Death is a delightful hiding place for weary men || Bruce

Death is a delightful hiding place for weary men

Un an, ou presque. Voilà le temps que cela lui avait pris pour venir ici, et tout ça pour quoi ? Maintenant qu’elle se trouvait plantée devant cette stèle débile, elle-même plantée sur une tombe vide, elle se posait franchement la question. Et vu l’état de la pierre tombale, elle n’était la seule à avoir hésité à venir. Toutes les tombes se ressemblaient dans ce cimetière angoissant et étouffant. Celle de Bruce était pareille à celle de ses parents, juste à côté, formant ainsi la photo de famille la plus triste qui soit. Un peu plus loin, elle le savait, se trouvait la tombe de son propre père, vide elle aussi, puisqu’il avait eu le bon goût de brûler vif jusqu’à ce qu’il ne reste de lui que des cendres. Malgré tout, elle avait pris des dispositions pour qu’il ait une tombe, à côté de celle de sa femme adorée, la mère de Zee – même si là encore, la sépulture était vide puisque Sindella était allée mourir dans une autre dimension, comme pour ne déranger personne. Bref, tout ça commençait à ressembler à une farce. Même si en vérité, il y avait un bon côté à ces tombes vides. Aucun ennemi, aucune ordure patentée, ne viendrait jamais profaner ces caveaux, nul sorcier et sa magie noire ne viendraient s’en prendre à ce qui restait des gens qu’elle avait aimé, puisque tous avaient choisi leur destin. Mourir, yay ! mais mourir loin d’elle, et de manière qu’elle ne puisse rien y faire. Et quand elle pensait au crétin qui n’était pas enterré dans cette tombe, elle ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir, même après tout ce temps. Il fallait toujours qu’il en fasse trop. Il fallait toujours qu’il le fasse seul. Elle était sûre que si Bruce avait pu donner son avis, il aurait noté sa propre note dix sur dix, cinq étoiles, recommencerait sans hésiter. Une mort digne de lui – héroïque, mais solitaire, silencieuse et lointaine, un retour aux ténèbres avec lesquelles il avait tant flirté toute sa vie.

Elle croisa les bras en tapant du pied sur le sol humide. Le ciel était gris et lourd au-dessus de sa tête et le vent balayait les feuilles, dont certaines s’étaient répandues sur la pierre tombale, sans parler de la mousse qui dévorait les quelques mots sans âme qui avaient été gravés dessus. C’est qu’il n’y avait pas grand-chose à dire sur Bruce Wayne. Batman était le héros, celui dont la vie avait compté. Enfin, aux yeux du commun des mortels. Elle, elle aurait pu en raconter, des choses, sur Bruce, mais rien qu’elle aurait souhaité voir exposé aux yeux de tous sur une sépulture. Elle écrasa du bout de sa botte la mauvaise herbe qui courait autour de la tombe. Bruce Wayne n’avait pas de réels amis, ni de famille, ni même de collègues assez proches pour venir entretenir cet endroit. Ou plutôt, sa vraie famille n’avait probablement que faire d’un trou dans la terre et d’une plaque en pierre par-dessus, et maintenant qu’elle avait enfin décidé de venir ici, Zee était plutôt d’accord. Cette tombe était absurde. Il n’y avait rien là-dedans, elle ne représentait pas l’homme qu’il avait été, c’était complètement stupide même d’être venue ici. D’un geste brusque et d’un mot à l’envers, elle chassa à l’aide la magie les feuilles mortes plaquées sur la stèle. L’herbe se coucha, ondula, désormais harmonieuse à ses pieds. La mousse se décolla et tomba par terre, l’humidité disparut et la pierre retrouva son éclat. Un mot vint s’ajouter aux autres sur la stèle. Bruce « Enflure » Wayne. Elle contempla son œuvre, puis décida que c’était un peu too much. Elle fit disparaître l’insulte et soupira doucement. « Crétin. Tu crois peut-être que le monde va beaucoup mieux après ta petite sortie ? » Tu parles d’un sacrifice. Cela n’avait rien changé, et rien que ce constat avait de quoi énerver.

Elle se balança d’un pied sur l’autre et regarda sa montre. Elle était restée assez longtemps pour ne pas passer pour une garce aux yeux du gardien à l’entrée, n’est-ce pas ? Elle avait déjà décidé qu’elle ne reviendrait pas ici. Elle n’en avait pas besoin, ce genre de choses n’avait aucun sens pour elle. Elle n’allait même pas sur la tombe de son propre père. Elle vivait depuis toujours dans un monde où la mort était un concept fluctuant, parfois définitive, parfois non existante, toujours plus compliquée qu’elle en avait l’air et jamais une fin en soi quoi qu’il arrive. Son père était en enfer mais cela ne l’empêchait pas de venir lui rendre visite de temps en temps. John était mort mais était revenu comme une fleur – un peu fanée, certes, mais quand même. Jason Blood ne mourait pas, du tout. Elle pouvait, rien qu’avec son carnet d’adresse, décliner une infinité de variations de ce qu’était « la mort ». Quant à Bruce… Elle serra les dents, de nouveau énervée. Lui, il avait choisi la voie de la banalité. Il était mort, alors du coup, il n’était plus là, il ne restait rien de lui que ses souvenirs à elle, nombreux, mais qui ne suffiraient jamais à le remplacer, évidemment. Parfois, elle espérait que lui aussi rôtissait en enfer. Elle tourna les talons, puis se retourna une dernière fois vers la tombe pour lui tirer la langue – son jeu préféré quand, alors qu’elle était enfant, elle le regardait s’entraîner avec son père et en ressentait une intense jalousie, elle qui voulait à tout prix toute l’attention du grand Giovanni Zatara, lequel s’occupait de ce type qui ne souriait jamais et avait comme seul intérêt d’amener un garçon d’à peu près son âge avec lui. Maintenant, à trente-cinq ans passés, elle tirait la langue à une pierre tombale, et finalement, peut-être bien que cette conclusion-là, elle aurait pu la voir venir dès le début.

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Bruce & Zee

Death is a delightful hiding place for weary men

Les fantômes, c’était aussi banal qu’un pot de fleur dans le décor de son existence. Les apparitions de ce genre, tous les gens qu’elle aimait et qu’elle avait perdus et qui continuaient de la hanter, c’était un mardi ordinaire, pour elle. Mais il y avait la raison, et il y avait tout le reste – l’instinct, le cœur, les émotions. Et si la raison aurait dû lui dire que ce n’était rien d’autre que ça, un fantôme, et que les mots n’en étaient pas vraiment mais plutôt le bruit du vent dans les feuilles, tout le reste, instinct, cœur et émotions, lui hurlèrent aussitôt que c’était lui et bien lui. Pas un esprit, pas un stupide dopperlganger venu d’une stupide Terre parallèle, mais lui. Sauf que c’était impossible. Ou bien peut-être que si. Même si sa voix n’avait été qu’un murmure dans l’air, elle avait fait un bond de trente centimètres et s’était retournée à temps pour capter du coin de l’œil sa silhouette se fondant dans les ombres – exactement comme il le faisait toujours. Et ce n’était pas censé être lui. Il était mort. Ou bien, à la limite, entre la mort et la vie, il y avait des centaines d’autres états dans lesquels une personne pouvait se retrouver. Mais lui était mort – puisque tout le monde le disait. Ah, oui, elle était bien bonne celle-là. Elle ne l’avait pas vu mourir, elle. Mais non, c’était trop odieux, ce genre de pensées. Et cruel. Cruel pour elle, évidemment. Elle pinça les lèvres en observant l’entrée de la crypte, puis s’avança. Elle ne pouvait pas rentrer chez elle s’ouvrir une bouteille de vin et se faire couler un bain après ça, hein ? Comme si de rien n’était…

Elle entra dans la crypte, prête à se battre. La vie ne faisait pas de cadeaux après tout, elle avait appris ça à la dure bien longtemps auparavant. Elle aussi était orpheline. Elle aussi aurait pu être seule au monde, si elle avait, comme lui, tout fait pour ne laisser personne ou presque s’attacher à elle. En cela, ils étaient différents. Cela ne les empêchait pas de se comprendre… Et elle laissait ses pensées s’envoler vers de stupides horizons tout ça pour ne pas avoir à appréhender ce qui se tenait devant elle. Si ce n’était pas lui, ça lui ressemblait drôlement. Les mots débordaient déjà de sa gorge, s’apprêtaient à dévaler ses lèvres, quand il l’enjoignit d’utiliser sa magie, ce qui, plus sûrement qu’un coup au visage, lui coupa la parole. Non… Non, elle n’avait pas besoin d’utiliser sa magie. Et ce n’était pas parce qu’elle en avait envie qu’elle décida que c’était bel et bien lui. Ce n’était pas par naïveté ou désespoir. C’était lui, tout simplement. En dépit de toute prudence – même lui aurait pu lui faire la morale –, elle décida que c’était lui, pas un mort, pas un double maléfique, pas un démon ou le résultat d’un horrible sort lancé sur elle par un ennemi. Elle n’avait pas besoin d’être prudente, pas besoin de vérifier à l’aide de sa magie, non. Il y avait un moyen bien plus simple. Elle s’approcha de lui, le poing fermé, les lèvres serrées, les yeux baissés, et dans un même mouvement, lui assena un coup dans le torse. Pas très fort, juste de quoi vérifier une ultime fois que ce n’était pas juste ses propres utopies d’un monde où Bruce était encore là qui lui faisaient avoir une hallucination.

Il était là. Et en une seconde, toute cette année défila devant ses yeux, elle se rappela la souffrance brutale et intense de la perte, le brouillard glacial et douleur plus sourde ensuite qui s’étaient installés, et la colère, le sentiment d’injustice quand il avait bien fallu vivre quand même, en dépit de l’absence, puisqu’elle y était bien obligée, vivre comme si de rien n’était, comme si ça ne changeait rien, qu’il soit mort – parce que ça n’avait rien changé, à part ajouter encore un peu plus de peine à son compteur, à leur compteur à tous, et alors elle eut cette pensée dénuée de sens. Tout ça pour rien ? Quand elle avait chouiné sur une tombe vide en se disant que c’était débile, c’était vraiment débile et la tombe était vraiment vide. Elle leva enfin les yeux sur lui, reconnut son regard, et même s’il ne le montrait pas, elle sut qu’il était content, et aussi qu’il craignait sa réaction. Une prise de conscience d’un truc aussi banal qui lui fit l’effet d’un électrochoc. « C’est ma réplique, ça. » C’était lui qui « était en vie », pas elle, enfin, elle se comprenait. Elle plaqua les deux poings sur son torse et dut bien s’avouer qu’elle se retenait à peine de le frapper plus fort. Mais la colère sans cause qu’elle ressentait en cette seconde ne faisait pas le poids contre l’autre émotion qui l’envahit alors : le soulagement. Il n’était pas mort. « Tu n’es pas mort. » Les larmes débordèrent enfin et roulèrent sur ses joues, mais pour la première fois en un an, ce n’était pas des larmes de tristesse, en tout cas pas le concernant. Il était revenu. « Tu es revenu… » Il était revenu… d’où, au fait ? D’entre les morts ? Elle plissa les yeux à travers ses larmes pour le fusiller du regard, le visage levé vers lui. « Oh, je t’en prie, dis-moi que tout ça, ce n’était pas une mise en scène pour un de tes plans débiles. Dis-moi que tu en as vraiment bavé, que tu voulais vraiment nous revoir, que tu as vraiment lutté pour revenir, et qu’on n’a pas tous souffert pour rien ! » Ce n’était pas un manque de respect, elle savait qu’il aurait été capable d’une chose pareille, s’il avait estimé avoir une raison juste, une raison supérieure au bien de quelques-uns, parce qu’il était comme ça, et l’histoire le jugerait – et elle aussi, hein, il ne fallait pas déconner. Au milieu des mille émotions qui la tiraillaient en cette seconde, c'était cette pensée-là qui avait jailli, mais ce n'était qu'un prétexte, une fausse excuse pour l'entendre parler à nouveau, et alors, quand elle entrait sa voix, pas le vent dans les feuille, elle serait sûre, certaine, il était vraiment là.

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Bruce & Zee

Death is a delightful hiding place for weary men

Elle le connaissait pourtant. Elle savait bien qu’il était capable de franchir bien plus de limites que le commun des mortels, mais qu’il n’aurait pas pu leur faire ça – à Alfred, à Dick, à toute sa famille, à elle. Elle n’aurait même pas eu besoin de l’entendre lui décrire le chemin de croix qu’il avait suivi pour revenir jusqu’ici, en vie et entier, mais malgré tout elle hochait la tête en cadence, satisfaite – bien… parfait… Non pas qu’il ait souffert, mais qu’il ait une explication aussi simple et aussi tragique à lui donner. Le puzzle aux pièces manquantes qu’était devenue la vie depuis qu’il avait disparu retrouvait sa logique. Elle le connaissait, elle savait qu’il n’aurait pas pu leur faire ça, mais elle lui avait quand même posé la question et elle n’en était pas désolée. Il disait que cette fois-ci, ça n’était pas un plan élaboré. Même si, une autre fois, dans d’autres circonstances, ça aurait pu. Même si, ce qu’il n’aurait pas prévu alors, c’étaient toutes les difficultés qu’il avait eu à revenir. Mais pas cette fois. Alors il ne servait à rien d’extrapoler sur quelque chose qui n’était pas arrivé et qui n’arriverait peut-être jamais. Il n’avait pas prévu de ne pas rentrer, il avait failli mourir et il avait lutté pour revenir, quand il aurait pu se laisser mourir cent fois, et rien que pour cela, elle lui était reconnaissante. Et elle sentait déjà la culpabilité pointer le bout de son nez, aussi. Il était en vie pendant qu’eux se tapotaient l’épaule sans oser croiser leurs regards en guise de cérémonie funèbre. Il avait besoin d’aide pendant que chacun de leur côté, ils avaient tenté de faire leur deuil. Apparemment, là était la limite de leur confiance en les capacités de Batman – la disparition, littéralement, du monde sur lequel il se trouvait. Ils auraient dû le chercher jusqu’à trouver son cadavre, ou son âme errante, ça aurait fait l’affaire.

Elle s’arracha à ses pensées en sentant son étreinte autour de ses poignets, et releva les yeux pour observer son visage. Si familier, peut-être encore plus hanté qu’il ne l’était avant, si c’était possible. Et finalement, la difficile confession de son ami, son total opposé quand il s’agissait d’exprimer ses émotions, puisqu’elle en faisait toujours trop et lui jamais assez, lui arracha un sourire. « Moi aussi je suis désolée. On a tous souffert. Et en ce qui me concerne, j’ai été vraiment en colère contre toi. Pour ça aussi, je suis désolée. » Même s’il ne pouvait pas y faire grand-chose, et elle non plus, d’ailleurs. Mais elle l’avait vraiment détesté – oui, pour être allé mourir tout seul sur un monde lointain. Elle posa les mains sur son visage, vérifiant ainsi une bonne fois pour toute qu’il était vraiment là. Si seulement elle avait su… Si seulement il avait eu le moyen de la contacter, elle aurait pu… Mais il n’y avait rien de plus frustrant que les « si », à part les regrets. Elle baissa les bras avec l’impression qu’un poids avait quitté ses épaules, rien qu’en étant là avec lui, à avoir cette conversation complètement anormale, à propos d’un miracle, dans une crypte au fin fond d’un cimetière. La routine pour Bruce et elle, quoi. « Tu ne croyais quand même pas que la Justice League allait laisser Brainiac vaporiser la Terre après ta disparition, non ? Tu connais la musique. On fait face à la menace. On se bat. Et on gagne. Et on ne meurt pas pendant le processus. » Sa voix tremblait un peu, mais elle était quand même fière de pouvoir lui faire face avec dignité compte tenu de la situation.

Elle soupira alors qu’il lui demandait comment elle allait – elle qui n’avait pas passé un an toute seule Hécate savait où à lutter pour revenir sur Terre. Comment elle allait ? Elle allait certainement mieux que lui ! Elle fronça les sourcils. « Je vais beaucoup mieux qu’il y a dix minutes quand je pleurnichais sur ta tombe. Brainiac, le Peuple, toutes ces histoires stupides… Ce n’était rien comparé à toi… » Comparé à sa mort, donc, et aussi à ce qu’il traversait. Puis elle fut prise d’un doute. Depuis quand est-ce qu’il était rentré, au juste ? Oh, elle était sûre que même s’il avait débarqué sur cette Terre dix minutes plus tôt, il s’était déjà mis au parfum des dernières nouvelles – et notamment qu’il s’était fait sortir du placard en tant que Bruce Wayne-Batman par le Peuple. Il avait forcément fait ses devoirs, et demandé à sa team de lui faire un cours de rattrapage. « Comment vont les autres ? J’imagine qu’ils n’ont pas tous pris la nouvelle de ton retour de la même façon. Oh, Dick doit être dans un de ces états… Tu sais qu’on a pris quelques cuites lui et moi en ta mémoire… Et Damian, il… » Elle souriait et frissonnait à la fois, parce que ces enfants, tous ces gens extraordinaires dont Bruce s’était entourés, en avaient vraiment bavé après la mort de leur mentor, et elle était sûre que les retrouvailles avaient dû être violentes. Mais elle ressentait de la joie également rien qu’à l’idée qu’ils aient retrouvé Bruce, même si cela prendrait du temps pour certains pour accepter ce retour. Elle regarda son amie, les yeux brillants – ce n’était pas tous les jours qu’on avait la chance de récupérer un être cher, pour une fois, c’était une bonne nouvelle. Pour une fois, quelque chose de bien leur arrivait et elle ne pouvait que se réjouir.

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Bruce & Zee

Death is a delightful hiding place for weary men

En fait, bien sûr que si il fallait qu’elle s’excuse. Surtout pour ce qu’elle ne lui avait pas dit, parce qu’elle avait trop honte : ils auraient tous dû s’excuser d’avoir abandonné, de l’avoir abandonné, lui. De l’avoir cru mort aussi facilement, quand bien même ça avait été la chose la plus difficile qu’elle ait eu à faire ces derniers temps. De lui avoir si peu fait confiance, ou peut-être de s’être dit qu’après tout, ce n’était pas étonnant, c’était presque normal, qu’il soit mort, finalement mort, comme si tous pensaient sans le dire que c’était là le destin qu’ils envisageaient pour lui de toute façon. Ce qui relevait d’un manque de confiance totale, quand bien même il ne prenait jamais soin de lui et était réellement capable de mourir en combat un jour. Tout ça, oui, elle en avait honte, et c’était pour ça qu’elle aurait dû s’excuser, qu’elle s’excuserait peut-être un jour, dans la longue et interminable liste des excuses qu’elle devait déjà à des dizaines de gens Et lui bien sûr faisait comme si ce n’était rien, comme si elle s’était contenté de lui emprunter sa batmobile de la lui avoir ramené avec une jante rayée, mais elle savait, ou bien elle voulait, qu’il soit plus touché que ça par leur inertie à tous, leur apathie et leur incapacité à l’avoir cherché, à l’avoir trouvé où qu’il soit. Et pourtant, oui, elle continuait à l’accuser de son malaise de ces derniers mois. Non, elle ne voulait pas le faire culpabiliser, mais s’il culpabilisait, alors elle se sentirait un peu mieux. Pas parce qu’elle aimait le savoir malheureux mais parce que dans ces moments-là, elle discernait en lui le jeune homme qu’elle avait rencontré des millions d’années auparavant, quand elle était enfant, qu’elle voyait tout et entendait tout, cachée pendant ses entraînements avec son père : un garçon déjà trop sérieux, trop grave pour son âge, un jeune garçon vieux, à ses yeux de gamine, mais qui laissait encore à l’époque échapper quelques réactions amusantes parce qu’humaines. Elle savait qui il était derrière le masque, pas seulement celui de Batman mais aussi de Bruce Wayne, et elle était soulagée sans le montrer que cette ultime épreuve ne l’ait pas transformé en pierre, voilà.

Elle s’apprêtait à le serrer à nouveau contre elle dans un élan très malaisant pour lui de pure tendresse amicale, et tant pis s’il utilisait ses fameuses techniques d’esquive du pas en arrière ou de blocage dit des bras croisés pour l’en empêcher, quand il répondit à sa dernière question, et alors elle se figea sur place. La bouche ouverte, à court de mots, elle le regarda tripoter une des pierres tombales pour faire elle ne savait quoi parce que bien sûr, même cet endroit, ce lieu de recueillement et de respect avait connu les derniers outrages façon Bruce Wayne et était probablement une cache d’armes, de kryptonite, voire une entrée de la batcave, mais tout cela n’avait pas d’importance là tout de suite. Il n’était pas allé voir ses fils et ses filles – pour le dire vite et bien. Il n’était pas allé voir sa famille, qui n’avait aucune idée qu’il était en vie. Pendant une seconde, une rage autrement plus violente que la petite colère qu’elle avait ressentie tout à l’heure réduisit son champ de vision à une tête d’aiguille et elle vacilla sur place, puis elle se calme aussitôt. Elle le lui devait. Elle lui devait, pour une fois, de penser comme lui, ou au moins d’essayer. Il ne fallait pas qu’elle soit elle-même et qu’elle réagisse uniquement poussée par ses émotions, toujours trop violentes, jamais de bon conseil, même si elle ne pouvait rien y faire parce qu’elle était comme ça. Elle lui devait d’être rationnelle, comme lui. Quand bien même sa décision de ne pas aller trouver sa famille à la seconde où il avait remis le pied sur cette Terre n’avait rie de rationnelle, elle en était sûre. Il pouvait lui servir toutes les excuses du monde, elle savait déjà qu’il avait repoussé ce moment simplement parce qu’il n’avait aucune idée de quoi faire et que dire une fois face à eux.

Il parlait calmement et tripotait ses affaires comme s’il n’avait que ça à faire, comme s’il n’aurait pas dû la regarder droit dans les yeux alors qu’il lui racontait ce que Zee considérait, en toute rationalité, comme des conneries, et elle inspira à fond. Oh. Il allait le dire à Damian. Okay alors. Elle revit Dick, qui piquait du nez dans sa pinte de bière, les yeux rouges et les coins des lèvres serrés, visiblement en train de souffrir à chaque seconde qui passait et qui essayait simplement de s’y habituer, comme on s’habitue au froid ou à l’humidité, et elle joignit les mains pour éviter de le transformer en grenouille, là, tout de suite, et à recommencer une nouvelle carrière avec un autre genre de costume, et alors on verrait s’il avait toujours envie de vivre dans la clandestinité. « Non. Non, Bruce, non. » C’était tout ce que son souffle court pouvait lui permettre de dire pour le moment, mais elle élabora presque aussitôt. « Tu ne peux pas, tu ne peux pas leur faire ça, et tu ne peux pas me faire ça, tu ne peux pas me demander ça. Tu es mort. Pour eux, tu es mort, et tu crois peut-être que c’est la vie, que c’est comme ça, que tu les as bien entraînés, qu’ils sont prêts à vivre sans toi et qu’ils s’en sont remis, mais c’est faux et tu es le mieux placé pour le savoir. Ça ne va pas… du tout… » Elle fit une pause pour aspirer un peu d’air, comme une gamine entre deux sanglots, et peut-être bien que c’était vers ça qu’on se dirigeait. Elle avait beau comprendre ses arguments, elle avait beau admettre qu’il avait raison, que Batman vivant-mais-que-tout-le-monde-croyait-mort était encore plus redoutable que Batman tout court, à ses yeux, la situation exigeait un peu moins de pragmatisme et un peu plus de courage. « Je ne peux pas leur mentir. Je t’aime, je suis prête à tout pour toi, et je te dois probablement tout ce dont je suis capable pour ces mêmes raisons et parce que je t’ai abandonné à ton sort mais ça… ça je ne peux pas. » Elle oscillait entre le détester et lui taper sur la tête, mais surtout, et c’était pour ça que son refus s’était achevé en un gémissement pathétique, elle savait déjà qu’elle allait perdre ce combat-là – comme souvent tous les combats qu’elle menait contre lui, qui obtenait toujours ce qu’il voulait. Parce qu’il se fichait de se faire détester, parce qu’il avait plus de détermination qu’elle, parce qu’il refoulait plus facilement ses émotions qu’elle – elle refusait de prétendre, comme lui, qu’il les « maîtrisait » –, parce que, tout simplement, elle était coincée. Elle ne voulait pas mentir à sa famille. Mais elle ne voulait pas trahir Bruce non plus, et ce qu’il faisait de sa vie lui appartenait, même si c’était odieux, et elle se trouvait sur un fil entre sa loyauté envers lui et ses sentiments profonds pour sa petite smala, et elle savait déjà d’avance comment ça allait finir, alors un nouveau gémissement franchit ses lèvres.

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Bruce & Zee

Death is a delightful hiding place for weary men

Elle le connaissait pourtant. Scène d’un mardi soir ordinaire : Batman lui proposait un plan auquel il avait déjà réfléchi et qu’il avait peaufiné jusqu’au moindre détail, en grande partie pour être poli vu qu’il avait déjà décidé de le mettre en œuvre, et un peu surtout parce qu’il avait besoin d’elle ; et elle, elle trouvait son plan dépourvu de tout ce qui était important pour elle – humanité, empathie, honnêteté, c’est-à-dire autant de trucs inutiles dans un plan. Puis lui se transformait en un mur de granit que rien n’aurait pu ébranler ni même un peu grignoter, aussi forte que soit la marée de ses émotions à elle, aussi longtemps que ses vagues de supplications ne viennent s’écraser sur lui. Il se contentait de la regarder et d’attendre, attendre qu’elle ait fini se soulager sa conscience, histoire qu’ils se mettent au boulot, sachant déjà qu’il avait gagné, sachant qu’elle savait qu’il avait gagné, et aussi qu’elle savait qu’il le savait. Alors oui, dans ces moments-là, d’habitude, il lui sortait un peu par les yeux. Et dans ces circonstances extraordinaires, elle le détesta carrément. Elle ne cessait de voir Dick assis en face d’elle, les coudes sur la table, la tête dans les mains, les yeux écarquillés, et elle ne comprenait pas ce qui l’empêchait de ne pas tout de suite l’appeler pour lui dire que on père était en vie. Sa loyauté allait à Bruce autant qu’à Dick, elle les connaissait aussi longtemps l’un que l’autre, ils lui étaient chers l’un et l’autre, et ils étaient tellement différents tous les deux que cette situation, ce choix cornélien, elle le connaissait bien, il n’était pas rare qu’elle soit forcée de prendre le parti de l’un ou de l’autre vu qu’ils n’étaient à peu près jamais d’accord sur rien. Même si c’était pour le sport. Même si au final ils avaient tous les deux bâti une relation probablement unique sur cette planète et qui fonctionnait, Zeus savait pourquoi. Alors elle, au milieu, des fois, souvent même, faisait son choix sans trop prendre de risques, mais cette fois c’était différent. Cette fois elle avait été à la place de Dick, cinq minutes plus tôt, et si c’était ce dernier qui était venu à elle pour lui dire que, au fait, aha, Bruce est en vie, et qu’il l’avait su depuis ne serait-ce qu’une heure sans la prévenir, elle lui aurait tapé dessus, pour de vrai, Dick ou pas Dick.

Elle laissa échapper un soupir déchirant. Il fallait qu’elle fasse un effort. Il fallait qu’elle lutte contre sa nature, et qu’elle laisse son orgueil de côté. Tout en elle lui hurlait de hurler à la face du monde que Bruce était en vie mais combien de fois par le passé avait-elle pris la mauvaise décision parce qu’elle n’y avait pas assez réfléchi, parce qu’elle avait laissé son cœur faire un choix et pas sa raison ? Ces décisions-là, même si elle partait des meilleures intentions du monde, elle les avait souvent regrettées, et pire que ça, elles avaient causé plus de tort que de bien. Mais les paroles de Bruce ne l’aidaient en rien et elle enfouit son visage entre ses mains. De son point de vue à lui, cette situation devait paraître parfaitement normale, mais ça ne la rendait pas moins anormale, et même cruelle. Pour lui. Et qu’il n’ait rien à redire sur la façon dont ils l’avaient tous abandonné lui déchirait le cœur. Il ne voyait pas où était le mal, son sens des priorités complètement pété s’accommodait très bien avec le fait qu’ils l’avaient tous laissé tomber, la menace intergalactique avant les potes, mais bien sûr qu’elle n’était pas d’accord. La voix étouffée par ses mains toujours plaquées sur son visage, elle se remit à pleurer. « Pour information, si un jour je me retrouve perdue dans l’espace toute seule, moi je préfère que tu viennes me chercher. » Elle se frotta les yeux pour chasser les larmes et le foudroya du regard au cas où il prenait ça comme une blague. Même si c’en était peut-être une. Elle non plus n’aurait probablement pas supporté que des gens meurent pendant que la Justice League et tous ses prestataires ratissaient l’espace à sa recherche. Mais tout de même. Elle voulait bien se sacrifier, mais à ce jeu-là, personne n’était plus fort que Bruce. « Si tu penses que je mentirai mieux qu’Alfred, tu te fourres le batdoigt dans le batoeil. Mais soit. Une semaine. Ensuite, quand tu le leur auras dit, moi je leur dirai que j’étais au courant, et on verra combien d’entre eux voudront encore me parler après ça. » Elle frémit, anticipant d’avance leur colère, celle-là même qu’elle avait ressenti et qu’elle ressentait encore. Elle ne voyait pas comment Dick pourrait encore la considérer comme une amie après ça, et elle souffrait le martyre d’avance.

Elle se mit à faire les cent pas dans la crypte, en jetant des regards plein de jugement à Bruce, qui continuait à lui faire des compliments que, de toute évidence, elle ne méritait pas, puisqu’elle avait se transformer en la plus grosse menteuse de tout l’univers. Elle pouvait éviter Dick et les autres pendant une semaine, là n’était pas le problème. Elle se demanda si Bruce se rendait compte qu’en lui rendant ce minuscule service, elle avait probablement perdre un de ses meilleurs amis. Ou plutôt, sachant qu’il devait forcément le savoir, elle se demanda s’il s’en fichait quand même. Ou si c’était encore une fois une question de ratio bénéfices/pertes, qu’il avait bien soupesé, et qu’il avait jugé acceptable. C’était dur, des fois, d’être amie avec ce type. « Pas la peine d’aller embêter John avec tes histoires. D’ailleurs, je sais que c’est une menace en l’air : tu n’es pas assez bête pour aller lui confier un secret aussi précieux, tu sais très bien qu’il s’en servirait contre toi à chaque heure de chaque jour de cette semaine. » Il n'était pas dans le coin, heureusement, et il ne risquait pas de lui poser de questions sur Bruce vu qu'il s'en fichait comme de l'an quarante, ce qui l'arrangeait bien, parce qu'elle n'avait pas envie de se remettre à lui mentir, surtout qu'elle l'avait plus ou moins forcé à lui faire promettre, lui, de ne plus lui mentir, à elle. Des fois, elle essayait de se rassurer en se disant que c’était normal, que certains de ses amis n’apprécient pas forcément John ou aient des relations difficiles avec lui, puis elle se souvenait que ce n’était pas « certains de ses amis » mais absolument tout le monde, de ses plus proches amis à la pauvre fille qui faisait le ménage dans le bureau de la manager de Zee et qui l’avait un jour trouvé à quatre pattes au-dessus d’une poubelle dédiée au papier uniquement après une soirée un peu trop trop arrosée. Cent pour cent de la population mondiale et au-delà semblait avoir un problème avec John. Cela dit, en la matière, Batman se posait là aussi. En fait, c’était étonnant qu’ils ne s’entendent pas un peu mieux. Elle esquissa enfin un sourire, calmée. Elle savait que Bruce changeait de sujet. Elle savait aussi que son bonheur à elle lui importait vraiment. « Ça va bien. Bien mieux qu’avant. Si tu veux tout savoir, on a décidé de se redonner une chance, et j’entends d’ici mon père hurler de rage depuis les enfers. » Inutile de dire que ce n’était pas parce que Giovanni Zatara était mort – à cause de John – qu’il avait cessé de détester ce dernier.

Elle se rapprocha de Bruce et posa les mains sur ses épaules, puis s’empara de son visage pour le fixer dans les yeux. « Garde ton secret. Je le garderai avec toi pendant une semaine. Mais dis-moi ce que tu comptes faire. En quoi est-ce que je peux t’aider. Ne te contente pas de juste me demander de me taire, d’accord ? » Sinon elle deviendrait cinglée. S’il voulait profiter de cette semaine pour aller bronzer à Aruba, à la limite, ça lui convenait, mais évidemment que non, il ne voulait pas aller bronzer, et encore moins à Aruba. Et puisqu’elle lui avait déjà concédé de taire son retour, elle pouvait l’aider en n’importe quoi d’autre, à présent. Elle avait consenti au pire, et il n’y avait rien qu’il puisse lui demander désormais qui serait au-dessus de ses forces. Parfois, elle se demandait comment il dormait la nuit, et puis elle songeait qu’elle connaissait la réponse : probablement très mal. Et pas beaucoup de toute façon.

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Bruce & Zee

Death is a delightful hiding place for weary men

L’intérêt général passait avant tout, et surtout avant leurs propres vies. Zee soupira en l’entendant dire ça. Voilà. Voilà, c’était ça le problème, leur problème à tous. C’était à cause de ça qu’ils enchaînaient les décisions difficiles, qu’ils se forçaient à faire des choix inhumains, qu’ils étaient blessaient et qu’ils blessaient leurs proches, qu’ils mouraient même parfois. Pour l’intérêt général. Pire que ça, parce qu’ils faisaient passer l’intérêt général avant leurs propres existences. Et c’était un problème. Comme les autres, Zee avait été élevée et avait vécu sous cette sévère épée de Damoclès : « Tu as des dons et tu n’as pas d’autres choix que de mettre ces dons au service des autres. Si tu utilises tes dons pour toi-même, tu déclencheras l’apocalypse. » C’étaient, peu ou prou, les mots de John Zatara, son cher père, qui à force de lui répéter ce mantra, avait fini par enraciner chez Zee la peur de ses propres pouvoirs. C’était en grande partie à cause de lui qu’elle ne se faisait pas confiance, et qu’elle n’exploitait pas ses dons au maximum également. Elle se mettait toujours des limites, mais c’était pour le mieux parce que si elle l’avait voulu elle était probablement capable de téléporter la planète entière quelque part ou encore de transformer la population mondiale dans son ensemble en grains de sable. Et elle ne voulait pas savoir si elle en était capable. Elle ne voulait pas devenir ce que son père craignait tant qu’elle devienne, elle le voyait dans ses yeux inquiets parfois. Ne deviens pas mauvaise. Ne deviens pas une menace pour les hommes. Ne m’oblige pas à te combattre. Et pourquoi n’était-elle pas devenue le pire ennemi de l’humanité ? Parce qu’elle avait toujours fait passer l’intérêt général avant sa propre vie, ses propres besoins, ses propres désirs. Dont sa vie amoureuse.

John, qui dont les pensées allaient dans le total opposé, avait fini par avoir raison de sa résistante, par lui arracher l’aveu qu’elle n’en pouvait plus, de toute cette pression, de cette exigence de perfection qui pesait sur elle, sur eux tous. Car que se passait-il quand ils cédaient aux sirènes de l’individualisme ? Des gens mouraient. Alors elle avait jusqu’au bout suivi ce précepte même que Bruce prônait en ce moment-même : faire passer l’humanité avant soi-même. Elle avait laissé John se sacrifier pour sauver l’humanité, et elle avait failli devenir folle, confrontée à cette double injonction – être heureuse/sauver les humains. Et quand elle avait fini par céder enfin et par prendre une décision pour elle-même, égoïste, mauvaise par nature, elle le savait bien, elle avait accepté l’inacceptable et failli permettre à un démon majeur de s’incarner sur Terre. Elle avait failli faire exactement ce que son père craignait qu’elle fasse : devenir la prochaine menace planétaire, coincée entre l’alien envahisseur du mardi et le robot exterminateur du jeudi. Donc, elle savait pourquoi Bruce disait une chose pareille, tout en rejetant fermement ce qui ressemblait plus à une prophétie autoréalisatrice qu’à une charte de bonne conduite du parfait petit héros. Lui y croyait à cent pour cent. Cela lui permettait sans doute d’échapper aux dilemmes douloureux auxquelles elle était sans cesse confrontée et lui n’hésitait jamais, contrairement à elle. Malgré tout, cela l’attristait, et elle ne pouvait pas être totalement d’accord avec lui. Par exemple, la situation actuelle, là, maintenant, tout de suite, aurait totalement dû exiger une exception de sa part. Que l’intérêt général aille se faire foutre, il aurait dû aller trouver sa famille. Mais même en ces instants, il n’était pas capable de voir les choses ainsi, et le cœur de Zee saignait pour lui. Elle n’avait pas raison, mais lui, il avait tort. Et elle aurait voulu le lui dire, se lancer dans un de ces débats stériles où elle l’agonisait d’arguments plein d’émotions et d’humanité auxquels il répondait par des frémissements de lèvres et des grondements quasi inaudibles puisque de toute façon, il ne se laisserait jamais convaincre. Au moins faisait-il l’effort de paraître content pour elle quand elle lui parla de John, et cela faillit la faire rire. Elle savait parfaitement ce qu’il pensait de l’exorciste, et il se montrait moins têtu que Giovanni, qui ne s’était pas gêné pour littéralement apparaître sous forme d’esprit il y a quelques semaines à San Francisco juste pour sermonner John encore une fois. Elle lui lança un regard malicieux. Cela l’aurait amusée de lui en dire plus, mais elle savait que Batman n’avait que faire des affaires de cœur, qu’il ne s’occupait même pas du sien, de cœur, et que ce n’était pas le moment.

Sa bouche s’arrondissait déjà quand Bruce prononça le nom de Fate, mais il avait anticipé ses protestations et sa précision cloua le bec de la magicienne. Ah, oui. Eux. Elle en avait entendu parler bien entendu, et à l’Oblivion Bar, tout le monde avait son avis sur le doppelganger d’un Fate qui, pour l’heure, était comme toujours très discret. Tout le monde se méfiait, mais personne n’avait rien à redire pour le moment sur ce personnage. Ce qui suffisait à alimenter la méfiance, évidemment. Dans le monde de la magie, personne ne croyait à l’arrivée d’un messie propre et lisse sauveur de l’humanité. C’était bon pour les Superman, Wonder Woman et autre héros de la Justice League, mais les êtres dotés de magie, quelle que soit sa nature, étaient des êtres souillés par nature. Elle écouta Bruce jusqu’au bout puis se mit à faire les cent pas à nouveau, pensive mais incapable de rester immobile comme lui. Elle comprenait son inquiétude, évidemment – surtout lui-même n’arrivait pas à avoir une vision claire de la situation. Mais, de manière tout aussi évidente, elle essayait de se mettre à la place de ces nouveaux venus sans qui ils ne seraient pas là pour en parler. Perdre son monde, c’était tout perdre. Puis arriver dans un autre, semblable, mais différent malgré tout, et surtout, qui ne serait jamais le sien… Elle en avait souvent parlé avec Kory, et même avec Superman. Elle pouvait comprendre que ces derniers orphelins en date ne se sentent pas à l’aise, se fassent discrets, restent repliés sur eux et se méfient de leur planète d’adoption. Après tout, si tout se passait mal, ils n’auraient nulle part où fuir. Mais elle ne voulait pas voir de la paranoïa dans les inquiétudes de Bruce – et pourtant, il était un brin parano. « Tu n’as pas chômé depuis ton retour. Te voilà déjà dans le rôle ingrat de celui qui ne fait confiance en personne, puisqu’il en faut bien un. » Bon, eh bien en l’occurrence, cela ne ferait aucun mal qu’elle se renseigne sur Fate 2. Cela lui semblait même être le minimum. « Tu réalises que si tu révélais au moins ton retour à Clark et à Diana, tu diviserais ton fardeau par trois ? » Il y avait presque de la supplication dans sa voix. Le poids du mensonge qu’il la forçait à endosser s’allégea un peu quand elle comprit ce qu’il attendait d’elle et qu’il n’aurait pas pu faire lui-même. Elle lui était presque reconnaissante d’avoir fait appel à elle pour alléger un peu le propre poids qu’il portait sur ses épaules. Malgré tout, c’était trop pour un seul homme. Elle lui adressa un petit sourire triste, parce qu’elle imaginait ce qu’il pensait. Il ne pouvait pas avoir totalement confiance en Clark et Diana non plus, dans cette situation. Parce que eux, peut-être, faisaient confiance en ces sauveurs venus d’ailleurs. C’était à lui d’endosser le rôle de sa type, et à elle aussi au passage. Oh, elle aurait dû l’agonir d’insultes ! Il était tellement… lui !

« Je ne veux pas croire que ces nouveaux venus soient une menace. Si tu étais à leur place, isolé dans un monde qui n’est pas le tien mais qui est désormais le seul où tu peux vivre, tu serais tout aussi suspect qu’eux, tu t’isolerais et tu fomenterais des plans absurdes. Peut-être que tu t’inquiètes parce qu’il te ressemble un peu trop. » Inutile de préciser de qui elle parlait. « Mais je vais enquêter sur Fate. C’est à nous de le faire, de toute façon. S’il se révèle être véritablement une menace, il n’y a que nous qui pourrons l’arrêter. » Chacun son truc. Quant à lui apprendre un sort… Elle retrouva un peu des couleurs à cette perspective. Il avait à peine exprimé ses exigences qu’elle savait en quoi elle pouvait l’aider. « J’ai bien une idée. Cela ne te permettra pas d’aller tourner autour de ce nouveau Fate, je te préviens tout de suite. Celui-là, tu me le laisses, c’est ma condition. Oh, j’en ai une autre, de condition : on ne fait pas ça ici. Je ne m’assiérai pas dans une crypte en plein nuit froide et humide pour t’apprendre un tour de magie. » Ce dont elle avait besoin, c’étaient de litres de café, d’une tapis épais et moelleux et de bougies et d’encens pour se réchauffer. « Je te connais, tu veux faire ça maintenant. Alors range tes bidules et allons chez moi, où personne ne te verra. Ça te laissera le temps de me parler plus en détail de tes conclusions provisoires sur nos nouveaux héros. » Parce que bien sûr, elle voulait tout savoir. Ah, ça aurait été si simple si ces nouveaux venus avaient été exactement ce qu’ils semblaient être et les avaient tous mis au chômage juste comme ça.

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Bruce & Zee

Death is a delightful hiding place for weary men

Spoiler:

Ainsi étaient les choses avec Bruce Wayne. Il vous arrachait ce qu’il voulait, et quant à vous, vous deviez vous contenter de ses promesses qui, Zee le savait, n’engageait réellement qu’elle. Ce n’était pas qu’il était un menteur, juste que son sens des priorités était différent de celui de quiconque et surtout du sien. Ils se connaissaient par cœur, et elle savait qu’il changerait de plan, ou d’avis, ou de ce qu’il voulait, s’il l’estimait nécessaire selon son propre code de conduite, si cela lui permettait d’atteindre son but. Et personne ne pourrait le détourner de ce but, un but qui pour le moment était invisible à Zatanna parce qu’elle ne voyait pas aussi loin que lui. Quant à lui, il avait qu’elle tiendrait sa promesse jusqu’au bout, quitte à aller à l’encontre de ses propres règles. Cela aurait pu paraître déséquilibré si elle ne se faisait pas confiance pour rattraper le coup à n’importe quel moment – et aussi parce qu’il était clair pour tous les deux que s’il se comportait comme un salaud, elle le lui ferait payer. Ce dont il ferait semblant de se ficher, même si ça le toucherait. Ce dont elle aurait conscience. Bref, une bonne dynamique qu’ils avaient là. En attendant, il lui fallait se contenter des grands mots de Batman – le monde était à nouveau en danger avec la venue des petits nouveaux, il en avait déjà décidé ainsi ou presque. Et, au fond, il fallait bien que l’un d’entre eux imagine le pire. Elle, en tout cas, elle ne le ferait pas, ce n’était pas son genre.

Et donc, ils étaient chez elle, le manoir de son père qu’elle avait mis des années à considérer comme le sien. Effectivement, on pouvait trouver des similitudes entre leurs demeures, mais il faut dire que tous les deux vivaient dans des manoirs typiquement gothamites, et anciens. Sauf que Bruce avait Alfred pour tenir la baraque à peu près debout, et elle, non. Mais elle avait la magie. Elle faisait régulièrement s’animer chiffons, serpillères et balais dans tout le manoir parce que ça l’aurait tuée de passer l’aspirateur elle-même alors qu’elle avait ce truc si pratique pour s’en occuper à sa place, non pas un Alfred mais la magie. C’était mal, son père l’aurait tuée pour ça et probablement qu’il bouillonnait depuis sa cage en enfer, mais tant pis. Elle ne faisait pas le ménage, elle ne cuisinait pas, elle ne repassait pas. Totalement pas bonne à marier. C’était pour ça que John l’aimait tant, elle en était sûre. Quoi qu’il en soit, même avec la magie, l’endroit restait vieillot, poussiéreux, rempli de bibelots, tableaux, tapis et autres tentures dépassés, les courants d’air étaient légion, ça grinçait et craquait de partout et il y avait des fuites ici ou là. Et aussi, il y avait des portes qu’il valait mieux ne pas ouvrir sous peine de tomber dans des dimensions de poche dont elle se servait pour garder les objets magiques de son père ou les siens – ou même ses lapins. Elle s’avança dans le grand salon, où trônait au centre une grande table basse en bois épais et des canapés autour, face à une énorme cheminée. « Ne m’en parle pas. Tu sais, c’était bien plus animé quand mes parents étaient en vie. » Et il voyait parfaitement de quoi elle parlait, parce tous les deux étaient deux orphelins de Gotham qui avait hérité de leurs parents la seule chose qu’il restait d’eux désormais.

D’un geste et d’un mot à l’envers, elle repoussa les canapés contre les armoires et les bibliothèques collées au mur, et envoya la table basse se ranger un peu plus loin. Ne restaient que les tapis épais. Elle alluma un feu dans la cheminée et fouilla un tiroir pour en extraire des bougies qui s’allumèrent toutes seules et vinrent planer au-dessus de leurs têtes sous le haut plafond. Elle ôta ses chaussures, attacha ses cheveux et observa son ami un moment, prenant de nouveau conscience, soudainement et étrangement, qu’il était bel et bien là, bel et bien en vie. Elle esquissa un rictus à sa dernière demande. « Ouais, c’est ça… Je vais te ménager comme tu m’as ménagée à l’entraînement. » Ah ça, elle en avait pris des coups alors qu’il lui donnait des leçons de la seule chose à laquelle elle était nulle : le combat au corps à corps. Son père lui avait toujours dit qu’elle devait apprendre à se battre comme n’importe quel humain au cas où sa magie lui serait inutile, ce dont elle s’était toujours un peu fichue, mais heureusement, Bruce, et Dick, et même Damian, avaient toujours été des instructeurs intransigeants. Elle en avait voulu à Bruce plus d’une fois mais bien sûr, le futur lui avait prouvé plus d’une fois qu’il avait eu raison – et savoir se battre, même un peu, lui avait plus d’une fois sauvé la vie. Elle lui prit les poignets doucement. « On va commencer par un peu de méditation. Je sais que tu sais faire ça. » Sauf que ça nécessitait de se détendre, de baisser la garder et, ensuite, au niveau où elle souhaitait l’emmener, de laisser tomber ses barrières psychiques. Elle lui malaxa doucement les poignets, sa voix se faisant plus profonde, saupoudrée d’un peu de magie psychique. « Détends-toi et n’écoute que ma voix… Ferme les yeux et inspire, puis expire… Ne pense qu’au son de ma voix… Laisse tes muscles se détendre petit à petit… Tes mains, tes bras, ta nuque, tes épaules, ton dos, jusque tes jambes, jusqu’à la plante de tes pieds sur le tapis… Il n’y a plus que toi et moi ici, plus que nos deux esprits… » Bon, c’était un petit mensonge vu qu’un esprit venait de passer la tête à travers un mur pour voir de quoi il s’agissait. Zee essaya de le chasser d’un froncement de sourcils, mais l’esprit, celui d’une femme de chambre ayant vécu dans le manoir deux siècles plus tôt, l’ignora pour venir tourner autour de Bruce avec curiosité.

Zee se reconcentra sur Bruce. Elle lui avait lâché les poignets et l’observait, comptait chaque inspiration et chaque expiration, vérifiait qu’aucun mouvement n’agitait ses paupières closes, qu’aucune tension n’étirait ses lèvres. Le truc avec ce genre d’exercice, c’est que ce n’était pas anodin, au niveau où ils le pratiquaient. Bruce allait se retrouver seul avec lui-même, et c’était le meilleur moment pour toutes ses pensées négatives, ses souvenirs traumatisants, pour ressurgir et tenter de prendre le dessus. Oh, elle savait qu’il avait une volonté de faire. Mais elle savait aussi qu’il y avait des choses dont il ne se remettrait jamais – et d’autres beaucoup plus récentes qu’il avait vécues et dont il ne voulait pas parler. Il était facile de perdre son esprit dans ce genre de pensées. Et elle se doutait qu’il détesterait ça. Et encore, il y avait autre chose qu’il n’apprécierait pas, mais ce n’était pas drôle, parfois, d’être un élève. Elle ferma les yeux à son tour et tomba en transe en quelques secondes. Son esprit approcha celui de Bruce, le frôla sans le forcer, une présence qu’il sentirait probablement, et elle-même le sentirait froncer psychiquement les sourcils mais tant pis. Il savait qu’elle n’allait pas s’incruster de force dans son esprit – la dernière personne à qui elle avait fait ça était désormais un légume et elle ne se pardonnerait jamais cet épisode-là, alors que c’était quelqu’un qu’elle haïssait. Elle s’empara psychiquement des mains de Bruce et l’attira à elle, dans son monde intérieur à elle, avant d’ouvrir les yeux à nouveau. « Quelles que soient les pensées qui t’assaillent, murmura-t-elle, quels que soient les souvenirs qui tentent de te renverser comme une vague, ne leur résiste pas. Laisse-les s’abattre sur toi, laisse-les passer à travers toi. Ils font partie de toi. Tu ne serais pas toi-même sans eux, alors laisse-les venir, et laisse-les repartir. Quand tu seras prêt, ouvre les yeux. » Quand il le ferait, il se rendrait compte qu’ils planaient tous les deux dans un paysage gris et monotone, où ciel et terre se confondaient, loin, très loin de leurs corps restés dans le salon de son manoir. Elle ne pouvait pas lui apprendre à jeter des boules de feu ou à arrêter le temps, mais avec la force de son esprit, avec la détermination sans faille qui l’animait, il y avait d’autres trucs, psychiques, qu’il pouvait apprendre. Mais d’abord, il lui fallait franchir cette première étape, difficile, douloureuse peut-être. Il lui fallait s’arracher à cet état transitionnel, à lui-même, en quelque sorte, et à toutes les faiblesses qu’il cachait au monde, et la rejoindre là où elle l’attendait. « Ouvre les yeux, Bruce. » Elle avait qu’il en était capable.

Codage par Libella sur Graphiorum