Le penthouse de la famille Falcone était une anomalie, aussi bien architecturale que sociale et économique. Situé en plein cœur de l'East End, plus haut bâtiment du quartier le plus pauvre de Gotham, l'immeuble appartenait à la famille mafieuse depuis tant d'années qu'on se demandait parfois comment ils faisaient pour ne pas être pris d'assaut par ceux qui voulaient échapper à la misère. La réponse, en fait, était plutôt simple : les Falcone contrôlaient une bonne part du coin, et les badauds n'avaient pas la moindre envie de se frotter à eux.
Restait que la luxueuse demeure, au sommet de la tour de béton, était splendide et effrayante à la fois. Le bâtiment en lui-même était moche, sale, mais les derniers étages témoignaient du luxe imprenable que les Italiens aimaient. Pour le Chevalier Noir, c'était une façon comme une autre de montrer où ils étaient, et donc d'autant plus facile de les trouver et de les appréhender. Et évidemment, personne ne serait capable d'arrêter Batman alors qu'il poursuivait un malfrat.
« … et le rapport du légiste indique bel et bien une mort par balle, monsieur. Cela fait donc un total de victimes de cinq, pour cet individu. »
« Je vois. Empêchons-le d'en faire une sixième alors. »
« Dois-je vous avertir, monsieur, que Falcone ne sera sans doute pas aussi gentleman que vous le pensez ? Je doute fort qu'il vous laisse ramener cet Antonio Sila au GCPD sans rien dire... d'autant plus s'il a lui-même commandité ces meurtres. »
Un léger silence s'installa, le temps que le Chevalier Noir ne prépare son mouvement : il voulait atteindre le sommet du penthouse sans être vu, et pour cela, il allait avoir besoin d'une rapide ascension, ainsi que d'une diversion.
« Si Falcone est derrière ces meurtres, alors il est stupide. S'il abrite un criminel aussi dangereux sans savoir qu'il a commis ces meurtres, alors il est également stupide. Mais je suis certain qu'il l'abrite en attendant que les choses se tassent, et en espérant que ça ne retombe pas sur lui. Manque de chance pour lui : je suis là. »
« Monsieur, je comprends votre besoin de prouver à Barbara qu'elle peut vous faire confiance. Mais vous devriez plutôt convier la famille à un dîner au manoir, pour ça. »
Bruce ne répondit pas, car ce n'était pas nécessaire.... et il avait de toute façon autre chose à faire sur l'instant. Il bondit du toit où il était, arquant le dos et la cape pour prendre de la vitesse avant de remonter subitement, se propulsant de fait vers le sommet de l'immeuble Falcone. Son bat-grappin surgit alors, s'attachant au sommet du bâtiment pour l'aider à l'atteindre en toute discrétion. Il y avait, évidemment, deux vigiles armés sur le balcon sud... et c'est pourquoi il arriva par le nord. L'instant d'après, il avait bondi, et les deux gardes étaient neutralisés.
« Je suis à l'intérieur. »
« Très bien, monsieur. L'imagerie thermique semble indiquer une vingtaine d'occupants dans le penthouse, mais il y a une pièce particulièrement froide dans ce qui serait la cave. »
La chasse commençait, dans l'obscurité du penthouse. Car d'un simple geste, Batman activa un gadget, et une impulsion électromagnétique brisa momentanément toute l'énergie de la villa luxueuse. Plongé dans le noir, le Chevalier Noir se mit en action, car la nuit était son alliée.
"Wish I had no expectations (no) I wish that I could get it through your head With no confrontation I really wish we could talk about it instead ♪"
Tss, maugréa-t-elle en activant la vision infrarouge de ses lunettes. La lumière venait de s’éteindre, et il faudrait être réactif au cas où le courant reviendrait, pour ne pas avoir les yeux brûlés. Elle retourna à sa tâche, prêtant l’oreille, mais les cliquetis du coffre furent bientôt couverts par des cris, des coups et autres bruits étouffés.
Qu'est-ce qui se passe encore ? pensa la voleuse, sans abandonner pour autant son précieux butin. Elle se dépêchait inutilement car en se pressant, avec les coffres comme avec les femmes, on obtient rien. Selina se faufila dans les couloirs de l’étage, avec facilité, et en profita pour assommer un des sbires de Falcone qui avait perdu son chemin dans le noir. Elle continua de progresser après l’avoir dépouillé de sa montre. Elle bondit pour s’accrocher au flanc de l’escalier pour atteindre le salon supérieur, mais c’était déjà une vraie scène de guerre.
Tu vas le payer, monstre de foire ! s’énervait la voix grasse de Falcone. Catwoman n’aimait pas ce que ça annonçait, elle se précipita derrière un canapé, sortant ses griffes, et sauta sur un autre homme de main qui se trouvait entre elle et la sortie. Une clé de bras précédé d’un coup de genoux bien placé achevèrent de le faire résister et elle se mit à courir. Elle n’avait pas pu chipper grand chose, et ça n’en vaudrait de toute façon pas la chandelle. Mieux valait filer sans demander son reste : elle ne le sentait pas du tout. Mais, une balle fila près de son oreille :
Je te conseille de rester là, poupée.
Carmine Falcone. Dire qu’elle le détestait était plutôt faible. Il se pavanait sur son territoire, l’East-End, avec beaucoup trop de flegme. Avec ses magouilles, il contribuait au déclin de cette partie de Gotham et n’avait pas du tout l’intention de s’arrêter en si bon chemin. Selina s’était arrêtée net, désactivant d’une main prudente la vision nocturne de ses lunettes. Il avait fallu que la lumière revienne pendant sa fuite. Elle prit le temps d’observer soigneusement la pièce tout en se retournant pour faire face au mafieux, avec lenteur. Elle eut un léger sourire en voyant à terre nombre de corps sonnés :
On dirait que je suis loin d’être ton plus gros problème, Falcone, minauda-t-elle.
Le bonhomme transpirait, orientant son flingue vers elle mais fouillant son autre poche à la recherche d’un pistolet qui n’y était pas, de toute évidence. Il regardait partout, les sens en alerte, négligeant la minette. Selina ne se fit pas prier et sauta sur lui pour lui décocher un coup de griffe, évitant le nouveau de coup de feu qui se perdit dans le décor. Elle attrapa son cou pour lui tordre, mais il était trop imposant. Falcone gigotait et elle lui mordit la main pour qu’il lâche son 357 magnum. Il hurla, l’envoya de toute sa masse contre une des colonnes qui entourait la pièce. Selina toussa en se remettant sur ses pattes aussi vite que possible avant qu’il ne ramasse son arme, mais, un éclair noir fondit entre elle et le colosse.
Un à un, les hommes de Falcone tentèrent de résister à Batman, mais ils n'avaient pas sa force, ni son agilité, si sa maîtrise de l'obscurité, et aucun d'entre eux n'aurait pu lui faire du mal à cet instant. Le penthouse plongé dans l'obscurité était désormais le terrain de jeu de la chauve-souris, un lieu où personne d'autre que lui ne pouvait être le maître. Il frappait, bondissait et neutralisait avec l'efficacité froide et implacable qui le caractérisait. Il n'hésitait pas à faire mal, très mal même, afin d'empêcher toute récidive de la part de ces criminels.
Mais bien sur, cela ne dura qu'un temps. Quand les lumières revinrent à la vie, presque tous les hommes de Falcone étaient au sol, mais il en restait quatre qui se placèrent près de leur patron... et devant Catwoman. Dire qu'il ne l'avait pas vue serait mentir, bien sur, et il était conscient que la jeune femme avait probablement deviné sa présence avant cet instant. Mais pour autant, il mit de côté ses pensées et vint se placer deux mètres devant le mafieux. L'Italien grimaça, hésitant clairement à essayer de ramasser son flingue en vitesse.
« N'y pense même pas, Falcone. »
« Tu as fait un beau massacre, Batman, mais je vais te demander de me laisser tranquille, moi et mes gars. On a un compte à régler avec la femme-chat, et t'es pas dans le coup. Donc, si tu veux bien nous excuser... »
Bruce ne répondit pas immédiatement. Il écoutait les directives d'Alfred.
« La chambre froide se réactive petit à petit, mais j'ai eu le temps de capter l'intérieur pendant un bref instant. Difficile de dire avec précision, mais je crois que quelqu'un a ouvert la porte et est ressorti avec un corps durant le temps où vous avez frappé ces criminels, monsieur. »
« Antonio Sila, Falcone. Je suis là pour lui. Je sais que tu l'abrites ici, et je ne repartirai pas sans l'avoir. »
Les traits de Falcone se déformèrent, visiblement en proie à un dilemme. C'était un homme d'affaires, quelqu'un de calculateur, qui n'hésitait pas à vendre au plus offrant si ça pouvait lui accorder un bénéfice. En l'occurrence, il désirait plus que tout se débarrasser du Chevalier Noir, pour s'occuper de Catwoman. Vendre la peau d'un tueur recherché lui économiserait du temps, et des dents, car il se doutait que Batman serait inflexible.
Et de fait, il comptait bien l'être.
« Si je te livre Sila, tu me laisses vraiment m'occuper de ta pote ? Je suis pas assez stupide pour y croire. »
« Je suis là pour lui, pas pour elle. »
Falcone céda, et ce fut le moment où Batman fit un choix. Il pouvait attraper Sila à tout moment, maintenant, car son protecteur ne le protégeait plus. En revanche, il savait qu'il était hors de question d'abandonner Selina à ces hommes, même si elle pouvait parfaitement s'occuper d'elle-même. Il bondit alors, poing en avant, avant d'asséner un coup suffisamment puissant pour assommer le mafieux. Ses hommes commencèrent alors à paniquer... ne sachant pas s'ils devaient viser le Chevalier Noir ou Catwoman.
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Catwoman n’avait pas besoin d’être sauvée. Il fallait juste qu’elle s’arrache à cette douleur sourde, cette entaille qui s’était logée dans sa chair depuis qu’elle avait appris. Selina demeurait yeux rivés sur les hommes de Falcone, qui paraissaient attendre l’issue du bras de fer. Elle était concentrée, mais surtout il lui était impossible de poser les yeux sur lui. Cette sensation, plus tôt, voilà certainement pourquoi elle avait senti le besoin de s’enfuir très loin du penthouse. Et l’italien ouvrit la bouche.
Elle soupira, roula des yeux : Elle avait sainte horreur qu’on parle d’elle comme si elle n’était pas là. Qu’il “le laisse” s’occuper d’elle . C’était qui, son tuteur ? “Non, juste ton mec d’une autre dimension”, railla son sarcastique esprit.
Le coup de poing donna l’assaut, et Catwoman ne se fit pas prier pour mettre à mal les molosses postés entre elle et la sortie. Croche-patte, coup de pied, de coude, elle se démêla assez vite, assaillie par deux gardes, tandis que les deux autres s’occupaient de Batman :
T’es sourd ? feula-t-elle tout en esquivant. Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans “t’es pas dans le coup” ?
Elle n’aurait jamais cru devoir amorcer la discussion, pas comme ça. Mais, comme son prédécesseur, il serait impossible à ignorer. Partout où elle irait, croisant son chemin à chaque angle, la chauve-souris éternellement dans ses pattes demeurait le seul être capable de l’attraper. Mais pas ce soir. Il n’en avait pas après elle, alors elle comptait bien en profiter pour tirer sa révérence.
Une fois ses pots-de-colle maîtrisés, elle n’attendit pas que Falcone se reprenne, sauta pour s'agripper à l’alcôve centrale et se hissa sur le balcon. Elle ouvrit les portes fenêtres, prête à s’éloigner le plus rapidement possible, mais elle les vit. Un homme, portant l’autre sur l’épaule. Le rapprochement fut assez vite fait. Selina ne savait pas quoi faire : s’enfuir ou immobiliser le type ? Oh, puis merde. Falcone lui livrait de toute façon, non ? Le chat se sentait pris au piège. Elle avait eut assez de confrontation pour l’heure, son cœur était trop lourd d’avoir fait face à la silhouette sombre de la chauve-souris. Les doigts se crispèrent sur les pans de la fenêtre, son souffle se comprima. Avant de sauter, elle s’autorisa un coup d'œil par-dessus l’épaule. A travers leurs masques, elle le croisa là quelque part le regard clair de celui qu’elle savait être Bruce Wayne. Les prunelles d’un homme qu’elle ne connaissait pas, plus, pas vraiment. Nouvelle cassure. Retentit jusqu’à ses oreilles le bruit strident de la fêlure qui serpentait dans sa propre cage thoracique. Sans en attendre davantage, elle sauta. Un atterrissage maîtrisé qui précéda une course effrénée. Les yeux verts de Selina se chargèrent de larmes qui eurent aussitôt fait de se disperser dans la nuit noire alors qu’elle franchissait facilement la haute et lourde grille de fer forgé du penthouse.
Maîtriser ces malfrats ne fut pas difficile. Quelques mâchoires brisées, un bras ou une jambe maltraités, et une poigne de fer vinrent achever les hommes de Falcone. Aucun d'entre eux n'avait véritablement envie de se battre contre le Chevalier Noir ; il était trop rapide, trop fort, et trop effrayant. Leur instinct paranoïaque ne parvenait pas à le supporter, et ils se battaient sans la force de conviction qui aurait pu leur permettre de lui tenir tête. Il vainquit avec facilité.
Catwoman, elle, n'était plus là. Evidemment.
Antonio Sila fut donc le suivant sur la liste. Il avait habilement essayé de s'enfuir, mais poussé par la peur et la loyauté envers un homme qui ne lui rendait pas, il avait été de partir avec le corps de sa dernière victime. Batman le rattrapa facilement, alors qu'il s'apprêtait à quitter le penthouse, et il put lui régler son compte dans la foulée. Le corps inanimé, en revanche, il ne pouvait rien en faire. Ne restait donc plus qu'à prévenir le GCPD de sa trouvaille, voir peut-être de tout ce qu'il s'était passé chez Carmine Falcone. Non pas que ça ait une grande utilité, cela dit, le mafieux étant quasiment certain de réussir à sortir sous caution dès le lendemain.
Ironiquement, sur sa Terre, Falcone avait été un altruiste de la dernière heure. Dans les derniers jours, il avait utilisé son argent et son influence pour offrir un refuge aux Gothamites perdus et abandonnés. Les Furies de Darkseid n'avaient pas apprécié, et l'homme était mort en défendant sa demeure. Ce n'était pas un homme mauvais, mais un criminel d'envergure avec une moralité fluctuante.
Piètre consolation.
« Monsieur, le GCPD a été prévenu. Vous avez réussi à attraper ce tueur avant qu'il ne commette d'autres méfaits, et je pense que nous en dormirons mieux ! Puis-je vous suggérer de laisser de côté le reste de la nuit pour venir vous reposer au manoir ? Vous avez été très actif cette nuit, et monsieur Fox espérait que vous soyez opérationnel pour une réunion à 9h... »
« J'ai encore quelque chose à faire, Alfred. Je... Il est temps. »
Le majordome laissa couler un silence songeur, tandis que la chauve-souris s'élançait déjà dans la nuit mourante de Gotham.
« Je comprends. Ne vous attendez pas à un accueil autre que glacial, monsieur. Ne la brusquez pas, et ne faites pas l'erreur de croire qu'elle veut vous parler ou vous voir. Vous n'êtes pas le seul à avoir tout perdu. »
Bruce ne répondit pas, ne sachant pas si le majordome faisait ici référence à Selina, à l'héritier des Wayne, ou à lui-même. Car dans cette histoire, on oubliait facilement que le vieil homme avait perdu ce qu'il avait de plus cher, dans cette histoire, et qu'il avait du prendre sur lui pour trouver la force de continuer. La venue de Bruce leur avait offert, à tous les deux, une chance de réussir là où le destin avait jusque-là était peu clément. Mais Catwoman ne l'entendait sans doute pas de cette oreille, ayant perdu son être aimé sans pouvoir rien y faire.
Sans pouvoir faire autre chose qu'être spectatrice d'une annonce grave de la part d'Alfred.
Après de longues minutes à la chercher, il finit par la retrouver, approchant de son chez-elle. Un lieu qu'il n'avait jamais visité, ni ici ni là-bas, et dont il était curieux. Mais il était hors de question d'y pénétrer sans qu'on l'ait invité d'abord, et alors que la proximité se réduisait entre eux, Bruce n'était plus certain de vouloir confronter Selina. Pourtant, il se rapprocha, avant de finalement se percher en hauteur, ombre parmi les ombres.
Elle arriva alors, et il se doutait qu'elle avait déjà repéré sa présence.
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Ses épaules se crispèrent quand elle sentit sa présence dans son dos. Sa voix forma une boule dans la gorge de Selina qui resta sur son perron une seconde avant de finalement sèchement répliquer :
Je n’avais pas besoin d’aide. Elle voulait juste cacher sa mine peinée en faisant uniquement face à sa porte d’entrée. Il était vain de faire comme si elle endurait ça sans problèmes. Sa présence l’affectait trop, beaucoup trop et elle n’était pas sûre de vouloir ou de pouvoir le gérer.
Elle voulut l’ignorer, déverrouilla la porte et entra dans son petit appartement miteux, son nid. Puis, une fois à l’intérieur, elle eut comme l’envie de claquer la porte, la tint fermement en amorçant le mouvement mais se stoppa. Elle serra les dents puis soupira, lui présentant l’ouverture. Selina s’engouffra rapidement dans l’appartement, résolue. Il était Batman, Bruce Wayne, et il en connaissait trop d’elle pour qu’elle puisse vraiment lui échapper. Même quand elle pensait le semer il y avait toujours l’instant d’après où il lui barrait la route. Si ce n’était pas ce soir ce serait celui d’après, et il fallait que Catwoman se débarrasse de cet obstacle, que Selina arrache le pansement. Elle ne pourrait pas l’éviter toute la vie, réalisait-elle. Il était là, et il fallait faire avec.
Elle alluma, se déchaussa, ôta ses lunettes teintés et tira sur son masque pour laisser retomber sa coupe courte, noir corbeau. Elle balança le tout dans un siège avec lassitude et s’y installa, sans rien proposer à boire, sans un mot d’invitation. Isis bailla dans un coin et trottina jusqu’à sa maîtresse avant de feuler quand Batman passa la porte. L’animal mordait, mais s’était accoutumée à l’ancien Bruce, son Bruce. Alors, quand la minette se montra invulnérable à la supercherie, Selina se mit à sourire. Toutes deux réagissaient pareil.
Laisse-là passer, ajouta la jeune femme en voyant Isis profiter de la porte ouverte pour se glisser hors de l’appartement. Une fois qu’ils furent tous les deux assis, il y eut un silence. Elle ne savait pas quoi dire, de peur de hurler. Elle ne voulait pas bouger de peur de le cogner. Lentement, elle releva ses yeux verts vers lui. Depuis toujours c’était elle qui parlait. La chauve souris restait interminablement avare de mots et c’était l’une des choses qui avait plu à Selina, pourtant toujours en attente de plus. Il s’étaient apprivoisés, Catwoman demeurant inattachable mais pleines de bonnes résolutions, prête à se transformer pour lui. Elle lui en avait cédé des choses. Un sourire triste parcourut les lèvres de Kyle avant que son visage ne se referme.
Je suis fatiguée. Si tu as quelque chose à dire vas-y, puis va-t’en. Toujours à changer éternellement d’avis, la voleuse qui aurait voulu se lancer dans une grande tirade colérique n’avait désormais plus cette patience. Depuis leur rencontre dans le penthouse elle se retenait. Cet homme était factice. Elle l’avait décidé, et ce en se fichant bien de savoir s'il méritait cet afflux de haine. Ce serait juste une marionnette sans âme, bonne à la faire souffrir, là pour lui rappeler tout ce qu’elle avait voulu, désiré ardemment, aimé et qui ne serait jamais plus. Elle le détaillait, mais son regard changeait et maintenant il ne faisait que transpirer le mépris. Enfin, une larme perla sur son œil, brûlante, née de la colère refoulée, du cri étouffé dans sa poitrine, qui ne sortirait sans doute jamais. Rapidement, Selina détourna la tête pour la lui cacher et se leva pour faire quelques pas. Elle ne pouvait pas juste rester en place, face à l’incarnation de son fiancé défunt. Elle croisa les bras avant de s'adosser au mur abîmé. Elle ne le craignait pas et ne l’avait jamais craint, mais c'était trop de se tenir face à lui sans flancher Tout ce qu'elle redoutait, c'était ses propres réactions. Elle n’avait pas pu dire “adieu”, ni “je t’aime” et s'était retrouvée telle une épouse de guerre, et cette position vulnérable et impuissante, l'avait rendue malade. Alors, à lui qui n’était pas celui qu’elle avait attendu, que répondre ?
Bruce hésita, beaucoup, longuement, interminablement, à ôter son masque. Pourquoi pas, disait une voix dans son esprit. Surtout pas, en disait une autre. Et au final, ce fut cette dernière qui l'emporta, celle qui était encore le Chevalier Noir jusqu'au retour à la Batcave. Selina connaissait son visage, mais elle le connaissait à travers un prisme déformé ; celui de l'Autre, qui était là avant et qui avait l'air plus vieux et plus usé que lui. Et pourtant... lequel d'entre eux en avait subi le plus ? L'un avait affronté des dangers que l'autre ne connaissait pas, tandis que ce dernier avait tout perdu.
Donc non, il ne retira pas le masque. Il préférait éviter de se dévoiler ainsi face à la jeune femme qui, si elle ne se privait car était chez elle, ne supporterait sans doute pas de voir ça. Imperturbable, immobile presque, Batman observait le comportement de son ancienne partenaire sans rien dire. Le silence n'était perturbé que par les bruits de Gotham, diffus et lointains.
Puis, de toute façon, que dire ? Maintenant qu'il était là devant elle, il ne savait pas ce qu'il pouvait bien prononcer comme mots. Lui dire qu'il allait bien, malgré la difficulté à se réhabituer à vivre normalement ? Lui dire qu'il s'inquiétait de cette rencontre, pour elle, pour tout le monde ? Qu'il était désolé qu'il ne soit pas celui qu'elle voulait ? Qu'Alfred lui avait assuré qu'avec le temps, les choses s'arrangeraient ? Que personne, sur cette Terre, ne lui était familier et qu'il avait l'impression de se noyer devant des visages reconnaissables mais terriblement inconnus ? Il aurait pu dire tout cela.
Mais il ne le fit pas.
En vérité, il se demandait s'il n'allait pas tout simplement partir. S'il n'allait pas, simplement, s'en aller après lui avoir adressé un geste ou un mot d'attention. Il avait l'impression d'être de nouveau un adolescent incapable de parler face à une fille qu'il apprécie, et c'était bien là le problème. Il aurait du savoir quoi dire.
Cela devenait gênant.
« Monsieur, loin de moi l'idée de vous déranger, mais... dîtes quelque chose, je vous en prie. »
Evidemment, le majordome avait tendu l'oreille et jeté un coup d’œil. Sa discrétion naturelle et professionnelle le poussait néanmoins à se manifester quand il voyait que les choses n'allaient pas, et c'était précisément ce genre de moment. Personne ne comprenait aussi bien ces deux-là que lui, et il voyait toujours juste. Un talent inné que jamais Bruce ne parviendrait à égaler, malgré tous les efforts qu'il aurait pu fournir.
« Je devrais peut-être te remercier. »
Sa voix lui semblait presque sourde. Mais il reprit, de manière plus intelligible :
« Si tu n'avais pas été présente chez Falcone, j'aurais peut-être eu plus de mal à attraper ce Sila. Il a causé beaucoup de tort, ces derniers jours. »
Il se sentait stupide à parler de ça, mais que pouvait-il dire d'autre ? Encore une fois, il n'y avait pas de bonne solution, de mot parfait, de petit truc qui aurait permis à tous les deux de soudainement se regarder dans les yeux et se faire confiance, de pouvoir s'observer sans avoir à craindre de croiser le regard de l'autre. Tout ceci semblait si dérisoire, et pourtant si dramatiquement compliqué. Qu'avait-il pensé ? Que ce serait une épreuve compliquée mais temporaire ?
Au contraire. Tout semblait indiquer qu'il s'agirait d'un problème insurmontable.
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L’appartement était plutôt petit, un peu désordonné mais propre. Les deux plantes vertes offertes par Ivy n’avaient pas fait long feu. Les réverbères ne rendaient pas austère le salon, lui donnant même des airs de chaleureuse habitation. Quelques jouets pour chat jonchaient au sol, devant un portant où trônaient de jolies vestes, certaines valant bien la somme de l’appartement-même. Sur les étagères, il y avait une jolie statuette de chat, quelques livres, des journaux. Des cadres photos avec les membres du refuge pour chat et un prix pour son association et sa dévotion envers les plus démunis. En bref, l'endroit était vraiment très calme. Ne transparaissait en aucun cas l’agonie de Kyle, appuyée contre la cloison.
Fendue, presque ouverte, les côtes craquées comme ce vieux supplice Viking, Selina souffrait. Elle avait eu un temps pour assimiler que son monde n’était plus mais le revoir, du moins revoir cette esquisse de son fiancé avait ravivé sa peine. Même si elle le voulait, elle ne pourrait pas pleurer. L’océan qu’elle avait versé était désormais si aride que l’unique larme qui avait coulé plus tôt en avait été douloureuse. Batman, Bruce Wayne. Elle lui en fut reconnaissante de ne pas avoir ôté le masque, lui offrant un nouveau prétexte pour appuyer sa thèse de la mascarade. La femme-chat releva le menton, avec autant de fierté qu’elle le pouvait, le toisant. L’émeraude de ses yeux fit le contour de sa silhouette alors que patiemment elle attendait. La patience, Selina n’en avait jamais eut. Rapidement lassée d’espérer après quoi que ce soit, elle n’avait cependant pas le choix dans cette situation précise. Elle voulait juste être convaincue.
Cet homme ne méritait pas sa haine viscérale, mais il n’avait encore rien fait pour que Selina lui pardonne le simple fait d’avoir remplacé celui qu’elle savait perdu à jamais. Aux yeux du plus grand nombre, c’était simplement comme si l’amour de sa vie n’était jamais mort et ça, c’était trop dur à supporter. La plaie béante de la jeune femme ne guérissait pas, elle supputait de minute en minute, amenant avec elle la fièvre. Cat aurait voulu qu’il lui dise qu’il était lui, que tout n’était qu’une vaste blague, qu’il la rassure et l’étreigne. Elle qui n’avait jamais eut besoin d’un homme ne pouvait vivre sans Bruce.
Mais il le faudrait bien. Puisque Bruce était mort.
Enfin, le fantôme ouvrit la bouche. Non, il n’était pas lui. Impossible d’être plus dans le déni que dans cette étrange situation. Selina en eut presque la nausée. Comme ce n’était pas ce à quoi elle s’attendait, elle ne répondit pas. Elle prit simplement une inspiration, puis soupira. Presque sur le point de lui balancer un pot de fleur à la figure, elle envisagea une autre tactique qui, même si cela lui coûta porta ses fruits : elle se mit à sa place. Alors comme de toute façon l’étranger ne semblait pas prêt de crever l'abcès, Selina y mit un grand coup de talon, répliquant à côté :
Je ne sais pas ce que tu avais comme relation avec la Selina de ta Terre. Tu l’as perdue, elle et d'autres et j’en suis désolée. Je ne suis pas elle, je ne le serais jamais. Même si c’est ce qui est écrit dans le plan, que tout le monde ici doit te considérer comme lui, que la plupart ne se doute même pas que Bruce Wayne n’est pas le même, que Batman lui aussi est différent… Moi je le sais. Tu ne seras jamais lui.
Des mots forts, non mâchés, durs. L’anti-héroïne avait fait un pas en avant en sa direction.
Arrête de faire comme si c’était normal, je ne le supporterais pas. Selina posa la main sur le mur, comme si elle allait chanceler. Elle serra le poing. Pourquoi ? Pourquoi avoir débarqué ici ? Un nouveau pas en avant, gorge nouée. J’aurais aimé te dire adieu et ne plus jamais te revoir, mais nous savons que ce n’est pas possible. Il me faut juste du temps, pour tolérer cette vérité-là.
Plongé un instant dans ce silence gênant, Bruce digéra les mots durs, mais vrais, de Selina. Il ne savait pas ce qu'il pouvait dire qui aurait changé quoi que ce soit, et de toute façon, il n'était pas certain qu'un mot aurait pu. Pas aussi rapidement, pas aussi soudainement. Et surtout, il n'était pas aussi doué qu'on aurait pu le penser avec les mots. En tant que Bruce Wayne, son excentricité le rendait célèbre, mais il ne faisait que jouer, que faire semblant ; lorsqu'il était Batman, il se renfermait. Et depuis son arrivée sur Terre-1... il se renfermait tout court.
Il pensa à bouger.
Mais n'en fit rien. Il était comme las, tout à coup, de toute cette histoire et il ne savait ni quoi dire, ni quoi faire. Alors il essaya de se forcer.
« Il me faut du temps aussi, je pense. »
Oui, il allait lui en falloir. Mais s'il devait être honnête – et il le fallait, toujours – il n'aurait su dire qui avait le plus souffert des deux. Ce n'était pas une compétition, bien sur, mais il n'y avait pas de comparaison possible. Leur monde, leur vision de l'avenir, tout s'était écroulé, et ils étaient là, deux âmes brisées, détruites, qui gisaient ensemble dans un minuscule appartement des quartiers pauvres de Gotham. Dans son malheur, Bruce avait pu retrouver quelque chose de familier : Alfred, le manoir, et la Batfamily. Selina se retrouvait avec un simulacre de son ancien fiancé.
Non. Au final, c'était sans doute elle qui avait le plus perdu. Précisément car elle n'avait rien reçu en retour.
« Rien n'est normal, de toute façon. Pour moi, pour toi, pour les autres. Alfred fait semblant de continuer une vie normale, prenant chaque jour sur lui pour voir en moi celui qu'il a perdu avant... et je fais pareil. Barbara a pris la tête de la famille, conformément à ce qui devait être fait dans ce genre de cas, et elle ne me fait absolument pas confiance. Les autres ? Dick essaye de sourire. Jason ne sait pas quoi penser, Timothy est sceptique, et Damian... est un total étranger pour moi. Et toi comme moi, nous voyons un fantôme l'un dans l'autre. »
Il se tut, conscient qu'il ne servait à rien d'aller plus loin. Car son fantôme à lui était méconnaissable, de la peau décharnée et retirée aux yeux verts qui avaient perdu tout éclat dans la mort. Cette vision de Cat, gisante dans les ruines du manoir, vaincue après avoir refusé de céder la moindre information... non, il ne pouvait pas l'imposer. Il se jura de ne jamais en parler, de ne jamais lui dire ce qu'il s'était passé ce jour-là. Mais si elle le demandait... oui, il pouvait lui dire comment l'Autre était mort.
Mais seulement si elle le demandait. Car il aurait été cruel et stupide de lui imposer ce récit : lui-même aurait préféré ne pas avoir à le raconter. Mais un jour, il le savait, il serait obligé d'avoir à confronter cette vérité avec celle de son existence ici, et ce jour-là, le récit de son erreur serait un coup cruel dans le cœur. Car oui, il culpabilisait, et c'était cette culpabilité qui, aujourd'hui, le poussait à remplacer l'Autre : reprendre sa mission là où elle était, car il ne pouvait plus le faire.
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Même s’il aurait été plus facile de prétendre le contraire, Selina lisait dans les silences de Bruce. Catwoman s’était battue avec Batman, comme à l’ancienne contre les hommes de Falcone. Bien que c’était ce qu’elle voulait : qu’il soit un étranger, il ne l’était pas tout à fait.
Jason… entendre ce nom lui mit malgré tout un peu de baume au cœur. Si elle pouvait se tourner vers quelqu’un c’était lui, le seul de la Batfam à partager sensiblement sa vision des choses en plus d’avoir des positions similaires. Selina compris, dès les premiers instants, quels étaient les sujets sensibles et elle ne les aborderai pas tout de suite. Qu’il soit sans crainte, elle n’était pas du genre à aimer jouer avec la peine, retourner la lame dans la plaie d’autrui même dans la colère, même pour une bonne raison.
Elle voyait alors qu’il avait délié sa langue, que lui aussi endurait cette situation. Son monde, sur sa Terre, ses proches Batman trouvait tout cela dans un miroir. Les reflets cependant divergeaient, et de ce que tu en avais compris il n’y trouvait que des êtres hostiles à son encontre, en majorité, dont elle. Alors, Kyle se rendit compte que peut-être, elle était allée trop loin. Une fois la colère retombée, la tristesse contenue malgré elle dans sa gorge, elle l’admit. Elle n’aurait pas eut de remords avec un inconnu, mais il ne l’était… enfin… à la fois oui, et non. Quelle merde. Selina rabattit ses courtes mèches sur son crâne, soupirant. Elle voulut dire quelque chose de gentil, d’intelligent, mais il brouillait son signal.
Désormais, elle avait envie de voir sous le masque de la chauve-souris. Pourquoi ? La curiosité ? Un genre d’attrait morbide, le même qui poussait les gens à raffoler d’histoires de tueurs et de tués. Elle tenta de se détourner de ces pensées en rebondissant sur autre chose :
Bien sûr, je jouerai la comédie pour Gotham. On avait l’habitude d’être des fiancés populaires alors… J’imagine qu’il faudra donner le change. Elle leva la tête vers lui : Si ça te paraît faisable.
Lui aussi avait besoin de temps, elle ne privilégiait pas son bonheur au sien, ni ne pensait mériter plus de considération ou de pincettes.
Tu m’excusera, j’ai un peu chaud là dedans, faisant référence à son fidèle costume. Elle fila derrière un paravent pour se débarrasser de sa deuxième peau, ne laissant pas le silence s’installer pour autant : Pour Damian, ne lui en veut pas. N’en veut à aucun d’eux. Elle attrapa l’un des débardeurs qui pendait sur la tranche du paravent. Comme pour nous, je pense que… Cela lui coûta de le dire, elle ferma les yeux en se mordant la lèvre, profitant qu’il ne puisse pas la voir :... ça finira par s’arranger, un jour ou l’autre. Selina enfila son jean et rejoignit le salon où elle fit une halte. Et maintenant ? Elle le regardait sans savoir ce qu’il adviendrait des prochaines minutes, embarrassée et un peu gênée, ce qui n’était pas dans ses habitudes.
Telle n'était pas son intention, évidemment. Il n'y avait nulle trace de méchanceté ou de cruauté dans ses mots, et elle n'était certainement pas assez mesquine avec lui pour se permettre un coup aussi bas. Elle ne pensait pas à mal en prononçant ces mots, et il lui en était gré... mais ça faisait quand même un coup dur à encaisser. Car les mots de Selina remuèrent vicieusement la plaie ses bords saignants et non cicatrisés. Il n'allait pas lui en tenir rigueur, car encore une fois, il savait qu'elle n'avait pas voulu le blesser. Pourtant... pourtant il l'était.
Peut-être... songea-t-il d'ailleurs, aux derniers mots de la jeune femme. Alfred avait eu les mêmes échos, avant de s'absenter pour aller dissimuler son chagrin. Le majordome voulait croire, voulait se persuader lui-même, que tout irait pour le mieux à l'avenir, car telle était leur seconde chance à tous les deux. Le destin de l'Univers avait réussi à les rassembler pour leur permettre de réussir là où ils avaient échoué auparavant. Bruce refusait cependant de croire qu'il y avait là la même chose avec Selina.
Cela lui paraissait tout simplement inconcevable, au regard des autres.
« Je n'en veux à personne. Je n'ai pas choisi d'être ici, pas plus que je n'ai choisi de tout perdre, le peu qu'il me restait, pour prendre la place d'un autre. Je changerais tout seulement, évidemment, si je le pouvais, mais je ne le puis : ça ne sert donc à rien de s'y étaler. »
Sa voix résonnait de pragmatisme, bien qu'il lui en coûta de prononcer ces mots. S'il avait la possibilité de tout changer, évidemment qu'il le ferait. Evidemment qu'il retournerait sur sa Terre, et qu'il irait retrouver les siens plutôt que de conserver, ici, le macabre écho d'un être disparu. Car il n'y avait pas que le fait qu'il était un autre Batman, comme problème : il y avait aussi et surtout le fait que le précédent était mort, et tous ses projets et tous ses accomplissements avec lui. Tout ce qu'il avait prévu avec Selina était mort, parti en fumée.
Tout ce qu'il faisait, tous les liens qu'il avait avec les autres membres de cette famille étaient eux aussi partis en poussière.
Et il ne pouvait que le constater encore plus durement avec ce qu'il avait sous les yeux. Selina, en tenue beaucoup plus simple que le costume, qui semblait faire un effort suprême pour éviter la confrontation. Cela pouvait se comprendre, bien sur, qu'elle lui en veuille – même si c'était mal placé, il savait ce qu'elle ressentait – mais il n'avait pas envisagé qu'elle serait aussi facilement prête à mettre de côté ses appréhensions. Ou peut-être que ce n'était qu'une façade ?
Il le faisait bien, lui. Mettre de côté sa peine, quand on était en face, pour s'assurer que les autres ne la voient pas et puissent vous traiter sans tenter de prendre inutilement des gants. Il savait parfaitement le faire, ça, depuis bien longtemps, et il n'était pas surpris au final que Selina sache le faire aussi. Ce qui le surprenait, c'était qu'elle prenne la peine de le faire avec lui. Puis, il réfléchit, et se rendit qu'au fond, c'était même mieux pour elle qu'elle le fasse.
Pou se protéger, ne pas trop se dévoiler. Cela aussi, il le comprenait.
« Alfred te dirait que oui, tout finira par s'arranger, car nous en avons la possibilité. L'opportunité de réparer certaines choses, d'en poursuivre d'autres, et de s'assurer que tout ceci n'est pas arrivé en vain. Pour autant, je ne sais pas si ça sera long, ou le travail de toute une vie, ou même pire : que ça n'arrivera jamais complètement. »
"Wish I had no expectations (no) I wish that I could get it through your head With no confrontation I really wish we could talk about it instead ♪"
Elle aurait voulu lui arracher, ce pragmatisme, cette attitude d’homme qui contrôlait la situation. Mais c’était inutile. Son fiancé avait mis un bon nombre d’années avant de s’abandonner à elle, pour qu’elle puisse en effleurer la surface : le vrai Bruce. Ses faiblesses, sa fragilité, elle avait appris à les avoir sans presser les choses, elle avait appris une forme de patience dont lui seul pouvait profiter, et maintenant Selina devrait l’endurer : cette patience forcée. La brune serrait les mâchoires.
C’était tout ? Voilà tout ce qu’il dirait ? Oui, évidemment, car ce Batman là était le même qu’à leur début : peu bavard, sombre, secret, comme rien ne pouvait jamais l’atteindre. Aujourd’hui, ce manque d’éloquence agaçait la jeune femme. Parce que les comparer la faisait souffrir, parce qu’évoquer avec elle-même qu’il faudrait tout recommencer à zéro l’insupportait. Elle s’apprêta à dire quelque chose, s’avança encore mais quelqu’un cria dans la ruelle en contrebas :
Non, laissez-moi, je vous en prie !
Une voix de femme. Arrêtée dans son élan, elle leva les yeux au ciel. Pourquoi ce genre de chose n’arrivait qu’une fois qu’elle enlevait son costume ? Hystérique, elle traversa la pièce en marmonnant, allant jusqu’au Batman. L’enjambant presque, elle se glissa près de lui pour attraper son blouson de cuir, balancé sur le canapé et désormais sous le dos de l’imposteur. Elle se recula bien vite, l’enfila :
C’est parfait, j’avais besoin de taper sur quelque chose. Lui jetant un coup d’oeil, Catwoman en civil se dirigea vers la porte :
Je gère. Tu n’auras qu’à fermer en sortant. Puis, elle s’enfonça dans la nuit noire. Si elle avait pu, elle aurait crié à pleins poumons pour chasser sa frustration, son désarroi, sa colère, mais elle n’en fit rien. Ce soir c’est Selina Kyle qui défendrait l’East End, pas Catwoman. Sans bruit, elle tendit l’oreille puis se dirigea vers la ruelle miteuse. Là, la jeune fille à moitié déshabillée s’agitait tandis qu’un la maîtrisait. Ses trois amis se contentaient pour l’heure de regarder. La silhouette du chat se découpait dans l’ombre de Selina qui croisait les bras sur sa poitrine :
Eh bien, eh bien, constata-t-elle avec calme.
Tremblante, la jeune fille jetait à la justicière un regard terrorisé. Dans le genre qui ne veut dire qu’une chose : “sauve moi”
Qu’est-ce tu r’gardes toi ? s’agaçait l’un d’eux.
Hm, simplement le rebut de l’humanité, je suppose.
Qu’est-ce t’as dit là ?
Alors qu’il amorça un pas vers elle, elle l’attrapa par la nuque pour lui fracasser la joue contre le pavé. L’un deux osa siffler ce qui hérissa Kyle encore davantage. Les autres reculèrent d’un pas, traînant la malheureuse sur le sol dans une tentative vaine d’échapper à Catwoman :
Alors ? Un autre porc aimerait venir danser ? sourit-elle avec noirceur. Devant leur immobilité elle soupira : J’ai passé une mauvaise soirée, si vous pouviez vous bougez, messieurs. Un grognement de mécontentement les anima avant qu’ils ne décident dans un regard entendu de tous se jeter sur elle. C’est parti, pensa-t-elle en se craquant la nuque. Ses poings qui s’écrasaient avec fracas, et même ceux qu’elle reçut lui permirent d’évacuer un peu plus de frustration. Selina, lentement se perdit dans son jeu d’esquive et de frappe. Tant et si bien qu’elle ne les vit pas, les ombres qui rappliquaient, alertées par les cris des agresseurs.
Il n'était pas facile pour Bruce de s'éloigner et de résister à l'envie de suivre Selina plus loin. Il savait où elle allait, et ce qu'elle comptait faire, et ses instincts l'incitaient à la suivre et à l'épauler. Car même si elle ne s'en apercevait pas, lui voyait bien qu'il y avait d'importants risques à une sortie sans le costume : elle se dévoilait à des inconnus, et ces derniers pouvaient malheureusement parler à beaucoup de gens. Il resta donc à proximité de l'appartement, ruminant ses propres pensées.
Etait-ce réellement possible ?
Cette question émergea brutalement dans son esprit, alors qu'il s'agrippait au toit le plus proche pour y accéder. Etait-ce seulement réalisable ? Existait-il une chance pour qu'un jour, Selina et lui soient capable de voir autre chose que des étrangers en chacun ? Seront-ils capable, un jour, de se dire que ce n'était pas une macabre plaisanterie mais bien une seconde chance ? Cette situation, exceptionnelle, voir unique en son genre, était-elle une opportunité offerte et qu'il fallait saisir ? Bruce n'avait pas la moindre idée de comment répondre à cette interrogation. Il se sentait faible, fatigué, las. Mais pourtant...
Pourtant la question subsistait.
Pourtant, oui, pourtant, il restait des doutes, après cet échange entre eux. Et il était probable qu'il resterait des doutes pendant encore un très long moment, voir à jamais. Peut-être qu'ils ne réussiront jamais à s'entendre, à se pardonner d'exister. Car c'était là aussi, le fond du problème. Inconsciemment, enfoui sous les doutes, il y avait cette rancœur, cet impitoyable sentiment que l'un et l'autre représentaient un être perdu et impossible à retrouver. En bref, ils s'en voulaient mutuellement. Cruellement.
Des cris résonnèrent dans la rue, et le Chevalier Noir reprit le dessus. Il s'approcha donc, ombre silencieuse planant au-dessus des rues de Gotham, invisible à l'oeil mal entraîné des criminels et des ses futures victimes. Peu importait leur nature ou leur nombre, il répondait toujours à l'appel avec son talent et son ingéniosité. Personne ne pouvait prédire où et quand il allait intervenir, mais une chose était certaine : il le faisait toujours. Rares étaient les nuits où il n'était pas présent, ou un de ses nombreux alliés. Combien étaient-ils, cette fois ?
Peu, et Selina avait nettement le dessus. Ne pas intervenir et seulement surveiller était sans doute la meilleure des solutions... mais cette pensée fut rapidement écartée quand d'autres surgirent d'une ruelle perpendiculaire. Alertés par le bruit et l'excitation, des voyous firent ce qu'ils savaient faire le mieux : ils s'approchèrent, avec la féroce envie de participer.
A moins que...
Hmm. Celui-là, c'était un des hommes de Falcone. Et avec lui, certainement un petit groupe affiliés aussi au baron du crime, et l'intention était donc probablement de nuire à Selina. Falcone était-il au courant de la double identité de la jeune femme ? Ce n'était pas improbable, car elle ne faisait pas grand chose pour s'en cacher ces derniers temps ; et encore moins là maintenant. Mais Batman ne comptait pas laisser passer une occasion de rappeler à Carmine qui était le maître.
Il passa à l'action avec un puissant coup de pied dans le dos d'un des hommes de Falcone. Propulsé contre le sol, ce dernier eut la tête écrasée contre le bitume, et il ne se releva pas.
« Prends la victime et enmmène-la ailleurs. »
La directive à l'intention de Selina était simple ; lui, il se chargeait des voyous. Ils se jetèrent tous sur lui, ensemble, persuadés que le nombre suffirait. Leur confiance aveugle en un avantage aussi bancal était risible, et pourtant, ils continuaient tous de s'en servir depuis tant d'années. Ils pensaient, non, ils étaient convaincus, qu'ils pouvaient vaincre le Chevalier Noir comme ça.
Ils avaient tort.
Et leurs cris de douleur retentirent bien vite dans les rues de l'East End.
"Wish I had no expectations (no) I wish that I could get it through your head With no confrontation I really wish we could talk about it instead ♪"
Le bruit sourd du choc faisait bouillonner son sang, alors elle frappait derechef. Ses émotions embrouillées paraissaient s’apaiser en surface alors qu’elle laissait son poing s’écraser dans les mâchoires, dans les côtes… Alors elle frappait derechef. Le son environnant et les éclats de voix s’épuisaient forcément alors qu’elle œuvrait, alors, elle frappait derech-...
Selina se stoppa dans son élan, releva la tête vers le groupe qui s’avançait avant de lâcher le dernier des agresseurs.
Quoi ! Vous en voulez aussi ? provoqua-t-elle les hommes de Falcone. Elle n’avait jamais sût se taire face aux ennuis, de toute façon. S’attirer les foudres des uns et des autres, Catwoman savait faire. Mais le courant d’air qui vint se faufiler dans ses cheveux -synonyme que Batman venait d'atterrir à son côté, dans un fracas- ça c’était difficile à gérer. Selina manqua de s’étrangler quand il s’adressa à elle :
Je te l’interdis, l’avertit la femme-chat en civil. Ce qui voulait dire : “ne me donne aucun ordre”, et par extension “Je ne suis pas ta partenaire”. Mais l’adolescente était terrorisée et gelée, et de toute façon la brune n’avait ni son costume ni son fouet pour être à son maximum. Il lui en coûta d’admettre qu’il ne serait pas prudent de faire face aux hommes de Falcone de la sorte, même si ça faisait un moment qu’elle s’était persuadée qu’il était au fait de sa véritable identité. Elle glissa son bras sous le corps tremblotant pour l’emmener plus loin. Puis elle tourna à l’angle pour déposer la victime au poste de police :
Vous pouvez marcher ? demanda-t-elle à l’inconnue. Vous pouvez faire une déposition, et les policiers vous raccompagneront chez vous, expliqua Selina l’air grave. Mais le sourire doux de la jeune fille lui raidit la colonne vertébrale :
Tout va bien, Batman est là maintenant. Il va s’occuper d’eux.
La brune fronça les sourcils, l’air contrit avant de filer et d’éviter le flic qui allait pour sortir du commissariat. Elle couru dans l’autre sens tandis que la pluie commençait à s’abattre. La brune ne s’en rendit compte qu’une fois arrivée dans la ruelle. Les corps à terre et la chauve souris qui s’en allait au loin, sa cape qui volait paresseusement au gré de ses pas. Selina eut un temps d’arrêt, mais comme il lui faisait dos elle le rattrapa avant de se précipiter sur lui. Elle détestait voir sa silhouette, elle s'étouffait de le voir s'éloigner de la sorte : comme si ça avait toujours été sa noble place. Ses poings étaient abîmés, les jointures sanguinolentes, mais ça ne l’empêcherait pas de frapper.
Oui il y avait eut une période de raisonnement dans son appartement. Mais il avait suffit de cette petite phrase pour rappeler à Catwoman qu’elle avait le droit d’exploser. Parce qu’aucun des membres de sa Batfam ne le ferait, ni Alfred, ni les ignorants paisibles de cette ville. Elle l’attaqua sans crier gare, tout ce qu’elle voulait c’était le cogner. Le sourire insouciant de la jeune fille et toujours ces paroles dans sa tête qui résonnaient comme la foudre qui s’écrasait dans Gotham.
“Tout va bien, Batman est là maintenant.”
Alors qu’ils se battaient, Selina remarqua bien vite qu’il ne faisait que l’esquiver, la parer alors elle le coinça contre le mur tagué de la ruelle :
FRAPPES-MOI ! ordonna-t-elle à pleins poumons.
Ses cheveux courts dégueulaient l’eau de pluie, la même qui traçaient de longues coulées noires sur ses joues en se mêlant à son maquillage détrempé.
Bats-toi sérieusement !! cria-t-elle rageusement.
“Tout va bien, Batman est là maintenant.”
Non il n’était plus là, et que personne ne soit là pour le comprendre donnait à Selina la nausée. Ce n’est qu’en s'agrippant au costume de cet autre, qu’elle en prit pleinement conscience : Il n’était ni un subterfuge, ni un fantôme. Il avait mis un pied dans sa réalité et y resterait.
Il ne riposterait pas, il ne ferait rien pour la blesser ou l'empêcher de le frapper. Autour d'eux, il n'y avait que la nuit, les murs de Gotham, la pluie froide et abondante qui ne faisait qu'assombrir davantage la nuit terrifiante de la ville. Le ciel pleurait la colère de Selina, il pleurait le désarroi et les regrets de Bruce, et il pleurait leur affrontement dramatique. Mais personne d'autre qu'eux, à part peut-être une ou deux personnes dans ce vaste monde, n'aurait pu comprendre ce qu'ils vivaient. Ne pouvait pas comprendre ce qu'il se passait, et pourquoi la brune, dans un désespoir aussi violent, s'en prenait à cet homme.
Bruce avait pris une place qu'il n'avait pas le droit de prendre, et chaque seconde qui passait dans ce monde l'en convainquait davantage. Pourtant, il avait fait une promesse, et il n'était pas du genre à revenir sur sa parole comme ça : il continuerait, car il devait toujours y avoir un Batman. Peu importait les problèmes.
La pluie ne cessait de tomber.
« Cat... »
Les coups de la jeune femme ne faiblissaient pas, mus par une colère viscérale et justifiée. Elle ne cessait de le frapper, de manière désordonnée, simplement dans le but d'expier tout ce qui n'allait pas. Le chagrin, la haine, la colère, la peur, la honte, les regrets, tout y passait, et alimentaient la force de Selina alors qu'elle s'abîmait les poings à frapper l'armure du Chevalier Noir. Ce dernier paraît ou esquivait souplement, se contentant d'éviter de la blesser dans le processus.
Puis, au bout d'un moment, il céda. Pas à la riposte, mais il se mit à moins se défendre. Les poings rencontrèrent son masque à plusieurs reprises, frappant toujours plus. Allait-il se laisser détruire comme ça, pour satisfaire la soif de violence de Catwoman ? Probablement. Il savait qu'elle ne se calmerait pas comme ça, et s'il s'en prenait à elle, jamais elle ne lui pardonnerait. Alors le seul moyen, c'était de la laisser faire.
La pluie ne cessait de tomber.
Coup après coup, Batman s'affaissait légèrement. Avec toute sa force de volonté, il pouvait ignorer la douleur physique, il pouvait résister aux assauts d'une armée, mais là, il n'y avait pas que ça. D'aussi près, sa vision ne lui montrait que celle d'une femme qu'il aimait plus que tout, et pourtant elle le haïssait plus que tout. Il lui avait tout pris, à ses yeux, et il ne pouvait qu'être d'accord avec elle. L'homme qu'elle aurait voulu avoir, celui qui avait su la faire grandir et l'aimer pour ce qu'elle est, n'était plus là.
A cause de lui.
La pluie ne cessait de tomber.
« Selina... arrête. »
Sa voix était plus faible qu'il ne l'aurait voulu. Son nez saignait abondamment, et il sentait sa mâchoire serrée se crisper quand il bougeait et parlait. Des douleurs dans ses muscles lui indiquaient qu'il avait peut-être une côte fêlée et il allait certainement boiter un jour ou deux de la jambe gauche. Mais il se redressa quand même, d'autant plus que les coups avaient cessé.
La jeune femme, face à lui, était elle aussi vaincue. Bruce lui posa une main sur l'épaule, mais elle ne bougea même pas. Il aurait voulu faire plus, mais c'était impossible. Alors il se contenta de l'aider à se relever, avec l'impression de porter un cadavre.
La pluie ne cessait de tomber.
« Rentre chez toi, Cat. Demain est un autre jour. Sache que je serais toujours là pour toi, qu'importe les difficultés. Rien ne pourra retirer ça. Batman et Catwoman, pour toujours. »
Et il disparut dans la nuit, lui laissant toute la liberté dont elle avait besoin.
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