† the sadness will last forever.

Le vent balaie la poussière sur le sol. Plus haut, les derniers rayons de soleil transpercent le ciel de leurs griffes lumineuses afin de se débattre avec l’immense drap gris qui commence à les recouvrir. L’air est teinté d’une odeur d’orage et de foin. Un enfant assis sur des marches joue de l’harmonica, ni la brise caressant sa chevelure, ni les premières gouttes de pluie fine mouillant son t-shirt ne parviennent à le déstabiliser. Il s’évertue à souffler dans son instrument, imperturbable. On entend la musique produite par son appareil jusqu’à l’autre bout de la rue. Elle se mêle au concert de frémissements de feuilles d’arbres et de gémissements poussés par des travailleurs qui fournissent de pénibles efforts sous l’obscurité menaçante. Cette dernière les baigne soudainement dans une sorte de ténèbres et enveloppe, peu à peu, les environs avec sa sombre robe – sur laquelle se dessine, par intermittence, la lueur de quelques éclairs. Une silhouette en soutane traverse les rideaux de crachats d’un pas précipité. Elle fonce en direction du magasin d’antiquités, une pile de lettres sous le bras, déjà trempée par les filets de perles que les nuages versent en continu sur ce petit coin de Louisiane. L’homme de foi franchit le palier de la boutique, atteignant enfin un endroit sec et chaud. Il ne s’occupe pas de la pancarte en bois accrochée à la porte où l’on pouvait apercevoir CLOSED d’inscrit en écriture majuscule. Un léger tintement de cloche annonce son entrée dans la pièce. Il laisse disparaître les notes d’harmonica de l’autre côté des murs et de son esprit, regardant autour de lui, à droite, puis à gauche, s’arrêtant parfois sur un objet si celui-ci éveille en lui un soupçon de curiosité.

Personne ne vient l’accueillir. Alors il visite, scrute, ses yeux fouillent des armes, des bijoux, des rideaux, des lampes, des meubles, du bois, du marbre, du coton, du daim, du cuir, des outils ; du néant. L’eau pleurait tout à l’heure par les cieux ruisselle encore sur son habit et certaines de ces larmes s’écrasent sur le plancher, traçant une succession de tâches foncées derrière chacun de ses faits et gestes.

Le voilà qui tâtonne dans la pénombre d’un long couloir en appelant un nom – celui de Turnbull – un accent d’inquiétude dans la voix. Aucune réponse. Le voilà rendu au silence. C’est errant, au milieu de ces travées où un parfum de mystère chante à ses narines qu’il finit par entrevoir un genre de nitescence s’extirpant d’un entrebâillement de porte. Une promesse. Celle des retrouvailles avec un secret trop bien gardé à son goût. Une énigme non résolue, un défi lancé à lui-même – les Turnbull sont toujours un défi à relever – depuis qu’il a croisé la route de ce fameux marchand et remarqué la douleur qu’il abrite au fond de son œil, depuis qu’il y repense, souvent. Il a vu son âme boiter. Il jurerait qu’il l’a vu.

Il conserve le souvenir impérissable de leur première rencontre, alors jeune curé à l’époque et témoin d’une scène bouleversante autant qu’elle fut révélatrice de la véritable nature de ce gamin fier et totalement dévoué à la famille. Notamment de sa bravoure qui le conduisit à l’exécution d’un acte fraternel quasi-christique ; le sacrifice du grand frère venu encaisser les coups pour protéger son cher cadet, lui permettant ainsi de s’en sortir indemne. Il le revoit serrant les dents, dégueulant dans un élan d’insolence toute une panoplie d’insultes à l’encontre des brutes s’apprêtant à chiffonner le col de Cain pour les détourner de son égal, les amenant sur lui prêt à récolter sa raclée sans s’aventurer dans le larmoyant ou la protestation. Le prêtre se rappelle également du miracle auquel il assista durant la punition de l’aîné des Turnbull, cette inexplicable volatilisation du moins âgé de la fratrie, inexplicable sur le plan rationnel en tout cas. Car tandis que de la commissure de ses paupières closes, quelque chose d’humide coulait puis roulait sur sa joue entraîné par cet insupportable sentiment d’impuissance qui l’envahissait, il s’éclipsa en un battement de cil. Comme par magie.

Cette vision se soumettant à ce pauvre catholique résultait-elle de son imagination ? Possible.

Des années après n’en demeure que les incertitudes et l’incompréhension qui les accompagne. Non pas qu’en rendant visite à Isaiah il espère tirer des réponses à ces innombrables interrogations qui ne cessent de le heurter, de cogner dans un coin de son crâne – lors d'une récente entrevue, lorsque le marchand d'art contribuait alors à une récolte de fonds pour la reconstruction de Coast City en refourguant des oeuvres à des sommes démesurées, il n’a su arracher du boutiquier qu’une ou deux phrases, il ne se fait donc aucune illusion – mais au moins surprendre une nouvelle fois cette flamme qui semble consumer un terrible chagrin et attise dans le bleu imprimé sur sa rétine, une puissante vague de mélancolie. C’est pourquoi en ces lieux où souffle le répit, et où respire une espèce de plénitude des couleurs, des formes ainsi que la chaleureuse haleine d’un feu de cheminée, le prêtre se faufile puis déclenche un toussotement avec sa gorge. « Mon fils, excusez-moi de vous interrompre en pleine rédaction, nous avons redistribuer toutes les affaires que vous nous avez généreusement offertes, et l'Église vous en remercie infiniment. Hélas, j'ai bien peur que ces lettres ne nous soient d'aucune utilité. » Suite à ces paroles, il s'approche et dépose le tas d'enveloppe sur le bureau, prudent. En face, le maître de maison relève le menton d’un mouvement soigné duquel émane une réelle prestance. Il abandonne le morceau de papier qu’il noircissait et la mine de crayon allant avec, abîmée à force d’évacuer à toute vitesse des constellations de mots. De mots, Isaiah se montre économe à l’oral. « Hm. » Il passe ses doigts dans sa barbe, pensif. Un brasillement d’étincelles luit dans son regard lorsque celui-ci se tourne vers le courrier endormi à côté de la loupiote. Stupéfaction pour l’homme au costume religieux qui identifie aussitôt la fissure, et il croit entendre ce bruit, s’élargissant dans la poitrine du louisianais, ce bruit qui fait comme un bris de l’âme.

« Vous comprenez bien que ces lettres n’aideront pas les plus démunis. Je veux dire, les pages indiscutablement truffées de texte ne serviront plus à qui que ce soit, et de toute façon, elles vous sont apparemment destinées. Ne serait-il pas mieux que vous les conserviez ? » Il essaie d’élucider les origines de la faille, il se fraie un chemin dans les pensées craquelées de son interlocuteur chez lequel tout paraît noyé par un doux désespoir dont même les gestes sont imprégnés. « Non… Vous avez tort, ces messages sont adressés à un autre que moi. » Toutes les correspondances mentionnent bel et bien son nom et l’ancienne adresse de son domicile. Elles sont issues d’un temps où l’unique amour de sa vie réalisait une partie de ses études à l’étranger, et forcément, ils ne purent s’empêcher de s’écrire, tous les deux étouffés par le manque. La plupart des échanges y sont passionnés, intenses. « Mais… » Commence-t-il d’abord, avant de se raviser, redoutant de ne pas saisir ou au contraire, de trop bien deviner le sens caché derrière cette réflexion. Il apparaît soucieux. Remarquant le visage du prêtre lui dévoiler son inquiétude, Isaiah se lève de son siège, il le contourne et extrait d’un tiroir un cigare cubain qu’il coince dans sa bouche non sans son flegme habituel. Il coupe la tête de son cylindre de tabac et juste au moment de le remettre dans son bec, bloque son poignet. « Voyez-vous, on se persuade que l’autre nous chérit, ne soyons pas effrayé par les termes, nous aime. En vérité, il nous imagine. Cette femme en a aimé un autre que moi, qui me ressemble. Qui a mon parfum, ma voix, mes lèvres, mes cheveux, mes mains, mes bras, mais qui n’existe pas. Elle se l’est inventé. Quand elle prononçait la fameuse formule magique, elle la disait à un autre, alors qu’en définitive, je suis celui qui réceptionnait son enchantement. Toute cette foutue histoire n’est qu’un gigantesque malentendu. Je crois que c’est pour cette raison qu’il m’est simple de ne pas éprouver la moindre pointe de ressentiment vis-à-vis d’elle, puisqu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait… » Un soupir de soulagement s’enfuit de la cage thoracique du curé, rassuré de cet aveu à l’aspect de pardon, le doute totalement ôté à propos des intentions du fumeur de havanes qui craque enfin une allumette pour embraser son cigare et en prendre une bouffée.

Le paroissien a baissé sa garde, sa crainte intégralement dissipé. Or, Isaiah dont la figure disparait dans un écran de fumée n’a pas terminé son discours, et il se pourrait qu’il n’ait pas effacé dans son entièreté cette rancœur qui n’en finit pas de s’accrocher à lui, constamment. « … Par ailleurs, mon frère, lui, savait parfaitement ce qu’il faisait. Tout à fait conscient de son entreprise quant à la destruction de mes fiançailles, guider par sa volonté d’humilier son propre sang et par son égoïsme permanent. Peut-être n’a-t-il pas eu la chance que j’aie eu, de tomber sur celle qui vous apporte stabilité et maturité, sauf que j’aimerais savoir à quel instant précis en étais-je le fautif ? Éclairez-moi. Pourquoi tirer une balle dans le pied d’un des membres de sa famille lorsqu’on prétend vouloir en redorer le blason ? ... » Ajoute-t-il masqué par un voile de brume lui donnant une apparence fantomatique par-delà la nuée blanche. Celle-ci camoufle son expression triste qui lui refait le portrait, elle vient de cette l’amertume qui lui ronge le cœur. Elle gagne du terrain, et ça le serre et ça le broie. La tentation de la leçon, d’octroyer une bonne correction à celui qu’il ne parvient même pas à détester – il le suspecte de n’attendre que ça, ce à quoi il se refuse de céder – le dévaste d’avance. Il culpabilise d’ores et déjà d’une action non commise. Ça remue et tourbillonne dans les tréfonds de son bide comme après avoir avalé une gorgée de whisky pur. Toutefois, il essaie de se convaincre de la nécessité de ne plus se retrouver seul à morfler, encaisser, et d’en faire aussi profiter cet irresponsable notoire dans le but de l’amener à la remise en question. « C’est mal le connaître. Il est vrai que votre frère est un cas, disons, particulier. Cependant, ça n’est qu’un idiot, je suis certain qu'il ne s'est pas rendu compte de ce qu'il faisait et vous devez le lui pardonner. De toute manière, qu’avez-vous à bénéficier de la vengeance ? Il a besoin de vous. Je ne vous apprendrai pas grand-chose en vous révélant qu’il me consulte fréquemment, il ignore la prière mais passe plus de temps au confessionnal que les fidèles, son désir de se livrer à quelqu’un est criant. Accordez-lui une seconde chance. » Il ratatine son cigare dans un cendrier en argent, attentif à l’alerte lancée par cet individu qu’il respectait avant qu’il n’ose qualifier Cain d’idiot. « Il n'y a pas de seconde chance qui tienne dès lors qu'il y en a eu 568 auparavant. Ce qui est stupide, c’est de sous-estimer un Turnbull. Il est malin, très malin et vous tombez dans le panneau à votre tour, pas étonnant. Excusez et défendez le fin manipulateur avide de pouvoir qu'il est autant que vous le souhaiterez, il recommencera. Pour ma part, il est de ma responsabilité de lui rappeler qui est l'actuel chef de famille. » Dehors, l'averse redouble d'intensité. Elle tambourine sur la tôle ondulée. Au même moment, les grondements du tonnerre font trembler la vitre à moitié embuée sur laquelle son reflet pâle s'étale. Sa décision est prise. L'autre s'adonne à une série de signes de croix sous les clignotements répétés de l'ampoule. Il jacte un coup en latin, constatant l'échec de son intervention et son incapacité à détourner Isaiah de sa blessure, qui peine à cicatriser. D'un ton plus grave et sérieux, presque étranglé par une rage contenue, le propriétaire des lieux clôture la séance de bavardage. « Mon père, je projette de funèbres desseins. Et ni vous, ni vos gesticulations ridicules ne m'empêcheront d'y songer. Mais je sais que vous me pardonnerez cette période de fébrilité passagère, car nous croyons à la réconciliation, simplement, vos méthodes pour y parvenir sont d'un monde différent de cette jungle impitoyable où nos frères nous trahissent et nous oblige à rompre ce lien de confiance, pourtant ciment primordial à toutes relations. Pardonnez-moi autant que vous le voulez. Vos excuses sont pour moi des paroles en l'air qui n'annuleront en rien, que ce soit les événements du passé ou ceux à venir. Tout ce grave quelque part. Vous me pardonnerez ce blasphème aussi, je suppose... »

C'est lâché. Il se maudit à ne savoir vomir ce mal-être qui le triture de toute part. Il se trimballe avec sa peine – son sac à dos – et ne se voit pas la chasser avec des déclarations toutes prêtes. Tout lui reste, chaque échantillon de mémoire, chaque bribe, chaque miettes, il avance avec ça, avec la ferme intention de ne plus trop y revenir, mais ne pas nier que cela ait pu exister malgré tout. Ne pas oublier ou s'oublier sous la peau d'anges aux ailes brisées le temps d'une soirée, condamné à revivre quotidiennement l'inaptitude à l'amour du séducteur, bien qu'Isaiah ne se sente susceptible d'aimer à nouveau comme il a pu aimer. Ça lui parait au-dessus de ses forces. Le sentiment étrange de se confondre de plus en plus avec son frère le dégoûte et le réjoui à la fois. Finalement, il lui ressemble. Désormais, lui aussi ne sait plus comment aimer.

L'idée lui traversant l'esprit, elle déclenche un frisson au creux de son échine. Comment a-t-il pu en arriver là ? Il enfile sa veste et décampe. « Où allez-vous ? » Il tait sa destination. En fait, il s'en va récupérer un carnet de dessin lui appartenant et après lequel il court depuis une éternité. Metropolis, Gotham City, Star City, il les fera toutes pour dénicher ce trésor inestimable. La première étape de son périple ? Il s'en moque. Sûrement une salle de ventes aux enchères.

Le voici enfin prêt à se séparer de sa Louisiane, pour se joindre à ces êtres dits exceptionnels desquels il se méfie de moins en moins, maintenant que leur identité est connue de tous. Dès à présent les humaniser devient plus aisément envisageable, ce qui attendrit nettement son regard sur ces armes puissantes et dangereuses, celles qui décident pour l'humanité, ce qui a longtemps sonner prétentieux à son oreille. Il composera avec eux s'il le faut. Sous les torrents, les flots nocturnes qui l'inondent, les goutières dégoulinantes qui lavent son manteau, il ne se retourne pas pour les adieux et file dans sa voiture. Les phares du véhicule déchirent la route en fragments de lumière et bientôt, celui-ci se fait digérer par le ventre noir de la nuit.