Une chute. Un bain d’acide. Et une chauve souris. Le cocktail idéal. Tous les ingrédients qu’il fallait pour constituer la naissance d’un monstre, d’une abomination. Personne encore ne le savait, ne s’en était rendu compte. Le Joker était né par une nuit de terreur, une nuit auréolée d’angoisse, mais la terreur qu’il avait ressenti cette nuit là avait été si forte qu’elle l’avait vacciné à tout jamais. L’acide avait joué un grand rôle lui aussi. La folie s’était insinuée mais peut-être avait-elle toujours été là. Dansante dans sa caboche, effleurant la surface sans oser la toucher, attendant juste le bon moment. Maintenant qu’il y pensait, il avait bien été violent par le passé, quand il se sentait impuissant, quand on se moquait de lui, qu’on le rabaissait, qu’il se sentait incapable de subvenir aux besoins de sa famille, il pouvait devenir violent, taper dans des choses, mais il n’avait jamais fait de mal à sa femme. Elle était partie avant. Elle avait sentie la folie. Ou peut-être que c’était la misère qui l’avait fait fuir. C’est con, c’était la seule qui était capable de retenir les ténèbres en lui. Après cela, il a tout simplement… basculé. Il ne pouvait dire qui d’elle ou de Batman l’avait créer à la nuit, aux ténèbres, et à la folie. Sacré dénouement pas vrai ? L’histoire ne valait que pour la chute, comme toute bonne blague. Une sacrée chute. Le plus douloureux dans tout ça, c’était l’atterrissage mais le sien n’avait de fin. Il continuait à chuter, encore et encore, dans les abysses qui l’habitait. Il n’y aurait de fin, enfin, pas de fin joyeuse à tout cela, il le savait, il l’acceptait, il s’en réjouissait.
Devant le miroir, il teinta son visage de blanc, l’acide l’avait déjà bien touché, changeant sa couleur de peau, de cheveux, mais il ajoutait sa touche, des lèvres toutes rouges, du rouge sur le nez également, des sourcils dessinés de manière grossière, outrancière. A cela, il avait ajouté la tenue. Un costume, pas élégant, il n’avait pas assez d’argent pour cela, mais ça viendrait, le plus important fut qu’il soit de violine éclatante, accompagné d’une chemise verte et d’une cravate ridicule. Il n’avait encore ajouté d’accessoire comme une fleur jetant de l’acide, cela aussi ça viendrait. Le clown du crime n’était pour le moment qu’un criminel en devenir, il avait déjà fait parti d’une bande, le red hood, mais ce n’était qu’une mascarade, une opération pour détourner l’attention, ça ne devait pas finir ainsi. Mais ça s’était achevé ainsi. Dernière mascarade, à présent, il tombait le masque. Il ne porterait plus de masque juste son joli sourire. Sa bande se résumait à quatre gugus qu’il avait trouvé, parmi les tarés qui habitaient cette ville, ceux qui avaient voulu faire ce coup avec lui. Simple, efficace. Ils s’attaquaient à une salle de spectacle, des humoristes, ahahah il avait essayé ce boulot là, avant de devenir chimiste, ça lui avait pas réussi non plus. Il avait besoin de payer les factures, alors il avait abandonné. Mais au fond de lui, il se sentait jaloux de ceux là qui réussissaient à se remplir les poches. Mais ses victimes ce soir, ce serait les riches clients.
L’opération était simple, sa bande déguisée, maquillée, comme lui, en clown, allaient débarquer au milieu du public, entre deux numéros, et demanderaient gentiment aux clients de vider leurs sac, portemonnaie, et s’ils refusaient ? Le Joker avait mis la main sur des produits de l’usine où il travaillait avant. Un gaz hilarant suffirait pour détourner leur attention et permettre aux hommes de main de prendre ce qu’ils verraient d’intéressant et de filer avant que les victimes puissent répliquer. Simple. Le spectacle avait déjà commencé depuis un sacré bout de temps quand ils jaillirent. Les hommes de mains s’étaient déjà répandu dans le public quand Joker sorti de derrière le rideau. Il applaudissait à deux mains, avec un large geste tandis que la lumière se focalisait sur lui. « Très drôle n’est-ce pas ? Non ? Vous ne riez pas ? Quel public ingrat, je vous jure ! Ne vous inquiétez pas, nous avons de quoi les amuser un petit peu pour ce soir… Les gars, je vous en prie, montrez vous. » Ses hommes de mains se mirent à s’avancer dans le public, attrapant bijoux au vol, sac à main, portables laissés sur la table. « Soyez sympa, un bon public participe au spectacle. Alors, videz vos poches les amis, car le spectacle doit continuer, et ça coûte cher les numéros réussis. »
Gordon venait de lui donner l'information, et cela forçait le Chevalier Noir à se hâter aussi vite que possible vers les lieux du crime. Ce n'était pas la première fois qu'il entendait parler de ce Joker, ou plutôt des gens qui arboraient son apparence. Mais ce soir, il allait s'agir de la première rencontre entre eux ; leur première confrontation, leur premier affrontement, début d'une longue et éprouvante série qui ne ferait que continuer avec le temps. A chaque fois, il y aurait davantage de tensions, davantage de sang, davantage de difficultés... mais à chaque fois, Bruce ferait le choix d'épargner le Joker, par pitié.
Par pitié pour une âme si torturée qu'elle ne peut être guérie.
Par pitié pour un être si inconscient de sa propre existence qu'il ne saurait jamais s'arrêter.
Et parce qu'il refuse d'assumer la responsabilité d'un meurtre. Il avait fait une promesse à ses parents, et il s'y tiendrait toute sa vie. Même le Joker ne méritait pas de mourir, car alors plus rien ne pourrait justifier qu'il se freine par la suite.
« Voiture 6 à Central, on a encerclé le bâtiment mais ça remue à l'intérieur. Permission d'engager ? »
« Négatif Voiture 6, laissez Batman s'occuper de ça. »
Les communications du GCPD étaient confuses au sujet de ce qu'il se passait ce soir, et Bruce pouvait facilement le comprendre. Lui-même ne savait pas à quoi s'attendre. Depuis quelques jours, Gotham retenait son souffle, comme si l'arrivée imminente de ce Joker était un événement qui allait marquer l'histoire, qui allait déterminer le futur de la ville et de ses habitants. Pour un peu, on aurait pu croire que tout le monde savait ce dont il s'agissait sauf lui. Mais il était parfaitement conscient que personne en ville, hormis lui, ne pouvait en savoir davantage au sujet de ce fameux Joker.
Toutes sortes d'hypothèses s'étaient formulées dans son esprit, mais aucune ne semblait trouver sa place. Les réponses étaient donc ailleurs... sur les lieux où il se rendait.
Quand il arriva sur place, le Chevalier Noir décida de rester hors de vue du bâtiment ; il savait que le GCPD commençait à doucement lui faire confiance, mais il ne fallait pas les brusquer. Beaucoup de flics se souvenaient des événements récents, où il avait infiltré le commissariat de manière totalement illégale, et où il avait affronté des enfoirés comme Branden. Et en plus de cela, en restant à l'écart, il pouvait simplement se contenter d'observer et d'attendre pour voir si la situation évoluait d'elle-même.
Mais, soudainement, un cri strident provint de l'intérieur du bâtiment.
Il n'en fallait pas plus pour qu'il se décide à agir, et Batman s'envola, s’infiltra par le toit et plongea dans le bâtiment. Aussitôt, il sut que quelque chose clochait : il avait la vue sur la scène, où des types armés menaçaient une foule à l'aide de leurs flingues. Ils avaient visiblement vidé les poches de tout le monde, et arboraient des masques effrayants rappelant des clowns.
Joker...
Bon sang, celui-là allait être encore un énergumène taré avec un déguisement.
Le Chevalier Noir se laissa alors tomber sur la scène, provoquant des cris de surprise et de terreur.
Les hommes que le Joker avait trouvé n’étaient pas très courageux ni très habitués à affronter une créature aussi effrayante que le Batman dont la légende avait soufflé un vent glacial et terrifiant sur la pègre locale et spécialement sur les petites mains qu’elle embauchait. Comme le Joker était encore nouveau dans le milieu, inconnu, il n’avait pu recruter les vieilles bidasses rompues à l’affrontement avec l’oiseau de nuit qui les effrayaient tous. Ainsi, ils hésitèrent. Leurs lèvres se mirent à trembler, leur regard imitant celui de l’animal effrayé cherchaient leur employeur, leur chef valeureux qui n’avait encore acquis ses lettres noblesses ni aucun de ces titres dont il allait se parer par la suite. En une poignée de secondes, ils estimèrent que le jeu n’en valait pas la chandelle, que leur chef n’était pas aussi effrayant que l’homme paré des couleurs de la nuit et de ses ailes sur lesquelles il volait défiant les lois de l’attraction terrestre. Reculant prudemment, ils ne lâchèrent pour autant ni armes ni butin, le premier prit la fuite, le second le suivit, et ainsi de suite laissant leur chef seul.
Joker se tenait encore sur la scène à cet instant, il observait la scène d’un air amusé. « Mes amis, le clou du spectacle, notre invité mystère mais non moins intrépide, la chauve souris ! » Le Joker éclata d’un petit rire, qu’on aurait pu croire nerveux mais qui ne l’était point. En aucune façon. Son sourire s’élargit quand le rire s’interrompu. Avait-il prévu que la chauve-souris lui rendrait visite ce soir ? Non, bien sûr que non. L’avait-il espéré secrètement ? Il devait bien l’admettre, depuis que ce chevalier noir lui était paru alors qu’il portait le masque du Red Hood, qu’il venait cambrioler son propre employeur, hantait ses rêves et ses cauchemars, noyant peur et fébrilité dans une marée noire où perçait le cri d’une chauve-souris. Il entendait le bruit de sa cape s’envolant au vent jusque dans ses errances, ses absences, ces troubles qui l’assaillait depuis sa chute dans ces produits chimiques qui l’avait défiguré et permis de se reconstruire également, il était un homme différent, une créature cauchemardesque lui aussi.
« Ne sois pas timide, mon chevalier dantesque noir, avance-toi dans la lumière que tout le monde puisse te voir. » ajouta-t-il en souriant. Le Joker avait étudié la chauve-souris depuis cette nuit où il était mort et ressuscité tel un antéchrist. Il avait remarqué que le Batman se drapait dans la nuit, qu’il en sortait rarement, que l’obscurité était son voile, sa protection, son armure. Il se demandait, si le chevalier noir supporterait l’impitoyable lumière des projecteurs. Il fit un signe au pauvre régisseur qu’il avait terrifié, et que même l’apparition du chevalier noir ne tranquillisait. Ce dernier braqua alors un projecteur sur le Batman. « J’espère qu’un peu de lumière ne te dérangera pas trop, mais vois-tu, tout le monde a envie de voir à quoi tu ressembles. » Le sourire du Joker s’agrandit, illuminé par la malice. Mais évidemment, le Batman n’allait pas défaire son masque, même si le Joker l’y invitait si gentiment… quel sens du drame, de la comédie.
Etait-ce donc lui, le Joker ? A cause de la lumière du projecteur, le Chevalier Noir ne pouvait pas voir à quoi il ressemblait, mais il soupçonnait évidemment un masque de clown, à l'instar de ses sbires. Il aurait pu utiliser les gadgets de son masque pour pouvoir distinguer davantage, mais pour le moment, il préférait laisser croire à ce fou qu'il avait l'avantage. Il préférait lui laisser croire, comme à tous les autres, qu'il n'était qu'un idiot qui prétendait se battre pour Gotham... jusqu'à ce qu'ils réalisent qu'il avait été entraîné par les plus redoutables. Qu'il était mieux préparé que personne d'autre sur cette planète.
Il s'avança d'un pas lourd, faisant volontairement trembler légèrement la scène pour tenter d'intimider son ennemi.
Quelle erreur il commettait, ce jour-là. Le Joker ne serait jamais effrayé par lui, ne serait jamais intimidé par ce qu'il pouvait lui faire. Le monde se résumait à une blague macabre pour cet homme, pour cette créature, et rien ne pouvait lui faire peur. Hormis peut-être – mais cela, il lui faudrait des années pour le comprendre – l'ignorance totale. Le Joker était un fou, un pitre, un bouffon, une diva : il avait besoin d'attention et on lui en accordait beaucoup. L'ignorer, c'était le détruire. Mais l'ignorer, c'était ignorer les victimes qu'il allait laisser derrière lui. Et cela, jamais Batman n'allait pouvoir s'y résoudre.
Ce soir-là, donc, il partait dans l'inconnu. Il prenait son ennemi pour ce qu'il n'était pas.
« Voiture 6 à Central, on a chopé les mecs qui braquaient la zone mais Batman est peut-être encore à l'intérieur. »
« Tes hommes sont capturés, et vont être enfermés par le GCPD, Joker. C'est ta dernière chance, rends-toi maintenant, et je ne te briserai pas tous les os du bras. Mais si tu insistes, alors je me verrai forcé d'agir. »
Une menace futile ; il savait, déjà à l'époque, que ça ne marcherait jamais. Les patrons de la pègre, les gens intelligents, savaient résister un certain temps à la terreur que le Chevalier Noir leur inspirait. Sur l'instant, il avait donc vite rangé le Joker dans cette catégorie d'individus, escomptant néanmoins qu'un bon passage à tabac le ferait changer d'avis. La chauve-souris pensait, à ce moment-là, que leur rencontre ne serait qu'une unique occasion. Qu'il allait pouvoir s'occuper de lui, et s'en serait fini du clown.
Il s'avança d'un pas, dressé de toute sa hauteur et de toute sa force. Personne d'autre n'avait su lui faire face avec autant d'entrain et d'assurance, avec autant d'insolence et d'aplomb, sur certains super-vilains. Deathstroke, Ra's Al Ghul, Shiva, et Bane. Une courte liste de personnes qui n'avaient pas peur de lui. Celui-là semblait, au vu de ses mots, dans le même cas. Peut-être que Batman aurait du se méfier à ce moment-là. Peut-être qu'il aurait du être plus prudent, et ne pas tenter de ranger son ennemi dans la même case que les autres.
Car le Joker, sa némésis, n'aurait jamais de case, hormis pour lui-même. Il était impossible, ce jour-là comme aujourd'hui, de savoir qui il était. De savoir d'où il venait. Et de savoir comment il était apparu. Alors le Chevalier Noir se ficherait bien, un jour, de chercher. Il se contenterait de lui répondre, coup pour coup.
« Dernier avertissement. A trois, je te frappe. Un... deux... »
Le clown observait le chevalier noir s’avançant vers lui détaillant le tremblement du sol sous ses pas, les regards plus effrayés qu’admiratifs de ceux qu’il voulait sauver, et il comprenait mieux pourquoi une telle frayeur l’avait saisi lors de leur première rencontre, celle que le chevalier noir ne se souviendrait jamais, celle où le Joker était né. L’ironie même que le clown mettrait des années à saisir, et qui indéniablement serait la source de cette obsession qui sera la sienne pour la chauve-souris. Mais à cet instant, le clown naissant au monde dont la folie n’était encore connue ni du justicier ni de la police ni même de ses hommes même s’ils le soupçonnaient d’avoir été bercé trop près du mur, réalisait, un sourire aux lèvres, qu’il n’avait plus peur de cet homme, qu’il avait été au-delà de la peur, qu’il l’avait épousé, qu’il l’avait fait sienne. Plus grand chose animait son cœur à présent comme si à trop avoir éprouvé, il ne pouvait plus rien éprouver du tout. Cela l’étonnait qu’à moitié. Mais pourtant il n’y avait nulle froideur dans son cœur, au contraire, celui-ci était agité d’une tendre excitation. La peur s’était muée en autre chose. Obsession naissante.
Le Batman lui annonçait que la partie était finie, enfin, il voulait qu’elle le soit, et pensait que ce serait aussi facile que cela, qu’il suffisait de le dire pour que ce soit le cas. Ses hommes arrêtés, comme si cela pouvait lui faire quelque chose. Et une menace physique énoncée très clairement. Le Joker ne doutait pas un seul instant que cet homme tout en physique, tout en noir qui s’amusait à effrayer les bonnes gens veuille appliquer une justice toute en brutalité. N’est-ce pas ce qu’est la justice au fond ? Un poing enfoncé dans votre gueule ? Des os broyés, du gaz diffusé, la justice aimait mettre la vermine, les victimes de son système à l’ombre, loin des regards, parfois elle en tuait un pour repaitre ses bonnes gens de leur soif de violence, parfois elle laissait courir suffisamment un criminel pour qu’on l’applaudisse quand elle l’attrapait enfin. Ironiquement, le Joker n’avait jamais cru en la justice, à présent qu’il abordait ce sourire, que la folie faisait danser dans sa caboche les pires idées, son esprit réclamait à corps et à cri de montrer le ridicule de la justice, et de ses chevaliers sur leur beau cheval noir.
Ce beau chevalier qui se dressait face à lui, persuadé d’en finir. Quelle naïveté ! Le Joker n’avait aucune idée de jusqu’où leur danse amoureuse et destructrice les emporterait, mais il savait déjà que cette rencontre n’était qu’une première escarmouche, et qu’elle donnerait lieu à bien d’autres rencontres, d’où ce sourire béat sur ses lèvres. Il souriait tellement, déformant ses traits boursouflés de son visage moitié grimé moitié détruit par les bains acides, et les coups de cutter, les affres de la vie qui bien avant son plongeon avait ruiné sa psyché, car il fallait plus qu’une sale journée pour créer un monstre. « Oh, je vois. J’espère que les animations ne manquent pas à Blackgate. Ils s’ennuient vite mes pauvres agneaux. » Son sourire a un éclat mauvais, comme ses yeux, quelque chose de mordant, de venimeux, comme s’il y avait là quelque chose de dangereux de tapis, un piège prêt à se refermer sur le pauvre ère venant au devant de lui. « Je ne doute pas que tu ais envie de briser mes petits os. Tu auras vite fait, maman disait que je mangeais pas assez et la pauvre avait bien raison, regarde moi ! Que la peau sur les os ! Je fais peur aux enfants, tu sais ? Mais je sais comment leur rendre le sourire ! » A ces mots, il ouvrit sa veste et avant que le chevalier sombre n’ait le temps de l’arrêter, il fit rouler sur le sol, non pas vers le chevalier mais vers le public effrayé qui ne savait qui il fallait le plus redouté du fou sur la scène ou du justicier des petites boules relâchant son gaz. Un dérivé du gaz hilarant qui plus tard ferait sa renommée. Premier essai, sans doute pas encore assez mortel, mais suffisamment dangereux, produisant une fumée verte alertant d’un effet toxique. Au moins avait-il eut cette politesse. « Le public est dur de nos jours, tu ne trouve pas ? Au fait, comment c’est ton petit non ? Moi c’est Joker ! » s’exclame-t-il dans un rire vaste et alarmant, un rire qui faisait trembler les pauvres idiots qui se trouvaient là piégés, tremblant, effrayés.
La première version du gaz hilarant, si elle n'avait jamais été aussi mortelle et aussi virulente que celle mise au point, perfectionnée et sophistiquée qui viendrait des années plus tard, fit quand même des ravages ce soir-là. Le premier réflexe de Bruce avait été de plonger à travers la fumée verdâtre, considérant cela comme une fumigène d'une couleur différente. Mais très vite, alors qu'il traversait la scène pour ne trouver que le vide, il comprit que quelque chose n'allait pas, pour plusieurs raisons.
La première, la plus évidente, avait été la réaction des sbires du Joker, eux aussi surpris et abasourdis par ce qu'ils voyaient. Ils s'étaient aussitôt écartés, avant de tomber à genoux, en toussant. Le public, lui, reculait d'horreur devant le gaz... avant d'être touché à son tour, et de se mettre lui aussi à tousser et à ressortir la lente et douloureuse asphyxie de l'arme la plus effroyable du Joker. La seconde chose, c'était la disparition soudaine du clown, qui en avait certainement profité, dans un coup calculé, pour se glisser dans les ombres. Le Chevalier Noir n'avait qu'une envie : le retrouver au plus vite. Mais sa priorité devenait, hélas, de sauver ces gens, et par la même occasion, il allait dévoiler à son ennemi une faiblesse latente.
Il se précipita donc en arrière, cherchant à évacuer le plus de gens possible avant qu'il ne soit trop tard.
Pendant des mois, cet événement le tourmenterait et le rendrait plus colérique et plus brutal qu'avant. Sur toutes les personnes présentes ce soir-là, seules cinq parviendraient à sortir vivantes d'ici, grâce à lui ; et sur ces cinq, deux mourraient suite à des complications, agonisant sur un lit d'hôpital couvert de leurs glaires et de leur sang. Pendant longtemps, cela pousserait le Batman à surveiller étroitement le Joker dans sa cellule de Blackgate, à faire en sorte que jamais il ne puisse en sortir... avant que d'autres ne viennent, et ne l'obligent à relâcher sa vigilance.
Une deuxième personne sauvée.
De retour dans la salle, il le vit, à travers le brouillard, à travers la fumée, telle une ombre macabre qui semblait immunisée à ce gaz dévastateur. Bruce lui-même commençait à se sentir mal, mais le respirateur intégré dans son masque avait réussi à prendre suffisamment le relais pour qu'il ne soit pas encore affecté. Cela viendrait, et lui-même tousserait violemment pendant plusieurs jours. Mais pour le moment, il voulait s'attaquer à ce nouvel adversaire, qu'il avait sous-estimé, qu'il avait découvert, et qu'il ne comprenait pas.
« Qu'as-tu fait, Joker ? Que t'apportera la mort de tous ces gens ? Ils n'avaient rien fait, ils étaient innocents ! Et tes propres hommes, méritaient-ils de mourir pour toi ? Au vu de leur réaction, je ne suis pas sûr qu'ils étaient au courant de la petite surprise que tu réservais. En d'autres temps, je serais flatté par tant d'attention... mais c'est fini. Je vais te mettre sous les verrous, et tu ne vas pas aimer ma façon d'agir. »
Etait-ce à ce moment-là, alors qu'il se jetait sur le clown pour l'attaquer et lui fracasser le nez d'un coup direct, qu'il entendit pour la première le rire dément ? Ce rire si monstrueux, si fou, si improbable, si dément, qu'il l'entendait encore dans ses cauchemars et qu'il ne cesserait de l'entendre durant toutes ces années ? Un rire qui, à chaque fois qu'il croiserait de nouveau le clown, retentirait presque en écho dans ses pensées.
Qu’il était amusant de l’observer courir dans tous les sens même si à la fin s’en devient presque fatiguant. Pendant que Batman s’escrimait à sauver des vies, le Joker profitait du spectacle. Il ne pourrait nier, des années plus tard, avoir détaillé cette nuit là l’homme qui allait devenir une obsession pour lui, et l’était sans doute déjà à cet instant là. Il avait attendu sa venue, il l’avait espéré. Ces quelques bijoux volés il s’en fichait, d’ailleurs, que les pauvres types qu’il avait recruté meurent dans l’opération n’avait pas la moindre importance. Il ne faisait pas ça pour le fric, il s’en fichait, il s’en était toujours fichu. Il faisait ça pour le show. Pour ce bref instant de gloire sous les projecteurs, pour le sang courant dans ses veines à cet instant, plus vite que l’éclair, pour le frémissement, pour l’adrénaline, et tout ce qui pulsait en lui, vrombissait, qui le rendait vivant. Cet instant là. Précisément. Alors que des gens mourraient dans la terreur un sourire dessiné à jamais sur leurs lèvres, il ressentait quelque chose dont il allait devenir totalement accro, une joie indescriptible, un plaisir sadique et malsain, qui faisait pétillé ses prunelles.
Quand le chevalier noir en eut finit avec ses allés retours, et qu’il lui fit face, lui demandant pourquoi, le Joker éclata de rire alors que le chevalier noir bondissait sur lui. Il recula d’un pas prudent mais ne prit pas la fuite pour autant. Car dans une danse, il faut être deux, n’est-ce pas ? L’ange sombre qui le menaçait de toute sa brutalité, de toute sa violence, de tout son héroïsme, un brin paternaliste, méritait qu’il reste. Il avait donné de lui, sué sang et larmes, et à présent, il restait dans ce gaz qui allait le tuer juste pour faire justice ? Il aurait pu rester dehors et le laisser dedans, il aurait pu s’enfuir, s’envoler comme il le faisait toujours, il aurait pu fermer les yeux mais il était là, le bel ange noir de Gotham. Ce serait parfaitement cruel de s’enfuir n’est-ce pas ? Pourtant c’était tentant. Ces muscles saillants faisaient mal, il en avait été témoin. Il avait déjà croisé ce chevalier, et leurs chemins n’en finiraient plus de se croiser d’ailleurs. Cette nuit n’était que la première de nombreuses autres et durant aucunes d’elles le Joker ne s’ennuiera. C’est sans doute aussi pour cela qu’il revient encore se frotter à la chauve-souris comme un accro venant prendre sa dose, pour lui de violence et de folie.
« Tu ne comprends pas, Batman, tout ceci n’était qu’un écran de fumée. Je voulais te voir à l’action. Je t’ai observé tu sais, tu es quelqu’un de très inspirant. Je vais presque te regretter… parce que tu sais que tu vas mourir, ce gaz est mortel. C’est beau tout ce dévouement, mais sincèrement, tu te demandes pas si t’en fais pas trop ? La vie de ces innocents vaut-elle la tienne que viens d’offrir ? » Si le chevalier noir lui demandait son avis le Joker dirait non, ils ne méritaient pas sa peau de justicier. Cette discussion philosophique serait la première de nombreuses autres. Déjà le Joker trouvait passionnant de plonger son ennemi favori dans les abîmes, et pas seulement celles physiques. Il observa cet homme de violence et de justice qui s’avançait vers lui, affaiblit par le gaz, il restait dangereux. « Ah, te voir t’agiter ainsi m’épuise ! Et puis c’est très mauvais le sport dans un espace à l’air toxique ! » Sous une impulsion étrange, le Joker saisit une des chaises encore debout et la fracassa contre le chevalier noir. Puis il le traina vers les loges à l’abri du gaz.
Il ne l’avait pas si fortement frappé, le grand gaillard qu’il était s’en remettrait, peut-être même serait-il sauvé de ce gaz… le joker avait cru voir quelque chose sur son visage l’en protégeant. Malgré tout il était affaibli, il l’avait vu perdre au fur et à mesure de ses allés retour ses forces, même quand il avait bondit vers lui, il avait pu s’esquiver facilement. Le Batman était plus fort que cela. La prochaine fois il procèderait sans gaz. Le Joker se pencha vers lui pour lui glisser « A la prochaine. »
Affaibli, le Chevalier Noir aurait pu ne pas se relever. Il avait failli laisser partir le clown, il avait failli le laisser commettre d'autres atrocités cette nuit-là, sans pouvoir y faire quoi que ce soit. Cela, il ne pouvait s'y résoudre, il n'aurait pas pu le permettre. Alors, dans un élan de volonté et de surcroît d'énergie, il avait fait l'effort de grogner, de se réveiller pleinement. Luttant contre le gaz qui le secouait déjà, qui tentait de dévorer ses entrailles, il avait saisi la cheville du Joker d'une main solide.
« Pas si vite. »
L'avait-il intentionnellement laissé le toucher ?
Cette question, parmi tant d'autres, le poursuivrait également durant toutes ces années. Le Joker n'avait jamais de plan, si ce n'est à court terme ; il ne souhaitait que s'amuser, se laisser porter au gré de sa folie, et il était donc difficile de l'imaginer se dire tout cela. Mais pour autant, à chaque fois qu'ils s'affronteraient, que ce soit dans les pires moments ou dans ceux où c'eut été plus facile, Batman ne cesserait de se demander si son succès, si ses actions, n'étaient pas prévues. Si le clown n'avait justement pas prévu qu'il réagirait ainsi, pour mieux le piéger et le torturer derrière.
Peut-être pas.
Mais peut-être que si.
Se relevant en grognant, le Chevalier Noir contempla sa némésis, allongé par terre, un filet de sang coulant du nez. Et ce rire... bon sang ce rire. Comment quelqu'un pouvait-il rire ainsi de tout, comment pouvait-il à ce point sombrer qu'il n'avait même plus conscience d'être un être vivant ? Au point que jamais le Batman ne saurait qui, ou quoi, il était vraiment. Pour faire bonne mesure, il saisit le Joker par le col, et lui infligea quelques coups supplémentaires destinés à stopper sa démence ; mais rien n'y fit. Ils étaient tous les deux là, ainsi, face à face. La chauve-souris et le rire.
Les sirènes de police commençaient à retentir autour d'eux, et le GCPD n'allait pas tarder à débarquer. Ils avaient du entendre le fracas, et le rire du Joker. Mais avant qu'ils ne soient là, et que le clown ne soit embarqué pour être enfermé à Blackgate, le protecteur de Gotham avait des choses à dire.
« La plaisanterie a assez duré. Tu vas être enfermé à Blackgate, et tu y resteras pour de bon. Les gens comme toi, j'en affronte toutes les nuits, et si jamais tu as le malheur de sortir... je t'y renverrais. Violemment. »
Avait-il vraiment espéré que cette menace fonctionne ? Avait-il vraiment pensé que cela ferait réfléchir le Joker ? Sans doute. Il ne se souvenait plus avec exactitude, aujourd'hui, et c'était bien là l'un des rares sujets où sa mémoire faisait défaut. Mais ça ne marchait pas, et ça n'allait jamais réussir. Son adversaire ne serait jamais intimidé par lui, ou alors, si c'était le cas, il n'avait jamais trouvé comment le faire. Ou plutôt, il n'aurait pu se résoudre à appliquer la seule méthode qui aurait fonctionné.
Jamais.
« Le GCPD arrive, Joker. Ils vont t'emmener. Souviens-toi de mon avertissement. »
Et pour faire bonne mesure, il le frappa à nouveau.
Pourquoi l’avait-il sauvé cette nuit là ? Le Joker ne s’était jamais posé la question. Contrairement au chevalier noir, il ne se posait jamais de questions, il ne remuait pas le passé, il ne refaisait jamais le film. Ses actions étaient muées par une sorte d’instinct, et de fatalité. Il savait qu’il devait le sortir de là. Que la chauve-souris qui l’avait créer avait encore un bout de chemin à faire, qu’ils avaient un chemin à faire ensemble. Joker n’était pas loin de considéré le Batman comme son mentor, son créateur. Sans lui, le Clown du crime n’aurait vu le jour. Ça aussi, ça devait le torturer, ce beau et preux chevalier de songer un seul instant que ce dangereux criminel ayant fauché autant de vies lui doive sa naissance, son existence, sa folie. Oh le Batman n’était pas le seul en cause dans sa naissance, il n’y était pour rien dans sa folie d’ailleurs, il lui avait juste montré la voie, il avait été sa muse et son inspiration et un artiste le sait, on ne tue pas sa muse, on s’arrange pour l’avoir près de soi toujours. Et Joker savait comment garder sa muse près de lui. Alors oui, il n’essaya pas de lui échapper alors qu’un coup de pied bien placé dans le nez l’aurait libéré de cette main sur sa cheville, qu’un brin de résistance lui aurait permit d’échapper aux coups. Diable qu’il était vigoureux pour un type au porte de la mort ou du coma.
Joker se mit à rire quand le Batman le frappa. Il ne sut pourquoi exactement. « Arrête, mon vieux tapait mieux que ça, il me faisait pas des chatouilles ! » C’était faux bien sûr. Personne ne l’avait jamais frappé aussi fort que le Batman, jamais. Avant de devenir le Joker il s’était prit des roustes, un certain nombre et la peur, et les pleurs lui avaient éviter d’avoir trop d’os brisés. Mais quand le Batman s’acharnait, les os se brisaient. Le Joker ne s’en plaignait pas, la sécurité dans les hôpitaux était franchement à chier, lui permettant à chaque fois de s’échapper quand ce n’était pas à Arkham qu’on l’envoyait, ce qui finira par devenir son antre dont il connaissait les entrées, les sorties, quel infirmier faire flancher. Le Pingouin les payait grassement, Nigma les rendait dingue, mais lui, le Joker les effrayait. Certains lui laissaient volontairement la porte entrouverte, vert de terreur après qu’il eut menacé toute leur famille. Ils ne réfléchissaient plus en sa présence, ils en étaient incapable. On l’appellerait le génie du crime, mais en vérité, la plupart des gens devenaient bête quand ils étaient terrifiés, et c’était ça son truc génial. Mais pour le moment, il n’avait encore connu Arkham, il n’avait connu Blackgate, mais il se disait qu’un peu de tourisme lui ferait du bien, surtout s’il voulait recruter des gars un peu plus solides. Les siens étaient probablement mort à présent.
« Tu sais quoi, pour un type à l’agonie, tu as encore plein d’énergie. C’est quoi ton truc ? Faudra que tu me donne la recette de ton dopage… ça intéressera sans doute des gens à Blackgate, tu ne crois pas ? Je pense que je vais m’éclater là bas…. Recruter des gens, faire des amis, monter un coup… un énorme coup. Tu vois ce que je veux dire l’ami ? Enfin… ça c’est si j’atteint Blackgate. Tu sais comment sont les flics de cette ville… » Il savait parfaitement que ses paroles seraient comme un poison pour le justicier. Ils ne se connaissaient pas encore assez intimement, mais ça viendrait. Pour l’instant, le clown fonctionnait à l’instinct. Bien qu’il nourrissait déjà une grande fascination pour le chevalier. C’était presque injuste, lui avait lu les articles à son sujet, avait suivi ses activités nocturnes mais le Batman ne savait rien de lui. Pour le moment. Il éclata de rire en écoutant les sirènes retentir, crachant une gerbe de sang au passage. « Merde, j’crois que tu m’as éclaté une côte. »
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