pas plus, ne précisant surtout pas que tu as attendu toute la nuit sur la plage. Même si tu ne doutes pas qu'elle le devinera par elle-même, tu refuses de lui donner volontairement le moindre petit grain à moudre. De toute façon, qu'est-ce qu'une simple nuit à patienter au bord de l'eau, si au bout du compte à rebours, c'est elle qui t'est rendue.

Après quelques minutes de marche seulement, vous passez le portail du jardin de chez elle, accueillis en trombe par les jacassements particuliers de Dumdum. « Oui, oui, nous aussi on est contents de te voir. » Enfin, t'es même pas certain qu'il soit content, c'est juste une simple supposition basée sur sa normalité inexistante, et il pourrait tout aussi bien vous insulter en langage de volailles que tu ne ferais pas la différence. Quel étrange poulet. Aussi étrange que ton attachement à lui. « Va prendre ta douche, je m'occupe du café. » C'est drôle, il t'aura fallu que très peu de visites à Morro Bay pour te sentir ici comme chez toi. Et si ta place attitrée n'était pas encore sur ce bon vieux canapé, t'aurais même presque pu croire que c'était le cas. Une brosse à dents laissée en plus dans la salle de bain. Quelques vêtements de rechange dans sa chambre. Chaque fois que tu dois partir, et laisser derrière ta vie avec elle ici, tu comptes les jours qui t’emprisonnent à Gotham. « Hey ! » T'interpelles ta partenaire avant qu'elle ne quitte complètement la pièce, et une fois retournée, tu ajoutes, un mélange de profonde compassion et de forte détermination dans le regard : « Ça va aller.  Je le promets. » Et tu sais pertinemment de quoi tu parles. Parce qu'il y a quelques jours, elle est parvenue à apaiser tes cauchemars par sa simple présence, toi qui te pensais pourtant perdu et trop profondément enfui dans les abysses pour être secouru. Tout ira bien. Dans un avenir proche ou lointain. Même si elle doit craquer sous la douche et libérer toutes les larmes qui menaçaient dangereusement de tomber. Même si elle doit passer une journée horrible à se sentir vide et abandonnée. Même si elle doit souffrir un bon coup. Malgré tout ça, malgré la pointe qui lui perce le cœur, elle s'en sortira, et le manque qui paraît insurmontable aujourd'hui, sera déjà moins impressionnant demain. Parole de scout. Enfin, de mercenaire. C'est presque pareil.

Graines données à Dumdum et ses camarades, cafés servis sur la table basse du salon, tu attends maintenant patiemment dans le canapé que Layla te rejoigne. Si elle est prête à t'en parler, alors tu écouteras. Et si c'est pas encore le cas, et bien, tu as apporté avec toi le film que tu préfères regarder quand t'as le morale dans les chaussettes, Retour vers le futur. Il est là, juste à côté de vos tasses, prêt à remplir son rôle de pansement. Un film dans tes bras ou une discussion douloureuse mais exutoire, tu lui laisses le choix. Toi, tout ce qui t'importe, c'est d'une façon ou d'une autre, parvenir à alléger sa peine.

AVENGEDINCHAINS

Il ne pouvait pas guérir tous ses maux d’un coup, mais elle n’avait pas besoin qu’il le fasse. Un peu de soutien, des encouragements silencieux sous la forme d’un baiser sur son front, un poids sur ses épaules pour la pousser dans la bonne direction, voilà tout ce qui comptait au moment crucial où ils tournèrent le dos à la mer. Le reste, mettre un pied devant l’autre, et garder les yeux au mieux devant elle, au pire sur le sable, il n’y avait qu’elle qui pouvait l’accomplir. Et si, seule, elle serait sans doute restée sur la plage ou retournée mettre les pieds dans l’eau comme une âme en peine errant sans but sur la plage, avec son partenaire, elle accepta de faire cet ultime effort, et de couper le cordon une bonne fois pour toutes. Pas facile quand, alors qu’ils s’éloignaient progressivement des vacanciers tardifs insouciants de ce mois de Septembre, elle sentait, distinctement dans son dos, une drôle de force inexplicable qui la tirait doucement en arrière – pas tant pour la ramener sur ses pas, lui semblait-il, mais plutôt pour attirer son attention l’air de rien. Malgré elle, Layla jeta un dernier regard par-dessus son épaule et celle de Floyd. Mais il n’y avait plus de fantôme. Plus de présence parasite. Juste un grand vide, et entre elle et l’eau, cet étrange fil invisible qu’elle ne s’expliquait pas. Peut-être un reste d’Amy. Peut-être une conséquence temporaire du Parlement des Vagues. Impossible à dire, et surtout, elle n’avait aucune envie d’y réfléchir. Assez d’étrangetés, assez de bouleversements pour aujourd’hui. A travers le tumulte qui s’était installé dans son esprit, elle n’arrivait à se concentrer que sur deux objectifs : rentrer chez elle, et profiter de la présence de son partenaire. Remplacer une présence par une autre, celle qui s’était trop attardée, par celle qui n’avait que trop tardé.

Comme à travers un rêve, Layla prêta une oreille distraite au drôle d’échange entre Floyd et le nouvellement-nommé Dumdum, et se laissa guider à l’intérieur, retrouvant le décor familier et rassurant de sa maison. Elle hocha distraitement la tête, alors qu’il l’envoyait se doucher, trop occupée à détailler le décor autour d’elle qu’elle connaissait par cœur – et pourtant, en y remettant les pieds, elle avait la distincte impression de le redécouvrir à travers un tout nouveau filtre. L’interpellation de Floyd l’arracha à sa contemplation, alors qu’elle s’éloignait vers les escaliers ; et elle s’accrocha à son regard comme une ancre dans la houle, et à sa promesse comme le dernier élan dont elle avait besoin pour poursuivre la route. Layla hocha la tête, et, rassemblant ce qui lui restait de forces, se traîna jusqu’à la salle de bains. Rapidement, elle s’extirpa de son équipement atlante, puis se débarrassa de la combinaison de plongée qu’elle avait portée en dessous, et débarrassée de cette mue, elle frissonna alors que l’eau brûlante jaillissait du pommeau de douche sur sa peau dénudée. Une cascade fumante, et l’eau qui creusait des sillons le long de son corps éreinté et dans sa tête, nettoyant les parois occultées d’un esprit trop agité, la débarrassant des interférences parasites qui l’empêchaient, depuis que le Blue l’avait recrachée, de réellement faire face à ce trou béant qu’Amy avait laissé derrière elle. Et maintenant qu’elle était seule, sous la douche, l’eau s’occupait de nettoyer la plaie, et les larmes salées qui finirent inévitablement par rouler le long de ses joues, alors qu’elle s’accrochait aux paroles de son partenaire : ça va aller. Il avait raison. Ca serait dur. Et douloureux. Mais elle allait serrer les dents, et elle endurerait. Comme elle avait enduré son absence à lui – sauf que cette fois, elle devrait s’en remettre, parce qu’elle était nécessaire.

Lorsqu’elle sortit enfin de la douche, ni l’épuisement, ni la douleur n’avaient disparu – mais cette dernière avait changé, plus concentrée, plus localisée. Sous contrôle. Et elle, elle avait l’esprit plus clair malgré tout, et elle baissa les yeux sur l’attirail que lui avait procuré Orm et… « Merde. » jura-t-elle entre ses dents. Elle n’avait pas prévu que Floyd serait là à son retour ; et forcément, elle n’avait pas prévenu son invité-depuis-longtemps-devenu-colocataire de se faire discret, et un vent de panique souffla dans la salle de bains alors qu’elle imaginait déjà ces deux-là tomber nez à nez dans sa cuisine. Rapidement, elle enfila un jean et un t-shirt noir fièrement estampillé Sea Shepherd, ramassa son équipement, et traversa la cuisine à la hâte, alors que Floyd l’attendait patiemment sur le canapé. « J’arrive, je vais ranger ça. » lança-t-elle, sa voix encore cassée, avant de s’éclipser dans le jardin par la porte arrière. En arrivant devant la porte du cabanon, elle vérifia rapidement que son partenaire ne regardait pas dans sa direction, et elle frappa à la porte avant d’entrer à la hâte, et tant pis si l’occupant des lieux n’était pas prêt à la recevoir. « J’ai une visite surprise. Surtout, surtout ne viens pas dans la maison. Et évite de te faire remarquer. » énonça-t-elle rapidement à voix basse en rangeant la combinaison dans un coffre. « Et merci pour le prêt. Je te raconterai plus tard. Désolée. » Et hop, avant que Floyd ne commence à se poser des questions, elle ressortit l’air de rien, et regagna la maison, le cœur tambourinant dans sa poitrine à l’idée que le pire avait été évité de peu.

Layla referma la porte derrière elle, et aussitôt, la fatigue du voyage la balaya à nouveau, comme si l’incident qui venait d’avoir lieu avait pompé tout ce qu’il lui restait de forces. Des étoiles dansèrent devant ses yeux, et elle se pinça l’arête du nez avant de se forcer à se mouvoir jusqu’au canapé dans lequel, une lueur interrogatrice dans le regard, Floyd l’attendait. Avec leurs cafés, et avec Retour Vers le Futur, et elle songea que c’était drôle, de le voir là, comme s’il faisait partie intégrante du décor. Peut-être que c’était un peu le cas, maintenant. L’aboutissement de ces derniers mois. Non, de ces dernières années. Cinq ans à serrer les dents chacun dans leur coin, sans leur autre moitié pour les rattraper au vol. Et alors qu’elle était en pleine dégringolade, voilà qu’il se matérialisait chez elle pour arrêter sa chute et la remettre sur pieds. Laissant ces pensées déambuler sans but dans sa tête en friche, elle elle glisser le dvd dans le lecteur, puis, cédant enfin aux appels de pitié de ses muscles endoloris, elle se laissa tomber sur le canapé, et, sans l’ombre d’une hésitation, laissa sa tête glisser sur l’épaule de Floyd. A la recherche d’un réconfort qu’ils n’hésitaient plus à se donner sans la moindre réserve, depuis quelques temps. « Ca fait des années que je l’ai pas vu, ce film. » commenta-t-elle, se forçant à parler, même pour ne rien dire, parce que garder le silence était la mauvaise approche. La dernière fois qu’elle avait été autant au fond du trou, ç’avait été après leur coup de fil fatidique – et elle n’avait ensuite pas ouvert la bouche pendant des semaines. Mais cette fois, c’était différent. Cette fois, elle n’avait pas de raison de se murer dans le mutisme. Layla attrapa son café brûlant, et s’installa plus confortablement contre son partenaire. Depuis Coast City, ils n’avaient plus vraiment de raison de chercher à maintenir une certaine distance qu’ils avaient de toute façon toujours ignorée, si ? Pas après cette journée dans la crique. Pas après cette nuit à l’hôtel. Rien ne s’était passé comme prévu, et pourtant, rien n’était plus pareil – eux, n’étaient plus les mêmes. Peut-être qu’ils devraient s’interroger, et en parler, mais ce jour-là, juste pour ce jour-là, elle n’avait pas envie de se poser la question. Seulement de profiter de sa présence comme on se ressource auprès d’un foyer plus accueillant que les ténèbres de la nuit. Et alors que la caméra se promenait dans l’étonnant laboratoire du Doc, elle demanda, en levant la tête vers lui : « Je sais même pas combien de temps on est parties. T’es venu le jour où je t’ai dit qu’on plongeait ? »

AVENGEDINCHAINS

Tu les entends rire d'ici, ces anciens camarades de galère qui n'avaient de cesse de venir vous charrier. Ceux qui suspectaient que l'action se déroulait surtout sous votre tente, et pour qui il était évident que ce qui vous unissait était tout aussi innocent que la guerre que vous meniez. Donc, finalement, coupable sur toute la ligne. Qu'est-ce qu'ils diraient maintenant, après des mois à nier farouchement, en vous voyant sur ce canapé, collés l'un à l'autre, comme d'habitude ? De inséparables sur le champ de bataille vous êtes devenus ces deux cabossés qui ne peuvent s'empêcher de se toucher, de s'enivrer de l'autre comme des affamés. Et peut-être que c'est ce que vous êtes, après six mois à se serrer la ceinture, puis cinq autres années à essayer de se reconstruire sans le regard bienveillant  et nécessaire de l'autre. Ce qui se passe entre elle et toi est naturel depuis le début – enfin, disons plutôt après votre aller-retour pour l'enfer. Alors sentir sa tête se poser sur ton épaule, ou simplement chercher un peu de réconfort contre toi, bien que ce soit encore tout frais dans la nouvelle ligne directrice de votre relation, c'est comme donner raison à ceux qui ont toujours vu plus clair en ce que vous représentiez l'un pour l'autre que vous vous en étiez capables. Est-ce que c'était du déni ? Est-ce que vous étiez des hypocrites ? Il serait injuste de vous imposer un procès maintenant, et de toute façon, si vous avez commis des erreurs par le passé, t'estimes qu'elles ont largement été payées. Toutes ces années d'absence auront causé un mal bien pire que celui engendré par la distance que vous vous deviez de respecter. Une distance sur laquelle vous prenez aujourd'hui votre revanche, la faisant complètement voler en éclats, après l'avoir si longtemps supportée.

Layla a fait son choix, et rapidement, le film commence, faisant raisonner sa célèbre musique dans la pièce – tu dois d'ailleurs te retenir pour ne pas la chantonner en même temps. C'est drôle, vous avez fait un bond en avant énorme lors de votre journée à Coast City, mais il vous reste encore tellement de chemin à parcourir avant que tu puisses réellement aller jusqu'au bout de tes envies. C'est la célèbre excitation des débuts, la facilité en moins, de part vos passifs quelque peu hors du commun qui viennent fausser les règles du jeu. Comme d'habitude, vous faites un peu tout à l'envers. Mettre de côté les banalités pour attaquer directement dans le vif des traumatismes. Ou ressembler à un couple, sans en être un. Comment blâmer ceux qui n'ont jamais su définir réellement votre relation quand vous empruntez la grande autoroute de l'amour à contre-sens. « Chaque fois que je me sens pas bien, c'est le film que je regarde. Celui-là ou Jurassic Park, ça dépend. T'en as pas un toi ? » Des questions comme ça, tu pourrais lui en poser des tonnes, et quand même avoir l'impression de ne pas en savoir assez. Tu sais pourtant que ce que vous partagez est déjà suffisant pour sentir ton cœur battre un peu plus vite chaque fois que tu la vois, comme un adolescent, mais t'es bien trop gourmand pour te contenter de ce qui se trouve à la surface. Maintenant, tu veux tout savoir de la partie cachée de l'iceberg. Le film de ses coups de blues, ou celui qu'elle préfère. Qu'importe, tout est bon à prendre, et sans rien laisser de côté.

Naturellement, tu viens passer ton bras autour d'elle, afin de lui offrir une position un peu plus confortable, mais surtout, réconfortante. Et si le silence qui s'est instauré pendant que vous regardiez le film ne te dérangeait pas le moins du monde, t'es quand même soulagé de l'entendre prendre la parole. Une première tentative, tout en douceur mais concrète, qui pourrait déboucher sur un besoin d'aller plus loin dans ses ressentis. Quand elle s'en sentira le courage. « J'ai atterri à Coast City en fin d'après-midi. Le temps que j'arrive t'avais déjà plongé. Je pourrais pas te dire exactement combien d'heures t'es restée sous l'eau, mais ce qui est certain, c'est que ça t'a pris toute la nuit. » Pour être resté sur la plage à guetter son arrivée, t'es sûr de ne pas te planter. Et en faisant un rapide calcul, tu estimes à dix heures la durée de la plongée. Un temps anormalement long, mais que tu es incapable de mesurer pleinement, sans tous les facteurs qui vont avec. Est-ce que là-bas le temps s'écoule de la même façon ? Est-ce que le processus de l'exorcisation était réellement aussi complexe ? A t-elle seulement les réponses à tes questions ? Mais pour ne pas la brusquer ou aller plus vite qu'elle ne le souhaite, tu empruntes un chemin un peu plus subtile. Enfin, normalement. « Si t'avais une DeLorean, t'irais où dans le passé, et tu changerais quoi ? » Sous-entendu, est-ce que tu regrettes d'avoir laissé Amy, ou est-ce que tu serais prête à la sauver si tu le pouvais. La douleur peut vous pousser à ressentir ce genre de remords, et tu comprendrais que ce soit le cas, même pour quelqu'un d'aussi forte qu'elle. Toutes ces années à vivre avec sa présence, et ce terrible traumatisme qui a découlé de sa perte, il ne serait pas anormal de vouloir essayer de la sauver, et ce, d'une façon ou d'une autre. T'es le mieux placé pour savoir à quel point il est difficile de se délester de son passé.

AVENGEDINCHAINS

Si elle avait un film de réconfort ? La question lui arracha presque un sourire, alors qu’elle s’amusait à imaginer Floyd en plein marathon Retour Vers le Futur et Jurassic Park – elle en prenait bonne note, en tout cas, si jamais leurs routes devaient à nouveau se croiser dans un moment ou tout n’allait pas bien, et à en juger par leurs exploits récents, il valait mieux qu’ils se préparent à cette éventualité. Même si, pour ces premières épreuves, elle trouvait qu’ils ne s’en sortaient pas trop mal, pour deux supposés fracassés que le reste du monde avait choisi de laisser sur le bas-côté. « … Pirates des Caraïbes. » avoua-t-elle, en s’attendant évidemment à ce qu’il éclate de rire, parce qu’il était difficile de faire plus cliché. Mais tant pis. « J’avais dit à Victor d’appeler le bateau le Black Pearl, mais évidemment, il m’a pas écoutée. » Encore une raison de râler contre ce pauvre Victor, qui décidément avait bon dos, ces derniers temps. Mais c’était amusant, de se souvenir de cette petite anecdote, et de la partager avec Floyd – après sa plongée nocturne, ce petit exercice ramenait comme un semblant de normalité auquel elle se raccrochait comme une naufragée à sa bouée, pour ne pas trop penser à la Fosse des Mariannes, pour ne pas trop penser à Amy, pour ne pas trop penser à ce qu’elle avait laissé derrière. Comme un gardien de nuit, Floyd illuminait les recoins les plus sombres pour démontrer qu’il n’y avait finalement aucun monstre dans la pièce. Elle était revenue. La vie continuait. Layla avait encore du mal à y croire, mais elle voulait se convaincre qu’avec l’aide de son partenaire, le quotidien allait bien finir par reprendre ses droits. Quelle que soit la place qu’il y occupe maintenant – du moment qu’il était là, il n’y avait aucune raison d’avoir de regrets.

Comme à Coast City, le réconfort de ses bras finit par constituer le meilleur antidote à sa situation, plus que le café, le film, ou la familiarité de sa maison, et elle se laissa volontiers glisser contre lui, presque prête à fermer les yeux et s’endormir là, et maintenant, si elle n’avait eu encore plus envie de chercher encore un peu sa compagnie. Elle en avait été trop longtemps privée dans les moments difficiles, et depuis quelques mois, elle s’était trop habituée à sa présence, équilibre précaire et dangereux mais tant pis, elle voulait bien prendre le risque. N’en déplaise à Waller et au reste. Toute la nuit, qu’elle était partie, d’après lui. Oui, ça lui paraissait cohérent. Et en même temps non. Il aurait pu lui dire qu’elle était partie deux heures ou dix jours, elle l’aurait cru de la même manière. Elle avait l’impression d’être partie une éternité, et en même temps, que le temps en bas s’était écoulé à une vitesse folle. Et alors que Marty et le Doc parlaient boutique à l’écran, Floyd lui posa une question, la même question que se posait n’importe qui devant Retour Vers le Futur, mais qui, dans leur situation, pouvait vouloir dire infiniment plus. Layla soupira et se recroquevilla un peu plus sur le canapé. Ils pourraient en changer, des choses avec une DeLorean. Surtout tous les deux. Mais ils avaient déjà décidé de tourner la page sur leurs propres regrets, alors elle s’abstint de les mentionner – de toute façon, elle en avait bien assez d’autres en réserve.

« Je retournerais chez moi, y a dix-huit ans. Et je ferais tout ce qu’il faut pour empêcher Amy de mettre un seul doigt de pied dans cette foutue eau. » confessa-t-elle. Elle aurait dû le faire à l’époque – c’était ce qu’elle se disait toujours, alors que quelque part, c’était parfaitement injuste, puisqu’elle ne savait pas que l’eau était empoisonnée, et en plus ça n’était pas seulement l’eau de mer, c’était aussi l’eau de leurs robinets, leur eau potable, partout, le poison s’était infiltré. Mais rien à faire. La culpabilité persistait, tenace, les griffes bien plantées sous sa peau. Syndrome du survivant, avait dit la psy, quelques mois après les événements, quand ses parents l’y avaient traînée dans l’espoir de remédier à son attitude d’adolescente difficile. « Et j’irais foutre le feu à l’usine qui a décidé de nous déverser ses produits chimiques dessus. » Et elle était parfaitement sérieuse avec cette affirmation. Ses bras noués autour de ses genoux remontés contre elle, elle se gratta machinalement l’avant-bras – comme pour chasser la sensation désagréable du rappel de ses veines en feu, sous l’assaut des produits toxiques. « Ils nous ont rendues tellement malades. » Ca, elle n’était même pas sûre de l’avoir dit à voix haute ; alors elle prit une inspiration pour se secouer de sa soudaine torpeur et se concentrer à nouveau sur le présent. Le film. Floyd. La banalité factice du quotidien. « En repensant à toutes ces années, je pense qu’en réalité, elle n’a jamais cessé de se sentir malade. Et que c’est ça qui la faisait autant souffrir. » Ce malaise et cette agitation fiévreuse, constants, toujours, où qu’elle aille et quoiqu’elle fasse, finalement, ça n’avait peut-être été qu’Amy, qui exprimait sans qu’elle ne le sache son état. Un malaise et une agitation dont, pour la première fois peut-être en dix-huit ans, elle allait être libérée, elle aussi, une fois le choc du retour passé. Elle n’osait même pas imaginer à quoi ça pouvait bien ressembler. Quelque part, ça lui faisait presque peur. « Quand on était là-bas, au Parlement des Vagues, c’était la première fois que je l’ai sentie aussi… sereine. » Et brièvement, Layla se demanda ce qu’il aurait pensé, Floyd, s’il avait été là-bas, avec elles. Si lui aussi avait pu faire l’expérience de la quiétude absolue du Clear, lui dont le quotidien n’était qu’une série de cataclysmes plus ou moins contrôlés, lui dont la conscience était au moins aussi agitée que la sienne. « Et toi, tu ferais quoi avec une DeLorean ? » demanda-t-elle, tout en soupçonnant la réponse - par curiosité, peut-être comme une voie de sortie, aussi, comme un brusque revirement dont elle ne se rendait pas compte. Le petit fantôme d’Eddie, après tout, était encore bien imprimé dans son esprit, lui aussi.

AVENGEDINCHAINS

Ce matin, il fait froid dans le royaume. Les bourrasques s'infiltrent sous les portes et cherchent à poser leurs doigts glacés sur vos âmes. Il faudra vous battre, encore. Il faudra être soldat, toujours. Vos vies sont un champ de bataille en constante évolution, avec de rares permissions, dont vous profitez goulument mais qui restent bien trop courtes. C'est vrai ce qu'on raconte, quand il y a des fantômes dans la pièce, l'air se refroidit. Et tu les sens, ils s'approchent, dansent à la frontière du passé et du présent, du rêve et de la réalité, comme dans un bal qui se jouerait pour l'éternité. Tes Eddie, sa Amy. Joli groupe de gosses qui hante votre existence. Partiront-ils un jour ? Tu veux y croire. Layla, en tout cas, a eu assez de courage pour laisser le sien reposer en paix, et tu ne saurais exprimer l'admiration que tu éprouves à son égard aujourd'hui, quand assis dans ce canapé, elle doit mener le combat le plus compliqué de sa vie. Lâcher prise, il n'y a rien de plus difficile. Les souvenirs se mélangent aux empruntes de leur union, et même si Amy est resté derrière, il faudra du temps avant que le deuil soit consommé. Un temps où tu devras la soutenir, et lui apporter tout ce que tu n'as pas eu quand tu as perdu frère et fils. Layla, tu ne la laisseras pas faire les mauvais choix. Tu ne le laisseras pas suivre le même chemin que toi. Pour elle, il n'est pas encore trop tard. Doc et Marty ont perdu ton attention, et c'est dans une silence religieux que tu écoutes ta partenaire mettre les premiers mots sur sa peine et sa colère. Les deux s'entrelacent si étroitement que tu ne parviens plus à les différencier. Et peut-être que c'est ça, toute la complexité de ce qui froisse son palpitant, des émotions qui se mélangent pour frapper à l'unisson contre leur prison. Alliance fortuite mais efficace qui laisse ton âme-soeur désarçonnée, et dont la souffrance se répercute sur la tienne, comme la chute de dominos que rien ne pourrait arrêter.  

Sa rancoeur, elle t'explose en plein visage, une rare bombe que la démineuse n'est pas parvenue à désamorcer, et nourrie depuis des années par une petite fille à la vie brisée. Là où elle gratte son bras, tu viens poser ta main. Mercurochrome sur une plaie invisible et profonde. Quelques caresses du bout des doigts pour essayer d'effacer ce qui s'est trop ancré. Un tatouage sur le cœur que tu ne pourras jamais effacer, mais avec lequel tu peux lui apprendre à vivre. « Tu l'as libérée. Tu lui as apporté la paix qu'elle méritait. Plus de souffrance. Plus de colère. » Et malheureusement, tu ne peux pas en dire autant pour elle. Ce qu'Amy ne re ressent plus, Layla, elle, l'éprouve plus violemment encore aujourd'hui. Elle est celle qui a pu guérir. Celle qui a été miraculeusement sauvée. Pendant que l'autre, moins chanceuse, a été condamnée à une vie et une après-vie de souffrance. Cette Deloran, si elle existait réellement, lui servirait non seulement à sauver Amy, mais également à faire disparaître sa culpabilité. Et bon sang, si tu en avais le pouvoir, tu lui offrirais, cette possibilité de tout changer, qu'importe le sacrifice. « Maintenant il faut faire la même chose pour toi. » Qu'il est difficile de tenir un discours crédible quand on a soi-même jamais réussi à se débarrasser de ses chaines. T'as l'impression de ne pas être légitime, d'être une terrible fraude. Mais tu restes sincère, et si elle t'en donne la chance, tu joueras ton rôle dans le processus de sa guérison. Elle ne passera pas par le Blue, mais il se pourrait que tu aies d'autres alternatives à lui proposer.

Et bien évidemment, la question t'est retournée. Une situation cocasse que tu prends avec le sourire, puisque conscient à l'instant même où tu l'as posée qu'il te faudrait y répondre toi aussi. Tu pourrais facilement masquer la vérité, jouer la carte de la facilité en comptant uniquement sur ce qu'elle sait déjà sur toi, mais tu te souviens de cette promesse que tu lui as faite, celle de ne plus jamais lui mentir. Alors cette fois encore, tu empruntes le chemin le plus tortueux, mais celui qui te mènera exactement là où tu as envie d'être. « J'empêcherais mon père de détruire notre famille. » Chose que tu as pourtant essayé de faire, mais sans lire la petite astérisque en bas du contrat dressé par le diable lui-même. Une branche qui craque. Un coup qui part. Une cible manquée. Une vie détruite. Que serais-tu devenu, si tu avais réussi ? Si tu l'avais réellement tué, et que ta mère, Eddie et toi aviez été libérés de son emprise brutale et nocive ? Tu ne le sauras jamais, et là n'est pas le but de la question. Elle t'a demandé ce que tu changerais, et voilà. Elle sauverait Amy, toi tu sauverais ton frère. Et peut-être qu'ainsi Eddie, ton fils, n'aurait jamais eu à mourir, que Zoe n'aurait jamais eu à vivre une vie déchirée, et que Susan n'aurait jamais eu à autant souffrir. Bien sûr, t'es sûr de rien, mais tu doutes que les choses auraient pu être pires qu'elles l'ont été dans la vie que tu as mené en ratant le crâne de ton père. Le diable t'a promis de te débarrasser de lui, mais il ne t'a pas dit que le prix serait aussi élevé. Et si tu ne vas pas jusqu'au bout de ton histoire, que tu estimes pas à sa place aujourd'hui, sans doute mesurera t-elle quand même l'importance de cette semi-révélation, en la plaçant ainsi plus gravement encore que la mort de ton propre fils. Car finalement, tout ce qui a découlé ensuite, tout ce qui fait de toi l'homme que tu es aujourd'hui, est entièrement dû à cette balle ratée.

Conscient qu'il s'agira peut-être là d'une occasion pour elle d'échapper à ce qu'il faut absolument qu'elle sorte, tu recentres la conversation sur son escapade. Pas par refus de lui raconter l'ultime traumatisme de ton existence, mais parce que là, présentement, il n'est pas question de toi, mais d'elle. Tu veux être là comme elle l'a été durant votre nuit à l'hôtel. Tu veux lui apporter autant qu'elle t'a apporté, en te prenant ensuite dans ses bras jusqu'au lever du jour, à l'abri des cauchemars et des esprits frappeurs. « C'était comment le Blue ? » Si parler d'Amy est encore trop difficile, peut-être acceptera t-elle de te conter les mystères et merveilles du Blue. Sans la pousser ni la brusquer, tu lui tends la main pour qu'elle saute avec toi. A deux, tout est tellement plus facile, il suffit de compter jusqu'à trois.

AVENGEDINCHAINS

Elle faillit lui répondre que c’était trop tard, et s’abstint au dernier moment, songeant qu’il serait bien mal venu de sa part de faire preuve d’autant de cynisme et de pessimisme alors qu’il était le mieux placé pour comprendre son état d’esprit, et pour être plus lucide qu’elle ne pouvait l’être à ce moment-là. Alors qu’elle espérait, de tout son cœur, que lui-même réussirait un jour à se libérer des chaînes bien trop lourdes qu’il se traînait aux pieds. Layla ravala ses objections, les rangea de côté, se força à répéter les recommandations de Floyd dans sa tête. Plus de souffrance. Plus de colère. Trouver la paix. Elle fronça les sourcils. Est-ce que c’était encore seulement possible, ça ? Même avec Amy exorcisée, ça ne pouvait pas être aussi facile, si ? Il y avait encore un deuil à faire, une rancœur à laisser couler, un pardon à accorder, et tout ça, ça venait d’elle seule, pas de son fantôme. Et même si elle réussissait, à force de patience et avec le soutien de son partenaire, à laisser définitivement ce pan de sa vie s’envoler, elle craignait que la guerre ne l’ait privée de cette chance pour de bon. Peut-être qu’il était trop tard. Qu’elle s’était trop enfoncée dans un courant pour pouvoir en sortir. Son pessimisme latent, sous l’influence de Floyd, elle essayait de s’en débarrasser, mais certaines habitudes étaient tenaces ; comme tout le monde, il y avait des jours avec et des jours sans, songea-t-elle pour passer à autre chose. Aujourd’hui était un jour sans, et elle estimait avoir des raisons acceptables pour. Peut-être que demain, ou un autre jour, plus tard, il deviendrait plus facile de ne pas écouter les murmures de sa propre noirceur. Et puis flûte. Ils étaient humains, après tout. Ils avaient bien le droit de se planter, de temps en temps.

Elle lui avait retourné sa question, mais la réponse ne fut pas qu’elle avait attendu – elle avait cru qu’il mentionnerait ses enfants, mais à sa surprise, c’est un père, cette fois, qui fut mentionné. Layla se tordit le cou pour tourner la tête et chercher son regard, étonnée, une certaine appréhension dans les yeux, alors qu’elle attendait silencieusement de voir s’il voulait lui donner plus de détails, mais Floyd resta résolument silencieux sur le sujet. Une nouvelle fenêtre qui s’entrouvre sur un passé de plus en plus trouble, et pendant un instant, elle en oublia ses propres casseroles, prête à essayer de l’encourager avec des questions ; mais très vite, elle comprit aussi qu’il n’en dirait pas plus pour le moment. Encore un rideau à soulever. Encore des secrets à déterrer – mais le genre de secret qu’il valait mieux qu’il révèle à son rythme, quand il s’estimerait prêt, et à vrai dire, même si elle sentit un étau lui serrer la poitrine à l’idée de faillir à sa tâche de partenaire, elle n’était sans doute pas en condition d’accueillir cette nouvelle confession comme il se devait. Alors pour cette fois, elle accepta cette information partielle, ravalant sa déception sans amertume ; mais non sans une pointe qui s’enfonçait douloureusement dans sa poitrine, en songeant qu’elle aussi, avait encore un dernier secret qu’elle lui cachait. C’aurait été le bon moment. Mais avec le secret en question à quelques mètres de là à peine, c’était beaucoup trop risqué – alors elle se tut, songeant non sans ironie qu’une couche de culpabilité de plus ou de moins, elle n’était plus à ça près. Déséquilibre des forces, qu’heureusement il chassa de lui-même en clôturant le sujet avant qu’elle n’ait le temps ou la possibilité d’approfondir.

Et elle se saisit de la main tendue, sans protester. « C’était le truc le plus dingue que j’aie jamais vu. » Doc et Marty n’étaient plus qu’un fond sonore, alors qu’ils testaient la DeLorean sur le parking pour la première fois, et elle laissa sa tête reprendre sa place contre lui. Il était tellement plus facile de lui parler à lui, à Floyd, avec sa bienveillance d’autant plus précieuse qu’elle la savait rare, privilégiée qu’elle était. « On est descendues à plus de onze kilomètres sous la surface. J’ose même pas imaginer combien de records on a explosés d’un coup. » Challenger Deep, le rêve d’une vie – dommage que les circonstances aient été si peu réjouissantes. « On s’est fait une copine. Crevette. Une crevette transparente et télépathe. » Rien que ça. Un petit point positif dans toute cette histoire. « Et une fois qu’on est arrivées là-bas, c’était… » Magique ? Incroyable ? Il lui semblait que la langue anglaise n’avait pas assez de mots pour décrire les merveilles et les angoisses du Blue, ou alors elle ne les connaissait pas, elle qui avait si peu de vocabulaire digne de ce nom. Alors qu’elle aurait tellement voulu être capable de lui en dresser un portrait digne de ce nom, cette seule idée lui apparaissait maintenant comme une mission impossible. Sans réfléchir, elle prit sa main dans la sienne – la démangeaison était partie, incapable de résister longtemps aux propres pouvoirs exorcisants de Floyd. « J’aimerais pouvoir te montrer, ou te le faire sentir. C’est à la fois un endroit, et une entité, et j’ai jamais rien vu d’aussi différent ni d’aussi beau. Un vrai paradis sous la mer. Toutes les merveilles que tu vois dans les documentaires – c’est rien, à côté du cœur du Blue. » Un monde sous le monde, dont personne n’avait conscience, et il fallait que ça reste ainsi – mais elle savait que ses confidences étaient en sécurité, avec lui, et les secrets du Blue aussi. « Il y a une atmosphère, là-bas… tout est tellement silencieux. Tellement calme. » Et Layla cilla un bref instant, en se souvenant de la proposition, non, la supplication de Tefé. Rester. Et la tentation, terrible et déraisonnée, de dire oui, alors qu’elle savait pertinemment ne pas pouvoir. « Tout ce qui se passe à la surface, ça n’a aucune importance, là-bas. C’est comme si quelque chose te débarrassait de tout ce qui t’empoisonne. » Puis elle baissa les yeux, et haussa les épaules. « J’imagine que c’est pour ça que Swamp Thing a pensé qu’ils pourraient garder Amy avec eux. Il a eu raison. » Mais le reste, hélas, était revenu à la surface avec elle, parce qu’on ne pouvait pas tout avoir, ni tout abandonner derrière soi. La condition humaine, ses faiblesses, et ses paradoxes, dans toute sa splendeur.

AVENGEDINCHAINS

La plupart du temps, votre relation est définie par tout ce qui vous rapproche, mais cette fois, c'est par une différence qu'elle se dessine. Cette expérience, cet endroit incroyable dont elle te parle, ne t'est pas accessible, et ne le sera sûrement jamais. Ce n'est pas le désert afghan, l'enfer des safe bases ou le réconfort sommaire d'une tente, c'est quelque chose d'entièrement différent, où tu ne peux pas la suivre, ni même comprendre concrètement ce qu'elle essaye de t'expliquer. Au cours de ton existence, t'as pu côtoyer le pire de l'humanité, durant une guerre sans fin qui a laissé ses traces, puis dans la Suicide Squad, où c'est au plus bizarre que tu t'es confronté. Des monstres, des aliens, des zombies, tu penses avoir eu un large échantillon de ce qui peut se trouver et se faire sur cette planète, mais le Blue, ce lieu mystique, t'arrives pas à bien l'imaginer. Est-ce le paradis, tel que l'on décrit ? C'est du moins comme ça que tu le visualises, en entendant Layla t'en parler. Et rien qu'à l'écouter, tu sens sa fascination, une force qui happe à la fois ta curiosité et ta méfiance. « Comment tu sais que c'était une crevette si elle était transparente ? » Une plaisanterie pour atténuer la puissance qui se dégage de ses mots. Un endroit plus beau que tout ce que l'on peut voir dans les documentaires, à quoi ça ressemble ? C'est un peu comme essayer d'imaginer une nouvelle couleur, l'esprit se frotte aux barrières de l'inconnu, et il ne parvient pas à mettre des images ou des formes à ce qu'on essaye de lui inculquer. Jusqu'à ces derniers jours, tu ignorais même qu'une telle chose puisse exister. Et quelque part, tant mieux, te voilà détenteur d'un secret, qui, tu le sais, s'il venait à être dévoilé, mettrait en péril la plénitude et la beauté de cette bulle à part de l'univers. Ce qu'elle a vu et trouvé là-bas, c'est précieux. Si précieux que jamais tu n'oseras demander le privilège de pouvoir assister à tout ça de tes propres yeux. C'est le sien, et tu le sais, c'est un honneur qu'elle chérira toute sa vie. Un souvenir ancré dans sa mémoire, et qu'elle pourra contempler en fermant les paupières.

Quand elle te prend la main, tu la serres un peu plus fort. Pas par mécanisme affectif, mais par réelle crainte. Car ce que tu entends fait naitre en toi une palpable inquiétude. Et de l'intérêt. Toi, l'adepte de la roulette russe, tu peux parfaitement saisir l'envie d'être coupé entièrement du monde, d'être libéré de ses traumatismes même rien que quelques heures. Et c'est vrai, pendant longtemps, le suicide a été une solution envisageable. Un mal qui t'a rongé et qui t'a amené à un tel désespoir que oui, tu l'admets, que ce soit courageux ou lâche, quitter ce monde te paraissait moins difficile que d'y rester. Mais maintenant, maintenant que Layla est revenue dans ta vie, tu as mis de côté ton terrible et sombre penchant. Tu ne joues plus les soirs avec les balles de ton revolver, repoussant violemment la Mort alors qu'avant tu cherchais à faire d'elle une amante. Le Blue, cet apaisement, bien sûr que t'aimerais y goûter. Qu'est-ce que ça fait de se sentir bien ? Réellement bien ? Layla, elle le sait. « Ça doit être tellement apaisant... » Tu ne dis pas ça pour toi, parce que tu commences enfin à vivre avec tes blessures et à aller par-dessus elles. Tu n'envisages plus l'avenir comme un éternel recommencent, mais comme la possibilité d'obtenir une seconde chance. Mais elle ? Ce que tu lis entre les lignes t'agite. Elle n'en a sûrement pas conscience, et elle ne mesure sans doute pas la portée de ses mots, mais ce qu'elle te dit, ou du moins, ce que tu comprends, c'est que pendant son voyage dans le cœur de l'océan, tu n'avais plus réellement d'importance. Que rien n'avait d'importance. Et que pendant que tu l'attendais sur la plage toute la nuit, elle, se sentait juste... atrocement bien.

Tu serres plus fort, sans t'en rendre compte, parce que t'as peur qu'elle t'échappe. Encore. Tu sais pas pourquoi tu réagis aussi violemment alors qu'elle se trouve pourtant à tes côtés, remontée à la surface et libérée de son fantôme. Sans doute parce que la simple idée d'avoir cessé d'être important pour elle, même l'instant de quelques fractions secondes, t'est absolument insupportable. Peut-être que c'est égoïste. Peut-être même que c'est erroné. Mais t'arrives pas à te détacher de ce ressenti et de l'incertitude qui en découle. « T'as du avoir du mal à remonter. » Ce n'est même pas vraiment une question que tu poses, pure rhétorique, alors que tout te paraît être une évidence. Un paradis sous l'eau, où le mal-être n'existe plus, où les échecs et les regrets sont effacés, où la souffrance n'a plus aucune place à tenir, comment ne pas envisager d'y rester ? N'importe qui sur cette planète rêverait de trouver un tel endroit. Vos vies sont tellement empruntes de multiples douleurs qu'y aller serait la plus belle des libérations. Et c'est exactement ce qu'a ressenti Amy. T'es heureux pour elle. Vraiment. Mais et si cette escapade avait eu un prix ? Une contrepartie que tu n'aurais pas d'autres choix que de payer. Marty et Doc n'existent officiellement plus, et c'est le regard de Layla que tu cherches. « T'as hésité ? T'as hésité à revenir ici ? » Parce qu'il n'y a pas d'autres finalités à cette discussion. Parce que tu ne pourrais pas la blâmer d'avoir songé séjourner au paradis. Mais ça ferait mal. Vraiment mal.

AVENGEDINCHAINS

Elle avait hésité. Bien sûr, qu’elle avait hésité. Ca n’avait été qu’une fraction de seconde, ou peut-être avait-ce été une heure, ou peut-être était-ce impossible à déterminer, puisque dans le Clear le temps ne semblait avoir aucune incidence. Plus qu’une fraction de seconde, une fraction de pensée. Qui avait ensuite elle-même volé en un millier d’éclats, pulvérisée par d’autres morceaux d’un puzzle qu’elle avait mis des années à réussir à reconstituer. Encore aujourd’hui, elle n’était pas sûre qu’il tienne très bien la route ; mais un peu mieux quand même qu’avant son départ. Mais elle avait hésité quand même, et c’était cette partie-là de son discours, évidemment, qu’il avait retenu, et Layla n’aurait pas pu l’en blâmer. Une angoisse comme une décharge électrique qui trouva son expression dans la pression soudaine qu’il exerçait sur sa main, lui faisant relever la tête pour lui adresser un regard perplexe – et comprendre aussitôt. Evidemment. Lui aussi, il était sacrément endommagé – lui aussi, il devait comprendre l’attrait impossible de la promesse d’un repos absolu après une vie de guerres toujours perdues. Quelle autre conclusion aurait-il pu tirer de ses paroles ? Après un premier abandon, une page qu’ils avaient promis de tourner, mais qui ne disparaissait jamais complètement du paysage malgré leurs efforts ? Avant le Blue, elle aurait baissé les yeux, se serait renfoncée dans ses pensées et sa culpabilité, à se fustiger jusqu’à ce qu’ils se promettent à nouveau d’enterrer le passé, sans jamais y arriver tout à fait, apparemment. Mais cette fois, et à sa propre surprise, la culpabilité avait beau planter une aiguille acérée dans sa poitrine, elle gardait les idées claires, et le brouillard des démons d’hier recula, sitôt qu’elle lui imposa sa distance. Une première qui lui aurait donné le tournis, si elle n’avait eu plus urgent à se préoccuper.

Plus de mensonges. Plus de pas en arrière. C’est ce qu’elle s’était promis au Parlement des Vagues, au moment où elle avait décidé de remonter, et de laisser son fantôme – et visiblement, bien d’autres – derrière elle. « J’ai hésité. Très brièvement. » admit-elle en se détachant de lui pour lui faire face correctement, agenouillé sur son canapé, sans lâcher sa main et sans dérober son regard étonnamment limpide au sien. « Mais jamais à cause de toi. Je ne sais pas pourquoi j’ai été tentée de rester : peut-être que j’en ai vraiment eu envie, peut-être que c’était juste l’effet du Blue, qui était en train de me débarrasser de tout ça. » A la manière d’un violent désinfectant passé sur des plaies encore à vif ; et elle avait hésité, entre abandonner, et s’abandonner, ou serrer les dents en se convainquant que la douleur, même si elle ne partirait pas tout de suite, en vaudrait la peine. Elle avait misé sur la deuxième option. Contrairement à la dernière fois, elle avait fait le pari qu’elle aurait le cran et les épaules pour tenir le coup. Et elle sentait déjà, jusque dans ses tripes, qu’elle avait eu mille fois raison. Mais comment lui faire comprendre, à lui, le partenaire parjuré et déjà trahi, la portée de l’odyssée qu’elle venait d’accomplir ? « Toi, tu n’as jamais fait partie des choses qui m’empoisonnaient. » Ces venins que le Blue avait exacerbés, pour mieux l’y confronter dans un ultime tête-à-tête. Un dernier test, qui avait occulté tout le reste, même Floyd, justement parce que c’aurait été de la triche. Peut-être. Tout était encore tellement récent, tellement frais, qu’elle était incapable de savoir quoi en conclure. Un jour, peut-être, avec le recul, trouveraient-ils les explications qui leur échappaient au lendemain de ce voyage à vingt mille lieues sous les mers.

En attendant, l’heure était venue de prouver que ses bonnes résolutions n’avaient pas été que des paroles en l’air. « Regarde-moi, Floyd. Il m’a fallu dix-huit ans pour réaliser que j’avais un fantôme accroché aux basques. Je vis en ermite dans une maison retapée et autogérée pour qu’on me fiche la paix. En dehors de toi, mes seuls contacts avec des gens normaux, c’est avec Sea Shepherd pour aller faire les casse-cous sur l’eau. Si Victor ne passait pas me voir régulièrement, je pourrais passer des semaines entre deux missions sans adresser la parole à qui que ce soit. Je peux pas ouvrir une portière de voiture sans faire un flashback si elle a le malheur de faire un bruit bizarre. » Floyd s’était gentiment moqué de ses poules cassées, mais la vérité, c’était qu’elle ne valait pas beaucoup mieux. Et si elle s’y était résignée, ça n’était pas pour autant qu’elle avait pris le temps de vraiment se regarder dans un miroir, et d’en tirer les leçons qui s’imposaient. « J’avais déjà des problèmes avant l’Afghanistan, le retour n’a fait que les cimenter pour de bon. J’y arrivais pas, tu comprends ? J’arrivais à rien, j’avais nulle part où aller, et tout ce que j’ai trouvé pour oublier que je m’effondrais comme une tour de cartes, c’est d’aller saboter des plateformes pétrolières et des baleiniers. » Elle n’avait perdu personne, à son retour du désert, à part son partenaire. Elle n’avait ni tragédie familiale à déplorer, ni traumatisme latent outre ceux qu’elle se trimballait déjà en bandoulière. Elle s’était contentée de se perdre elle-même, quelque part sur le champ de bataille, et avait juste perdu trop de morceaux en cours de route pour espérer un jour les recoller correctement. « Je savais plus quoi faire pour que ça s’en aille. » Jusqu’à ce qu’il arrive. Jusqu’à ce qu’un tireur mystérieux ne la protège pendant une attaque meurtrière, et que son ancien partenaire ne revienne donner un coup de pied dans la fourmilière des souvenirs, pour finalement décider de rester. Et bien plus encore. « C’est tout ça, qui m’est revenu dans la figure, au moment où j’ai hésité. » Jamais elle n’avait autant parlé – jamais, surtout, n’avait-elle autant accepté d’exposer les recoins les plus honteux, et les plus regrettables, de son esprit tortueux. « Et juste au moment où je me suis posé la question, j’ai deux images qui me sont venues. Les voiles de mon bateau… » Layla entremêla ses doigts avec ceux de son partenaire. Ne me lâche pas maintenant. Parce que moi, je ne te lâche plus. « Et toi. » Parce qu’elle n’était pas faite pour les fonds paisibles et l’immobilisme du Blue ; mais pour l’agitation et les tempêtes de la surface. Et parce que cette fois, elle avait compris qu’elle avait plus de raisons de revenir que de jeter l’éponge, et que la meilleure partie d’entre elles portait son nom. Floyd n'avait jamais fait partie de ses poisons : à lui seul, il constituait le plus radical des antidotes. « Maintenant, ça n’a plus aucun sens d’aller quelque part où tu ne seras pas. Donc je suis revenue. » Et enfin, elle se tut, avec l’impression d’avoir épuisé ce qui lui restait de voix, tout en n’en ayant pas dit assez, malgré tous ses efforts. Imparfaite dans sa résolution, imparfaite dans son discours, imparfaite tout court. Mais au moins, il savait maintenant, au moins dans les grandes lignes, à quel genre de vaisseau fantôme il avait affaire. Et elle, elle était prête à payer le prix nécessaire pour aller de l’avant – regrettant seulement d’avoir dû, encore une fois, lui faire mal pour y arriver.

AVENGEDINCHAINS

T'as cette tendance marquée à te braquer chaque fois que tu sens l'instant t'échapper. Son hésitation, Layla, elle l'avoue sans sourciller, une honnêteté à toute épreuve que tu apprécies grandement, bien que la réponse ne soit pas celle que tu espérais. C'est vrai que tu ne veux plus laisser les erreurs de votre passé commun jouer un quelconque rôle dans votre relation d'aujourd'hui, mais même si tu en as fait le serment, parfois, tu ne parviens pas à contrôler ce que tu ressens. En l'occurence, un profond sentiment d'abandon. C'est presque comme une crise de panique qui viendrait te frapper sans prévenir. Elle a hésité. Et là, tu te revois en Afghanistan, combiné en main, à écouter la voix de ton pilier t'annoncer qu'elle ne reviendra pas. Tu te souviens encore si bien de ce sol qui se fissure, et de cette horrible impression d'être brutalement happé par le bas. Une chute sans fond, que tu n'as eu cesse de dégringoler pendant cinq longues années. Tu n'es pas prêt à subir ça à nouveau. Et tu dois faire un effort surhumain pour ne pas laisser l'angoisse s'exprimer plus violemment qu'une main qui se serre. Tu l'écoutes, tu respires profondément. Ce n'est pas comme la dernière fois, elle est là, elle est revenue, et c'est sur cet état de fait que tu dois te concentrer pour ne pas sombrer dans une paranoïa qui te serait fatale. Elle t'a promis. Mais même si elle t'a promis, elle a hésité. Une seconde d'hésitation qui aurait pu tout vous coûter. Tout te coûter. Tu sais que les minutes qui vont suivre vont être fondamentales, que ce soit pour le dénouement de cette histoire, ou la suite de votre relation. Une nouvelle épreuve que tu veux affronter la tête haute, avec ce courage qui ne t'a que rarement fait défaut. T'es un soldat, c'est dans ta nature de te confronter au pire et de toujours trouver une solution pour t'en sortir. Cette fois ne fait pas exception, alors tu combats ce qui te terrifies pour ne rien manquer de ce qu'elle te dit. Elle a promis. Et Layla ne manquerait jamais à cette promesse. Tu te le répéteras un millier de fois s'il le faut, mais tu ne te laisseras pas submergé par la nouvelle tempête qui fracasse votre front commun.

A sa demande, sans broncher, tu lèves ton regard vers elle, sans jamais retirer ta main, qui semble désormais même ancrée dans la sienne. Et sans avoir dit un mot, elle comprend. Elle te connait par cœur, elle sait qu'il aura suffit d'une seule petite seconde pour tout ébranler. Mais plutôt que de te pousser à exprimer ce qui aurait peut-être eu du mal à sortir, elle prend les devants, et s'ouvre à toi comme jamais auparavant. Elle joue la carte de la franchise absolue, faisant disparaître le filtre et la pudeur, pour te confier cette souffrance profonde qui chamboule sa vie depuis beaucoup trop longtemps. Un mal-être qui prend la forme de quelques mots savamment choisis, mais terriblement lourds et douloureux, et qui, évidemment, ont un impact sans demi-mesure sur ta personne. Layla, elle t'a beaucoup soutenu depuis que tu es revenu dans sa vie. Elle a accepté la Suicide Squad. Elle a entendu pour ton fils. Et à chaque fois, sans le moindre jugement. Maintenant, c'est à ton tour de l'accepter pour ce qu'elle est, une femme avec des traumatismes, des ratures, et une imperfection que tu chéris bien plus que si elle s'était révélée irréprochable. Sur le point de bouillir d'un mélange de sentiments contradictoires, te voilà pris à revers, sans avoir besoin de te forcer pour maintenir un regard redevenu bienveillant. Elle a ses faiblesses et ses lacunes, oui, et alors ? C'est la seule conclusion que tu peux apporter à ces aveux qui t'atteignent en plein cœur, alors qu'elle vient avec beaucoup de courage de t'ouvrir le sien. Après avoir essayé de réparer des poules cassées et accueilli un mercenaire torturé, il serait peut-être temps qu'elle commence elle aussi à entamer sa quête du renouveau. Et finalement, si elle est remontée, c'est sûrement parce qu'elle y croit.

Toi. Toi comme motivation. Toi comme moteur. Toi comme élément essentiel. Une confession au goût de déclaration, et qui fait naitre à la commissure de tes lèvres un sourire timide mais inespéré. « Je comprends. » Ta main libre vient doucement caresser sa joue pour quelques réconfortantes caresses, après un exercice qui l'a sans aucun doute complètement vidée. « Je comprends, Layla. » Oui, tu comprends l'hésitation. Evidemment. Et tu l'acceptes. Parce qu'à sa place, tu aurais probablement éprouvé la même incertitude. Brève, bien réelle, et surtout, parfaitement sensée. Jusqu'à présent, tu ne t'étais pas bien rendu compte des souffrances qui rythmaient son existence, que ce soit avant votre rencontre ou après votre séparation, et même si leur éclosion te serre le cœur dans un étau douloureux, tu es heureux d'en avoir pleinement conscience, et d'avoir enfin toutes les cartes en main pour l'aider à se ré-apprivoiser. « On se connaissait pas si bien que ça là-bas, hein ? » Et c'est normal, qui pourrait vous reprocher de n'avoir qu'effleuré vos vies respectives quand dehors la guerre faisait rage. Vous n'étiez pas là pour ça, vous vous l'êtes presque interdit, par peur des contrariétés, et par triste advertance que ce vous viviez aurait pu avoir une fin prématurée. Mais malgré tout, vous êtes parvenus à arracher quelques bribes de l'autre, raisonnable mais pas trop, pris au dépourvu par une rencontre que vous n'attendiez pas chambouler autant votre quotidien  – et plus encore. « Tes imperfections, tes tourments, tes incertitudes, tu me crois si je te dis que tout ce bordel ne fait que renforcer tout ce que je pensais déjà savoir ? J'ai jamais cherché quelqu'un de parfait. Si t'as des peurs, des soucis et des défauts, très bien, ça me va, je m'en fiche, tant mieux même. T'es aussi cabossée que ta poule ? Okay, je prends. Je suis désolé d'avoir douté de tes intentions, et de ne pas avoir compris tout de suite ce que ça t'a coûté de revenir, je mesurais pas pleinement... » Sa détresse ? Qu'il puisse y avoir d'autres fantômes ? « … tout ça. La seule chose que je demande, l'unique chose, c'est que tu restes avec moi. » Tu en as souffert jadis, mais aujourd'hui, des leçons en ont été tirées. Elle est terriblement humaine, Layla, et c'est précisément pour ça que tu l'aimes autant. « Je t'assure que t'as bien fait. Deux fracassés ensemble, y a l'effet qui s'annule, je suis sûr que ça va être un magnifique feu d'artifice. On s'est bien trouvés, toi et moi. » Tu adoptes maintenant un ton plus léger, tout en étant on ne peut plus sérieux dans ce que tu dis. Tu n'aurais pas pu espérer meilleure partenaire de vie. « Viens-là. » T'es pas doué avec les mots, toujours un peu maladroit quand il faut aborder un sujet compliqué, alors tu finis ta tirade en passant ton bras autour d'elle pour la reprendre contre toi. Là où tout sera plus simple. « On est quittes, c'est aussi toi que je vois quand je dois revenir. » De ton enfer personnel. De toutes ces missions qui pourraient te coûter la vie, mais dont tu réchappes toujours, parce que tu sais que maintenant t'as quelqu'un qui t'attend. Il n'est plus question de fuite, mais de rentrer à la maison, auprès de celle qui a redonné un sens à ta pitoyable existence.

AVENGEDINCHAINS

Les raz-de-marée qu’Orm avait un jour infligé à la surface pâlissaient en comparaison avec la vague de soulagement qui la submergea sitôt qu’elle sentit la chaleur de sa paume contre sa joue. Les rôles étaient inversés, cette fois, c’était elle qui lui montrait sa collection de squelettes dans le placard, et les siens étaient peut-être moins tangibles mais elle avait tout autant besoin qu’il les voie. Qu’il sache. Qu’il ne s’aventure pas là où, autrement, il ne se serait pas aventuré. Et Floyd, se rendait-il compte d’à quel point ses mots mettaient du baume sur ces plaies encore ouvertes dont elle ne savait plus quoi faire à part les lui montrer en abandonnant sa pudeur coutumière ? Et à quel point ils bousculaient un cœur qui s’était savamment gardé de s’aventurer sur ce terrain-là ces dernières années – qui, peut-être, sans doute, s’était même gardé pour lui. Il ne cherchait pas quelqu’un de parfait, il la cherchait elle. Et toutes ces déformations, ces cassures, ces échecs et ces rancoeurs qu’elle lui exposait, il les acceptait aussi. Au fond elle n’en avait jamais vraiment douté, mais elle se rendait compte qu’il y avait un monde entre le savoir et l’entendre le dire de vive voix. Et pour la première fois depuis qu’elle était remontée à la surface, Layla se sentit enfin respirer, vraiment, même alors que la tête lui tournait sous l’impact des déclarations d’un partenaire qui lui parlait de présent, et surtout d’avenir, à deux, eux deux non pas contre le reste du monde, mais eux deux ensemble. Maintenant, ils étaient vraiment tous les deux. Plus de présence parasite. Plus de raison de se mettre de frein. Et au bout du chemin, un grand inconnu qui devenait soudain plus palpable. La gorge nouée d’émotion, à deux doigts de s’effondrer entre le soulagement et la pression qui quittait enfin ses épaules, et le cœur battant curieusement plus vite dans sa poitrine, Layla se laissa aller contre Floyd sans protester, et passa ses bras autour de lui. Elle était partie. Elle était revenue. Et il était là. Cette fois, elle avait réussi. Cette fois, elle n’avait pas choisi la solution de facilité, cette fois elle avait réussi à s’arracher aux poids qui la traînaient par les pieds jusqu’à l’épuisement. Une première revanche. Une première victoire, la première, elle l’espérait, d’une longue liste d’erreurs à rectifier. « Tu pouvais pas savoir. A quel point j’étais un bras cassé. » marmonna-t-elle, alors qu’enfin, la fatigue reprenait ses droits, pour une fois réparatrice plutôt que destructrice. Les paroles de Floyd, autant de déclarations et d’aveux qui achevaient de sceller ce nouveau tournant, elle tentait de les imprimer dans sa mémoire au fer blanc. Pour s’en souvenir, la prochaine fois qu’ils en auraient besoin. « Merci, Floyd. Vraiment. » De lui revenir à chaque fois. De l’avoir arrachée aux sables mouvants. « Evidemment que je reste avec toi. Toujours. » Après tout, elle avait vraiment envie de voir ce que ça allait donner, ce feu d’artifice. Et, enfin apaisée, bercée par la respiration de son partenaire qui pouvait peut-être enfin profiter de son film, elle sombra rapidement dans la somnolence, consciente de vouloir lui en dire plus, et incapable de songer à autre chose que ‘plus tard’.


Les premières vingt-quatre heures d’un deuil étaient, de sa propre expérience, les plus étranges, à mi-chemin entre une réalité douloureuse et une anesthésie imposée par un esprit incapable d’encaisser le coup en une fois. Mais cette fois était différente, pour tellement de raisons que Layla aurait été incapable d’en faire une liste exhaustive ; la principale, cependant, était incontestablement la présence de Floyd à ses côtés. La journée avait passé, englobée dans un drôle de brouillard, presque sans que Layla ne décroche un autre mot après sa longue confession – mais lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, avec la distincte impression d’avoir dormi bien trop longtemps, le brouillard semblait s’être levé, au moins un peu. L’absence d’Amy se faisait toujours sentir, dans ce trou béant et glacial qui, elle le soupçonnait, mettrait du temps à cicatriser, mais ce matin, elle semblait moins terrible et suffocante que la veille. Peut-être qu’une longue nuit de sommeil avait suffi à entamer le processus de guérison ; ou peut-être que c’était la chaleur de Floyd à côté d’elle qui avait suffi à exorciser tout le reste. Quand et comment ils avaient décidé de lui épargner le canapé pour partager son lit, elle ne s’en souvenait pas, sans doute ivre de fatigue à ce moment-là, mais lorsqu’elle tourna la tête pour contempler son visage encore paisiblement endormi, elle songea qu’elle pourrait, qu’elle voudrait s’y habituer, à cette présence-là, dans le tumulte de son absurde quotidien. Curieux, même lui, elle avait l’impression de le redécouvrir, maintenant qu’elle n’avait plus de filtre parasite devant les yeux. Et son cœur de battre un peu plus vite, alors qu’elle se remémorait ses paroles de la veille.

Sa seconde journée de femme fraîchement délivrée d’un fantôme de presque deux décennies lui donna l’impression que le simple fait que le temps passe était une pure anomalie en soi – et sa journée, Floyd la passa à s’assurer qu’elle se souvienne comment fonctionner, avec cette prévenance parfois maladroite, et toujours sincère, de ceux qui ont si peu connu la gentillesse qu’ils devaient s’en inventer leur propre version de bric et de brocs, et qu’elle appréciait tant ; parce qu’elle lui convenait à merveille. Sa patience, surtout, était remarquable, alors qu’il lui arrivait de se surprendre à contempler la mer sans rien dire pendant quelques minutes par la fenêtre, ou qu’elle fronçait les sourcils d’un air contrarié ou perplexe pour aucune raison apparente. Puis, en fin de journée, elle décida qu’elle en avait marre de rester enfermée entre quatre murs, et lui proposa d’aller se dégourdir les jambes le temps d’une balade sur la plage, débarrassée des touristes fuyant Coast City à cette heure-ci. Et malgré ces circonstances particulières, les vieilles habitudes revinrent au galop : l’un comme l’autre faillit finir à l’eau, une ou deux courses eurent lieu avec les mouettes pour seules témoins, et leurs fous rires lui firent momentanément oublier cet étrange écho qui semblait résonner à l’intérieur même de son crâne sitôt qu’elle s’approchait de l’eau. Après une bonne heure à faire les idiots dans le sable, ils remontaient sur la digue, quand elle avisa une adresse bien connue des locaux de Morro Bay. « On s’arrête boire un verre ? » proposa-t-elle en désignant l’établissement d’un signe de tête. Le Long John Silver, une véritable institution locale à la fois pour sa proximité avec le port, et pour la qualité de son whisky importé directement des distilleries écossaises. « C’est le bar de Morro Bay – même si on en a pas beaucoup d’autres. Il avait été détruit pendant l’attaque de la Fosse, mais c’est un des premiers bâtiments qu’on a reconstruit. Au moins ça aura eu le mérite de pousser le proprio à changer son jukebox et inclure des trucs plus récent que les années 80. Ca te dit ? C'est moi qui invite. » Après tout, ils avaient bien mérité de se changer les idées autour d’un verre, et d’apporter à cette nouvelle journée sas effondrement de sa part la conclusion qu’elle méritait pour leur succès. Car c’était bien un effort d’équipe, tout ça. Comme tout le reste.

AVENGEDINCHAINS

Le deuil, c'est comme une rééducation. Réapprendre à marcher correctement, avancer sans trainer des baskets, apprivoiser l'absence. C'est incroyable, à quel point celui qui n'est plus là peut avoir un impact sur celui qui est resté. Et même si tu es auprès d'elle pour l'aider, tu ne cherches jamais à venir perturber ses quelques moments de silence, où le regard se tourne vers un passé qu'elle n'est pas forcée d'oublier. Ce n'est pas parce que vous partagez la même journée que tu ne peux pas lui laisser ce besoin de solitude et de se retrouver avec elle-même. Tu es mieux placé que quiconque pour mesurer la force de la douleur, après avoir perdu frère et fils. Tu ne lui as jamais menti, à Layla, jamais prétendu que la souffrance disparaitrait complètement, mais tu lui as assuré qu'au moins, elle finirait par s'apaiser, et s’effacer derrière d'autres sentiments plus bienveillants. Des sentiments que tu cherches à provoquer par ta présence, par tes sourires, par ta main qui se tend toujours en sa direction. Tes bras comme muraille contre la tragédie, tes mots comme arme pour affronter les fantômes dans le placard, et ce second réveil à ses côtés, comme une normalité qui ancre ses pieds dans le présent. Que des promesses silencieuses qui la rassureront sur le futur. Ce qu'elle t'a dit te hante encore, et t'aurais aimé en dire plus. Qu'elle est celle que tu as attendu pendant cinq ans. Qu'aucune autre n'est parvenue à dissiper son image dans ton esprit. Et qu'il est terriblement difficile, de plus en plus, de ne pas franchir la distance qui sépare ses lèvres des tiennes. Une envie, un besoin, que tu dois museler, tant qu'elle n'aura pas laissé plus de lest sur la douloureuse disparation de son fantôme, mais qui s'intensifie à chacune de ses imperfections, chacune de ses faiblesses. Parce que c'est toutes ces choses qui font d'elle un tout, et qui ont réussi à toucher ton cœur à peine tiède. Elle est cassée, comme toi, mais rien ne vous interdit de vous aimer quand même. Non, de vous aimer plus fort encore.

Le soleil se couche sur Morro Bay, achevant une partie de cette deuxième journée. Aujourd'hui a su apporter autant qu'hier, où à chaque détour vous avez arraché rires et enfantillages. Une communion indéniable, une fusion évidente, et une complicité qui a tout écrasé sur son passage, à commencer par les quelques relents de peine qui ont cherché à s'immiscer dans votre bulle devenue beaucoup trop privée. Essoufflé par un nouveau jeu du chat et de la souris, tu jettes un dernier regard à l'océan avant de lui tourner le dos. Il faut savoir s'y confronter, mais aussi le délaisser. Bien que ton rapport à lui soit différent que celui de ta partenaire, il en reste complexe. Un environnement qui aurait pu te la prendre, mais qui de l'autre côté du versant, lui est si important. Tu l'aimes, tu le méprises, sans jamais réellement choisir. A ses côtés sur la digue, les reflets de la lune commence à éclairer vos pas, et à renforcer votre envie de ne pas rentrer tout de suite. Et toujours sur la même longueur d'onde, Layla te fait une proposition qu'il t'est impossible de refuser. « Avec plaisir. » Etirer jusqu'à l'ultime craquement tes instants avec elle, priant chaque seconde que Waller ne vienne pas interrompre votre sérénité retrouvée. Boire un verre, découvrir encore un peu plus son univers, rien ne te rendrait plus heureux. Une ville détruite, mais qui se reconstruit petit à petit, avec une force et un courage qui font écho à sa propre tragédie personnelle. Un effet miroir qui ne t'échappe pas, comme si ta partenaire et son environnement tout entier étaient étroitement liés, en tous points. Alors si ce bar repart de plus bel, tu ne doutes pas une seule seconde que Layla en fera tout autant. « Qu'est-ce que t'as contre les années 80 ? » Charrieur, tu adresses un large sourire taquin à ta partenaire, sentant l'humeur de l'instant se transformer doucement mais sûrement vers quelque chose d'autre. Quelque chose qui s'apparenterait presque à ce que vous aviez dans la crique. Mais ne souhaitant rien brusquer, tu te laisses simplement porter par là où cette nouvelle soirée vous mènera. De toute façon, avec elle, il y a tout à prendre et rien à laisser.

A l'intérieur du Long John Silver, tous les regards se posent sur chaque nouvel arrivant, signe d'une ville assez petite pour que tout le monde se connaisse, et s'attende à voir débarquer une connaissance avec qui partager un verre. Le seul étranger ici, c'est toi, et te voilà d'autant plus intriguant pour eux que c'est au bras de Layla que tu fais ton entrée. Un homme en particulier attire ton attention, grand, le teint halé, les cheveux longs. Ned, celui dont tu as quelques fois entendu parler, et que tu n'as pas mis très longtemps à prendre en grippe. Ce nouveau partenaire, qui lui a été présent pour elle pendant ces cinq années, et qui aurait presque pu prendre ta place laissée vacante. Après quelques secondes à vous jauger en silence, tu t'approches du comptoir pour passer ta commande, préférant ignorer le tambourinement d'agacement qui frappe tes tempes, et te focaliser entièrement sur ta soirée en sa compagnie. « Un whisky, s'il vous plait. » Et en attendant d'être servi, tu remets ton masque de baroudeur facétieux, coude contre le bar, regard droit dans le sien, sourire aux coins des lèvres. « Alors, je dois considérer ça comme un rendez-vous ? » Après tout, elle a bien dit qu'elle t'invitait, non ? Et comme vous n'avez jamais eu l'occasion de faire les choses correctement – ou du moins comme tout le monde – ce soir est peut-être votre chance de commencer. Bien que vous n'ayez pas besoin de ça pour vous rapprocher. Loin de là. « T'en auras mis du temps. » Gentille taquinerie avant de plonger tes lèvres dans ton verre, sans perdre une miette des réactions de ta partenaire. T'as toujours été très joueur, mais encore plus avec elle. Et il semblerait que ce soir, une nouvelle partie soit lancée. A vous maintenant de déterminer la nature du jeu et de ses enjeux. Sachant que tu ne mises jamais sans prendre de risque.

AVENGEDINCHAINS

Elle n’avait rien contre les années 80 – en revanche, elle n’était pas sortie de sa tanière depuis si longtemps qu’elle en avait oublié qu’elle connaissait à peu près tout le monde, et qu’à peu près tout le monde la connaissait. Morro Bay partageait cela avec toutes les petites villes du monde, les seules qu’elle ait jamais vraiment connues, au fond. Comme si elle était irrémédiablement attirée par ces villes à taille humaine qui se voyaient balayées par les éléments et des forces étrangères dans l’indifférence générale. Dieu merci, même si les regards se tournaient vers eux, et surtout vers Floyd, avec curiosité et perplexité, les pêcheurs et les marins du coin s’apparentaient plus à des observateurs attentifs qu’à des commères. On remarquait tout, on ne disait rien, et les secrets se noyaient au gré des tempêtes qui balayaient parfois la côte. Solidarité tacite pour excuser l’innocente distraction offerte par la nouveauté et l’inhabituel. Les mains dans les poches de sa veste, elle avança jusqu’au comptoir en ignorant la curiosité ambiante, et les têtes se détournèrent bien assez vite d’eux pour reprendre leurs conversations du moment. Et brièvement, son regard croisa celui de Ned – merde. Cette tête-là, elle ne s’était pas attendue à la voir ; et aussi précieuse son assistance soit-elle sitôt qu’ils étaient sur le Blackbeard, elle n’avait aucune envie de sentir son regard désapprobateur sur elle toute la soirée, trop consciente qu’elle était de sa méfiance à l’égard de cet inconnu qui ne cessait d’apparaître et disparaître du paysage depuis quelques mois. Ce soir, elle n’avait pas la patience ni l’envie de se concentrer sur autre chose que se changer les idées avec son partenaire, avec qui elle avait beaucoup trop de temps à rattraper. Le reste, et Ned, pouvaient bien aller au diable en attendant qu’elle en décide autrement.

Layla prit à son tour place au comptoir, perchée sur un des nouveaux tabourets payés par l’assurance, et salua le barman d’une brève poignée de main avant de passer commande à son tour – un joyeux mélange de scotch et de citron dont Finn, le patron, avait le secret. Et très vite, Ned et sa méfiance constituèrent le dernier de ses soucis : enveloppée dans l’ambiance chaleureuse du bar revenu d’entre les morts, son bois de chêne et Jimmy Hendrix en fond sonore, il n’y avait rien, rigoureusement rien, qui pouvait menacer la quiétude relative de cet instant. Un raisonnement avec lequel Floyd devait être d’accord, puisqu’il semblait lui aussi avoir décidé de tourner la page de la tristesse pour étirer un peu ces brefs moments d’insouciance qu’ils avaient réussi à imposer sur la plage. Plus de fantôme, plus de Trencher, plus rien que deux fripouilles qui, pour une fois, avaient envie de jouer à faire comme tout le monde. « Hm-hm. Peut-être. » Un rendez-vous. Officiellement, le premier, s’ils voulaient bien lui donner ce nom-là. Le barman déposa leurs commandes sur le comptoir, et elle allait pour s’emparer de son verre quand Floyd lança les hostilités ; et Layla de lui dédier un regard faussement indigné, aussitôt démenti par le sourire qu’elle était parfaitement incapable de réprimer. « Comment ça j’ai mis du temps ? Et Coast City, alors, c’était quoi, une classe verte ? » protesta-t-elle avant de porter son verre à ses lèvres. Floyd, lui, savait parfaitement sur quels boutons appuyer pour la faire partir au quart de tour, et elle songea, amusée, que ce soi-disant rendez-vous commençait exactement sous les mêmes auspices que tout le reste. Des chamailleries, mais cette fois, débarrassées du voile de la mauvaise foi et du déni.

Le coude sur le comptoir et le menton dans la paume de sa main, Layla lui rendait son regard sans se défiler, pour une fois qu’il n’y avait plus de raison de le faire. Un peu plus de vingt-quatre heures sans son petit fantôme sur l’épaule, et tout lui paraissait différent, parfois en bien, parfois en mal ; mais cette sensation de légèreté véritable, alors qu’il n’y avait plus rien ni personne pour lui mettre des œillères face à lui, était véritablement libératrice. Cette fois, ils ne faisaient réellement de mal à personne, en profitant des quelques instants d’insouciance et de normalité que la vie voulait bien leur offrir quelques heures à peine après son voyage au centre de la Terre. Une précieuse bulle d’anomalie dans leurs quotidiens mouvementés – comme cette journée dans ‘leur’ crique et à Coast City. Souvenirs confus et chargés d’une électricité encore palpable ; et elle se fendit d’un rire silencieux, en se souvenant d’un détail qu’elle avait oublié de rectifier. « A propos de Coast City et du Blue Lagoon… » commença-t-elle en reposant son verre sur le comptoir, laissant volontairement traîner la fausse hésitation dans sa voix. « Je t’ai menti. » annonça-t-elle d’emblée en le regardant droit dans les yeux, bien trop impatiente de voir sa réaction. « J’ai jamais dit au type de l’hôtel que t’étais précoce. Il a juste cru qu’on avait une libido débordante. Tu l’as évité pour rien, quand on est partis. Et j’ai oublié de te le dire. Désolée. » L’oubli était sincère ; les excuses, en revanche, pas du tout, et ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, dans le reflet malicieux qui pétillait dans ses yeux bleus pour la première fois depuis son retour, la veille. La tête que tirait Floyd était impayable et elle rit pour de bon, cette fois. « J’ai dit que j’étais désolée ! Tiens, regarde… » D’un signe de tête, elle l’encouragea à se retourner, alors qu’à quelques pas d’eux, les joueurs de fléchettes attitrés du bar abandonnaient leur jeu pour aller se rafraîchir la gorge. « Si tu veux, tu peux m’humilier aux fléchettes pour te venger. Toi qui ne perds jamais une occasion de faire le fanfaron… » Floyd avait eu raison, chez elle. Ils ne se connaissaient pas si bien que ça, finalement, à l’époque, mais ils connaissaient quand même les fondamentaux. Elle, elle connaissait son sens de la compétition, son besoin de prouver qu’il était le meilleur, sa rudesse, et maintenant, ses failles, ses zones d’ombres, et ses films coups de blues. Le reste, désormais, les détails, pouvaient bien venir petit à petit. Maintenant qu’elle était enfin en mesure de lui accorder son attention, entière et indivisible, elle n’avait qu’une hâte, de les découvrir un à un, au rythme qui leur conviendrait. Même au lendemain d’une tragédie, qu’elle n’avait plus qu’à laisser derrière elle.

AVENGEDINCHAINS

Tu n'es pas du tout adepte de l'idée de faire rentrer votre relation ou vous-mêmes dans des cases, mais après tout ce que vous avez traversé pour en arriver là, la banalité a un goût de délivrance. Au début, c'était l'ombre de ton mariage qui planait au-dessus de votre indéniable ambiguïté, puis après avoir surmonté l'absence de ces cinq longues années, c'est Amy qui est devenu le frein à ce que vous désespériez d'enclencher. Donc concrètement, c'est bien la premier fois que vous allez partager un moment à deux libérés de tous ces éléments extérieurs et perturbateurs. Le premier rendez-vous, comme tu t'amuses à le désigner, qui va devenir l'initiateur d'une nouvelle page de votre histoire. Tu réalises encore mal que ça y est, plus rien ne vous empêche d'aller jusqu'au bout de vos désirs. Et ce désir bien ancré au fond de toi-même depuis longtemps, il prend de plus en plus de place. T'as presque peur qu'il se fasse entendre, qu'il soit trop bruyant. Que ce soit à travers les regards que tu lui lances, ou des mots qui expriment des intentions qui n'ont rien de sages. Ce qui, bien sûr, n'a rien d'inédit, mais qui ce soir pourrait se concrétiser. C'est par conséquent avec un mélange d’appréhension et d'excitation que tu abordes votre tête à tête largement attendu et mérité. « Ouais enfin, Coast City, heureusement que j'ai pris les initiatives, sinon c'était mal barré. » Tu renchéris, volontairement de mauvaise foi, pour venir tester ses limites. D'humeur joueuse, t'es soulagé de constater la réciprocité, et la facilité déconcertante avec laquelle Layla te renvoie la balle. Après une première journée difficile, il semblerait que ce soir, vous soyez sur la même longueur d'onde, déterminés à laisser tout ce qui a essayé de vous séparer derrière-vous, une bonne fois pour toute. Plus de présence fantomatique pour venir souffler sur la maison de bois que vous cherchez à construire à la sueur de vos fronts. Cette fois, tu le sais, vos fondations sont solides, et rien ni personne ne pourrait ébranler cette métaphore d'un avenir que vous voulez commun et unis. Des partenaires de toujours qui vont bientôt être amenés à se lancer dans leur plus périlleuse mission, la vie à deux. Peut-être. Tant de chemin parcouru et encore tellement à faire.

Perplexe et intrigué, tu poses à ton tour ton verre sur le comptoir quand elle amorce une vérité à t'avouer. Une vérité dont tu ignores encore tout, mais qui pourrait presque faire naitre une angoisse au creux de ton estomac, si tu n'étais pas fermement déterminé à passer une bonne soirée. Et ce serait légitime, après le nombre incroyable de confessions difficiles qui se sont enchainées, et qui ont toutes étaient aussi lourdes qu'une enclume de plomb posée sur la poitrine. Stop, assez, tu veux un break. Au moins juste une petite soirée. Elle t'a menti ? Sur quoi ? Ça ne peut pas être un rapprochement inavoué entre elle et Dutch, ça au moins t'en es plutôt certain. Et puis, alors que tu te creuses profondément l'esprit pour essayer de deviner ce qu'elle cherche à te dire, la vérité éclate. Pris de court, c'est bouche-bée que tu encaisses la nouvelle, t'attendant à peu près à tout sauf à ça. La fourbe. La traîtresse. « T'es sérieuse ? » Oh oui, elle l'est. Tu peux lire la malice dans ses iris et la satisfaction qui étire ses lèvres, alors qu'elle sait avoir réussi son coup, et être parvenue à te mettre dans l’embarras pendant toute la fin de votre séjour au Blue Lagoon, priant pour ne pas croiser le groom monté vous apporter votre repas. « Je paris que t'es très fière de toi. » Mais quelque part, est-ce réellement un exploit que d'avoir réussi à piquer ton ego masculin ? Ce n'est plus un secret pour tes proches, t'as une tendance assez marquée à gonfler le torse pour assoir ta domination, et chaque fois que celle-ci est ébranlée, tu vis la chose comme un véritable affront. Peut-être même encore plus quand il englobe le domaine sexuelle. Vexé comme un poux, tu cherches réconfort dans la fin de ton verre. Précoce, tu parles !

Une revanche aux fléchettes ? En voilà une bonne idée. Sûr de toi, tu ne prends même pas la peine d'accepter de vive voix sa proposition, et tu t'empares de ton verre – fraichement rempli par le barman – et de son bras, direction la cible accrochée dans un coin du bar. Si l'idée est de colmater les brèches de ton ego abimé, elle a parfaitement choisi le domaine. « Prête ? » Les trois fléchettes en main, tu tires avec une vitesse et une dextérité qui appuient ta confiance en tes propres capacités, et sans surprise aucune, c'est au centre de la cible que les pointes finissent leur course effrénée. Une facilité déconcertante qui finalement ne t'apporte que bien peu de satisfaction. Où est le challenge ? « A toi. » En revanche, t'as une autre idée en tête pour te venger du coup du groom. Et alors qu'elle est sur le point de lancer sa première flèche, tu la bouscules doucement, mais assez pour lui faire perdre son équilibre et manquer lamentablement son tir. « Oups, pardon. » Difficile de contenir le rire qui te secoue en silence, tout en sachant qu'elle devinera parfaitement tes fourbes intentions. Qu'elle appelle ça de la triche, toi, t'appelles ça un jeu sans règle. Chacun sa façon de voir les choses. Deuxième tentative pour ta partenaire, et cette fois, c'est en venant lui chatouiller brièvement les côtes que tu perturbes son lancée. « Rho, la honte, devant la moitié de Morro Bay en plus. » Oui, tu exagères, la moitié de la ville n'est probablement pas ici, mais faut bien enfoncer royalement le clou. Dernière chance pour sauver sa réputation. Cette fois, bon joueur – ahaha – tu t'écartes un peu pour lui laisser le champ libre. « Allez, prouve-nous que tu sais encore viser, Cook. » Avec ou sans fantôme, il y a des choses entre vous qui n'auraient jamais pu changer, à commencer par votre complicité. Ce qui vous unit ne s'invente pas, ni ne se modifie. Et ce sourire qui ne quitte pas tes lèvres, il n'y a bien qu'avec elle qu'il trouve naissance et une aussi longue existence.

AVENGEDINCHAINS

Evidemment qu’elle était fière – toujours, dès qu’elle avait l’occasion d’égratigner un peu son égo de jeune coq, jamais méchamment, juste de quoi prendre une revanche bien méritée dans des chamailleries dont ils avaient depuis longtemps oublié qui avait commencé. Et elle était fière, aussi, de chaque seconde qui s’écoulait sans nouvelle catastrophe ou nouveau séisme dans la fragilité de leur quotidien, et de chaque seconde que quelque part, elle arrachait un peu à une vie qu’elle avait eu bien du mal à maintenir à flots. C’est vrai, elle avait hésité, au fin fond du Clear, au cœur du Parlement des Vagues, mais elle avait décidé de revenir, et chaque instant qui passait avait un goût de victoire. Probablement parce qu’il était là, avec elle, et qu’elle arrivait à en oublier l’absence abyssale de son petit fantôme, mais c’était un début. Cette absence, elle mettrait du temps à cicatriser, mais maintenant que ces premières heures cruciales s’étaient écoulées, Layla sentait son courage lui revenir, se sentait en mesure de la regarder droit dans les yeux et de se dire que ok, c’est bon, ça fait mal, mais qu’elle ne laisserait plus ce poids-là lui dicter sa conduite, ou le regard qu’elle posait sur le monde, ou quoi que ce soit d’autre. Le bruit ambiant du Long John Silver, et surtout Floyd qui l’arracha gentiment à son tabouret pour aller régler leurs comptes aux fléchettes, l’arrachèrent à ses pensées, qu’elle jugea après-coup bien trop solennelles et un peu ridicules. C’est donc sans le moindre regret qu’elle débrancha complètement, ou du moins l’espérait-elle, cette partie de son cerveau qui pendant cinq ans, et dix-huit ans, n’avait pas pu s’empêcher d’un peu trop s’accrocher au passé et à des erreurs qui n’étaient plus d’actualité. Cette fois, elle n’avait réellement plus aucune raison de ne pas se sentir débarrassée d’un poids, ou de ne pas regarder uniquement vers l’avenir.

Layla se laissa traîner par le bras en levant les yeux au ciel, sans oublier d’embarquer son verre au passage, et observa attentivement, et amusée au plus haut point, son partenaire se livrer à sa petite performance – beaucoup, beaucoup trop facile pour lui. Tac, tac, tac, les trois fléchettes finirent pile au milieu de la cible, et elle se serait presque attendue à les voir se fendre les unes sous les autres, comme dans les dessins animés. « T’aurais pu te donner un peu de challenge en tentant les yeux fermés. » fit-elle remarquer en faisant mine d’être trop habituée pour se laisser impressionner – même si elle était toujours aussi impressionnée à chaque fois. A son tour elle s’empara des fléchettes, se mit en place, prête à envoyer la première… « Hé ! » Tac, la fléchette finit lamentablement sa course par terre, et Layla fit volte-face pour adresser un regard outré à son traître de partenaire – qui en plus se permettait de faire l’innocent. Très bien, challenge accepted. Piquée au vif, elle se prépara à envoyer sa deuxième fléchette, deux fois plus concentrée, bien déterminée à toucher en plein dans le mille cette fois… « Mais arrête ! » s’étrangla-t-elle, hilare, sous l’assaut de ses chatouilles – et il la narguait en plus, le fourbe ! « Hééého les jeunes, vous voulez pas faire gaffe un peu ? » Surprise, elle se retourna pour faire face à un respectable monsieur d’une soixantaine d’années qui les fusillait du regard, puis remarqua la fléchette qu’elle avait fini par lancer – et s’était fichée dans la boiserie à quelques centimètres de sa tête. Oups. « Oui, ben quelle idée de s’asseoir aussi près d’une cible de fléchettes. » rétorqua-t-elle avec la plus parfaite mauvaise foi du monde. Avant d’ignorer sa presque victime, qui retourna à sa conversation en secouant la tête d’un air désapprobateur, pendant qu’elle se préparait à lancer sa dernière fléchette.

« C’est ça, fais le malin, Lawton. » marmonna-t-elle dans sa barbe, absorbée dans sa tâche. Dire que c’était lui qui lui avait appris à viser aux fléchettes, pendant les quelques semaines où ils avaient eu un set fonctionnel en Afghanistan. Bien déterminée à rattraper ses deux premiers (et injustes) échecs, elle inspira profondément, fixa son regard sur le centre de la cible comme si elle voulait le brûler par la force de la pensée, visa, et… bon, ça n’était pas tout à fait le centre, mais ça n’était pas si loin. Au moins, c’était sur la cible. Pas dans la tête de quelqu’un. « C’est ta faute. Tu m’as déconcentrée. » déclara-t-elle, sans pourtant parvenir à réprimer un sourire qu’elle se hâta de cacher en allant récupérer ses fléchettes. Pour la première fois depuis son retour, elle avait la tête légère, un peu trop peut-être ; à cause de l’alcool qui lui montait un peu plus vite à la tête ? Ou à cause de cette impression tenace de tout redécouvrir, à travers de nouveaux yeux, à commencer par lui ? Le son de sa voix, plus clair, le bleu presque vert de ses yeux, plus vif, l’attachement qu’elle lui portait, plus indéniable encore. La fébrilité de la nouveauté et des premiers pas, d’un champ libre qu’enfin, ils pouvaient se permettre d’explorer librement. « Je vais installer une cible à la maison, comme ça je pourrai m’entraîner et te mettre la misère la prochaine fois. » lui glissa-t-elle en revenant se poster à ses côtés, son verre dans une main, les fléchettes dans l’autre. Ils étaient enfin libres. Libres de vivre comme ils l’entendaient, libres de changer la musique comme ils le voulaient, et c’était plus que grisant, c’était enivrant, et comme s’il s’agissait d’un défi envers tout ce qui s’était dressé sur leur chemin, elle n’avait pas envie d’attendre plus longtemps avant de battre le tempo de cette nouvelle danse. « En attendant, tu m’apprends tes techniques secrètes, monsieur l’expert ? » Depuis combien de temps ne s’était-elle pas sérieusement adonnée au jeu subtil du flirt et de la séduction ? Trop longtemps pour qu’elle n’ait pas l’impression de s’y prendre comme un manche, mais tant pis. Ca ne l’empêcha en rien de lui adresser un sourire en coin en arquant un sourcil à peine provocateur. « Moi aussi, je peux prendre des initiatives, tu vas voir. » Qu’ils oublient, la lourdeur et la noirceur et la tristesse de ces dernières vingt-quatre heures – à eux la lumière et la légèreté de leur plage secrète, et toutes les promesses qu’ils avaient laissées en suspens. Et qui trouveraient peut-être leur conclusion ce soir, en attendant de construire la suite d'un avenir où la séparation ne serait plus envisageable.

AVENGEDINCHAINS

Hé, elle a pas le droit de râler, c'est elle qui a proposé ce jeu de fléchettes pour que tu obtiennes revanche sur l'affront qu'elle t'a fait subir. Et franchement, en comparaison de sa fourberie au Blue Lagoon, tes petites bousculades gentillettes sont un moindre mal. C'est même pas comme si sans tes interventions elle parvenait à toucher le centre, avec ou sans elles, la finalité reste la même : elle est pas foutue de viser correctement. Qu'il est difficile de contenir ton rire, quand tu vois la dernière fléchettes, représentant son ultime chance de s'épargner une cuisante défaite, ne pas atteindre son objectif. T'entends presque le bruit de l'échec à ton oreille, similaire dans ton esprit moqueur à un ballon de baudruche qui se dégonfle. Pssst. Game over. « T'es vraiment nulle à ce jeu, Cook. » L'art et la manière d'enfoncer un peu plus le clou, tout en renforçant encore un peu plus ton extrême mauvaise foi. Mais qu'elle te pardonne, c'est la légèreté de l'instant qui parle, comme si plus aucun poids ne pesait sur tes épaules. Ce soir, avec elle, tu ne penses ni à Eddie, ni à Zoe, ni à Waller. Pour les quelques heures que durera ce précieux moment, elle est la seule qui existe, et la seule qui importe à tes yeux. Et bon sang, ce que ça fait du bien, de n'avoir qu'à te préoccuper de la façon dont tu vas essayer de la séduire. Sans pression. Sans petit fantôme pour proférer des menaces. Sans rien ni personne pour freiner votre conduite ou vous pousser à culpabiliser de vous enfermer dans votre monde à double tour. Elle est bien votre bulle, sans aucun droit de passage, entièrement exclusive à vous seuls. Et attention à ceux qui tenteraient de venir la troubler, comme le pauvre homme qu'elle a failli éborgner, et qui a été jugé unique fautif du presque incident. C'est vous, rien que vous, et malheur à celui qui chercherait à ce qu'il en soit autrement. « Tu peux toujours essayer, avec six heures d'entrainement par jour, tu pourrais peut-être finir par toucher le centre le premier mois. » Et ce sourire foutrement arrogant et chenapan qui s'agrandit aux coins de tes lèvres, conscient qu'une rixe verbale vient d'éclater entre vous. Une bataille d'ego, un peu, mais dans le fond bien plus que ça. Un moyen, à votre façon, d'instaurer un jeu, une complicité ambiguë. Et inutile de dire qu'après cinq ans, tu te sens largement prêt à attaquer de front.

Tu réponds à sa provocation en fuyant effrontément vers le bar, mais qu'elle se rassure, ceci n'est pas un forfait ou un refus, simplement une envie soudaine de pimenter la partie. Elle le sait que tu refuses jamais de lui apprendre ce que tu sais. Pas par fierté, pour une fois, mais parce que t'as l'impression que c'est comme l'inviter dans ton monde, et lui offrir l'occasion de toujours plus l'apprivoiser. « Une règle de shooters, s'il vous plait. » Et en attendant que le barman concocte le petit plus de la seconde manche, tu reviens vers elle en te raclant la gorge, l'allure fier d'un professeur sur le point de donner une leçon. « En position, mademoiselle. » A fond dans ton rôle de précepteur, tu l'invites à se placer face à la cible. Mais tu l'as bien compris, ceci n'est pas réellement une envie d'apprendre, c'est une tentative peu subtile de rapprochement. Layla, elle est aussi peu douée que toi dans le jeu de la séduction, mais c'est précisément ce qui fait tout son charme, et elle n'a pas besoin d'en faire plus pour que tu sentes déjà ton cœur s'affoler. « Chaque fois qu'on rate, on boit un shot. » A elle de commencer. Et cette fois, ce sera fair play. Ton corps près du sien pour t'assurer qu'elle est parfaitement positionnée, tu viens ensuite glisser tes mains sur ses hanches, où tes doigts, téméraires, sans la moindre autorisation, s'amusent à flirter avec sa peau. A quoi elle s'attendait avec toi ? Tu fais pas non plus dans la subtilité, et tant pis si tu débarques avec tes gros sabots de séducteur en carton, t'as envie d'aller jusqu'au bout de tes envies. Pour la première fois en cinq ans, tu peux le faire sans crainte aucune. Et tu serais bien bête de ne pas en profiter. « Okay, alors la clé, c'est de te fier à la Force. » Etouffement d'un rire, incapable de rester sérieux plus d'une minute. Inspiration, expiration, tu peux le faire. Nouveau raclement de gorge. « Non, en fait, concentre toi sur l'endroit que tu veux toucher. Ne regarde pas ta main, ne regarde pas la fléchette, focus sur le centre de la cible. Et après, tu dois juste laisser ton bras faire le reste, instinctivement. » Bim, c'est dans le tableau, mais pas dans le mille. Un shot.

A ton tour. Et obéissant, tu tentes le challenge les yeux fermés, comme elle te l'a suggéré le regard plein de défi tout à l'heure. Main sur tes paupières, tu essayes de tirer sans planter quelqu'un au passage, et cette fois, la magie ne fait plus effet, la fléchette termine sa course dans la cible, mais loin du centre. Comme quoi, même Deadshot a ses limites. Après quelques mots de mauvais perdant marmonnés entre les dents, tu te consoles avec un shot. C'est pas si mal de perdre, finalement. A nouveau à elle. Et tu ne prétends plus du tout que tes mains qui cherchent un passage sous son haut est dû au hasard. Tu sais parfaitement ce que tu fais, toujours plus entreprenant dans ta façon de la repositionner correctement. Sans même, cette fois, qu'elle en ait besoin. « On recommence. » Tac, la fléchette se rapproche dangereusement de l'objectif. Encore un shot à descendre, mais au moins, il y a eu du progrès. Nouvelle échec aussi pour toi les yeux fermés, et docile, tu t'enfiles ton verre rapidement. L'alcool te monte un peu à la tête, l'euphorie te gagne, et avec elle, tout un melting pot de sensations agréables, à commencer par votre rapprochement physique en toute subtilité – ahahah. « Dernier essai, prends ton temps. » Et pour ne pas la perturber plus que de raison, dans l'optique de la voir réussir, tu t'écartes un peu pour lui laisser l'espace nécessaire, parfaitement conscient que ta présence dans son dos et ta voix dans son oreille n'étaient pas des facteurs engageant de réussite. Le suspense est à son comble, et...et...c'est gagné ! En plein centre, tir parfait. « Héééé, voilà qui est fait, bravo, ton honneur est sauf. Je suis pas un si mauvais prof. » Ouais, parce que le mérite te revient un peu aussi. Toi, en revanche, t'as plus envie de lancer la tienne, y a une autre idée qui trotte dans ta tête, soudainement agacé par tout ce monde autour de vous alors que tu aimerais être seule avec elle. « Tu veux bien qu'on aille dehors ? J'aimerais te montrer quelque chose. » A moitié une vérité, à moitié une excuse pour l'arracher de ces regards indiscrets et de cette musique trop bruyante. Sûrement que t'exagères sur les nuisances, mais t'as un truc qui est en train de remonter le long de ta gorge, des choses que t'aimerais faire, des mots que tu aimerais lui dire. Et t'as pas envie de le faire ici.

Les derniers shooters en mains, tu l'entraines à l’extérieur, grimpant sur le capot d'une voiture garée sur le parking pour venir t'installer sur son toit. T'attends qu'elle en fasse de même avant de te mettre assis, les jambes pendantes dans le vide. Calme revenu, intimité retrouvée, tu sors ton téléphone de la poche, un regard lourd de sens posé sur elle. « J'ai toujours une playlist à te faire écouter. » Est-ce qu'elle avait oublié ? C'est vrai, toi t'as longtemps hésité avant de te lancer, mais si ce soir n'est pas l'occasion parfaite pour le faire, alors quand ? Et qu'est-ce que tu risques ? Pas grand chose, si ce n'est t'ouvrir un peu plus à elle, d'une façon complètement différente cette fois-ci. Brève inspiration en quête de courage, et tu poses le téléphone entre vous en appuyant sur play. La première chanson qui démarre est Lost & Found de Tedy. Tu le sais, la plupart d'entres elles sont pleines de mélancolie, alors pour te donner la force de continuer d'assumer ces mois à te lamenter chez toi sur son absence, tu portes un nouveau shot à tes lèvres. A vous. A votre histoire. A ce nouveau chapitre. Ce soir, il se pourrait bien que l'amour brille sous les étoiles de Californie.

AVENGEDINCHAINS

De toute façon, la subtilité, c’était surcoté. Surtout pour eux qui n’avaient jamais prétendu avoir envie d’être subtils, ni en être capables. Les rois des gros sabots, les champions de ce que tout le monde voit venir à dix kilomètres, sauf, pendant un moment, eux, apparemment. Mais maintenant qu’ils avaient envie le champ libre, la subtilité n’avait de toute façon plus sa place, ni aucune utilité, avait perdu sa substance et son essence, parce que la subtilité ne servait à rien d’autre qu’amener en douceur à la lumière ce qui était resté dans l’ombre. Et dans leur ombre à eux, il n’y avait finalement plus grand-chose. Tout ce qui avait été dit, tout ce qui avait été fait, n’avait laissé entre eux qu’une évidence partagée, et qu’ils n’essayaient même plus d’éviter. Dans leur bulle, il n’y avait aucune raison de le faire. Aux yeux de Layla, après cinq ans à se chercher sans se trouver et plusieurs mois à essuyer tempête sur tempête, prendre la voie du non-dit et tourner autour du pot prenait carrément des airs de perte de temps ; alors soit, qu’ils passent pour des pas-doués, c’était bien là le dernier de ses soucis. Il fallait bien l’admettre, la déshabiller en public n’était peut-être pas l’idée du siècle, mais elle, il ne lui serait même pas venu à l’idée de le réprimander outre le : « Hé ho, laisse-moi mes fringues. » à moitié hilare qu’elle lui glissa avant de suivre ses ‘consignes’ et de se mettre en place. Ses yeux s’attardèrent un peu plus longtemps sur lui, avant de se concentrer (ou d’essayer) sur sa cible. Enfin, elle pouvait jouer à ce jeu-là en étant sûre de ne pas avoir d’œillères, ni d’épée de Damoclès au-dessus de la tête – et ses pensées étaient les siennes, et que les siennes, et ses émotions étaient ses émotions, et celles de personne d’autre. Et le charme que Floyd exerçait sur elle, sans même avoir besoin d’y mettre la moitié des efforts qu’il y mettait, était encore plus flagrant maintenant que plus personne ne cherchait à la convaincre du contraire, ou d’y résister. Un peu déconcentrée par la présence de son partenaire juste derrière elle, elle lança sa flèche – poc, on y est pas encore, mais bon début. Et comme convenu, elle descendit son shot, et ce fut son tour, à l’expert qui releva son défi et rata son coup aussi. « 10/10 pour la tentative, au moins. » commenta-t-elle, avant de s’y remettre à son tour. Et entre l’alcool et les mains baladeuses de Floyd, se concentrer relevait de l’exploit, mais sa fléchette se rapprocha miraculeusement du centre, et à la fin de leur petite session d’entraînement, elle avait même atteint le centre. Victoiiiire. Elle décida quand même de prendre un autre shot pour célébrer son triomphe, puis arqua un sourcil face à la proposition de son partenaire. « Va pour dehors. » Parce qu’elle était curieuse, et parce qu’elle avait bien envie de prendre l’air aussi, et de se retrouver un peu en tête à tête avec lui. Comme quoi, leur capacité à se mélanger à une foule, aussi ténue soit-elle, avait vraiment des limites.

Dehors, l’air sentait bon la mer, et Layla se sentit aussitôt revigorée, comme si chaque cellule de son corps se trouvait électrifiée par une énergie inexplicable, et elle l’entendit encore, cet écho curieux qui lui rappelait furieusement le silence prégnant du Parlement des Vagues. Brièvement déroutée, elle repoussa pourtant cette impression étrange tout au fond de son esprit, peu désireuse de retomber dans cet état de rebut de la mer dans lequel elle avait l’impression d’évoluer depuis son retour, et grimpa à son tour sur le capot puis le toit de la voiture sans franchement se soucier de la carrosserie. Quels rebelles ils étaient, songea-t-elle avec amusement. Pire que des ados qui faisaient le mur. « Ah oui, c’est vrai ! J’avais pas pu te donner ça comme action ou vérité, t’avais perdu ton téléphone. » Et, avec un mélange d’excitation et de curiosité bien justifiée, elle se rapprocha pour ne pas perdre une miette des paroles – après tout, il avait bien dit qu’elle était pour elle, cette playlist. Et l’excitation du jeu de fléchettes et les esprits échauffés du bar se dissipèrent rapidement, avalés par la vague de nostalgie et d’intimité qui s’enroula autour d’eux. Elle était attentive, Layla, religieusement, à déchiffrer le message de la chanson, et bientôt, il lui fallut déployer des efforts inattendus pour contenir la bulle d’émotion qui enflait, enflait, jusqu’à se coincer dans sa gorge. Lorsqu’elle chercha à nouveau le regard de Floyd, elle avait les yeux qui brillaient – et un sourire suspendu au coin des lèvres. Touché, partenaire. Touché. « C’est vrai que ça nous ressemble pas mal. » commenta-t-elle, en se demandant s’il saurait lire au-delà de l’euphémisme qui n’était rien de plus qu’un dernier rempart de réserve. Parce qu’il y avait un monde entre dire et faire, et que si dans ce dernier domaine ils avaient explosé presque toutes les limites d’une amitié qui n’était plus qu’une excuse, il leur restait encore beaucoup à dire sans se retrancher derrière les chemins détournés. « Beaucoup, même. » Allez, un peu de courage. L’ambiguïté n’en était plus vraiment, même s’ils profitaient allègrement de cet entre-deux dont eux seuls déterminaient les règles. « Je m’attendais aux chansons qu’on écoutait sous la tente, moi. Je ne te pensais pas si romantique. » Et elle n’était même pas moqueuse, en plus. Surprise, touchée, mais moqueuse, certainement pas. Cette fois, tous les doutes avaient fichu le camp. Il ne restait qu’eux, tous seuls, dans une ville fantôme, et s’ils ne pouvaient pas s’enfuir comme le suggérait la chanson, ou comme ils l’avaient mille fois souhaité dans le désert, ou depuis leurs retrouvailles, qu’ils puissent trouver refuge dans ce monde hermétique qu’était le leur, ça lui convenait déjà parfaitement. Il ne restait qu’eux, tous seuls sous le clair de lune, et elle aurait voulu graver cette belle image de Floyd qui laissait tomber ses barrières dans sa mémoire. Il ne la regardait pas, alors elle avait, elle, tout le loisir de le regarder, et de goûter à cette redécouverte d’un amour qui prenait enfin toute la place qui lui était dû. C’était les papillons dans le ventre sitôt qu’il avait posé les mains sur ses hanches pour orienter son tir, c’était la tête légère à sa voix dans son oreille, et c’était cette irrépressible envie de l’embrasser, après toutes ces occasions manquées, dès qu’elle posait les yeux sur lui. Qu’il soit complètement à elle, et qu’elle, enfin soit complètement à lui, au lieu d’être forcée de se partager. La musique se mélangeait encore au roulis tranquille des vagues sur la plage, et personne n’était encore venu se plaindre de s’être accaparé leur voiture, alors elle en profita pour glisser son bras sous le sien et nouer sa main dans la sienne, pour venir poser la tête sur son épaule. Cheesy, oui, elle sait. Tant pis. « On en a fait du chemin, depuis l’invasion des Trenchers. » songea-t-elle à voix haute. Est-ce que c’était la première fois qu’ils faisaient le point sur… sur eux ? Sur leur relation ? Elle oubliait. De toute façon, tout changeait tout le temps, et rien ne changeait jamais. « La foire, Metropolis, Coast City… même si pour ça, c’était un peu mal barré. Mais on s’est bien rattrapés. Ca me plaît, la direction qu’on est en train de prendre. » sourit-elle, pas décidée à faire basculer cette soirée sur la mélancolie et la gravité, malgré la mention des événements plus dramatiques qu’ils avaient traversés. Ce n’était pas le moment. Ca n’était plus le moment. « Pas seulement quand tu me ramasses en morceaux sur la plage. Tout le reste aussi. Tout ce qu’on n’avait pas forcément dans le désert, et qu'on peut avoir maintenant, sans fantôme ni personne pour nous faire la leçon. » Layla tourna un peu la tête, le menton sur l’épaule de son partenaire, mutine. Et aussi, un peu nerveuse, à flirter de la sorte entre admission et confession. Drôle de mélange. « Hé d'ailleurs, tu m’as jamais dit finalement ce que t’avais pensé de mon massage. » Hop, petit pas de côté pour rétablir l’équilibre et lui tendre le relais. Toute seule, elle craignait un peu de trébucher.

AVENGEDINCHAINS

Bien sûr que la laisser écouter ce qui s'apparente à une entrée dans ton intimité lui dévoile une autre facette de ta personne. Une bien moins connue, mais qui existe pourtant, et que tu as bien trop négligé au cours de ces cinq dernières années. Vie amoureuse inexistante après ton divorce, si ce n'est tromper la solitude dans les draps froissés d'inconnues aux visages déjà évaporés. Même pas nombreuses, simplement de passage à des moments où tu en as eu marre d'avoir ton reflet pour seule compagnie. Et tes chansons, toutes ajoutées dans ton répertoire de spleen. Stéréotype triste, presque pathétique, d'un homme qui cherche du réconfort dans les paroles d'autrui, rassuré de se dire que dans ce vaste monde, beaucoup ont perdu autant que lui. T'as parfaitement conscience de l'image que tu dégages quand l'on ne s'arrête pas plus que ça sur toi. Le soldat talentueux, dominant, et qui donne l'impression d'être hermétique à tout ce qui l'entoure. Et il y a beaucoup de vrai dans tout ça, mais aussi tellement plus. A commencer par ce que tu es ce soir, assis sur cette voiture, à écouter des chansons qui ravivaient les souvenirs pourtant déjà omniprésents de cette partenaire perdue mais si loin d'être oubliée. Alors romantique ? Peut-être. Et c'est d'un haussement des épaules que tu réponds d'abord à cette affirmation. « Je ne suis qu'un homme. » Ni plus, ni moins. Est-ce que le mercenaire a pris plus de place que tu l'avais imaginé ? Possible, et ce serait entièrement ta faute. Mais il n'est pas trop tard pour te dévêtir de ce manteau de désinvolture et d'arrogance dont tu te drapes si souvent. Tu es resté pendant dix ans auprès de la même femme, toujours loyal, jamais infidèle, et tu aimes à penser qu'est là la preuve que tu es capable d'offrir à Layla ce qu'elle serait en droit d'attendre de toi. Un partenaire, oui, mais aussi un millier d'autres choses. Un meilleur ami. Un amant. Une stabilité. Un avenir. Il y a beaucoup de choses que les chansons qui défilent ne disent pas, mais en temps voulu, tu les confesseras par toi-même, de vive voix. Elle est touchée Layla, tu le vois dans son regard, mais tu penses l'être encore plus, car cette playlist appartient au passé, et tu sais que la suivante c'est ensemble que vous allez la créer.

Pour une fois, ce n'est ni désagréable ni douloureux de regarder en arrière. Et uniquement parce qu'enfin, votre présent fait sens. Elle a raison, ces derniers mois auront été un long chemin parcouru, bien que tu te revois encore très clairement sur le ponton de Morro Bay, le cœur battant, à  la fois anxieux et tellement heureux de la retrouver, comme si tout s'était déroulé la veille. Tu ignorais ce que ce retour impromptu dans sa vie allait amener, et maintenant que vous en tirez une sorte de conclusion, tu réalises que tu n'aurais pu rêver mieux. Tout n'a pas été facile, mais rien n'a pu entacher ce que vous aviez. Une relation née dans le désert, et qui a éclos en bord de mer. Cette fois, votre carte postale est belle. « C'est vrai, ça te plait ? » Tout ceci n'est pas anodin. Ni ce qu'elle t'avoue, ni ce que tu lui demandes. Et même si vous avez mis un peu de temps à vous débarrasser de tout ce qui faisait entrave à votre histoire, maintenant que vous êtes entièrement libres, tu comprends à quel point vous désirez la même chose. Ça lui plait. Et voilà que tu souris bêtement. Mesurant chaque seconde un peu plus l'impact et le sens caché de ses mots. Tout autant que toi, elle est prête à définitivement abandonner ce masque qui ne vous convenait plus. Il était bien ce masque, symbole d'amitié et de complicité, mais aujourd'hui, il est devenu bien trop obsolète pour être conservé. La musique se mélange à la petite brise nocturne de l'océan, et vos mains, scellées, comme elles le sont souvent, ne pourraient mieux représenter ce que vous êtes en train de vous confier. Une union, plus forte qu'elle ne l'a jamais été. « Tout le reste, et tellement plus encore. Moi aussi ça me plait.  Beaucoup. » Ce que vous n'avez jamais eu et que vous avez obtenu, mais aussi ce que vous miroitez et qu'il vous suffit de saisir. C'est juste là, sous vos yeux. Sous les tiens, surtout, alors que tu tournes ta tête vers elle, le regard troublé et incapable de se détourner de ses lèvres.

Sans même le savoir, c'est ton élan qu'elle te coupe sous le pied, quand encouragé par ses propos, tu te sentais prêt à franchir ces cruels centimètres qui vous ont séparés bien trop longtemps. Petit échec que tu accueilles avec un rire silencieux, alors qu'elle réclame une réponse que tu ne lui as jamais donnée et au timing plus que discutable. Ce n'est que partie remise. « Hum. » Ce fameux massage au Blue Lagoon, et toute la frustration qui en a découlé. « Je me suis dis que j'aimerais ressentir ça toute ma vie. » Maintenant qu'elle est bien au fait de ton petit côté romantique, autant aller jusqu'au bout. Tant pis si ça sonne étrange dans ta bouche de gros dur un peu vantard. Ce n'est ni plus ni moins que la vérité, et précisément ce que tu as ressenti quand ses mains ont glissé le long de ton dos. Ce n'était pas simplement le massage en lui-même, ou le contact physique, c'était l'assemblage de tout un tas de petites choses qui t'ont fait comprendre que oui, cette femme était devenue ce que tu désirais le plus. Et si ce n'était pas elle, et bien, ce ne serait personne d'autre. Jamais. Ce qui s'est passé dans la chambre et dans la crique, bien qu'exploré en surface, a été suffisant pour effacer toutes les incertitudes, et confirmer ce que tu savais pourtant déjà ressentir pour elle depuis longtemps. « Et toi, tu m'as pas dit à quoi tu pensais, après avoir découvert mon fantasme, et avant qu'Amy ne vienne s'en mêler. » Sur la plage, à un moment fatidique, après avoir joué aussi bien avec son corps qu'avec ses limites, révélant que ce fameux fantasme était à portée de main. Ou plutôt, de lèvres. Et cette fois, tu ne détournes plus ton regard du sien, touché par cette légère fébrilité à la portée dévastatrice. Oh oui, tu sais parfaitement ce que tu fais, et ce que tu veux amorcer. Parce qu'elle a dit que ça lui plaisait. Et qu'elle aimait ce que vous aviez construit. Mais il reste une dernière petite chose à finaliser, et si elle ne le fait pas, tu le feras toi. Vous avez attendu trop longtemps pour laisser une minute de plus vous tenir éloignés.

AVENGEDINCHAINS

Tic toc tic toc. Les secondes s’égrenaient, et avec leur disparition se rapprochait le point final de ce chapitre – voire même d’un livre tout entier, avant qu’ils n’en entament le deuxième volume. A la manière d’une pièce en trois actes, ils avaient établi les prémices de leurs vies morcelées, avaient survécu aux péripéties qui leur avaient été jetées dessus, et maintenant, venait l’heure d’écrire la conclusion. Si Floyd souriait bêtement, Layla ne valait guère mieux, ses traits fatigués contredits par l’étincelle qui avait trouvé foyer dans un regard qu’elle n’avait aucune envie de détacher de lui. Moi aussi, ça me plaît. Et les battements de son cœur de redoubler d’intensité dans sa poitrine, alors qu’il confirmait une réciprocité maintes fois soupçonnée, mais pas toujours exprimée à voix haute, ou alors sous couvert d’une ambiguïté bien confortable. Ils n’étaient pas doués avec les mots, ni l’un ni l’autre, et d’aussi loin qu’elle s’en souvienne, ils avaient toujours été réfractaires à l’idée même de coller une étiquette sur leur amitié, ou relation, donc les déclarations en bonne et due forme, elle ne s’étonnait guère de les voir passer à la trappe au moment où n’importe qui d’autre aurait pu s’y attendre le plus. Rebelles jusque dans les moindres conventions. Jusque dans cette façon presque insolente de se regarder droit dans les yeux, une attente suspendue entre eux comme un fil d’Ariane qui se réduisait de plus en plus. Toutes les questions jamais posées, résolues dans un même instant. Dans les paroles de Layla, et dans la réponse de Floyd, il y a tout ; l’indéniable attirance, les sentiments intacts et sublimés après cinq ans d’absence et des mois de retrouvailles, et l’envie d’un avenir qui ne se calculait plus qu’à deux. Elle, en tout cas, c’était comme ça qu’elle comprenait la chose. Au diable la linéarité, quand ils pouvaient tout faire à la fois, selon leurs propres règles.

Layla sourit lorsque la question lui fut retournée, victime volontaire et complice des machinations de Floyd. L’ouverture était évidente, l’invitation plus criante encore, et elle songea qu’il n’y avait vraiment qu’avec lui qu’elle arrivait à goûter à cette sensation étrange, comme dans le Blue, d’être exactement où elle était censée être, et de savoir exactement ce qu’elle avait à faire. « Ah oui, c’est vrai. » feignit-elle de se rappeler en lâchant sa main. Leur crique, où sans l’intervention inopportune d’Amy, elle aurait déjà été tournée, cette nouvelle page. Leur crique, où elle avait admis à demi-mot, et s’était pleinement admis à elle-même que quand même, elle en était vraiment amoureuse, de son partenaire. Et maintenant, il n’y avait plus rien pour l’empêcher de sceller cet aveu sans avoir à dire un mot. Etirant volontairement le silence de sa réponse, elle glissa sa main dans son cou, laissant défiler dans sa tête ce drôle de jeu qui avait bien failli leur brûler les ailes, et qui leur avait tellement apporté. Et la distance qui diminuait petit à petit entre leurs deux visages, elle ne chercha pas à la combler. A quoi elle avait pensé, quand il avait épelé son désir à même sa peau ? « Devine. » sourit-elle, malicieuse, en lui lançant cette ultime provocation. Et ses lèvres, qui avaient trop brièvement goûté sa peau sur cette fameuse plage, n’avaient plus qu’à clore cet insupportable espace d’un premier baiser ardemment désiré. Plus d’interruption. Plus de doutes. Plus de danger. Et c’est sans l’ombre d’une hésitation qu’elle ferma les paupières et se pencha pour achever de franchir le peu de distance critique qui les séparait encore.

Elle aurait dû le voir arriver – ils auraient dû tous les deux, mais ils avaient commis l’erreur des débutants pour les vétérans qu’ils étaient, et avaient baissé la garde en permettant à l’ennemi d’approcher sans se faire remarquer. Et elle sursauta lorsqu’une main s’abattit sur le capot de la voiture dans un bruit sourd et qu’une voix grave l’arracha littéralement à ce moment pourtant tant attendu en invoquant son nom. « Layla ! » Mais non, putain. C’était une blague, pas vrai ? Le souffle court comme si assommée par cette nouvelle et insupportable interruption, elle rouvrit les yeux. Encore ? Comment, pourquoi, pourquoi maintenant ? Et lorsqu’elle s’arracha à son hébétude, elle tourna la tête vers le responsable. Et si un regard avait pu tuer, comme le proverbe le voulait, alors Ned Griffith, à l’heure actuelle, ne serait plus qu’un tas de cendres pulvérisé sur place. Maudit Ned, foutu Ned qui ne bougeait pas d’un poil, et ne cherchait même pas à esquiver son regard proprement meurtrier. « Bon sang Ned, l’intimité, tu connais ? » Dégage, disait-elle sans le dire, le ton de sa voix plus glaçant que les vents hivernaux de son Alaska natal. « Faut que je te parle. » Mais c’est qu’il répondait en plus, l’insolent. Stupéfaite, elle laissa sa main retomber sur la voiture, alors qu’elle affrontait son co-équipier du regard – un jeu auquel il était hélas aussi persistant qu’elle. « Je suis pas de garde ce soir, démerde-toi avec Victor. » « Ca peut pas attendre, c’est important. » rétorqua-t-il exactement sur le même ton. Inflexible et résolu. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Jamais il ne s’était montré aussi pressant, insistant, ou franchement insupportable – et alors, elle remarqua tout le reste. Sa posture défensive, cette façon de se tenir qui voulait dire que même un tsunami ne le ferait pas bouger, et la manière dont son regard dur ne faisait même pas semblant de ne pas se fixer régulièrement sur Floyd. L’enfoiré. Il l’avait fait exprès. Et quelque part au fond d’elle, une vague de colère enfla, brûlante – cette trahison-là, elle n’était pas prête de la lui pardonner. « Ca attendra demain quand même. Et je crois qu’on aura des choses à se dire. » Et de cette réplique cinglante, elle espérait clore la discussion – quitte à ce qu’elle et Floyd ne le plantent là pour aller trouver refuge ailleurs, quelque part où ils seraient vraiment tranquilles. Mais bon sang, que c’était épuisant, de devoir lutter encore, alors qu’ils avaient tellement cru être arriver au bout de leurs galères.

AVENGEDINCHAINS

On dit qu'on voit sa vie défiler devant les yeux quand vient l'heure de la mort. Toi, t'es pas mort, mais tu la vois quand même, comme une vieille bande usée dans le rétroprojecteur. Pas tout, seulement les moments où elle était là. Ce n'est pas une fin, mais c'est un achèvement, et c'est suffisant pour tout rembobiner. Votre rencontre, dans le désert afghan, froide, méfiante, à tâtonner sans savoir comment manoeuvrer. Votre capture, la torture, et la fuite. La nuit dans la safe base, où elle a pansé tes blessures, où les murs sont tombés. Votre coopération à date de péremption, histoire sur la sellette, prête à sauter comme les bombes qu'elle désamorçait. L'appel, sa voix brisée, ton cœur qui suit l'exemple. L'absence, l'abandon, la souffrance d'une moitié envolée. Des retrouvailles fébriles sur un ponton, le vent dans le dos pour t'aider à avancer. La foire, vos mains qui trouvent instinctivement le bon chemin. La montre bloquée qui prend tout son sens. Les erreurs, les confessions, les embûches. Ils pensent que t'es pas bon pour elle, mais elle est tellement salvatrice pour toi. La crique, les actes manqués, les fantômes du passé. L'angoisse dissipée, les fragments recollés. L'errance sur la plage, la béquille retrouvée. Et ce soir, où tu cesses d'être spectateur de votre histoire pour continuer de l'écrire. Sa main glisse contre toi, tu te rapproches un peu plus. Y a son souffle qui effleure tes lèvres quand elle te met une dernière fois au défi. C'est vous, c'est votre jeu, mais là, juste avant de franchir les derniers centimètres, tu ne joues plus. T'as le cœur qui chancelle, s'embrase et cicatrise. Tu brises la distance, définitivement, après l'avoir enduré pendant cinq ans. Tu veux goûter tout ce qui ne t'a jamais autorisé, que tu t'es refusé, paradoxale éthique d'un mercenaire qui ne l'es pas tant que ça. Tu fermes les yeux pour stopper le film, et t'attrapes son flan pour l'emprisonner toi aussi, prêt à fracasser l'ultime barrière, prêt à sceller vos lèvres, prêt à enclencher la suite. Si proche...

...mais pourtant si loin. Le coup sur la carrosserie qui raisonne jusqu'à ton oreille te fait brusquement détourner la tête. Tu ne vois pas encore de qui il s'agit, mais tu comprends tout de suite que l'instant est détruit.  Comme une étoile filante que t'aurais à peine eu le temps d'observer après des mois à t'y préparer. Une fraction de seconde pour que tout s'échappe. Pouce sur tes lèvres, pour combler le manque, sensation fantôme que vous auriez pourtant dû apprivoiser. Par la faute de qui ? Encore un peu déboussolé et terriblement frustré, tu poses enfin ton regard plein de fureur sur l'intrus, détaillant son visage comme si tu cherchais le meilleur endroit où lui tirer une balle. Ned. Cet homme dont tu as brièvement entendu parler, si brièvement que s'en est devenu suspect. Lui, qui semblait si important pour elle, que tu as vu sur plusieurs photos, aperçu si souvent au loin, mais dont elle prenait soin d'éviter de trop mentionner. Pourquoi ? Ses iris accrochent les tiennes, dans un duel de basse-cour qui se joue déjà à travers vos regards, à celui qui lâchera le premier. T'arrives pas à croire que c'est à lui que vous devez ce nouvel échec. Celui de trop. Celui qui tabasse tes tempes et fait bouillir le sang dans tes veines, acide qui te ronge et qui ne va pas t'attarder à exploser, venin que tu vas lui cracher sans aucune pitié. Pourquoi ? Pourquoi votre instant est encore repoussé ? C'était ce soir. C'était maintenant. Tu saisis qu'il est là pour une raison précise, troubler votre intimité, où il n'avait absolument aucune place à tenir. Est-ce par jalousie ? Est-ce que ce fumier vient anéantir ce qu'il n'a pas pu lui obtenir ? T'arrives pas à prendre du recul, ni à trouver la force de le laisser s'en tirer. Pas avec une simple discussion. Pas après silencieusement vous faire comprendre que son problème, c'est toi. Que Layla te pardonne, bien que ceci ne soit pas une confession. Y a cette colère que tu ne peux plus contenir, et qui, comme à chaque, trouve son exutoire dans une violence primitive.

Tu descends brusquement de la voiture pour que ton poing s'écrase dans sa mâchoire. Un bruit moins sourd que celui qui vous a interrompu, mais tout aussi violent. Tes phalanges te brûlent, mais tu profites de son évidente confusion pour lui asséner un second coup, cette fois contre son nez. Le sang éclate, éclabousse ta main fermement serrée, presque à t'en mordre la peau avec les ongles. Il titube, mais tient debout. Et même si tu sais lui offrir là l'occasion parfaite de lui aussi laisser exprimer sa rage, tu ne regrettes pas une seule seconde d'être l’initiateur de cette inévitable rixe. C'est quoi son problème ? T'es pas assez bien pour elle ? Ou n'est-il  qu'un pathétique amoureux éconduit ? Distrait par les milliers d'émotions qui t'assaillent, tu n'as pas le temps d'esquiver son approche, et ton dos s'écrase contre la carcasse de la voiture derrière toi, faisant voler en éclats la vitre qui amortit l'impact. La voiture que vous aviez choisi pour votre premier baiser, avec les seules étoiles pour témoin. Pas lui. Pas cet enfoiré qui vient de tout gâcher. T'as pleuré son absence aux heures les plus sombres de tes nuits, ton sol est recouvert de larmes et du sang de ton cœur atrophié par ses derniers mots prononcés à travers un combiné. T'as trop donné, trop perdu, trop attendu pour laisser qui que ce soit venir une fois de plus immiscer dans ce qui ne regarde que vous. Son crâne cogne ton arcade, et tu sens le liquide écarlate couler le long de ta joue. Voilà la seule erreur que tu commettras. Dans un habile mouvement de rotation, tu t'extrais de son emprise, pour venir lui saisir le cou et le faire basculer en arrière. Un premier coup de poing. Puis un second. Tu t'acharnes parce que t'as tellement à sortir en toi. Parce que c'est comme que tu règles tes problèmes. Parce que la violence à toujours été la solution. Le remède miracle à un cœur en berne. T'as grandi avec, tu l'as subie autant que tu l'as fait subir. T'entends pas les cris rauques qui s'échappent de ta gorge, comme un prédateur qui s'écharnerait sur sa proie. C'est sa faute, ce soir, t'avais choisi l'amour, et il t'a repoussé dans les bras de la guerre.

AVENGEDINCHAINS

Elle aurait dû le savoir. Elle aurait du savoir la facilite avec laquelle une situation pouvait passer du calme plat a la situation de crise – de telles variations, aussi brusques qu’éprouvantes, avaient un jour fait partie de son quotidien, et quelque part continuaient de le faire. Elle mentirait, aussi, si elle disait qu’elle n’appréciait pas la sensation de devoir rester sur ses gardes et d’être toujours prête a réagir de manière appropriée, mettant a profit ce problème d’hyperattention qu’elle tentait de transformer en atout quand la situation le permettait. Mais Layla appréciait cette sensation dans des contextes bien définis. Quand elle était en mer, en tête a tête avec des éléments déchainés. Quand elle était sur le Blackbeard, prête à faire face à des ennemis prêts a toutes les bassesses pour défendre leurs intérêts. Mais pas comme ça. Pas quand tout aurait du enfin aller bien, pas quand ça voulait dire voir leur tranquillité voler en éclats. Pas quand la violence qu’ils avaient tellement lutte pour la maintenir à distance revenait tout fracasser, comme s’ils ne méritaient pas d’avoir la paix. Encore un revers en pleine figure. Encore de l’acharnement, encore une pierre qui leur était jetée à la figure alors que bon sang, ils avaient bien assez paye, non ? Elle était furieuse, elle aussi, elle détestait Ned, elle aussi, pour avoir sciemment interrompu ce moment qui aurait pu signer la fin d’un interminable calvaire. Cinq ans, qu’elle l’attendait, son partenaire perdu. Cinq ans qu’elle était incapable de faire le deuil d’une relation qui n’avait, alors, même pas dépassé le stade du possible inatteignable. Cinq ans à laisser l’acide corrosif du regret la ronger de l’intérieur en ne laissant d’elle qu’une coquille d’amertume et de dureté. Cinq ans sur lesquels ils avaient réussi à mettre du baume, cinq ans qui auraient dû se terminer ce soir, sur cette voiture, sur fond de musique d’un portable et du roulis des vagues.

Mais même si elle aurait volontiers abreuvé son équipier d’insultes fleuries, son interruption, bizarrement, lui paraissait presque dérisoire. Après tout ce qu’ils avaient traversé, tout ce à quoi leur lien avait survécu, créatures des abysses, possession, fantômes, secrets, c’était quoi, un idiot trop méfiant ? Ca n’était pas dangereux, ça n’était pas une menace, rien d’autre qu’un prodigieux agacement avec lequel régler ses comptes plus tard. Un prodigieux agacement dont il était facile de se débarrasser. Ils ne devraient pas avoir à le faire, mais puisque le sort s’acharnait, ils pouvaient bien lui faire un dernier pied de nez en se levant et en laissant derrière eux cet inconvénient qui n’était au fond rien d’autre que ça : un inconvénient, bien plus aise balayer qu’un fantôme insistant ou une malédiction. Qu’ils rentrent chez elle, seul bastion de paix, visiblement, dans ce monde hostile, qu’ils regagnent la plage devant sa maison, qu’ils referment la porte sur les obstacles, les étoiles et le silence et l’envie seraient toujours là. Mais, consciemment ou non, Ned avait brise quelque chose. Une dernière barrière, une soupape, un barrage, dont même elle n’avait pas soupçonné l’existence. Et le déferlement de violence qui s’ensuivit avait la même brutalité qu’une lame de fond s’écrasant sur une falaise en emportant tout sur son passage. « Floyd, att - ! » voulut-elle s’exclamer en bondissant à son tour du toit de la voiture, mais il était déjà trop tard. Dans ces moments ou la sauvagerie effrénée prenait le dessus, les spectateurs étaient toujours trop lents, et il semblait a Layla qu’elle n’avait même pas eu le temps de toucher terre que déjà Floyd et Ned avaient fait abondamment couler le sang – coups de poing, coup de tête, os qui craquent, une vitre explosée, et maintenant, l’acharnement pour le plaisir délirant de l’acharnement, alors que quelques clients du bar, alertes par le bruit, sortirent constater avec effarement le carnage qui prenait place.

C’était surréaliste. Finalement, le patron et quelques clients tentèrent d’intervenir, mais Floyd était tellement déchainé que même trois hommes adultes ne suffirent pas à l’arracher à sa frénésie – a peine à le ralentir. « Floyd, arrête ! » s’écria-t-elle en tentant de se joindre aux efforts collectifs pour séparer les deux hommes, et tant pis pour les trois autres gaillards qui tentaient tant bien que mal de la garder éloignée du danger – fuck them. Jamais de sa vie, elle ne l’avait vu dans un état pareil – pas même en Afghanistan, pas même lorsque leurs officiers et leurs supérieurs encourageaient sciemment les troupes à se défouler sous couvert de la solidarité militaire contre l’ennemi d’une autre couleur, d’une autre croyance. Une sauvagerie frénétique, dans lequel elle ne le reconnaissait même plus. Et enfin, quelqu’un parvint à arracher Floyd a sa proie, au moins momentanément, et ils reculèrent et Ned se détacha de la voiture, une flamme meurtrière dans les yeux assortie au sang qui lui maculait le visage ; et Layla profita de cette brève ouverture pour s’interposer entre les deux, alors que Ned chargeait déjà à nouveau. « Stop ! » Sa voix claqua dans l’air avec la clarté d’un tir de revolver, et elle ne cilla pas quand son équipier, pris de court, se força à interrompre sa course sous peine de lui rentrer dedans. « Layla, pousse-toi… » « Recule. » Le sang ruisselait de son nez cassé et de sa mâchoire malmenée. Elle pouvait presque entendre les gouttes s’écraser sur le sol. « Recule ! » aboya-t-elle, alors que lui comprenait, dans sa voix, dans son regard, dans sa défiance, qu’elle avait choisi son camp. Quelque chose de plus s’était brisé ce soir. Et elle se désintéressa complètement de lui alors qu’il reculait de quelques pas, pour river son regard sur Floyd, interdite, stupéfaite – et oui, en colère aussi. Qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? C’était quoi, cette réaction ? C’était quoi, cette explosion de violence ? Qu’est-ce que tu fous, Floyd, bon Dieu ? C’était pas de la simple bagarre de bar. C’était pas deux coqs qui se rentraient dedans par fierté mal placée. Et une pointe glacée se planta dans sa poitrine en songeant que s’il en avait eu l’occasion, il aurait peut-être continué à le frapper jusqu’à un point de non-retour. Quelque chose de plus s’était brisé ce soir, et un nouveau rideau était tiré. Incapable de lâcher le regard de son partenaire, dans lequel elle cherchait désespérément des réponses, elle remarquait à peine l’agitation autour d’eux alors que quelqu’un décidait d’embarquer le grand blessé aux urgences. La guerre était de retour. Elle n’avait juste encore aucune idée de laquelle.

AVENGEDINCHAINS

Ceci est personnel. Et c'est parce que c'est personnel que la muselière du chien enragé se détache, laissant tout le loisir à sa fièvre destructrice de s'exprimer. Tout ce que tu contenais en toi, cette force brute, cette frénésie barbare, est soudainement lâchée, et alors, plus rien ne peut t'arrêter. C'est comme une poussée d'adrénaline, une seconde peau, un état de transe. C'est quelque chose que tu ne maitrises plus, et qui te fait terriblement peur. Parce que quand t'es comme ça, t'es comme lui. Et parfois, quand tu frappes ton poing en sang contre le visage tout aussi écarlate de Ned, c'est lui que tu vois, ton père. Tu sais que tu t'enfonces dans des abysses dont tu ne pourras peut-être plus t'extirper, flirtant avec un point de non-retour qui pourrait tout te coûter. Mais c'est plus fort que toi. C'est un démon incontrôlable qui s'exprime à travers une violence accrue. Il y a le démon de la bouteille, le démon de la drogue, et il y a celui-ci, qui te possède depuis tout petit. Quand tu assistais impuissant à ses excès de colère, nourrissant en même temps avidement la tienne, et te poussant lentement mais sûrement vers des séquelles irréparables. Tantôt gamin spectateur de drames familiaux, tantôt dommage collatéral de la cruauté d'un géniteur qui ne méritait aucune autre appellation. Traumatisme que tu te traines depuis des années, et qui parfois, surgit sans prévenir, comme un sevré en pleine rechute après des mois d'abstinence. C'est foudroyant. Tu les sens à peine les hommes qui cherchent à t'arracher à ta victime, t'es trop confus, trop mélangé entre passé et présent pour reprendre pied. Et oui, bien sûr que tu hais Ned du plus profond de ton être, mais là tout de suite, dans ton impétueuse folie, c'est ton père que tu vois. Comme à chaque fois que tu dérapes en laissant le pire en toi prendre le contrôle de ta tête et de ton corps. C'est tout ce que tu aurais aimé pouvoir faire quand tu étais jeune, toute la force, tout le courage dont tu aurais aimé faire preuve pour l'empêcher de vous faire du mal. Il est trop tard maintenant. Tu sais que tu ne pourras jamais revenir en arrière. Alors t'exorcises ta douleur maladroitement, piètre tentative de soigner le mal par le mal, sans jamais avoir appris comment faire autrement.

Quand t'es finalement arraché à Ned, il te faut plusieurs secondes pour reprendre tes esprits et comprendre où tu es. Respiration erratique. Doigts douloureux. Coeur arythmique. Ton père n'est pas là, t'es sur le parking du bar, après qu'il soit venu vous interrompre. Ta poitrine se soulève lourdement, et tu t'essuies l'arcade avec ton haut, sentant le sang commencer à brouiller la vision de ton œil droit. Il en redemande, alors tu fais tout autant, prédateur affamé qui fait les cents pas, incapable de lâcher prise, pas foutu de redescendre de sa montagne de colère. Mais Layla se place au centre, courageuse arbitre qui a sifflé la fin de la rixe et qui aimerait que vous vous y teniez. T'as merdé. Terriblement merdé. Et imaginer sa déception suffit à couper ton élan et ton envie de lui sauter à nouveau à la gorge. Tout ce que tu voulais, c'était de pouvoir passer une soirée tranquille, avec elle, après avoir déjà tant supporté. Tout ce que tu voulais, c'était être un peu normal. Raté. Méfiant de voir éclater un second round, l'un des hommes venus vous séparer t'attrape par la veste, emprise dont tu te dégages avec véhémence, luttant contre toi-même pour ne pas reporter toute ta colère sur lui. « Me touche pas ! » Plus un avertissement qu'une menace. Tu te sais incontrôlable quand galvanisé par le poison de la fureur. Et même si Ned s'éloigne dans l'obscurité de la nuit, sonnant définitivement la fin de la bagarre, tu ne le quittes pas du regard jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'une tâche sombre et minuscule.

Maintenant, il va te falloir affronter tout ce que tu as fait naitre en elle et que tu aimerais déjà pouvoir effacer d'un coup d'éponge. Quel paradoxe que de se sentir honteux d'un acte tout en étant incapable de s'en expier. Elle est encore là, la colère, elle te broie le cœur et te serre la gorge. Y a rien que tu peux lui dire. Y a rien que tu peux lui avouer. Parce que tu sais que ce serait beaucoup trop, et que même elle et sa bienveillante tolérance ne pourrait supporter un énième aveu venu tout droit du passé tourmenté de ta misérable personne. Il te fait mal son regard. Son incompréhension. Sa déception. Et comme tu ne te sens pas la force de l'endurer, tu préfères prendre la fuite. Tu veux partir loin d'ici, oublier tout ce monde autour qui t'observe comme si t'étais un fou furieux à renvoyer directement à Arkham. De cette scène de crime qui restera à jamais l'endroit où une fois de plus, t'auras complètement merdé. « T'aurais pas dû coucher avec ce fils de pute, maintenant il va plus te lâcher. » Affirmation sans détour poussée par une jalousie plus que palpable et alimentée par l'aura instable qui refuse de te quitter. Tu marches vers la plage, sachant pertinemment qu'elle te suivra, trop têtue pour abandonner maintenant tout ce que vous avez construit dans la sueur, les larmes et le sang. T'as pas envie qu'elle reste. T'as pas envie qu'elle parte. T'en sais rien. T'aimerais juste pouvoir disparaître le temps de faire redescendre ce tu ne veux plus lui montrer. Cette facette honteuse mais que tu ne contrôles pas, et que malheureusement, tu ne parviendras jamais à complètement apaiser. Tu fais peut-être pas le bon choix en te refermant de la sorte comme une huitre, refusant le dialogue et l'obligeant à se confronter à un mur, mais c'est mieux que de la perdre définitivement. « J'espère qu'au moins vous avez pris votre pied. » L'imaginer dans ses bras te donne l'envie de vomir, et instinctivement, sous une nouvelle impulsion de colère, tes ongles viennent mordre la chair de tes poings serrés. C'est pas sa faute à elle, même si tu en donnes l'impression. T'es juste trop lâche pour dire la vérité. Elle te pardonnera ton effronterie, mais certainement pas ton fratricide.

AVENGEDINCHAINS

Naïveté, optimisme, ou autre chose encore, le fait était qu’elle avait été stupide d’espérer que se débarrasser de son petit fantôme suffirait à leur rendre la vie plus facile. Un fantôme était parti, et d’autres prenaient sa place, et ceux-là, impossible de les exorciser d’un voyage un peu chaotique au centre de la Terre. Une réalité aussi mordante que cruelle qui la frappait de plein fouet alors que Floyd décidait de s’éloigner à grands pas en la plantant là après avoir transformé son équipier naval en punching ball. Et cette fois, Layla était complètement prise au dépourvu. Cette fois, il n’y avait plus d’ennemi à blâmer, plus d’interférence extérieure à l’emprise de laquelle il fallait échapper, ou s’il y en avait une, elle n’en distinguait pas encore les contours et se sentit soudainement ramenée à cet instant de pur désarroi où elle avait rouvert les yeux dans la Fosse des Mariannes, pour ne trouver autour d’elle que le noir absolu et un vide abyssal tout autour d’elle. Les ténèbres qu’elle pensait avoir laissées derrière elle, finalement, l’avaient suivie à la surface. Et les fondations fragiles que depuis à peine plus de vingt-quatre heures, elle tentait tant bien que mal de construire, s’écroulaient avec fracas tout autour d’elle, démolies à coups de poings qu’elle ne s’expliquait pas, et que Floyd refusait de lui expliquer. Pire, il s’éloignait, se barricadait derrière des défenses impossibles, hors de sa portée. Non. Non, elle l’avait perdu une fois, elle n’allait pas le perdre à nouveau, pas comme ça, pas après tout ce à quoi ils s’étaient engagés, pas après le voyage qui lui avait tant coûté pour s’ancrer dans un présent et un avenir qu’elle n’avait pas imaginés autrement qu’avec lui. Pas après cette brusque explosion de violence qui l’avait laissée clouée sur place et qu’elle ne laisserait pas passer sans une foutue bonne raison.

« Floyd ! » Evidemment qu’elle lui emboîta le pas, bien déterminée à comprendre la scène hallucinante qui venait d’avoir lieu, mais il ne l’écoutait pas, enfermé dans sa coquille et plus hermétique qu’elle ne l’avait jamais vu l’être, bouillonnant dans une rage qu’elle ne lui avait jamais vue même aux heures les plus sombres qu’ils avaient pu traverser ensemble. Est-ce qu’elle était dingue, de s’accrocher ? Est-ce qu’elle devrait le laisser partir, le laisser redescendre de ce pic d’adrénaline, se débarrasser elle-même de l’étau qu’elle avait dans la poitrine ? C’aurait peut-être été plus raisonnable. Mais raisonnable, entre eux, ça n’existait pas. Et raisonnable, entre eux, acheva de partir en fumée alors que l’accusation de Floyd claquait en l’air comme une grenade dégoupillée. « … pardon ? » s’étrangla-t-elle, et elle en manqua de s’arrêter sur place. C’était ça, le problème ? De la jalousie mal placée ? De la rancœur nourrie par un film qu’il s’était monté tout seul ? Après tout ce qu’ils s’étaient dit, tout ce qu’ils s’étaient avoué ? Crac, une nouvelle fissure dans les fondations déjà en ruines. Et à travers la fissure, suintait la morsure brûlante de sa colère à elle, qu’elle savait d’habitude si bien garder sous la surface, mais là, pour cette fois, elle n’avait pas la force d’ériger des barrages, elle n’avait pas la force de la rediriger ailleurs. Pas quand elle frappait à cet instant précis où elle avait cru, après son expédition, après leurs retrouvailles, qu’elle n’aurait plus besoin de ces fichus barrages. « Hé ! Si tu veux m’accuser de quelque chose, fais-le au moins me regardant dans les yeux ! » s’exclama-t-elle en le rattrapant pour le forcer à s’arrêter, et à lui faire face. Si tout devait exploser là maintenant et tout de suite, autant que ce soit dans les règles.

Il y avait une douleur dans sa poitrine, où les venins de la colère et de l’incompréhension se transformaient en véritables cocktails molotov, mais c’était trop tard. Elle était lancée. « T’es en train de me dire que t’as voulu casser la gueule à un de mes potes à cause d’une histoire de coucherie qui n’est jamais arrivée ? On a jamais couché ensemble, Floyd ! » Ils étaient seuls, sur cette plage sur les étoiles. Personne n’entendrait leurs déchirements à part les vagues. Ils pouvaient s’effondrer sur cette plage, au final, ils en seraient les seules victimes, et personne d’autre n’en aurait rien à faire. Cette tragédie était la leur. Et ils étaient les seuls à y être enfermés. Ils avaient beau être au grand air, Layla avait l’impression d’étouffer dans un espace confiné. Qu’il lui manquait, à ce moment-là, le calme parfait du Clear. « C’était quoi le plan ? Lui donner une bonne leçon ? T’aurais pu le tuer, merde ! Tu… » Elle se mordit la langue jusqu’au sang, incapable de trouver ses mots tellement tout ça la dépassait. Qu’est-ce qu’elle pouvait lui dire ? Le taxer d’hypocrisie en lui rappelant ce qu’il lui avait avoué au Blue Lagoon ? Complètement crétin. Lui expliquer les tenants et aboutissements de son amitié – sans doute obsolète, maintenant – avec Ned ? Elle voyait bien dans ses yeux qu’il n’était absolument pas disposé à écouter. Démunie, elle se pressa les mains sur le visage, et les laissa retomber à son flanc en prenant une inspiration aigue. Il aurait pu le tuer. Ned n’était pas un petit garçon sans défense, mais même lui, face à Deadshot déchaîné, n’aurait pas fait long feu. « Je sais que t’as toujours été possessif, mais cette fois t’es allé beaucoup trop loin. Qu’est-ce qui t’a pris, bon sang ? On avait juste à l’ignorer, à le renvoyer boire ou aller ailleurs, et toi tu… » Elle n’y comprenait plus rien. Ou plutôt, elle comprenait certaines pièces du puzzle, mais elles n’allaient pas ensemble. Oui, il avait toujours été possessif, oui il avait toujours été jaloux, mais jamais il n’était allé à de telles extrémités. Pour la première fois, elle lui posait une limite, une vraie limite, eux qui n’en avaient pas beaucoup sitôt que ça concernait l’autre. « Qu’est-ce qui t’a pris ? » répéta-t-elle, un éclat dur dans la voix, les yeux fixés sur lui et exigeant une réponse. Tant pis si ça faisait mal. Cette fois, il n’y avait pas de filet de sécurité pour les rattraper.

AVENGEDINCHAINS

Comment tout a pu être anéanti si vite ? Comment avez-vous pu passer d'un presque premier baiser amplement mérité à une déchirante dispute sur la plage  ? Ce serait hypocrite de prétendre ne pas avoir la réponse. La cause de cet échec, tu la connais, c'est toi. Toi, dénominateur commun à toutes les équations et leurs débâcles. Ta mère, ton frère, ton fils, ton mariage, Layla, chaque fois que t'as essayé, t'as échoué. Et ce soir encore, tu restes impuissant face à cette relation qui s'effrite avant même d'avoir commencé. Par ta faute, la longue attente de cinq années n'aboutira peut-être finalement qu'au néant. Qu'à une terrible et douloureuse déception qu'il vous sera impossible de surmonter. Et ça te brise le cœur. Véritablement. Sûrement encore plus que cette fois là, en raccrochant le téléphone. Oh oui, bien plus. Parce que t'étais si proche de l'obtenir, de gagner tout ce que tu as si longtemps désiré sans jamais te l'avouer, et parce que ce soir, t'es responsable de ton propre malheur, et entièrement coupable de la souffrance que tu lis dans son regard. Confrontation brutale basée sur une supposition que tu imaginais évidente. Le partenaire, qui, inconsciemment, et modérément, t'a remplacé auprès d'elle, et que tu pensais avoir obtenu ce que vous vous n'aviez jamais eu. Jalousie féroce, possessivité insensée, entièrement née des bribes nocives de ton imagination biaisée et débordante. C'est difficile d'accrocher ses iris, quand tout ce que tu veux, c'est remonter le temps pour effacer cette grossière et terrible erreur. Tu te sens stupide. Le dernier des idiots. Mais la seule solution qui s'offre à toi, maintenant que le mal a été fait, c'est d'assumer. « Putain. » Ouais, c'est tout ce que tu trouves à dire face à ta propre connerie. Tu t'es royalement planté, et rien de ce que tu pourrais dire ou faire ne changera quoi que ce soit à la situation. Votre relation vient de prendre un sale coup, tout aussi violent que ceux que tu as assené à Ned, et il ne suffira pas d'un simple pansement pour faire disparaître la blessure et toute la douleur qu'elle engendre. Deadshot vient de se tirer une balle dans le pied.

Lui avouer toute la vérité et la perdre, ou ne rien dire et la perdre quand même. Quelle ignoble dilemme que de devoir choisir entre la peste ou le choléra. Peut-être qu'avant de sceller cette histoire t'aurais dû tout lui dire. Tous tes secrets, pour être certain que vous aviez réellement une chance, qu'une femme comme elle était capable d'aimer un homme comme toi. Mais bon sang, l'amour t'as pris à revers, t'es tombé amoureux sans lutter, et égoïstement, t'as préféré passer sous silence ce dernier recoin monstrueux de ton passé pour éviter ce qui est ironiquement en train de se dérouler maintenant. Comme un boomerang, tout ce que tu n'as pas su lui dire, après avoir déjà puisé tout ton courage pour lui confesser la mort de ton fils, te revient maintenant brutalement en pleine poitrine. Qu'est-ce qui t'as pris ? Ce qui t'as pris c'est que ce mélange de frustration, de souffrance, d'abandon et de paranoïa t'a explosé en plein visage. Ce n'est pas une excuse, c'est un fait. Mais ce n'est pas ce que tu lui réponds, trop borné, trop stupide. « Ned était un problème, et j'ai réglé le problème. » Froid, obstiné, aussi dur que la pierre. Non, ce n'est pas ce que tu voulais dire, ce n'est pas ce que tu aurais dû lui dire. Mais quelque part, ce n'est pas entièrement faux. C'est comme ça que tu règles tes problèmes. Comme ça que le faisait ton père, comme ça qu'on t'a appris à faire face à l'adversité. Aussi simple qu'une balle que l'on tire, aussi simple qu'un poing que l'on abat. Mais avec Layla, cette piètre justification ne sera pas suffisante. Elle mérite tellement mieux qu'un détraqué comme toi. « Tu sais quoi ? Peut-être qu'il a raison ! Peut-être que je serais jamais à la hauteur ! Peut-être que tu seras jamais heureuse avec moi ! » Et dans l'optique, grandement optimiste, qu'elle finisse par te pardonner ton horrible dérapage.

Tu fais quelques pas en arrière, comme si t'avais peur de la blesser, méfiant de tes propres réactions tout en sachant pertinemment que jamais, ô grand jamais, tu ne la toucherais pour lui faire du mal. Si Ned n'est pas un amoureux éconduit, alors c'est simplement un ami qui s'inquiète de l'influence néfaste que tu pourrais avoir sur elle, et des conséquences qu'aimer quelqu'un comme toi pourrait lui apporter. Souffrance, déception, regret, exactement comme ce soir. Tu sens ta carapace se fissurer, cessant peu à peu cette lutte acharnée contre toi-même. Tu l'aimes, vraiment, et tu préfères qu'elle te déteste pour une vérité avouée qu'une vérité à moitié cachée. « C'est comme ça qu'il faisait, mon père, quand quelque chose ne lui convenait pas. Elle portait trop de maquillage ? Il lui en collait une. Elle sortait avec une robe trop courte ? Il lui en collait une. Et même, parfois, souvent, il n'avait pas besoin de raison. » Tu n'as jamais levé la main sur Susan, ou sur qui que ce soit d'autres que tu aimais. Mais tu l'as fait sur Ned, injustement, et peut-être que finalement, ça te rapproche plus de ton paternel que tu ne l'aurais souhaité. « Le pire, c'est que ça fonctionnait. Elle arrêtait, le problème disparaissait. Bam, un coup bien placé et adieu les soucis. » Frapper pour régler ses problèmes, c'est comme planquer un cadavre sous le tapis. Mais malgré l'absurdité de la chose, c'est ce que tu fais toi aussi depuis toujours. La guerre, Deadshot, la Suicide Squad, il n'y a jamais rien que tu n'as réglé sans ton arme ou la force de tes poings. « Et c'est ce qu'il m'a appris, à moi aussi. Quand j'essayais de défendre ma mère. Quand je faisais une connerie. Quand l'envie lui prenait. Il m'a fait croire que je l'avais cherché. Il m'a fait croire que c'est comme ça qu'un homme était censé se comporter. Maintenant je sais plus faire autrement. Je sais pas comment me débarrasser de tout ça. » Voilà une première confession. Un père violent et tyrannique qui battait femme et enfants. Un climat familial épouvantable, qui t'a poussé à grandir dans la violence et à ensuite l'adopter toi-même comme mode de fonctionnement. Encore une fois, tu ne veux pas de pitié, ou lui fournir des excuses douteuses, t'essayes juste de mettre des mots sur ce qui s'est passé. Pour toi aussi, c'était un peu flou. Tu sais que le visage de Ned s'est confondu avec celui de ton père, et que ce qui était au départ une jalousie mal placée s'est transformé en vengeance personnelle. Peut-être que que c'est ça le problème, te battre contre le reste du monde parce que t'as pas pu le faire contre celui qui le méritait vraiment. « Je sais pas comment faire, Layla.  » Cette triste constatation, tu lui livres avec beaucoup de détresse, les bras croisés, comme si tu cherchais encore à te protéger de coups qui ne viendront pourtant jamais. Tu refuses de la perdre à cause ça, mais tu comprendrais que ce soit la goutte de trop. Et tu pourrais essayer de sauver les meubles, espérer un peu, s'il ne restait pas une dernière vérité à avouer.

AVENGEDINCHAINS

Elle avait déjà un trou béant dans la poitrine, Layla, mais comme si ça n’était pas assez, les paroles de Floyd lui plantaient des balles dans le cœur à bout portant – tellement approprié. Une douche froide de gasoline qui remettait de l’huile sur le feu la seconde d’après. Peut-être, peut-être, peut-être, une cascade d’incertitudes qu’elle rejeta en bloc, parce qu’elle ne trouvait plus ses mots face à l’étendue des insécurités de Floyd, et parce qu’elle en avait assez, aussi, qu’on décide à sa place. « Arrête ! D’abord Tracy, Ned, Amy, et maintenant toi ? J’ai besoin de personne pour décider ce qui est bon pour moi et ce qui ne l’est pas ! » Les mots avaient déjà quitté ses lèvres quand ils la frappèrent par ce qui était sans doute un mauvais timing, ou une mauvaise approche, mais c’était plus fort qu’elle. Ils en avaient fait, des sacrifices, ils en avaient pris, des risques, pour que cette histoire, quelle qu’elle soit, fonctionne, et finalement c’était lui qui voulait tout lâcher, après avoir rétamé un ami qui se mêlait de ce qui ne le regardait pas ? Oh, évidemment, qu’elle lui en voulait : mais elle lui en voudrait encore plus, s’il s’arrogeait le droit de mettre une fin à tout ça sous prétexte de la préserver. Elle avait le vertige, Layla, l’adrénaline et la colère de cette sanglante bagarre flirtant dangereusement avec le sentiment confus, mais bien réel de panique qui lui étreignait le cœur à l’idée de le voir disparaître à nouveau. Ce n’était pas ce qu’il avait dit, mais c’était le sous-entendu, non ? Et si ce n’était pas ça, c’était quoi ? A quelques mètres d’eux, le roulis des vagues lui paraissait soudain plus violent, les lames se fracassant sur le sable avec plus d’énergie, avant de disparaître, en échouant à emporter avec elles la noirceur de leur piètre tableau.

Et la colère et la confusion se serrèrent sur le banc de ses émotions pour laisser de la place à leur sœur : la peur, soudaine et pas vraiment déraisonnée, alors qu’il s’éloignait de quelques pas, et son cœur donnait de grands coups douloureux dans sa poitrine. Mais il ne la planta pas là – au lieu de ça, il changea de discours, et elle eut l’impression qu’il lui tirait un tapis de sous les pieds, puis lui mettait le nez face à un nouveau fantôme à peine effleuré. Il l’avait mentionné, son père, pas plus tard que la veille, pour la première fois depuis qu’elle le connaissait ; et elle n’était pas encore complètement stupide, elle avait bien saisi le message sous-jacent de sa déclaration, un père qui avait ruiné sa famille, mais c’était autre chose encore d’en avoir enfin le récit complet. Une mère maltraitée, un fils spectateur et victime de la violence, pas besoin d’un diplôme en psychologie pour comprendre que les gosses, c’est comme des éponges, ça absorbe tout, le meilleur comme le pire. Et parfois, surtout le pire. Et elle avait beau avoir soupçonné la chose, ça n’en faisait pas moins un mal de chien, de se figurer la personne à laquelle on tient le plus au monde victime de pareils abus – et surtout, de savoir qu’ils avaient laissé des cicatrices tellement profondes qu’elles en devenaient peut-être irréparables. Je sais pas comment faire, Layla. Mais Layla non plus, ne savait pas comment faire. Pour la première fois depuis longtemps, elle n’avait pas d’autre option que de rester les bras ballants, le cœur dans la gorge. Ca, cette violence, ça n’était pas quelque chose qu’ils pouvaient faire partir d’une étreinte, ça n’était pas quelque chose qu’elle pouvait exorciser de quelques mots rassurants. Cette violence-là, s’ils ne faisaient pas attention, le détruirait, lui, et les détruirait tous les deux. Ce soir n’était qu’un sombre avertissement.

« Je sais pas non plus, Floyd. » soupira-t-elle en croisant les bras à son tour. Elle était pâle, sous la lune californienne, et peut-être que c’était aussi bien d’invoquer la lumière nocturne pour le justifier. Crash, le roulis des vagues qui s’écrase sur le sable à quelques pas d’eux, et d’un mouvement d’humeur, Layla donna un coup de pied dans un caillou – plouf, ça servait à rien, mais ça défoulait un peu, alors qu’elle reniflait en ravalant toutes ces émotions contradictoires et vénéneuses qui s’entrechoquaient dans son esprit. Une colère qu’elle ne savait plus contre qui diriger, Floyd, son père, Ned, le monde entier, la rage de l’impuissance, le désespoir de l’incompréhension et de la dégringolade. Ah, là, ils étaient tombés de très haut. Et maintenant ? Ils allaient où, après ça ? Elle se passa une main dans les cheveux, prit une grande inspiration d’air marin. Allez. Plus qu’à se baisser et ramasser les morceaux, quitte à se couper sur les éclats de verre au passage. « Je comprends ce que tu me dis, Floyd. Vraiment. » commença-t-elle, la voix plus chancelante qu’elle ne l’aurait voulu. Amy, Tefé, le Blue, et maintenant ça, en moins de quarante-huit heures – est-ce qu’elle atteignait un point de rupture ? Non – hell no. Pas maintenant. Pas déjà. Inspiration. « Je peux même pas imaginer ce que ton père vous a fait endurer, à ta mère et toi. Ni l’enfer que ça a été. Ni les traces que ça a pu te laisser, c’est pas ça le problème, qu’on soit bien d’accord. T’as attrapé de mauvais réflexes, t’as pris des mauvaises habitudes, ok, mais t’es pas ton père. » Sinon ce n’était pas que Ned, qui aurait pris les coups à la volée. Nouvelle inspiration, et Layla se pinça l’arête du nez et se tourna enfin à nouveau vers Floyd. Elle la sentait, sa détresse – palpable, vivante, corrosive, et ça lui brisait le cœur, de ne rien pouvoir faire pour alléger ce nouveau poids qu’elle découvrait sur ses épaules, au moment même où tout ce qu’ils avaient essayé de construire s’était profondément fissuré. « Mais ça peut pas recommencer. Tu comprends ? Avec Ned, ou avec qui que ce soit d’autre de l’équipage – c’est fini. Dernière fois. Compris ? » Ils ne s’étaient jamais posé beaucoup de limites, elle et Floyd, mais celle-là, elle était plus que nécessaire, elle était urgente. Elle croisa à nouveau les bras, comme si quelque chose la poussait à rester immobile, encore secouée par la soudaineté de l’incident, et la vitesse vertigineuse à laquelle il avait escaladé. « Pourquoi tu m’en as pas parlé avant ? » demanda-t-elle, la voix plus basse, complètement dénuée de reproches – d’une part, parce qu’elle aurait été franchement hypocrite de lui reprocher de lui garder des secrets quand le sien était bien moins justifiable, d’autre part, parce que ces secrets-là, elle avait bien compris qu’il fallait qu’ils sortent à son rythme, pas avant. Mais il lui avait parlé de son fils – peut-être qu’elle n’avait aucun moyen de comprendre, de sa position de gamine qui avait au moins grandi dans un foyer aimant, mais elle aurait imaginé que raconter le martyr de son fils aurait été plus difficile que sa propre enfance. Mais peut-être qu’elle n’y comprenait rien, en fait.

AVENGEDINCHAINS

Tout va bien se passer. Tout va bien se passer. Des mots que tu te répètes inlassablement pour ne pas sombrer. La houle engendrait par votre dispute menace à tout instant de te noyer, et sans elle pour venir te tirer des flots agités, tu te sais déjà condamné à une fin funeste. Elle n'a pas idée, Layla, à quel point t'as besoin d'elle. Malgré ce que tu lui as dit sous l'influence néfaste de la colère, tu sais que vous avez une chance. Que vous l'aviez, en tout cas, avant que de nouvelles vérités ne viennent exploser à vos pieds, et que les éclats de shrapnels ne se logent dans un cœur déjà malmené par l'incident. Ils sont rares ceux qui parviennent à avoir de l'influence sur toi, et il ne fait aucun doute qu'elle est celle en tête de liste. Tout ce pouvoir dont elle n'a sûrement pas conscience, il pourrait aisément te mettre à terre. Et si elle venait à partir, si elle décidait que finalement, tout ceci n'en valait pas la peine, tu sais que te faire piétiner par une charge d'éléphants serait moins douloureux qu'une nouvelle absence. T'arrives pas encore à lui dire, mais tu le ressens tellement intensément ce soir que tu dois te contenir pour ne pas laisser les mots glisser. Tu l'aimes. Et quand tu la vois abattue par cette nouvelle confession, encore, tout ce que tu voudrais, c'est pouvoir effacer tout ce que tu l'infliges. Même si c'est pas ta faute, même si t'as pas choisi tout ce qui t'es arrivé. Certains ont la chance de vivre une vie belle et paisible, et malheureusement, tu n'en jamais fait parti. Tu entends dans son discours qu'il y aura une chute. Qu'il y aura un mais tant redouté. Et si tu n'attendais pas autre chose après avoir poussé autant les limites, ça n'empêche pas à ton cœur de manquer plusieurs battements par peur de ce qui va venir ensuite. Ce n'est pas un bouclier derrière lequel te protéger, ou une excuse pour te dédouaner de tes actions, c'est ton histoire, ta vie, ton passé tout autant que ton présent. C'est un autoportrait mal dessiné dont tu aimerais qu'elle ajuste les traits. « Je comprends. » Ne pas t'acharner sur ses amis, bien sûr que tu comprends. T'as compris ce qu'elle vient de fixer. Vous êtes vous, souvent sortis du chemin avec gaité, mais cette fois, t'as été beaucoup trop loin. Une grosse erreur que tu ne peux pas entièrement mettre sur le dos de ce père tant détesté. T'as peut-être des raisons, mais t'as pas de réelles excuses, et là est toute la nuance.

Tu ne peux pas lui faire la promesse mais tu vas réellement essayer. Tu vas tout faire pour que cela ne se reproduise plus. Pour prendre du recul, pour mieux communiquer avec elle plutôt que de te faire des films dans ton coin, et pour mettre définitivement de côté cette facette de lui qui persiste en toi. « Dernière fois. » Tu répètes ses mots mais ça n'a rien de mécanique ou de désinvolte. T'es juste trop abattu pour te confondre en excuses maintenant, en plus d'être terrorisé et obsédé par ce que tu vas devoir continuer de lui confier. Tu veux en finir avant de reprendre ton souffle et commencer à envisager les possibilités qui s'offrent à toi pour réparer les dégâts. Pourquoi tu n'as rien dit avant ? Bonne question. « Parce que l'histoire n'est pas terminée. » T'es désolé, terriblement désolé de devoir encore ajouter du drame à votre quotidien que vous espériez tous les deux plus paisible après la disparition d'Amy, mais justement, tu le fais pour qu'il ne prenne plus autant de place. Pour que l'unique chose qui plane au-dessus de vous soit un nuage de bonheur. T'as besoin d'être fixé définitivement sur le sort de votre histoire, alors tu poursuis le récit où tu l'as laissé. Fébrile, peu sûr de toi, mais le regard fixe et droit, pour garder la tête haute, toujours. « Mon grand frère, Eddie, lui aussi subissait les coups. » Tu ne sais même plus si tu lui as un jour déjà parlé de lui. Tout est embrouillé dans ton esprit, alors dans le doute, tu lui apportes le plus de détails possible. Et elle comprendra la signification du prénom que tu as donné par la suite à ton fils. Ça devait être un bel hommage, c'est devenu la même fatalité. « Tu ne seras pas surprise d'apprendre qu'enfant, j'étais pas bien différent d'aujourd'hui. Une tête brûlée qui refusait les règles et l'autorité, un avenir pas bien brillant à la clé. Mais Eddie, lui, était tout le contraire. Droit, exemplaire, et toujours protecteur à mon égard. Un frère que tout le monde rêverait d'avoir. » La finalité de l'histoire, elle n'est pas bien compliquée à deviner, mais tu crains qu'elle ne se méprenne sur les modalités. Et soudainement, il devient de plus en plus difficile de maintenir son regard. « Je voulais les sauver, tous les deux. Je voulais que tout s'arrête, qu'on redevienne une famille normale. Alors un jour, j'ai volé la carabine de mon père. Pour le tuer. Pour le faire disparaître de nos vies. » Acte, qui, sans être entièrement condamnable, n'a rien de louable. Gamin paumé, désespéré, qui ne savait plus quoi faire pour protéger sa famille. Un enfant qui voulait devenir un homme trop vite. Plus tu avances dans le récit, plus l'émotion déstabilise le son de ta voix. Mais tu tiens le coup, n'autorisant cette fois à aucune larme de couler. « J'ai placé l'arme sur une branche pour ne pas trembler, et j'ai cherché mon père dans le viseur. Il s'engueulait encore avec Eddie à ce moment là, derrière la vitre du salon. Et puis... La branche a craqué. Et le coup est parti. » Des images encore si bien ancrées dans ta tête qu'elles défilent devant tes yeux. Un film insoutenable que tu ne sais pas comment arrêter. Un fardeau. Une punition. « C'est mon frère que j'ai tué. Une balle dans la tête, mort sur le coup. » Tu voulais pas, t'étais qu'un gosse inconscient et trop téméraire. Et elle n'a pas idée d'à quel point t'aimerais qu'il soit là aujourd'hui. Qu'il ait sa propre vie, et brillante, à n'en pas douter. Qu'il puisse la rencontrer, qu'il sache que c'est avec elle que toi t'as envie de finir la tienne. Tellement de choses à lui dire, et pas une seule chance de pouvoir le faire. « C'est ce jour là que je me suis promis de ne plus jamais rater ma cible. » Qu'une partie de toi-même est morte, pour faire naitre Deadshot de ses cendres.

Le calme est de mise après ta lourde révélation, tu laisses alors le son des vagues apaiser un peu vos esprits tourmentés par de trop nombreux fantômes du passé. Et même si tu redoutes sa réaction, présentement, tu ne t'es jamais senti aussi léger. Désormais, elle sait tout. Plus de secrets enfouis, plus de sombres histoires à raconter. Les pas en arrière que tu avais fait tout à l'heure, tu les annules, et te rapproches à nouveau, prenant le risque de la voir à son tour se défiler. « Voilà, tu sais tout de moi. » Le reste, les quelques détails qui nourrissent un peu plus les récits, tu les lui confieras plus tard. Les cicatrices des coups de ceinture, ta fuite chez les Heywood, la scission avec tes parents, tout ça peut attendre. Il n'y a qu'une seule chose qui compte, la seule qui t'importe. « Je suis peut-être différent de l'homme que tu t'étais imaginé, mais est-ce que tu veux bien, malgré tout, me laisser ma chance ? » Et c'est là, sans aucun doute, une réponse qui pourrait changer ta vie, dans un sens, ou dans l'autre.

AVENGEDINCHAINS

Elle avait beau, quelque part, être en droit de lui en vouloir après son éclat de brutalité, elle avait du mal à ne pas se sentir coupable en le voyant à ce point décomposé, désemparé, recroquevillé sur lui-même presque comme il avait pu l’être lorsque ses cauchemars et ses souvenirs l’avaient arraché au sommeil de la plus brutale des façons au Blue Lagoon. Couche par couche, ils arrivaient enfin au cœur de tout, mais à quel prix ? Elle ne savait plus qui était fautif, au final, son père pour l’avoir autant fait souffrir, elle pour le forcer à remuer tout ça, lui pour avoir cédé à l’impulsion du moment, tout se mélangeait, il n’y avait plus de début ni de fin dans cet immense pelote de douleur et de traumatismes. Elle n’avait pas envie de le faire souffrir. Elle n’avait pas envie de lui forcer la main, mais cette fois, Layla avait vraiment l’impression de ne pas avoir le choix, s’ils voulaient avancer – s’ils voulaient croire encore que quelque chose pourrait naître de leurs cendres et survivre aux multiples tempêtes qui ne cessaient de les balayer. L’histoire n’est pas terminée, qu’il lui dit. Layla brièvement les yeux et se mordit l’intérieur de la joue. Le voilà, le dernier acte. Ou peut-être pas, peut-être qu’il y avait plus à découvrir encore, mais non, il y avait quelque chose dans sa voix, quelque chose dans l’air qui sonnait comme un troisième et dernier acte. La dernière révélation – pour lui, en tout cas. Elle, elle ne pouvait pas en dire autant. Allez, buckle up, soldier. Cette fois, c’était le dernier saut. Cette fois, c’était le dernier test, pour voir si elle avait vraiment les épaules pour supporter le poids de ses ténèbres. Elle l’avait fait sans broncher jusque-là, mais personne ne pouvait être assez naïf pour s’imaginer indestructible ou accueillir de tels récits avec légèreté – et Floyd, il méritait bien qu’elle prenne ses révélations avec toute la gravité nécessaire.

Non, elle n’avait jamais entendu parler d’Eddie avant – pas de cet Eddie-là, en tout cas, et cette fois, le frère prit la place du fils dans le tableau sinistre des enfants sacrifiés pour satisfaire la brutalité des adultes. Rien qu’à la façon dont il commença à en parler, elle comprit bien que ce grand frère héroïque n’était plus des leurs. On ne parlait que rarement des vivants de façon aussi édifiante. On s’y mettait toujours trop tard. Mais comprendre que le grand frère était parti était une chose ; soupçonner les circonstances tragiques de sa mort en était une autre. Un père violent, un petit garçon qui atteint un point de rupture, de non-retour – et les accidents étaient si vite arrivés. Bam, uppercut dans l’estomac, écho à la détonation fantôme d’une carabine qui a tué le frère héros au lieu du père bourreau. Le point final, et aussi le premier chapitre de l’origin story du mercenaire le plus mortel de la planète. Tout faisait sens, maintenant. La violence, la méticulosité obsessionnelle de ses tirs, les prénoms, ses angoisses, ses hantises. Un tableau complet peint à grands coups de pinceau trempés dans le sang. Un long silence accueillit la fin de son récit, et seul Floyd s’approchant à nouveau d’elle l’arracha à la multitude d’émotions qui faisaient rage dans sa poitrine. Elle savait tout de lui, maintenant. Layla releva les yeux sur lui, étudia son visage d’un œil neuf, mais en même temps, pas tant que ça. Non, il n’était pas l’homme qu’elle avait imaginé. Mais elle n’avait pas besoin de réfléchir bien longtemps pour pouvoir affirmer avec certitude que l’essentiel, le partenaire, l’homme qu’elle avait appris à aimer, était toujours le même dans le plus important de son essence. Le reste, son fils, son père, son frère, avaient toujours fait partie du décor, avaient toujours fait partie de lui tel qu’elle l’avait toujours connu. Ils s’étaient juste savamment cachés dans l’ombre en attendant leur heure.

« T’étais qu’un enfant, Floyd. C’est peut-être toi qui a appuyé sur la détente, mais c’est ton père qui l’a tué. » La colère s’était évanouie, ne laissait derrière elle que les deux soldats usés mais fichtrement résistants qu’ils n’avaient jamais cessé d’être. Aussi coriaces qu’il fallait l’être, visiblement, pur survivre dans ce que leurs environnements respectifs leur avait lancé à la tête. Les yeux rivés dans ceux de Floyd sans flancher malgré l’émotion palpable qui y tourbillonnait, elle secoua doucement la tête. « Tu te souviens de ce que tu m’as dit hier ? Que même si j’étais aussi cabossée que ma poule, c’était pas grave ? Count me in. Je peux pas te dire que c’est pas grave de fracasser les gens que je connais, mais on fait tous des conneries. Surtout les gens comme nous. Tes fantômes, tes cicatrices, tes erreurs, tes regrets, je les prends aussi. » Prudente, comme par crainte de le brusquer, elle prit sa main dans la sienne. La gorge nouée, parce qu’elle savait ce qu’elle avait à dire. « Moi aussi, il faut que je te dise quelque chose. » Elle aussi, elle avait fait une belle erreur, en gardant le silence sur la réalité de son quotidien. Et celle-là, elle n’était pas sûre qu’elle fût pardonnable. Ses doigts se resserrèrent sur les siens, et son regard rivé dans sien, était la seule ancre dans cet océan en ébullition qu’ils avaient eux-mêmes créé. « Mais avant, je veux que tu saches que ni Ned, ni personne d’autre, ne réussira à m’éloigner de toi. D’accord ? » Et, par esprit de défi, peut-être, contre Ned, contre tout le reste qui avait cherché à s’immiscer entre eux, l’ombre d’un sourire vint même relever le coin de ses lèvres. « Je vais te raconter. Et si malgré mon entourage pesant, tu veux bien me donner ma chance… »

Une bourrasque venue de l’océan souffla dans ses cheveux, et elle cligna des yeux, une fois.

Et lorsque ses paupières s’ouvrirent à nouveau, le silence de la plage avait été remplacé par un autre.

Le sable, par le béton et les immeubles en ruines.

Et Floyd, par une absence tellement cruelle qu’elle faillit ne pas entendre le bruit des ruines qui explosaient au rythme des armes des Atlantes de Terre-IV.

AVENGEDINCHAINS