be kind rewind (seraphine)

Gotham. Marrant, comme cette ville qu’il n’a de cesse de décrier commence à revêtir un caractère familier, un petit air de chez-soi à mesure qu’il y remet les pieds, vient y traîner ses grolles, encore et encore, comme un fantôme en peine et mort d’ennui (sans mauvais jeu de mots) cherchant un nouveau coin à hanter. Lui qui ne jure que par sa Londres bien-aimée, maîtresse indigne et brutale qui lui met le nez dans le caniveau autant que dans les étoiles, se surprend, de temps à autre, à presque lui faire une infidélité et songer que Gotham n’en est, finalement, pas si éloignée que ça. Sombre. Froide. Sinistre. Peuplée d’âmes en peine désoeuvrées écrasées sous le poids d’un monde qui les dépasse et sous les semelles des puissants qui n’ont même pas la décence de se cacher derrière une bonne mesure d’hypocrisie. Même les noms se ressemblent. East End à Gotham, East End londonien – quartiers des plus démunis, quartiers des galériens, de ceux qui se débrouillent comme ils peuvent pour joindre les deux bouts, quitte à se brûler les doigts en fricotant avec les gens qu’il ne faudrait pas, parce que quand on a des factures à payer, des bouches à nourrir, une caution à débourser pour sortir un frère du commissariat, rembourser la dette d’un conjoint, on n’a pas vraiment le choix. L’argent facile n’a de facile que le nom. Comme en magie, ce qui est trop beau pour être vrai a souvent un coût qu’on ne réalise qu’une fois qu’on a serré la main du diable.

Le diable, John lui a serré la main plus d’une fois. Mais cette fois, c’est à un tout autre genre de démon qu’il cherche à se frotter – humain, trop humain à son goût. Les démons ont ça de pratique qu’ils sont terriblement prévisibles. Les êtres humains ? C’est une toute autre affaire. C’est bien pour ça que John préfère leur foutre la paix, d’habitude ; s’en tenir à ses affaires surnaturelles, plus familières que ses propres semblables. Cette fois est différente. Cette fois, l’affaire est personnelle. Un tueur en série n’est pas tout à fait le genre d’adversaire auquel il se frotte d’habitude, mais aujourd’hui, c’est sa famille en ligne de mire. Ou ce qu’il en reste. Un père retrouvé égorgé dans sa vieille piaule de Liverpool, une sœur et une nièce qu’il sait en terrible danger. Il n’a aucune preuve tangible pour le confirmer, mais les journaux, les faits divers parlent d’eux-mêmes, sans le savoir. Les connexions, les liens invisibles, il les voit, lui, habitué à jeter un œil derrière le voile de la réalité pour en décortiquer la fabrique. Le Family Man est à Gotham, et il ne s’arrêtera pas jusqu’à avoir exterminé jusqu’au dernier des Constantine. Il faut donc qu’il réplique avant. Qu’il le trouve, et qu’il mette un terme à sa sombre carrière, une bonne fois pour toutes ; une mission délicate, et qui commence ici, au cœur de l’East End, et avec une antiquaire en exil.

« Miss Whisperer ? » Il sort de nulle part, comme un diable sorti de sa boîte ; glisse sur la banquette en face d’elle sans que personne ne semble s’étonner de sa présence, ni les deux goons à l’entrée du café, ni le barman derrière le comptoir du café, pourtant sous protection du parrain local ; et Dieu sait que la mafia gothamite se méfie des étrangers. Surtout ceux qui ont l’air aussi louches que lui. Clope vissée au bec, mèche blonde rebelle et œil vif rivé dans ceux de son interlocutrice, John s’impose avec aisance et croise les mains devant lui, détaille du regard la jeune femme en face de lui et son expression décontenancée. Miss Whisperer, antiquaire réputée pour avoir certains… dons de lecture. Exactement ce qu’il lui faut, pile quand il le lui faut. John décroise les mains, les lève en l’air en signe de paix, un sourire de sacripant accroché aux lèvres. « Pas de panique. Je viens en ami. Tu remarqueras qu’ils ne paniquent pas, tes copains mafieux. » Bon d’accord, un ou deux regards de travers, mais tant qu’il se tient à peu près à carreau, personne ne devrait le foutre dehors. Sans se départir de sa nonchalance coutumière, John fouille la poche intérieure de son vieil imperméable et en tire une carte de visite, qu’il tend à son interlocutrice. « John Constantine. Appelle-moi John. Et toi, comment je t’appelle ? Miss Whisperer, ou Seraphine ? » Le Peuple n’a épargné personne. Autant utiliser cet état de fait à son avantage, non ? « La vie doit être compliquée en ce moment, pour que tu cherches refuge chez les mafieux du coin. C’est la mouise à ce point-là ? »


 

AVENGEDINCHAINS

Le couperet tombe avec la même sécheresse qu’une guillotine (ne lui demandez pas comment il connaît le son que fait une guillotine fonctionnelle, c’est une très longue et sordide histoire). Sans surprise, la miss démarreau quart du tour, pas franchement enchantée par ses provocations mesquines – difficile de la blâmer, mais s’il compte s’approprier ses dons, autant s’assurer dès maintenant qu’ils pourraient travailler ensemble malgré leurs petits différends et son attitude détestable. Et puis, s’il était sincère une minute, il l’admettrait volontiers aussi : la situation dans laquelle il se trouve ne lui laisse aucunement l’envie ni la motivation d’être patient et diplomate. Il faut qu’il agisse, vite et bien, avant que son dernier ennemi en date ne fasse le premier pas. Les yeux rivés dans ceux – furieux – de son interlocutrice, John la voit pourtant à peine, repousse l’angoisse sourde qui hurle à l’arrière de son crâne, réprime son imagination galopante qui entrevoit déjà les horreurs auxquelles Cheryl et Gemma pourraient être soumises s’il arrivait trop tard et… et stop, cerveau. Ignorant le nœud étouffant dans sa gorge, prétendant admirablement, avec l’adresse d’un vieux comédien de Broadway, John fait signe à un serveur, pointe le porto de Seraphine du doigt et en commande silencieusement deux autres. Malgré les éclairs qu’elle lui jette du regard – understandable, have a good day – il n’a aucunement l’intention de bouger de son siège. Certainement pas avant d’avoir obtenu ce pour quoi il était venu, du moins. C’est une question de vie ou de mort, après tout – et pas celles de n’importe quoi. Deux des seules pour lesquelles il est, concrètement, prêt à se remuer, et remuer ciel et terre au passage.

Va te faire foutre. Au moins, ça a le mérite d’être clair – ça, et tout le crédit qu’elle accorde à son CV, visiblement. Cinglante, c’est bien le mot qui convient. John salue son cynisme d’un vague geste de la main, pauvre imitation des prestidigitateurs à la Zatara à la fin d’un spectacle, sourire de travers accroché aux lèvres. Imbuvable, le gars. Malheureusement, pas vraiment déterminé à faire le moindre effort. Et surtout, malgré l’animosité, malgré l’hostilité affichée – on dirait bien qu’il a quand même accroché son intérêt, l’exorciste de pacotille. Elle l’aurait déjà foutu dehors autrement, non ? Ou aurait au moins tenté d’accoster les loubards patauds qui ne bougent pas d’un poil depuis tout à l’heure ? Le sourire de John, véritable chat de Cheshire, s’installe pour se bon sur ses lèvres, alors que le serveur à la mine patibulaire leur amène leurs verres. John se laisse aller contre le dossier de son fauteuil et attend qu’il ne s’éloigne pour rediriger son attention pleine et entière vers son interlocutrice. « Tu sais que les moqueries et le cynisme, c’est jamais super crédible venant de quelqu’un avec des super-pouvoirs, pas vrai ? » glisse-t-il en tirant une clope de la poche intérieure de son imperméable. Merci le Peuple, hein. Sans la porter à ses lèvres ni l’allumer, John se contente de jouer avec la cigarette, la faire tourner entre ses doigts. Allons. Puisque la demoiselle n’a pas de temps à perdre, autant attaquer directement. Ou presque.

« C’est marrant, c’est toujours ceux qui devraient comprendre le mieux qui sont les plus sceptiques. Tu connais Batman ? Meilleur pote de Superman, Wonder Woman, tout ça ? T’as pas idée comme le mec a été difficile à convaincre que la magie, ça existe. Alors que le type est comme cul et chemise avec un alien et une déesse, hein. » déblatère-t-il en prenant à nouveau appui sur la table, sourire accroché au coin des lèvres comme un oncle un peu bizarre racontant une histoire de boulot un peu marrante au dîner de famille auquel on l’a convié par gentillesse et par habitude. « Sois plus maline que Batman, chérie. J’suis sûr que t’as vu assez de trucs chelous pour savoir que ce que je prétends être n’est pas complètement infondé, non ? » D’un geste du menton, il désigne les mains de Seraphine. Oh oui, elles ont dû en voir, des choses, ces mains. Mais hé, si elle a besoin d’un encouragement, après tout… « Si tu me crois pas… » A nouveau, John fouille dans la poche de son imper’, et en tire un collier d’argent, orné d’un pendentif savamment travaillé, gravures de feuilles et de roses en une myriade de couleurs sur le couvercle – un travail d’orfèvrerie difficile d’imaginer concevable pour l’orfèvre ordinaire. John pose le collier sur la table, devant l’antiquaire. « Ce collier a appartenu à Titania, reine des Feys. Comme dans Shakespeare. Tu me crois pas ? Touche-le, tu verras par toi-même. » La provocation est là – sans doute cruelle, mais peut-être nécessaire. S’il veut obtenir les informations qu’il recherche, il faut qu’il ait un minimum de crédibilité auprès d’elle. « Ou alors tu peux me croire sur parole, et je te dis ce qui m’amène ici. Comme tu préfères. »

 

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John mentirait s’il disait qu’une ou deux sueurs froides n’avaient pas couru le long de son dos au bruit des cliquetis des sécurités sur la ribambelles de pistolets pratiquement pointés sur lui – sans doute qu’il devrait la remercier pour son intervention salutaire. Mais il n’a ni le luxe du choix, ni le luxe du temps ou de la diplomatie : s’il veut la convaincre, il n’a pas d’autre option que d’aller droit au but. Et visiblement, Seraphine se trouve dans une position similaire à la sienne. Il l’avoue, il ne s’attendait pas à ce qu’elle retourne sa propre astuce contre lui. Les intrusions mentales, John devrait en avoir l’habitude… mais l’effet de surprise, et le choc de sentir les effets de son pouvoir à elle pour la première fois, ont raison de toutes ses défenses. Les doigts de la jeune femme se referment sur son bras, et ses poumons se bloquent, muscles tendus, l’air coincé dans sa gorge alors qu’il lutte en vain contre cette intrusion brutale dans son esprit : tu fais quoi, mais tu fais quoi, stop, arrête ! Hélas, rien à faire : impuissant, John la sent glisser dans les confins de son esprit, comme une goutte d’eau dérangeant une nuée de serpents soudain réveillés de leur sommeil ; aussitôt le venin se répand, sans merci, Seraphine laissant derrière elle une traînée d’images et de souvenirs remués par accident alors qu’elle cherche autre chose. Figé sur place, John n’a d’autre choix que de la laisser poursuivre son exploration. Bordel. Sans doute qu’il l’a méritée, celle-là, à sous-estimer la jeune femme ; mais à jouer avec le feu, on en vient à se brûler, et tout ce qu’il parvient à espérer alors que les fantômes de Nergal, de Nick Necro et de Zatara brûlent à l’arrière de son crâne, c’est que Seraphine ressorte de l’expérience au moins à peu près indemne.

Il tressaillit, lorsqu’après ce qui lui semble à la fois une brève seconde et une éternité, la jeune femme relâche brusquement son bras. La souffle laborieux, le teint plus pâle qu’il n’aimerait l’admettre et une vilaine nausée au cœur, John lui rend son regard au triple. « Fais pas cette tête, chérie. Si tu m’en avais laissé le temps, je t’aurais dit que c’était une mauvaise idée… » S’aventurer dans sa tête à lui, ça équivaut un peu à mettre le pied dans un nid de frelons. On en ressort salement brûlé, et sans la moindre envie d’y retourner – parfois pire. Ceci dit, il li reconnaîtra une chose : voilà bien longtemps qu’il n’a pas croisé quelqu’un capable de s’aventurer dans les méandres de sa mémoire sans immédiatement s’y perdre, et s’y laisser dévorer par la noirceur qui y règne en maître. Parfois jusqu’au point de non-retour. Allons, du calme, Constantine. Respire… consciencieusement, l’occultiste prend une inspiration, un peu moins assurée qu’il ne l’aurait voulu, sentant déjà une migraine pointer le bout de son nez – dommage, l’insolente vient en plus de finir son verre. Qu’à cela ne tienne. « Tu veux savoir ou tu veux pas ? C’est l’un ou l’autre, tu le sais, ça. » Il le comprend bien, maintenant : tous les deux sont taillés d’un matériau semblable. Les survivants ont une manière bien à eux de se reconnaître entre eux, dans leurs instincts, dans la manière qu’ils ont de montrer les crocs. Mais il ne peut pas se permettre de la laisser filer comme ça. Okay. Changement de plan. « Ce type… » John se penche sur la table, les yeux rivés dans ceux de la jeune femme – partie l’envie de rire. Puisqu’il est temps de jouer cartes sur tables… « Les journaux ont pris l’habitude de le surnommer le Family Man. Il y a quelques mois, il a assassiné mon père. Egorgé dans son salon, à Liverpool, en Angleterre. J’ai toutes mes raisons de croire qu’il est maintenant de ce côté de l’Atlantique. » Et lui, il commence à manquer de temps. Chaque heure que ce type passe en liberté est une heure de plus qui le rapproche de ses prochaines victimes. Qui, selon son modus operandi…

« Ce que je veux, c’est arrêter ce type. Mettre un terme à ses activités une bonne fois pour toutes. Pas de bonté de cœur, hein, t’as bien compris que je suis pas de ce bord-là. Mais s’il reste en liberté, il risque de s’en prendre à ma sœur. A ma nièce de douze ans. Non, il risque pas – c’est garanti. » C’est au tour de John, cette fois, d’agripper le bras de Seraphine – priant après coup pour que son pouvoir ne marche pas au travers de sa manche. « Ce type a beau être humain, il est plus retors que ce à quoi j’ai eu affaire jusqu’à maintenant – et la police aussi. Où qu’il aille, il ne laisse aucune trace sur la scène du crime. Du moins, aucune trace que la police ait été en mesure de trouver. Tu me suis ? » Evidemment, qu’elle le suit. Elle est futée ; et lui, déterminé à ne pas repartir les mains vides. « J’ai des talents à moi, mais pas assez pour me permettre de lui coller un visage ou un nom sur le dos. J’ai tout juste réussi à le tracer jusqu’ici, à Gotham, mais j’ai besoin de plus. C’est pour ça que j’ai besoin de toi. De Miss Whisperer. » Lentement, John relâche sa prise sur son bras, ses yeux scrutant son expression. « T’as vu de quoi j’étais capable, là-dedans, pas vrai ? » demande-t-il un ton plus bas, curieux. « T’as eu un aperçu de mon monde à moi… T’es sûre que t’as bien réfléchi ? Qu’il n’y a aucune chance que je puisse t’offrir une compensation qui te convienne ? » Tout le monde a besoin de quelque chose. Tout le monde désire quelque chose d’inaccessible et d’impossible… jusqu’à se voir offrir la clé de la boîte de Pandore. « Oublie ce dont je suis supposé être capable ou non. Parlons on hypothétique. Je veux le Family Man. Toi, qu’est-ce que tu veux, Miss Whisperer ? »

 

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