uncharted lands | zatanna (flashback, égypte ancienne)

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Thèbes était, à tout égard, le joyau du royaume d’Egypte. Une cité colossale et magnifique, à l’image des envies de grandeur de son pharaon dont l’âge avancé n’avait pourtant pas entamé les aspirations de gloire pour la postérité. Le palais de Ramsès II était une véritable fourmilière bardée de mille couleurs à la gloire de son empire et de son pharaon, un temple en l’honneur du dieu humain qui menait son pays et son peuple d’une main de fer et dont la légende s’inscrivait dans le sable les pierres des nécropoles qui émerveilleraient encore les fils des hommes des millénaires durant. L’Egypte de Ramsès avait quelque chose d’éternel et d’immuable, une promesse pour les générations à venir. Sous l’œil favorable des dieux qui veillent, Thèbes regarde le soleil se coucher à l’horizon, embraser le désert sans fin d’un feu réconfortant, Râ saluant le monde des hommes avant de tirer sa révérence pour la nuit. Une nouvelle journée qui tire doucement vers sa fin sur un royaume prospère et en paix. Une prospérité et paix tellement fragiles, pour peu qu’on prenne la peine d’ouvrir les yeux. Les yeux, Teth-Adam les avait ouverts, enfin. Trop tard.  L’horreur d’une invasion qu’il n’avait pas eue le temps d’arrêter, tout élu des dieux qu’il était, un peuple massacré, une famille arrachée à ses bras. Alors qu’il contemple la belle Thèbes en contrebas, sa silhouette flottant bien au-dessus de la ville en paix, il peine à croire encore à l’impensable, lui qui quelques semaines plus tôt à peine parcourait encore les ruines fumantes et sanguinolentes du Kahndaq à la recherche de sa femme et de ses fils. Pourtant, la douleur est là, dévorante au creux de ce qui lui reste de cœur dans les lambeaux de son âme, que même les dieux qui murmurent à son oreille ne parviennent pas à apaiser.

Alors Teth-Adam pense à autre chose, se concentre sur sa promesse, lié à son pharaon par un serment qui dépasse l’homme sous le héros créé par le sorcier Shazam. Un sacrifice de plus, pour préserver un autre peuple, pour éviter que l’Histoire ne se répète aussi vite. Heureusement, il y a toujours tant à faire, même dans un royaume aussi sécurisé que l’Egypte, et en ce début de soirée, c’est dans le quartier des artisans de Thèbes que le devoir l’appelle. Le signalement d’une présence inhabituelle avait mis la puce à l’oreille de Nabu, et Teth-Adam s’était naturellement porté volontaire, lui le protecteur, Nabu le sage supposé rester en retrait dans sa tour de sagesse. Teth-Adam traverse rapidement la ville en volant et se pose sans remous sur la place principale du quartier : les quelques commerçants finissant de plier boutique le reconnaissent aussitôt, leur protecteur vêtu de son chendjit de lin noir, le sceau en forme d’éclair du sorcier ornant son torse sous la forme d’une parure d’or. Aussitôt on l’approche, on lui indique une maison en murmurant des paroles perplexes ou angoissées, inutilement : il avait ressenti la magie qui s’en dégageait avant même de poser le pied sur la terre battue. Une femme, avait-on rapporté au palais, une étrangère surgie du désert sans que personne n’arrive à déterminer d’où elle était venue, qui parlait une langue inconnue dans ces parts d’Orient, qu’une famille avait eu la bonté d’accueillir sous son toit malgré la méfiance compréhensible des voisins. En quelques mots, Teth-Adam rassure les braves gens venus l’avertir. Puis il s’avance et fend la foule qui commence à s’amasser en réponse à sa venue, et le héros d’Egypte pousse la porte de l’humble demeure hébergeant ce nouveau mystère qui avait même réussi à attirer l’attention de ce rêveur de Nabu.

La magie qui se dégage d’elle lui est familière en nature, mais ce visage lui est parfaitement inconnu. Assise près d’une table basse, elle est sans doute la femme la plus pâle qu’il lui ait jamais été donné de voir, et ses yeux d’une clarté éblouissante lui rappellent les iris si particuliers des Libyens éparpillés un peu partout sur le nord du continent. Pourtant, quelque chose lui dit qu’elle vient de plus loin encore, au-delà des mers du nord, bien au-delà du désert et des montagnes. Au-delà même du temps, peut-être. Teth-Adam détaille l’étrangère, curieux, et s’approche à pas lents sous le regard attentif des propriétaires des lieux, la matriarche de la famille tapotant gentiment la main de la jeune femme comme pour la rassurer. « Elle ne comprend pas notre langue, Teth-Adam. Nous avons essayé de savoir qui elle était, d’où elle venait, mais elle a l’air aussi perdue que si elle était tombée du ciel. » explique le patriarche avec un haussement d’épaules impuissant. Teth-Adam ne quitte pas la jeune femme des yeux, et s’adresse directement à elle. « C’est vrai ? Tu ne comprends pas ce que nous te disons ? » demande-t-il en s’agenouillant auprès d’elle. A l’expression sur son visage, il comprend qu’il ne s’agit ni de ruse ni de duperie. Mais cette magie qui se dégage d’elle – qui est-elle donc ? Le champion comprend mieux pour Nabu s’était pris d’un intérêt tout particulier pour cette étrangère sans même l’avoir rencontrée. Il devait avoir senti sa signature à des lieues, bien avant que lui-même n’en ait conscience. Doucement, sans geste brusque, il lève les deux mains en signe d’apaisement. « Je sais comment remédier à ce problème. Laisse-moi t’aider. »

Attentif au moindre geste suspect, Teth-Adam avance doucement les mains vers elle, pose le bout de ses doigts sur ses tempes, se concentre, et murmure quelques mots soufflés par ses dieux de la magie et de la sagesse. Un transfert magique et instantané de certaines connaissances, le déverrouillage d’une barrière entre eux – entre elle et le peuple qui l’entourait à cet instant précis. Si son ignorance de l’égyptien était vraiment le problème, il n’a maintenant plus lieu d’être. Il retire ses mains et s’adresse à nouveau à elle, lentement, prudemment. « Tu es confuse, mais je peux t’assurer que tu n’as rien à craindre de moi ou de ces gens. » D’un seul coup, il voit dans son regard qui s’illumine qu’elle comprend tout à fait ce qu’il lui dit. Un léger sourire se dessine au coin de ses lèvres. Voilà qui leur faciliterait infiniment la tâche à tous les deux. « Mon nom est Teth-Adam. Je suis le protecteur de ce royaume. Peux-tu me dire qui tu es, et d’où tu viens, étrangère ? »

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Le cuir et le désert : pas une bonne idée. C’était sur cette pensée qui tournait en boucle dans son esprit qu’elle avait tenu les premiers jours, avec des variantes diverses du genre « ça s’infiltre partout, c’est fou » et « ça colle tellement, jamais je n’arriverai à enlever ce futal ». Mais c’était toujours mieux que de se laisser aller au désespoir qui l’étreignait en permanence. Quelle conne elle avait été ! Voilà une pensée qui n’était pas nouvelle non plus, mais qui remontait à plus longtemps, déjà. Quelle conne elle avait été de croire qu’elle pouvait faire une chose pareille. Oh ça, pour le faire, elle l’avait fait. Elle y avait mis toute sa puissance, à en faire trembler les murs du manoir de Gotham, à en faire exploser les vitres et à en faire bouler les meubles et même ainsi, elle ne s’était pas arrêtée, elle était allée jusqu’au bout, même quand elle avait vu le portrait de son père accroché de manière flippante au-dessus de la cheminée avait valdingué sur le tapis. Elle ne voulait pas s’arrêter. Elle voulait y arriver, et elle voulait y aller, en Égypte antique. Parce qu’elle voulait aider Fate. Et aussi, et surtout, elle voulait partir, s’en aller, disparaître là où personne ne pourrait la trouver, loin de Gotham, de ce manoir vide et glacial où apparaissait la nuit le fantôme de Zatara ; de ces coins de rues et de ces bars où elle croyait voir du coin de l’œil un couple jeune et stupide, elle le bras glissé dans son dos sous son odieux trenchcoat et lui la clope au bec ; de cette tombe vide à côté d’un autre tombe vide et où son nom était gravé deux fois ; et de n’importe qui ici qui voulait la voir, lui parler, sauf qu’il n’y avait pas grand-monde, alors ! Alors elle s’était dit que l’Égypte antique, finalement, ce n’était pas une mauvaise idée. Parce quand elle était allée rendre visite à Fate dans sa garçonnière dimensionnelle où elle se rendait toujours quand elle avait besoin de s’isoler, elle l’avait trouvé dans un sale état, en train de lutter contre quelque chose qui semblait le dévorer de l’intérieur.

Tout irait bien, qu’il avait dit. Nabu s’agitait un peu, mais tout irait bien. Elle avait demandé si elle pouvait aider. Elle avait envie d’aider, elle en avait besoin. Et il avait dit que non, que même lui ne savait pas encore comment régler son problème. Et que tout irait bien. Un peu que tout irait bien, avait rétorqué une jeune Zee à part elle. Alors, voilà. Cuir dans le désert. Sable qui s’infiltrait partout, lumière aveuglante, chaleur à s’étouffer. Juste un aller-retour. Elle y allait, elle se renseignait sur Nabu, et elle revenait. Mais qu’est-ce qu’elle avait cru ? Rien qu’en se crashant au pied d’une dune dans un désert sans limite, elle avait senti que quelque chose n’allait pas. Elle avait eu des fourmis dans les bras et les jambes et elle avait eu l’impression que son sang bouillait. Elle avait frotté son tatouage en vain. Elle avait fait apparaître des lunettes de soleil et sorti son téléphone portable dans un réflexe de millenial stupide, et ensuite, elle s’était qu’elle avait eu tort, et elle avait essayé de repartir, et c’était là que la vaste blague « Zatanna Zatara perdue dans le désert » avait commencé. Elle s’y voyait, depuis. Ne plus jamais pouvoir repartir. Faire sa vie ici, se trouver un Égyptien pas trop pauvre pour faire sa vie avec, avoir des enfants et essayer de faire passer un message qui serait capable de traverser les siècles jusqu’au vingt et unième siècle, mais… Comme elle avait pas mal déliré en marchant sous un soleil de plomb, elle avait eu le temps d’y penser. À part graver sa gueule sur les murs du tombeau de Ramsès II et mieux encore, se faire embaumer à ses côtés avec son smartphone à la main, elle ne voyait pas comment se rappeler au bon souvenir de ses contemporains. Une caravane de marchands avait fini par la ramasser en passant, et alors qu’elle les écoutait parler, elle avait cru entendre justement le nom de Ramsès. Mais peut-être aussi que c’était la fièvre qui la faisait délirer.

Les gens étaient gentils. Méfiants, surtout à cause de son apparence, mais pas un ne lui avait jeté une pierre ou menacé de la brûler sur un bûcher. Elle ne comprenait rien à ce qu’ils racontaient et avait abandonné l’idée de se faire comprendre, et quand elle tentait de capter leur regard pour essayer de communiquer de manière plus intuitive, ils détournaient les yeux, comme incapables de supporter la couleur des siens. Les marchands l’avaient laissée dans une ruelle, dans une ville, une vielle superbe en toute objectivité, même si elle n’avait aucune idée d’où elle était. Elle s’était cachée dans une impasse pour changer ses vêtements, à l’identique de ce qu’elle avait vu sur d’autres femmes, couvrant ses cheveux d’un tissu. Elle n’avait pas assez de réserves de magie pour des tours censés fonctionner sur la durée, alors elle ne put changer la couleur de sa peau ou de ses yeux. Elle avait bu de l’eau à une fontaine, avait joué avec enfants, avait volé des fruits sur un étal, et avait passé beaucoup de temps à s’apitoyer sur son sort. Elle avait fait apparaître des robots géants en sable pour les faire se combattre devant une bande d’enfants des rues en se disant que ça ne pouvait pas faire de mal, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que des adultes la regardaient faire également. La troisième nuit, alors qu’elle tentait de dormir roulée en boule sur le pas de la porte d’une boutique fermée, deux hommes avaient tenté de l’agresser, mais elle s’était défendue à mains nues, et elle avait bien assez de colère en elle pour s’en sortir avec brio. Après ça, elle avait décidé de dormir le jour, dans des endroits publics, comme les places où se tenaient des genres de marché, sauf que les gens écoutaient les harangues de genre de prêtres, tous tournés dans une même direction, et au loin, elle voyait bien que des bâtiments magnifiques surplombaient la ville. Elle avait soigné la plaie purulente d’une vieille femme à la rue, comme elle. Puis un des gamins qu’elle croisait souvent était revenu la voir en tirant par la main une femme qui pouvait être sa mère.

Et c’est comme ça que Zee s’était fait adopter, la veille, par une famille modeste d’Égyptiens morts depuis des milliers d’années. Elle en avait pleuré, de soulagement et de désespoir, et avait ri à travers ses larmes tellement cette situation était absurde. Le soir même, allongée sur une paillasse avec trois petits enfants blottis contre elle, elle avait essayé d’en appeler à sa magie, mais seules quelques étincelles jaillissaient en elle, pas de quoi voyager dans le temps. Et à présent, assise à une table basse, elle attendait, du moins il lui semblait que c’était cela, que la maîtresse de maison lui apporte à boire. Elle voyait des visages se presser aux ouvertures qui servaient de fenêtres et essayait de les ignorer dignement en se demandant ce qu’aurait pensé son pauvre père de tout ça. S’il avait été dans sa tombe, il s’y serait retourné. Elle songea fugacement à John et à comment il aurait ri comme une baleine, mais cette pensée ne la fit même pas sourire – il n’avait plus ce pouvoir. Et puis soudain, la porte de la maison s’ouvrit et il lui sembla qu’on cachait la lumière du soleil alors qu’un colosse pénétrait dans la pièce. Elle se raidit d’abord, en voyant comment les gens dehors s’était éparpillés et comment la femme dans la maison semblait vénérer l’inconnu. Quelqu’un qui avait du pouvoir ici. Un personnage important. Et surtout, un magicien. Il se dégageait de lui une énergie quasi électrique, brûlante, remuante, chatoyante, solaire, elle n’aurait pas su la qualifier d’un seul adjectif. Elle le regarda qui le regardait et il s’approcha en lui parlant. Elle préféra ne pas réagir plutôt que hocher ou secouer la tête et envoyer le mauvais message, les poings serrés, le peu de magie qu’elle avait encore entièrement concentrée en un seul point en elle. Elle était prête à défendre chèrement sa peau. Mais l’homme se pencha lentement, approcha les mains de son visage, il y avait une telle honnêteté dans son regard qui ne se détournait pas du sien, et une telle douceur dans ses gestes malgré sa carrure, qu’elle le laissa faire, quoiqu’il essayait de faire. Qu’avait-elle à perdre, de toute façon ?

Elle sentit une étrange sensation envahir ses tempes – sentit la magie ! Et quand il reprit la parole, elle le comprit. Entendit même les trois enfants de la maison, dans l’autre pièce, se disputer pour une bête histoire de jouet en bois. Cela, et les paroles que prononça ensuite le sorcier, faillirent avoir raison de sa résistance et elle vacilla un instant. Ne pleure pas, idiote ! Zatana Zatara, la reine des premières impressions. « Merci. Merci, Teth-Adam. » Elle dut se racler la gorge, se rendant compte qu’elle avait cessé de parler depuis plusieurs jours déjà tant cela s’était montré inutile. « Je m’appelle Zatanna Zatara. » Elle avait bien assez souvent vu Retour vers le futur pour savoir qu’elle aurait mieux fait de mentir sur toute la ligne, juste au cas où elle effaçait sa propre existence en disant une bêtise, mais elle sentait qu’elle ne pourrait pas raconter de bobards à ce type-là. Quelque chose dans son regard lui rappelait Fate. Quelque chose de sage et d’ancien. Un regard qui avait tout vu ou trop vu. Cela pouvait vouloir dire beaucoup de choses et elle se secoua. « Je viens de très loin au-delà du désert et des mers après lui. Je me suis perdue. J’ai juste besoin d’un peu de repos avant de reprendre mon voyage. » Non, vraiment, elle ne voyait pas comment lui expliquer qu’elle venait du futur. Le futur seulement, c’était une notion tellement récente… Mais peut-être qu’ici, lui plus que quiconque pouvait comprendre. « Pouvez-vous me dire si nous sommes bien à Thèbes ? Je me suis perdue dans le désert, mais je souhaitais venir à Thèbes. Je cherche Nabu. » Voyager dans le temps, c’était aussi voyager dans l’espace – les lois de l’Univers. Et elle n’avait pas pu vérifier si elle était arrivée au bon endroit au bon moment.  

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Que signifiait cette rencontre ? D’habitude, Teth-Adam n’avait pas besoin de s’interroger bien longtemps que le sujet – Zehuti, son dieu au long bec et à la sagesse infinie, savait toujours le guider dans ses moments de doutes et de questionnements. Mais pour une fois, le héros sent que le dieu reste silencieux, comme si lui aussi, s’interrogeait encore, curieux, prudent, intéressé. Il ne lui recommandait ni méfiance ni hostilité. Teth-Adam croit même percevoir une forme d’excitation polie, comme si c’était la première fois en plusieurs siècles que Zehuti rencontrait une question à laquelle il n’avait pas de réponse immédiate. Un défi bienvenu dans une éternité divine. Une curiosité trop rare pour qu’il la laisse filer entre ses doigts, et Teth-Adam, en champion serviable de son panthéon, observe de toute son attention alors que la jeune femme reprend enfin pied dans ce monde qui lui semble complètement étranger. Ce n’est pas que l’impression qu’elle donne, à le regarder lui comme une entité venue d’ailleurs, ou leur environnement comme si elle découvrait une civilisation perdue, c’est quelque chose dans son aura, comme un résidu de poussière à l’énergie irrévocablement singulière. Hors du monde, hors du temps – hors du sien, en tout cas.

Mais elle s’ancre là, peu à peu, dans cette humble demeure de Thèbes, alors que le sortilège fait effet et qu’ils s’accordent enfin sur la même fréquence. Au son de sa voix, il devine qu’elle n’a pas dû parler depuis longtemps – ou qu’elle s’étrangle d’émotion, peut-être de soulagement de pouvoir enfin se faire comprendre dans ce pays qui n’est vraisemblablement pas le sien et dans cette culture dont elle ignore peut-être tout. Coincée dans une prison dont elle n’avait pas la clé. Depuis combien de temps errait-elle dans Thèbes, perdue, sans but ? Nabu l’avait-il remarquée dès son arrivée ? Les questions s’alignent dans l’esprit du champion, mais il décide, patient, de lui laisser le temps de se remettre de sa surprise et de ses émotions. La fatigue, également, se lit sur ses traits pâles. Quelque chose en elle lui évoque des contrées froides, battues par le vent et la pluie, complètement étrangères au désert et aux oasis de l’Egypte. Depuis combien de temps se battait-elle pour survivre chaque jour en comptant sur sa débrouillardise, et la bonté de gens tels que ceux qui à cet instant observent leur échange d’un œil soucieux et intrigué ? Enfin, elle parle – le remercie dans sa langue sans l’ombre d’une difficulté, et Teth-Adam lui retourne un sourire encourageant. Zatanna Zatara. Un nom curieux, complètement étranger à ses oreilles. Et les voilà tous les deux qui se dévisagent, se sondent mutuellement du regard sans la moindre gêne, respectueusement, deux êtres qui se devinent taillés dans un matériau similaire sans être capable d’en définir exactement la nature. Il perçoit sa magie, et n’a aucun doute qu’elle perçoit la sienne, celle d’Aton, qui électrifie l’air partout où il passe. La magie imbibait l’Egypte comme une éponge, sans complexe, sans fard, irriguait la terre, les eaux et l’air sous l’égide de leurs dieux bienveillants, mais cette magie ? Elle était différente de tout ce que Teth-Adam avait jamais pu rencontrer en plus de sept décennies sur cette Terre.

Sa confession allume une étincelle de réflexion dans les yeux sombres du champion, qui hoche lentement la tête. Elle avait l’air de quelqu’un qui a si bien dévié de son chemin qu’elle en a complètement perdu le sens de son compas. Où cherchait-elle à aller exactement ? Comment avait-elle dérivé aussi loin de chez elle, aussi loin de sa voie ? Il la regarde, décide qu’elle doit avoir à peine plus de vingt ans ; une enfant, comparée aux êtres qu’il avait l’habitude de fréquenter dont l’énergie lui faisait penser à la sienne. Quel pèlerinage pouvait bien l’amener sur ces terres ? « Tu as de la chance. Les voyageurs sont généralement bien accueillis chez nos concitoyens. » Ses yeux se portent sur la famille qui écoute attentivement – la matriarche pose une main sur son cœur et s’incline légèrement, avec un sourire, vers Zatanna. Et Teth-Adam est à deux doigts de décider que tout va bien, et qu’il n’a peut-être pas besoin d’intervenir, finalement, quand leur visiteuse pose les bonnes questions, et révèle enfin la raison de sa venue. Son intérêt piqué, Teth-Adam braque à nouveau son regard sur elle, plus inquisiteur. Nabu. Tout ceci n’avait donc effectivement rien d’un hasard ni d’une coïncidence. Oh Nabu, vieux sage plein de secrets, que mijotes-tu encore, cette fois ? Cette question, il la pose presque à voix haute, la chuchote presque dans sa barbe inexistante, et à place secoue imperceptiblement la tête avec l’ombre d’un sourire impatient au coin des lèvres. Il aimait ménager son effet, le vieux conseiller de Ramsès, son vieil ami à lui. Comme si, pour peupler son éternité, il se plaisait à la saupoudrer de surprises pour les autres.

Teth-Adam se redresse, et tend la main à Zatanna pour l’aider à se relever. « Si tu souhaitais venir à Thèbes, tu n’es pas si perdue que tu le penses, Zatanna Zatara. Tu l’as trouvée. » D’un geste de la main, il l’invite à le suivre, et repasse le pas de la porte. Le couchant embrase le ciel et jette une lumière carmine, chaleureuse sur les ruelles de terre battue et de sable – quelques rues plus loin se dessinent l’ombre des palmiers et les bordures du Nil. La capitale royale dans son écrin de sable et de roche, accueillante et prospère, veille sur le reste du royaume comme une mère bienveillante et nourricière. Teth-Adam joint les mains dans son dos, laisse à Zatanna le temps d’absorber l’information, puis se retourne vers elle et ajoute en mesurant ses paroles : « Quant à Nabu, je ne saurais dire encore si c’est toi qui l’a trouvé, ou l’inverse. Ces choses sont parfois difficiles à déterminer avec lui. Il peut se montrer… facétieux, quand il le souhaite. » Et souvent bien sûr de lui. Mais ça, ce serait une déclaration que le champion garderait soigneusement pour lui, pour le moment. « Je ne me suis donc pas trompé en te supposant toi aussi dotée d’une certaine magie. Même les dieux restent perplexes face à ton aura. Tu es une découverte à toi toute seule, pour nous comme pour eux – en un sens, tu pourrais en être fière. » Le haut-prêtre d’Aton guide l’énigmatique visiteuse à travers quelques rues et tous deux débouchent sur les rives du Nil – moins peuplées à cette heure, l’air moins lourd de la chaleur de la journée, de longs bateaux filant tranquillement sur les eaux calmes du fleuve. Il attend qu’elle le rejoigne, puis tend le bras pour lui désigner, au loin, la silhouette imposante d’un palais massif trônant en maître sur la ville. Le palais de Ramsès II, oasis au milieu de l’oasis, paradis terrestre pour le pharaon et sa cour. « Voilà où tu trouveras Nabu. Un de mes plus vieux amis, et l’un des conseillers les plus hauts placés de notre pharaon. Tu peux bien entendu te présenter au palais et essayer de passer la garde royale, mais les braves hommes ont des consignes très strictes en ce qui concerne les allées et venues au palais. » Il sourit, il taquine, bien entendu, et laisse retomber son bras pour joindre à nouveau les mains dans son dos, dans une attitude droite et martiale qui lui est coutumière. Si Zatanna avait imaginé que trouver Thèbes serait suffisant pour trouver Nabu, elle n’avait pas eu tout à fait tort, mais elle avait peut-être fait preuve d’un peu d’optimisme. Teth-Adam l’observe, alors qu’elle débat avec elle-même, puis décide de couper court à ses tourments. La pauvre jeune femme a l’air d’en avoir suffisamment enduré comme ça depuis qu’elle s’était ‘perdue’. « Heureusement pour toi, il a l’air de beaucoup tenir à te rencontrer. Il m’a envoyé te trouver – je suis sûr qu’il ne s’opposera pas à ce que je t’introduise au palais. Et nous y serons plus vite en volant. » conclut-il en lui tendant la main.

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Sa peau la picotait depuis que Teth-Adam était entré dans la pièce et elle avait du mal à ne pas se concentrer que sur ça. Il lui semblait qu’elle n’avait pas été confrontée à autant de magie depuis des années. Nerveuse, elle avait coincé ses mains entre ses cuisses, effleurant doucement sa brûlure fraîchement guérie, et se rassurant un peu en voyant les regards confiants que la famille qui l’avait accueillie posait sur l’homme imposant. Ces gens lui avaient ouvert leur porte, l’avait laissée entrer dans leur foyer, elle, une inconnue bizarre qui ne parlait pas leur langue, quelque chose qui ne serait jamais arrivé à son époque. Ils ne pouvaient pas être mauvais. Et un homme mauvais n’aurait pas pu s’attirer un tel respect de leur part. Cependant, comprendre les paroles de ceux qui l’entouraient fit tout de suite beaucoup pour apaiser son malaise – et le fait que manifestement, elle aussi se faisait comprendre, désormais. Elle sourit à la mère qui se tenait en retrait et, pour faire écho aux paroles de Teth-Adam, articula des remerciements à son intention. Oui, les gens ici étaient bons. Ou bien simplement pas encore blasés ou échaudés par la vie. Peut-être qu’un jour ils accueilleraient un serpent en leur sein et alors, plus jamais ils n’ouvriraient leur porte à qui que ce soit… Et elle s’en voulut aussitôt d’avoir de telles pensées, si contemporaines de son époque, si calquées sur sa propre expérience, sa propre existence qui ici et aujourd’hui passait pour ridiculement petite et étriquée… Mais un frisson la parcourut malgré tout et elle espéra simplement qu’il ne s’agissait pas là d’un mauvais augure. Encore qu’aux dernières nouvelles, la prescience ne faisait pas partie de ses dons, Zeus merci. Et finalement, elle n’était pas si mauvaise que ça. Apparemment, elle était bel et bien à Thèbes. Elle en fut un peu frustrée à l’idée de tous ces jours qu’elle avait perdus, avant de se rappeler que de toute façon elle ne pouvait pas rentrer à son époque – ce n’était pas faute d’essayer, tous les jours.

Elle saisit la main que Teth-Adam lui tendait, partagée entre la perplexité face à un comportement aussi chevaleresque, qu’une jeune femme de vingt-trois ans avait rarement l’occasion de voir dans sa vie, du moins à son époque, et l’amusement. On était loin, très loin des hommes qu’elle avait pu croiser dans sa vie – à part peut-être son père. Son père s’effaçait toujours devant les portes pour laisser passer les gens, hommes ou femmes. Un stupide détail qui lui revint, balayé heureusement par la vue qui l’attend dehors, alors qu’elle suivait son imposant bienfaiteur. La lumière rasante faisait éclater les murs de la cité de couleurs chaudes et profondes, et elle suivit des yeux la direction que lui montrait Teth-Adam, électrisée une nouvelle fois par ses paroles : Nabu ! Il connaissait Nabu ! Pour elle, tout était réglé, ça y était. « Facétieux » n’était pas le mot qu’elle aurait employé cependant, car le Nabu qu’elle connaissait, et encore, le terme était trop fort, était plus incompréhensible que facétieux, à ses yeux. Et Teth-Adam en parlait comme d’un vieux pote… Elle lui lança un regard en coin, dévorée par la curiosité. Qui était-il ? Un magicien ? Un dieu ? Un être surnaturel, ou supérieur ? Il n’y avait pas de raisons que les héros n’existent que de son temps. Mais bien vite, elle put éliminer une option : il n’était pas un dieu. Bon, ça la rassurait un peu. Encore qu’il venait d’avouer que Nabu et lui étaient de vieux amis. Mais ils n’avaient rien à voir, en tout cas Teth-Adam s’exprimait en termes clairs… Mais elle oubliait qu’elle se trouvait à leur époque et non eux à la sienne. Peut-être qu’à vivre trop longtemps, Nabu pédalait un peu dans la semoule. Dansant d’un pied sur l’autre, elle cherchait une solution. « Merci pour votre aide. J’irai au palais, je demanderai audience, je ferai tout dans les règles, tout ce qu’il faudra pour le rencontrer… » Elle s’entendait parler, la voix un peu aiguë, comme une gamine, l’urgence de celle qui n’avait pas de plan…

Trop effrayée pour penser à l’après, à l’après rencontre, quand il serait temps pour elle de rentrer mais qu’elle ne pourrait pas. Nabu saurait-il la renvoyer dans son temps ? Elle n’y croyait pas une seconde. Sa vie se déroulait sous ses pieds, ici. Aller en arrière, c’était plus facile qu’aller en avant, surtout si cet avant n’existait pas encore pour lui. Puis Teth-Adam reprit la parole, sa voix chaude compensant son allure stricte. On dirait un soldat. Ou un général, plutôt. S’il était copain avec Nabu et allait et venait à sa guise au palais, il devait être quelqu’un d’important, et soudain une pensée la traversa, qu’elle ne put bien évidemment pas retenir de fuser : « Ce n’est pas vous, tout de même, le pharaon, hein ? » Il avait dit « notre pharaon » mais c’était un trope classique de série télé. Elle regarda la main qu’il lui tendait. En volant. Donc il volait, tranquille, au-dessus de Thèbes, sans que cela ne choque personne, a priori. Ils n’avaient pas parlé de ça dans La Momie. Ni même dans les livres d’histoire. Livres qu’elle n’avait que peu consultés avant de venir, évidemment – le regret personnifié. Enfin, c’était une terre de dieux, de dieux réels, bien vivants, qui marchaient parmi les hommes, alors pourquoi s’étonner… Elle n’était pas si pressée que cela, de toute façon. Au rythme où sa magie se débattait dans son sang, elle sentait qu’elle allait rester là un bon moment. Ses pieds décollèrent du sol et elle s’envola doucement au-dessus des toits et de Teth. Elle vit des gens lever les yeux vers elle, l’air émerveillé, mais pas choqué ou effrayé. C’était tellement étrange. Et tellement apaisant, aussi. Cet endroit était magnifique, à plus d’un titre.

Et voilà donc qu’ils volaient au-dessus des toits plats. Enfin, « voler », c’était un bien grand mot pour la performance qu’elle lui sortait en cette seconde. Elle avait l’impression de peser cinq cent kilos, ou d’essayer de conduire bourrée. Son allure : neurasthénique. Son style : la feuille morte dans le vent. Elle sentait bien qu’elle les ralentissait un brin. « Je suis désolée. Normalement, je suis meilleure que ça, mais j’ai utilisé beaucoup de magie pour venir ici depuis chez moi et depuis mon arrivée, je ne suis plus au meilleur de ma forme. Alors, euh… » Puisqu’il lui avait tendu la main tout à l’heure, elle décida de s’en saisir maintenant. Zatanna Zatara, la remorque. « Pouvez-vous m’expliquer qui vous êtes ? Admettons que vous n’êtes pas le pharaon, et vous dites ne pas être un dieu. Mais vous êtes un sorcier et les gens vous traitent avec le respect qu’on donne aux êtres d’exception. Un héros ? Un prince ? » Un prêtre, sinon ? Elle connaissait l’importance des tenants de la religion dans la société égyptienne antique. Société depuis balayée par le temps, vaporisée, réduite à quelques sites touristiques… De nouveau elle eut un frisson. Elle commençait à détester cela, venir du futur, savoir l’avenir. Se rendre compte que tous les gens qu’elle voyait, et Teth-Adam aussi, étaient en fait morts et réduits en poussière. « Pardon, j’ai beaucoup de questions. Là d’où je viens, on sait peu de chose de ce pays. Je n’avais jamais entendu parler de vous. » Wow, sois sympa, Zee. « Enfin je veux dire… Enfin… C’est vrai, je ne sais pas qui vous êtes. Je ne connais que Nabu. Et vous dites qu'il a l'air de me connaître ? » Il n'avait pas vraiment dit ça. Il était logique que Nabu ait ressenti... une distorsion dans la Force ou un truc comme ça, quand elle avait poppé ici en dépit des lois de la nature. Elle allait peut-être au-devant d'une grande déception. Surtout que maintenant qu'elle y pensait – maintenant, Zee, sérieusement ?? – elle n'avait aucune idée de comment elle allait présenter la chose à Nabu quand elle le verrait. Si elle le voyait. Quelle pauvre cinglée elle était.

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Teth éclate de rire – un rire bref, mais sonore et de bon cœur, à l’idée d’être confondu avec leur pharaon. « Non, je ne suis pas le pharaon, Zatanna Zatara. Mais peut-être que tu le rencontreras aussi, une fois que je t’aurai emmené à Nabu. » Nul doute que Ramsès serait intrigué, lui aussi, à l’idée de rencontrer une voyageuse venue de si loin que même son champion n’était pas capable de retracer la route que ses pas avaient pu prendre, au-delà des terres, du désert et des mers. Quelle sensation curieuse, de rencontrer quelqu’un qui ignore encore tout de leurs us et coutumes, de lui, de l’aura qui l’enveloppe et du rôle qu’il s’échine à honorer chaque jour qu’Horus fait. Eusse-t-il été plus orgueilleux, Teth pourrait presque s’en sentir offusqué ; au lieu de quoi, il s’en amuse. Il en était arrivé à un stade de sa vie où il regardait l’Egypte vieillir, plutôt que l’inverse, béni de l’immortalité des dieux qui se paye en devenant un témoin de l’histoire et du temps qui passe. Même Ramsès vieillit et ne sera pas éternel, alors que lui, Teth-Adam, continuera de faire partie du paysage aussi longtemps que les dieux le voudront. Du moins, c’est ce qu’il croit alors, fruit d’une leçon chèrement payée du sang de son épouse et de ses fils. Inconscient, alors, du destin qui l’attendait. Dans tout le royaume, Zatanna est sans doute la seule pour qui cet état de fait ne soit pas une évidence. La seule à ne pas le prendre pour acquis, ce champion des dieux qui n’existe et ne vit que pour défendre l’Egypte et l’humanité face aux plus noires et plus dangereuses menaces qui rôdent autour d’elle, magiques et humaines, dans toute l’horreur que chacune pouvait apporter dans son sillage. Ce monde est encore un monde de certitudes, où dieux et hommes cohabitent en parfaite harmonie dans un univers immuable. Où même lorsque l’avenir est incertain, ses fondations restent si bien en place qu’on pourra toujours tout reconstruire dessus. C’est ça, le monde dans lequel Teth-Adam évolue – et une part de lui ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il en est dans le monde duquel Zatanna vient d’atterrir en laissant toutes ses certitudes à elle à la porte.

Le champion arque un sourcil étonné, puis secoue la tête avec amusement avant de la suivre dans les airs d’un bond leste, et tous deux s’envolent au-dessus des toits baignés de lumière de Thèbes. Mais très vite, même la jeune femme, qui a beau se draper dans toute sa fierté, ne peut pas nier être à bout de forces. Bon joueur, Teth-Adam accepte la main qu’elle lui tend et la remorque aimablement derrière lui, lui prête un peu du pouvoir d’Heru pour poursuivre leur course aérienne à un bon rythme. S’il y avait bien une chose que Nabu n’aimait pas malgré ses siècles d’existence, c’était se faire attendre. Heureusement, il leur restait bien assez de temps et de distance entre ici et le palais de Ramsès pour répondre à ses questions pressantes. « Tes questions sont compréhensibles, mon enfant. » Curieux, tout de même. Dans quel monde pouvait-on connaître Nabu, mais n’avoir jamais entendu parler de lui ? Il était tellement habitué à ce qu’ils soient indissociables, tous les deux. « Je ne suis ni pharaon, ni dieu, ni sorcier. Un héros conviendrait effectivement mieux. Un champion, pour être exact. » Leurs silhouettes filent maintenant au-dessus du Nil, qu’ils traversent pour rejoindre la rive menant au palais. « Il y a bien longtemps, quand Ramsès n’était encore qu’un enfant et moi haut-prêtre d’Aton, les dieux m’ont choisi pour être leur champion sur Terre. Leur représentant, un sorcier, m’a investi du pouvoir de six d’entre eux. Mon rôle est de défendre les Hommes face à tout ce qui peut les menacer – en particulier des forces du mal et du chaos. » Le résumé est un brin succinct et grossier, mais Teth-Adam songe que c’est déjà peut-être beaucoup pour la jeune femme. Il se retourne pour lui jeter un regard et sonder son expression. « Depuis ce jour, j’ai rejoint Nabu au rang des conseillers de notre pharaon. Nabu est très vieux, lui aussi, et le plus puissant sorcier de ce monde. S’il attendait ta venue, je suis sûr qu’il saura t’apporter les réponses que tu cherches. » Nabu, Nabu. Quelles machinations as-tu encore mises en œuvre, vieux grigou ? Cette interrogation, Teth-Adam la garde pour lui, et se contente d’accélérer un peu l’allure pour fermer la distance entre eux et l’imposant palais de Ramsès II.

Par égards à son état d’épuisement, le champion lui fait survoler les grands escaliers du palais et la dépose dans l’imposante entrée bardée de la garde royale. Conseillers, soldats et membres de la cour vont et viennent et les saluent avec déférence alors qu’il l’entraîne dans le premier vestibule et leur fait gagner la verdoyante cour à ciel ouvert, cerclée d’imposantes colonnes en pierre du Nil incrustées de faïences bleues et vertes. Le palais était un bijou d’architecture, et à en croire Ramsès vieillissant, il n’avait pourtant pas fini d’en rêver de nouvelles extensions. Ouvrant la voie, Teth-Adam jette un œil à sa visiteuse et réprime un sourire en constatant l’air de parfait émerveillement sur son visage. Il la laisse à sa contemplation, soucieux de ne pas interrompre sa méditation, et l’emmène vers une porte adjointe à l’énorme porte aux double-battants menant à la salle du trône. Une salle qu’elle aurait peut-être le loisir de découvrir plus tard, si le pharaon le permettait ; mais pour l’instant, Nabu s’impatientait. Le champion poussa l’autre porte et la précéda dans le dédale de couloir des appartements privés du palais, avant de s’arrêter devant une imposante porte en bois richement décorée. « J’espère que tu es prête. Nabu n’est guère patient, mais je suis sûr que tu sauras lui faire impression. » Une petite pique dont elle n’avait sans doute pas besoin – mais on trouvait son amusement où on pouvait, dans cette austère vie d’éternité. Avec un sourire en coin, Teth-Adam frappe trois coups à la lourde porte avant d’en pousser le battant sans attendre de réponse, et d’inviter Zatanna à y entrer.

Sitôt qu’ils entrent, les deux visiteurs sont happés par l’air saturé de magie ancienne, différente encore de celle du champion ou de celle de Zatanna – très ancienne, chaotique, mais obéissant à une logique connue de son seul détenteur, une énigme pour tous sauf pour son maître. L’appartement, savamment aménagé avec parcimonie mais avec les richesses imputant à son rang, reflétait parfaitement le souci d’ordre et les vastes connaissances de son occupant, lequel était assis près d’une fenêtre, penché sur d’épaisses tablettes frappées de hiéroglyphes. En les entendant entrer, Nabu se retourne et darde sur eux son regard inquisiteur si particulier, avant de se redresser de toute sa haute stature. Avec sa barbe aussi blanche que la Lune, Nabu se donnait des airs d’ancien sage, mais dès qu’il se redresse avec ce maintien digne des rois, difficile de l’affubler du nom de vieillard. « Nabu, voici celle que tu recherchais. Zatanna Zatara, voici Nabu, dit le Sage. C’est à lui que tu dois d’avoir trouvé ton chemin jusqu’au palais. Et jusqu’à nous. » déclare Teth-Adam en amenant son vieil ami et leur étrange visiteuse en face à face. Enfin. A nouveau, Teth-Adam croise les mains dans son dos, à la manière d’un garde qui vient d’accomplir son devoir et attend patiemment ses prochaines instructions. « Je crois que vous avez beaucoup de choses à vous dire, tous les deux… Elle affirme te connaître, Nabu. N’est-ce pas, Zatanna ? »

Nabu a plus la classe que Panoramix, quand même:

Spoiler:

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L’esprit était bizarrement fait, tout de même. Zee venait de passer quelques jours assez stressants, à imaginer devoir refaire sa vie en moins mille deux cent et des poussières, à se faire regarder bizarrement par les autochtones, qui n’en avaient pas moins tenté de l’aider, de sorte qu’elle avait aussi passé de grands moments de solitude à essayer de se souvenir des quatre mots d’égyptien moderne que son père lui avait inculqués de force dans le crâne en espérant que cela suffirait pour qu’elle se fasse comprendre – note à elle-même, ça n’avait pas suffi. Elle avait parfaitement conscience depuis le début qu’elle s’était vraiment fourré dans une sale situation, le genre de situation qu’elle aurait pu s’éviter si elle avait été plus prudente, plus raisonnable. Moins blessée, aussi, probablement, moins triste, tout simplement. Au-delà de toutes les déchirures de ces derniers temps, son état général avait été ça : la tristesse. Profonde, lourde, si lourde qu’elle lui lestait l’âme et le cœur. Au point qu’elle avait sciemment décidé de ne pas être maligne. Ce qui était le comble de la stupidité. Et pourtant, ce fut là, à cet instant, qu’elle sentit comme un séisme au tréfonds de son être, alors que Teth, avec le calme qui semblait le caractériser, lui disait tranquillement qu’elle pourrait peut-être rencontrer le pharaon. Elle pourrait rencontrer le pharaon. Ramsès II. Voilà à quel point elle avait merdé. Zatanna Zatara, de Gotham City, vingt et unième siècle, pourrait rencontrer Ramsès II, et c’était complètement anormal, complètement aberrant. Cela dit… c’était sympa de la part de Teth. De lui présenter ses amis haut placés. Pensée parasite à laquelle elle se raccrocha aussitôt comme si on venait de lui jeter une bouée – oh oui, un détail sans importance pour te détourner du vrai problème, vite, concentre-toi là-dessus, miss Bad Decisions.

Cramponnée à la main de Teth et alors qu’ils volaient désormais à une allure beaucoup plus distinguée, elle regardait les toits plats de Thèbes défiler sous ses yeux. Il y avait pire, comme endroit pour vivre et mourir. C’était beau en toute simplicité et en toute praticité. Le jour tombait et les lumières qui naissaient çà et là, naturelles, le feu tout simplement, conféraient à la cité une chaleur accueillante. De nouveau, sous ses yeux, une autre vision se superposa à celle-ci – des ruines, quelques pierres restées debout pour la gloire, du sable, de la poussière. Non pas l’oubli, car Thèbes rentrerait dans l’histoire, même si l’histoire se souviendrait d’elle sous un autre nom. Mais le passé, l’état de ce qui avait été et qui ne serait plus jamais. De nouveau elle la sentit, la tristesse, mais c’était ainsi. C’était l’état des choses de ce monde, de toutes les choses que les humains, éphémères au possible, bâtissaient. Les preuves de leur existence, de leur passage sur cette Terre, de leurs croyances, de tout ce qui faisait d’eux une civilisation, pouvaient durer un peu, quelques siècles, quelques millénaires, mais finissaient toujours par disparaître. Pourquoi ne pas profiter de l’instant ? Ces derniers mois lui avaient appris, entre autres, qu’il fallait profiter de ce qu’on avait sous les yeux tant que cela durait. N’était-elle pas la femme la plus chanceuse du monde, de pouvoir contempler Thèbes ainsi, de ses propres yeux ? Elle chassa la tristesse et se laissa plutôt envahir par la nostalgie et le respect. Cette ville était une ville, telle qu’elles auraient dû rester : primitive, au sens d’originelle. Rien à voir avec ce qu’on appelait « ville » de son temps – friables, monstrueuses, bâties pour s’effondrer.

Elle-même s’accrochait comme une noyée à un homme qui disparaîtrait à son tour. Ou pas, selon ce qu’il était. Un héros, il en avait tout l’air. Un champion. Est-ce que ça vivait des siècles, un champion ? Elle n’en aurait pas juré. Il était clair en tout cas qu’il aimait cette cité, il parlait du pharaon avec chaleur, presque tendresse, et quant à Nabu… Nabu était son ami. Et d’un pair. La définition du champion selon Teth, qui tenait de la divinité, était impressionnante, et fit sourire Zee. Ainsi, déjà aux origines du monde, enfin, il y avait fort fort longtemps, le monde avait besoin de ses héros. Le mal n’était pas une nouveauté, il aurait été naïf de le croire. Mais elle pouvait imaginer cet endroit avoir ses propres héros. Le savait-il, Teth, que le combat qu’il menait aujourd’hui n’était pas prêt de s’achever ? Il y aurait eu de quoi désespérer – les hommes étaient loin d’apprendre à vivre en paix, livrés à eux-mêmes. Elle comprenait mieux la déférence des gens à l’égard de Teth. Ils arrivèrent au palais et, une fois encore, elle ne put que contempler les merveilles qui s’étalaient sous ses yeux, et qui n’avaient rien à voir avec toutes les reconstitutions pâlichonnes qu’elle avait pu regarder dans les musées, les livres, les documentaires… Ils n’avaient aucune idée de la magnificence des lieux. Ou du moins pouvaient-ils l’imaginer, mais ce n’était pas à la hauteur de la réalité. Elle dut s’arracher à ses rêveries pour ne pas se faire distancer par Teth – l’endroit était immense, labyrinthique, et empli de gens qui, aurait-elle erré seule ici, lui auraient probablement barré la route. « Je suis prête. Au cas où nous ne nous pourrions plus nous parler, laisse-moi te remercier pour ton aide et ta patience. Cette cité est magnifique, ses habitants accueillants, et si je dois rentrer chez moi ce soir, je partirai heureuse à l’idée de les savoir protégés par un champion tel que toi. » On n’en faisait plus, non, des champions tels que lui ? Et pourquoi lui faisait-elle ses adieux ? Peut-être parce que Nabu, agacé, claquerait des doigts et la renverrait en son temps, tout simplement. Un temps où Thèbes n’existait plus, et Teth non plus. Elle se hissa sur la pointe des pieds, lévita même légèrement pour arriver à ses fins : déposer un baiser sur la joue de l’homme. Avant de se rappeler que c’étaient là probablement des manières infâmantes pour le temps et les lieux.

Teth, heureusement, avait toqué à la porte et ouvert sans attendre, de sorte qu’elle put avancer sans plus le regarder de peur de l’avoir choqué avec ses manières dévergondées d’étudiante en plein spring break – ou peu s’en fallait. Aussitôt, son sang entra en ébullition. Elle ressentait la même chose qu’aux côtés de Teth, mais multiplié par cent. L’endroit était saturé de puissance et de magie et son corps répondait à cette énergie ancienne. Elle n’avança que parce qu’elle sentit la présence de Teth derrière elle, comme s’il la poussait en avant sans même la toucher, alors qu’elle aurait voulu freiner des quatre fers. Si son père l’avait vue… Mais son père ne la verrait plus. Sois une femme, Zee. Secoue-toi ! Ou plutôt, ne pas se ridiculiser, voilà son seul objectif. Nabu était… différent. Forcément. Pour elle, Nabu était Kent – enfin, un casque posé sur la tête de Kent. Mais elle reconnut certaines choses ; sa posture, son air sévère mais sobre. Nabu dit le Sage. Elle dut se retenir d’éclater de rire – c’étaient les nerfs. Elle revoyait Kent dans sa garçonnière, et elle qui allait se réfugier au milieu de ses livres et tentait de lui apprendre à parler aux femmes, à sortir des punchlines, et lui qui ne comprenait rien, qui ne riait jamais, pas même quand c’était elle qui riait à voir sa tête concentrée… Eh bien, on en était loin, là. Alors elle ne rit pas – les dieux merci. Elle acquiesça en réponse aux paroles de présentation de Teth. « Merci de me recevoir, Nabu. J’ai fait un long chemin pour venir vous trouver. » Et ensuite ? Comment lui dire qu’elle venait lui demander de l’aide pour le type qu’il allait posséder dans quelques millénaires, sous la forme d’un casque ? Avec Teth derrière elle, en plus ? Heureusement, Nabu prit la parole. « Un long chemin dans le temps plutôt dans l’espace. Sais-tu quel danger tu as fait courir à ce monde en traversant plus de trois mille années pour venir jusqu’ici ? » Oooops. Pas étonnant que son père soit si fan de Dr Fate.

Elle baissa les yeux, puisqu’il avait raison de toute façon. Elle préféra ne pas regarder Teth non plus. « Quelle que soit ta demande, tu es venue pour rien. Le destin est immuable et nous ne pouvons que le regarder s’accomplir. Même moi Nabu ne peux le changer. » Elle leva de nouveau le visage vers lui. Il ne la grondait pas – enfin pas trop. Il se contentait d’énoncer une vérité, sa vérité du moins. Well, thank you, Captain « Fate » Obvious. Mais elle était venue ici pour l’aider, lui, et Kent. Le savait-il, ça ? Le savait-il, que ça le concernait directement ? Comme une ado, elle laissa échapper un soupir agacé. Au diable l’image qu’elle voulait se donner. « Ce n’est pas en restant assis sur vos fesses que vous avez fait de cette cité et de ce peuple ce qu’ils sont, non ? Et votre champion, ce n’est pas par hasard qu’il a été investi de ses pouvoirs. Les dieux eux-mêmes sont intervenus. Il y a bien des moments où vous prenez des décisions, où vous agissez ! » Une petite voix aiguë couinait dans son esprit « mais TAIS-TOOOIIIIIIII ! », cependant, elle ne pouvait penser qu’à la folie qu’elle avait commise, et à la frustration qu’elle ressentirait si tout cela avait été fait pour rien. « J’ai épuisé toute ma magie pour remonter le temps jusqu’à vous. Je vais probablement devoir rester ici et épouser un… un tailleur de pierre ou je ne sais pas quoi, et tout le monde chez moi se demandera pourquoi j’ai disparu… » Ou personne en fait. Son père était mort. Elle avait chassé John de sa vie. Jason se rappellerait d’elle, un jour, peut-être, à son rythme si pondéré, le rythme de vie d’un immortel ; Zach, pour ce qu’elle en savait, cuvait quelque part pour six mois au moins… Ah, la frustration ! Fichu vieux sorcier qui n’avait pas changé d’un fil en toutes ces années, elle aurait dû s’en douter ! On était loin des cours de l'école du rire made in Zatanna. Il la fixait et elle crut qu’il allait la transformer en quelque chose. Comme s’il regardait à travers elle, et elle sut que c’était cela, en quelque sorte, qu’il pouvait jauger sa magie, enfin, son absence de magie, et elle avec. « Je vois. » Et il lui tourna le dos pour aller se planter à la fenêtre sans verre d’où il devait jouir d’une magnifique vue, Zee en était ravie pour lui, mais nom d’un lutin, il voyait quoi ?? Elle se tourna vers Teth, dans l’espoir qu’il l’aide à convaincre le vieux – enfin, le Sage. Elle avait l’impression d’être minuscule, et eux des géants, et c’était pour cela que Nabu ne l’entendait pas alors qu’elle s’égosillait comme un puceron. « Un ami à moi subit aujourd’hui les actes futurs de Nabu. Enfin, aujourd'hui pour moi, et futurs pour Nabu. C'est ça qu'il appelle le destin. J’ai peur qu’il ne devienne fou, ou qu’il en meure. Personne, à mon époque, ne peut l’aider, à part Nabu. Mon Nabu, je veux dire. Mais il ne peut pas s’aider lui-même, enfin pas à mon époque, donc je suis venue voir le Nabu originel, pour qu’il s’aide. » Tout cela n’avait aucun sens, évidemment. La fatigue, la frustration, les émotions. Venait-elle de dévoiler son avenir à Nabu, accessoirement ? Bien joué, Zee, continue comme ça.

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Zatanna était-elle de taille à affronter Nabu ? Teth-Adam se pose la question alors qu’il reste sagement en retrait de leur échange, ayant rempli son rôle de garde et guide et délivré leur invitée à bon port après s’être assuré qu’elle ne représentait aucune menace. La pauvre enfant venait d’accomplir un long voyage, était à bout de forces et au bout de ses esprits aussi, semblait-il, et lui, impitoyable champion, n’avait pas voulu faire attendre le vieux sorcier et lui permettre de se remettre de toutes ses émotions. Parfois, il l’admet volontiers, il a tendance à oublier ce que c’est, de ressentir la fatigue et la panique du désarroi qui l’accompagne. Et Nabu, fidèle à lui-même, est un formidable adversaire pour quiconque a le malheur de tomber dans la catégorie des gens qu’il veut impressionner et plier à sa volonté dès le début. Une catégorie de gens qui englobait, par ailleurs, à peu près le monde entier. Lui-même et pharaon inclus. Le vieux Nabu avait une façon bien à lui de se tenir qui avait de quoi intimider Anubis en personne. Teth-Adam croise les bras sur son torse et reste parfaitement silencieux, comme s’il avait disparu de la pièce. S’il était les yeux et les oreilles de Nabu, et à l’occasion, ses bras et ses jambes, c’est bien parce qu’il était le défendeur de l’humanité – et malgré les pouvoirs et les connaissances magiques que lui conféraient les dieux, qui était mieux placé que Nabu pour saisir et s’approprier les complexités du monde et des dimensions ? Qui plus que ce seigneur de l’ordre et du chaos pouvait discerner ce que les chemins tortueux de la magie leur réservaient à tous ? Circonspect, les yeux de Teth-Adam vont de Nabu à Zatanna, et de Zatanna à Nabu. La magicienne venue de contrées si lointaines que même lui ne pouvait les saisir, et le sorcier quasi-omniscient qui avait toujours l’air de détenir la clé de tous les secrets de l’univers, même sans en savoir conscience, même sans le vouloir, mais confiant qu’elle lui apparaîtront à l’instant où il aura besoin d’elles. Alors que lui, le champion de la magie, était résolument ancré dans cette Terre, et dans l’humanité qu’il était supposé défendre. Le Roc de l’Eternité et certains pans divins étaient les seules contrées réellement lointaines auxquelles il puisse prétendre. Parfois, Teth-Adam se demandait s’il n’enviait pas un peu Nabu. Ou encore les gens comme Zatanna.

Mais Nabu, aussi brillant soit-il, est aussi un vieil entêté qui ne mâche pas ses mots, et Teth-Adam doit se retenir de rouler des yeux à la première rebuffade qu’il oppose à Zatanna, se forçant à conserver un air de parfaite impartialité alors que la jeune femme, elle, perd patience. Peut-être à cause de la chaleur, du soleil qui lui a tapé sur la tête, de ces longues journées qu’elle a passées à essayer de se faire comprendre par une population bien étrangère à elle – à moins que ce ne soit lui qui ait juste oublié à quel point Nabu pouvait rapidement pousser les gens à bout, à force de le fréquenter. Et Nabu, au lieu de s’offusquer de ce brusque éclat d’émotions mêlées, se contente de rester silencieux, avant de lui jeter un bref regard à lui. Il lui répond par un haussement d’épaules impuissant et un froncement de sourcils. La magie du temps. Aussi légendaire que réputée difficile à maîtriser. Remonter le temps, avancer dans le temps, voilà qui est bien en dehors de son champ de compétences à lui, pour autant qu’il sache. Si quelqu’un était en mesure d’y faire quelque chose, c’était Nabu. Mais Nabu, ce bon Nabu, au lieu d’y faire quoi que ce soit, se contente de leur tourner le dos et de retourner se perdre dans sa contemplation à sa fenêtre – une attitude tout à fait habituelle pour lui dès qu’il apprenait une nouvelle grave, mais ô combien frustrante pour le malheureux messager. Cette fois, ce fut à elle et le regarder d’un air de l’implorer d’intervenir, comme si tous les deux avaient décidé de l’élire arbitre de leur échange sans prendre la peine de l’informer des règles. Cette fois, Teth-Adam ne cherche pas à retenir son soupir d’exaspération alors qu’il reporte le regard sur son très estimé, mais très peu coopératif, confrère. Il décroise les bras et sort enfin de son immuabilité pour faire quelques pas et s’interposer entre Zatanna et Nabu-le-contemplatif. « Allons, inutile de laisser les esprits s’échauffer. Nul doute que tu as fait un long et difficile voyage, et que ton épuisement pèse sur ta patience – mais il ne sert à rien de se presser sans savoir ce que c’est, exactement, que Nabu, doit faire. » Le ton de sa voix est compréhensif, mais ferme – en revanche, lorsqu’il se tourne vers Nabu, même lui ne parvient pas à dissimuler la pointe d’exaspération dans sa voix et dans ses yeux noirs. « Quant à toi Nabu, si notre invitée ici présente a pris la peine de risquer un rituel aussi dangereux pour t’avertir d’un danger, le moins que tu puisses faire serait de l’écouter et de lui offrir autre chose que ton dos et ton indifférence pour apaiser ses angoisses, non ? »

Nabu se retourne pour asséner à son vieil ami un regard lourd de reproches et d’agacement, mais cette lueur disparaît bien vite pour laisser place à un sentiment qui ne saurait être décrit autrement que ‘d’accord, tu as peut-être raison’. Le vieux sage reste encore quelques secondes à sa fenêtre, balayant le désert au crépuscule du regard, y lisant peut-être quelque chose que ni lui ni Zatanna ne pouvaient y voir. Mais ce n’est pas pour autant qu’il répondit à son acolyte, si bien que Teth-Adam inspire et se retient, peut-être, de poliment faire passer Nabu par sa chère fenêtre. « Nabu, elle n’a pas besoin que tu changes le futur, uniquement son présent à elle. Quelle différence y a-t-il entre chercher une réponse dans un parchemin antique, ou remonter directement à la source ? » Et Nabu de soupirer, les mains doctement croisées dans son dos. Il réfléchit, le vieux sage, puis il se tourne à nouveau vers ses deux interlocuteurs. « Fort bien. Si ma future incarnation a jugé avoir besoin de mes réponses, c’est que quelque chose s’est perdu dans les 3000 ans qui nous séparent. Je t’aiderai dans ta quête, Zatanna Zatara, néanmoins… » En s’approchant d’elle, Nabu pointe un doigt presque accusateur sur la pauvre jeune femme. « Tu n’es guère en état de m’assister dans mes recherches ou de me guider d’une quelconque façon. » Enfin, Nabu redevient raisonnable. Teth-Adam en esquisse un sourire. « C’est pourquoi je vais te confier aux bons soins de Teth-Adam. » Le sourire disparaît, et les sourcils se froncent. « Pardon ? » « Tu as guidé la fille jusqu’ici, mon ami. Personne n’est plus qualifié que toi pour veiller sur elle jusqu’à ce que nous trouvions un moyen de la renvoyer chez elle avec les réponses qu’elle est venue chercher. »

Ce culot. Le regard que Teth-Adam dédie à son ami en dit long sur ce qu’il peut penser de sa façon de faire, mais il se retient de l’exprimer à voix haute ; quelque part, Nabu a raison, même si le champion aurait aimé avoir le choix, dans cette histoire. Mais laisser Zatanna se débrouiller par elle-même dans ce monde qui n’est pas le sien, l’abandonner à son sort, n’apparaît absolument pas comme une option envisageable – et au fond, la laisser en pâture au vieux sage n’est pas un sort plus enviable qu’épouser un brave tailleur de pierres. C’est donc volontaire, mais comme toujours un poil exaspéré face à son vieil ami, que Teth-Adam hoche la tête en signe d’assentiment. La question réglée, il se retourne vers sa nouvelle pupille, et lui accorde un sourire rassurant avant de lui intimer de le suivre. Tous deux sortent des quartiers de Nabu, laissant l’estimé sorcier à ses rituels, pour emprunter les longs couloirs de pierre du palais, plus profondément encore dans les quartiers privés mis à disposition des invités du pharaon. « Toutes mes excuses pour Nabu. S’il n’a guère changé ces 3000 prochaines années… j’imagine tu sais déjà comment il est. Mais je crois qu’il saura t’aider. Laisse-lui juste le temps. » tient-il à préciser, dans une tentative de réconfort peut-être. Pauvre enfant. Avec tout ce qu’elle venait d’endurer, il trouvait qu’elle tenait remarquablement bien le choc. « Tu es donc ma responsabilité pour la durée de ton séjour. Nous allons t’installer dans tes propres appartements, afin que tu puisses te reposer de ton périple. La nuit va bientôt tomber. » Ils passèrent devant une porte simplement couverture d’un rideau de lin – d’un geste, Teth-Adam lui indiqua que c’était là qu’il vivait. Ils s’arrêtèrent deux portes plus loin, et d’un autre geste, il l’invita à entrer prendre possession des lieux. Ici, elle serait en sécurité, pourrait se reposer, ressourcer sa magie, même, peut-être. Encore une chose qu’ils devraient aviser avec Nabu. Nonchalamment, Teth-Adam s’appuie dans l’encadrement de la porte, bras croisés, ses yeux noirs sondant son invitée. Dans quel état d’esprit pouvait-elle être, après toutes ces émotions, après avoir enfin pu parler à Nabu ? C’était bien pour lui qu’elle avait voyagé près de 3000 ans en arrière, laissant derrière elle tout ce qu’elle connaissait, une famille peut-être, et plus encore. « Demain est un autre jour, Zatanna. Tu es en sécurité ici. Nous trouverons un moyen de te renvoyer chez toi avec ce que tu es venue chercher, je te le promets. » Est-ce la compassion qui le pousse à chercher à la rassurer ? Ou une forme de sens du devoir ? Qu’importe. Une promesse est une promesse – et le plus difficile est désormais fait. Maintenant, ils ne peuvent que s’en remettre à leur barbu illuminé préféré pour solutionner leurs problèmes.

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Dans deux minutes, elle allait se rouler par terre en pleurnichant, c’était sûr. Elle ne voyait plus que ça pour le convaincre, l’ennuyer assez pour qu’il accepte de l’aider – folie, évidemment. Oh ça oui, il lui rappelait son Nabu. Mais en même temps, il était tellement différent… Son Nabu, avec trois mille ans de plus au compteur, était-il plus blasé, plus fatigué, moins concerné ? Il avait toujours été bon et patient avec elle, quoique déjà à son époque, il ne répondait jamais à ses questions directement et passait son temps à parler par énigmes. Malgré tout, elle voyait en lui un refuge, un des nombreux foyers où elle était sûre de pouvoir s’abriter même quand sa véritable maison n’était plus accueillante, comme après la mort de son père. Comme auprès de Jason, d’Alfred, de Libby ou n’importe quels amis de Zatara. Le Nabu qu’elle avait sous les yeux différait en cela. Plus dur, peut-être, ou pas encore émoussé par le temps. Pas encore conscient de ce qui l’attendait, mais peut-être que si. Elle n’avait pas la force d’y réfléchir plus longtemps. Ce fut avec soulagement qu’elle vit Teth-Adam s’interposer. Non pas qu’elle souhaitait les voir se taper dessus, ce qu’elle craignit pendant une fraction de seconde. Avec la perspective de voir, dans les livres d’histoire, sa tronche en photo en tête du chapitre sur « la grande guerre qui ravagea l’Égypte ancienne tout ça à cause de cette fille, là », façon Hélène de Troie. Elle fut un peu choquée de la façon dont le champion s’adressa à Nabu, alors même qu’elle venait basiquement elle-même de l’accuser de rester à ne rien foutre dans son petit appart de pierre. Mais bon, une confrontation Zee-Nabu, ça n’avait rien à voir avec une confrontation Teth-Nabu. Elle hochait la tête à chaque mot du champion, qui exprimait bien mieux ce qu’elle avait dans la tête mais ce qu’elle avait tant de mal à verbaliser. Elle s’aperçut qu’elle retenait son souffle durant tout ce temps et quand les mots franchirent les lèvres de Nabu – « très bien » –, elle ne put retenir un soupir de soulagement, qui se transforma en une exclamation outrée quand il lui dit, en gros, qu’elle était trop bête pour l’assister.

Bon, c’était peut-être vrai. Et peut-être qu’elle ne devait pas non plus trop en demander. C’était déjà inespéré qu’elle soit parvenu jusqu’à lui, et inespéré qu’il accepte de l’aider, ces deux miracles n’ayant en fait qu’une seule source : Teth-Adam. Elle inclina donc sagement la tête comme une fille de la haute l’avait appris : « Merci, Nabu. Et merci, Teth-Adam. » Elle se sentait minuscule entre eux, deux forces au-delà de la seule nature ; elle se sentait comme une enfant, aussi, debout devant un tribunal censé décider si elle allait vivre chez son père ou chez son autre père après le divorce, et elle ne savait pas pourquoi elle pensait à un truc aussi débile un moment aussi important, mais l’image faillit la faire éclater d’un rire définitivement hystérique et elle se retint à grand-peine. Elle vit bien que Nabu ne voulait pas d’elle dans ses pattes alors qu’elle ne rêvait que de le coller comme une ventouse pour tout savoir de lui, puisque son Nabu à elle était avare d’informations sur sa propre personne. Et elle voyait bien aussi que Teth-Adam n’était pas extra content de devoir la baby-sitter, puisque c’est ainsi finalement que les choses allaient tourner. Mais une fois encore, comme assistant au choc entre une vague gigantesque et puissante et une falaise hiératique et millénaire, elle ne put que rester muette et attendre qu’ils aient tous deux statué sur son sort. Elle put déceler aussi quelque chose d’indéfinissable entre eux. Elle pouvait presque le sentir, au moins le survoler, et ça n’avait rien à voir avec sa magie et tout avec sa sensibilité. Ils avaient l’air de s’opposer mais ils se connaissaient par cœur. La vague, loin de s’écraser sur la falaise, se glissait dans ses interstices. Ils étaient là et ils étaient ensemble depuis des milliards d’années, du moins ainsi le ressentit-elle. Et si elle était née ici et maintenant elle aurait pu croire qu’ils seraient encore là et ensemble dans des milliards d’années mais elle savait que ce n’était pas le cas. Dans trois mille ans, Teth-Adam serait aux abonnés absents. Et elle sut que cette étrangeté allait devenir une obsession, pour elle, à la seconde où son sauveur accepta la pénible tâche de s’occuper d’elle. Elle lui devait déjà probablement la vie. Et elle voulait déjà tout savoir de lui – et surtout, savoir ce qu’il adviendrait de lui. Une quête interdite quand il s’agissait de voyage dans le temps, mais elle n’était plus à une bêtise près.

Elle s’inclina une dernière fois devant Nabu, enfin, devant ses fesses, vu qu’il lui avait déjà de nouveau tourné le dos. Bon, ce serait plus tard, alors, pour lui demander de l’aider à repartir à son époque… « Ne t’excuse pas pour lui, il est ce qu’il est. Et en vérité il est assez différent de celui que je connais. Mais j’imagine que trois mille ans, c’est long, ça change un homme, même s’il est plus qu’un homme… » Et sa voix mourut alors qu’elle se rendit compte qu’elle n’avait pas envie de réfléchir à cela, aux conséquences pour Nabu, pour elle, pour le champion. Elle suivit Teth-Adam d’un pas tremblotant, toutes les forces qui la maintenaient debout jusqu’à présent – le stress, quoi – l’ayant soudain abandonnée. Elle eut un aperçu des appartements de Teth-Adam – vides. Trop rapide pour y discerner les traces d’une autre présence. Puis il la mena dans sa propre suite, parce qu’il n’y avait pas d’autre mot pour la définir. C’était à la fois spartiate et à la fois merveilleux, comme dans un compte de fée. Principalement parce qu’il y avait, dans l’immense pièce aux fenêtres ouvertes sur un balcon donnant sur Thèbes au pied du palais, un lit qui lui tendait les bras. Plus tard, elle remarquerait les meubles taillés dans du bois lisse et doux, les ornementations chamarrées et détaillées, le broc d’eau fraîche et les tentures richement cousues. Les mots de Teth venaient se lover douillettement dans son cerveau – en sécurité. Un autre jour. Demain. Demain serait exactement comme aujourd’hui, un jour sans magie et un jour sans solution, pour elle ou pour son Nabu, mais peu importait. Elle se tourna vers le champion, emplie d’une étrange émotion, probablement la fatigue, en fait. « Tu as déjà tant fait pour moi. Tu as raison, je me sens en sécurité, et je suis tellement loin de chez moi et de tous les tracas que j’y ai laissés que je crois que je pourrais dormir une semaine. » Est-ce qu’il me cherche ? Est-ce qu’il pense à moi ? Elle se tourna vers le lit de nouveau. Incapable de résister à son appel.




Zee ouvrit les yeux trois jours plus tard. Non pas qu’elle avait dormi trois jours, mais trois jours avaient passé, sans qu’elle ait des nouvelles de Nabu. Enhardie au bout d’un moment, elle était allée plusieurs fois taper à sa porte, et avait même essayé de l’ouvrir, une fois – et s’était aperçue qu’il avait fermé à clé, comme s’il était un père en train de travailler et elle la gamine pénible qu’il fallait tenir à distance. Niveau magie, aucun changement. Mais ce n’était pas comme s’il n’y avait rien à faire de ses journées. Elle s’assit sur le lit gigantesque, sentant une brise tiède entrer par les ouvertures dans les murs épais de pierre. Habituée aux vêtements locaux, désormais, elle se leva et vit une silhouette sur le balcon, qui contemplait la ville. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle l’avait comprit dès le premier jour, que Teth-Adam aimait Thèbes, mais en fait le verbe « aimer », et c’était drôle d’y penser ainsi, n’était pas suffisant pour décrire ce qui l’unissait à cet endroit. Elle le rejoignit d’un pas léger, s’emparant au passage du petit bol en terre cuite empli d’une bière sucrée au goût de datte qu’un serviteur – un serviteur ! – laissait toujours sur la table avant son réveil. Oubliant qu’elle était en panne de magie, elle voulut sauter avec grâce et légèreté sur le parapet et ne réussi qu’à tomber à moitié à plat ventre dessus. Au moins avait-elle échoué à se jeter du balcon dans le vide en un suicide aussi humiliant qu’involontaire. Elle se frotta le ventre sans oser regarder Teth. C’était une punition, en quelque sorte. Le rappel de la nature qu’elle avait violé les règles de cette même nature. Ce n’était pas de la magie qu’elle avait fait pour venir jusqu’ici. C’était n’importe quoi. Elle n’avait rien maîtrisé, n’avait rien pensé, rien préparé. Elle savait simplement qu’elle avait la puissance nécessaire à un tel voyage et elle l’avait fait. Elle aurait mérité pire qu’être coincée en Égypte antique pour avoir commis un tel crime, une telle imprudence. Elle aurait pu se perdre dans les limbes du temps et y errer à jamais, cela aurait été un juste châtiment.

« Je crois que je ne pourrai jamais me lasser de cette vue. Enfin, jamais, c’est un mot pour les immortels. » Elle lui jeta un regard en coin. Bien sûr, il n’était pas resté tout le temps à ses côtés. Pour le moment, elle était surtout restée dans ses appartements et les rares fois où elle en était sortie, elle avait toujours été suivie. Ou escortée. Il était venue lui rendre visite plusieurs fois et lui avait promis le tour complet. Et en vérité elle avait besoin de tout façon complet – le tour, le résumé des épisodes précédents, la totale. « Tu ne m’as pas posé de questions par rapport au fait que je vienne du futur. Tu ne veux rien savoir ? » Non pas qu’elle aurait pu le renseigner sur son avenir. Mais c’était vrai qu’il ne l’avait pas pressée de questions en tout genre. Alors qu’elle lui avait déjà demandé dix fois quand est-ce qu’ils feraient le tour du palais, de la ville, quand est-ce qu’ils rencontreraient le pharaon, quand est-ce que Nabu allait réapparaître, etc. Peut-être que c’était là tout le programme de la journée. « J’en ai plein, moi, des questions, depuis trois jours. Qu’est-ce que tu fais, quand tu n’es pas au palais ? Est-ce que tu as aussi un rôle politique à jouer auprès du pharaon ? J’ai entendu des bruits de couloirs un peu inquiétants. Est-ce que c’est la guerre ? Est-ce que tu t’inquiètes pour Thèbes ? » Il y avait toujours la guerre quelque part. Et elle savait, avec le recul facile que lui donnait le temps, que ce pays qui était plus qu’un simple pays en avait eu sa part. Elle aurait détesté avoir atterri en un temps où, maintenant qu’elle avait appris à aimer cette cité, il allait falloir la regarder s’écrouler. Et elle regrettait bien de ne pas s’être plus renseignée.

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La haute silhouette de Teth-Adam domine Thèbes, alors qu’il contemple la ville déjà baignée de la lumière impitoyable du soleil depuis son balcon. Virtuellement inchangé depuis des décennies, reconnaissable entre mille avec son chendjit noir et ses parures d’or, le champion de l’humanité garde un œil attentif sur le berceau de l’Egypte avec la même attention que le Sphinx de Gizeh – tout aussi immortel, tout aussi immuable. Il l’avait vue changer, cette ville, bâtie à la sueur du front des esclaves (la seule chose, sans doute, qu’il lui reprochait en silence) et grâce à l’ingéniosité d’un pharaon ambitieux et bien entouré. Et lui, son protecteur, était la seule constante dans ce paysage en perpétuelle évolution. Lui, et Nabu, bien entendu. Et ils seraient là jusqu’à ce que n’expire le dernier des pharaons, et sans doute après ça encore. C’est bien là leur mission, n’est-ce pas ? Leur rôle, pour eux qui avaient été choisis par les dieux, un rôle tellement plus grand qu’eux qu’aucune autre considération ne pouvait, ne devait entrer en ligne de compte. Les hommes s’étaient effacés face à la volonté divine, et Teth-Adam aujourd’hui ne se considère plus qu’un conduit pour le pouvoir et la volonté de son panthéon – un humble servant investi d’une mission devant l’éternel. Est-ce que Nabu nourrissait les mêmes sentiments que lui, ou était-il le seul, dans leur étrange duo, à nourrir encore secrètement une bizarre mélancolie pour les jours d’antan – lui, résolument homme parmi les dieux, et pourtant privé de tout ce qui avait un jour constitué sa vie humaine ? Pas tout à fait un dieu, pas tout à fait un homme – incapable de ressentir la faim, la soif, ou la fatigue, mais tout aussi sujet que le plus commun des hommes au chagrin, à la colère, et à la souffrance. Teth-Adam inspire profondément. Voilà bien longtemps qu’il ne s’était pas laissé aller de la sorte à ces réflexions empreintes d’une saveur douce-amère, et il savait pertinemment quelle était la source de ses méditations. Un grain de sable dans la matrice si bien huilée de leur quotidien en ce royaume de soleil et de sable, une curieuse dont les questions, toujours inattendues, jamais impertinentes, le poussaient même lui à l’introspection. Comme en écho à ses pensées, Zatanna sort de ses appartements et rejoint son balcon à elle, voisin du sien, pour profiter de la vue sur la ville – et au loin, les pyramides qui se détachent à l’horizon comme pour la saluer personnellement. Teth-Adam lui adresse un sourire.

« Bonjour Zatanna. Fais att - » Oups, trop tard. Même avec les réflexes des dieux, Teth-Adam ne parvient pas à l’empêcher de joyeusement tenter de sauter d’un balcon à l’autre ; mais, gracieux, il lui tend la main pour l’aider à se relever de son plat sur la rambarde, soucieux de ne pas émettre le moindre commentaire. Lui-même se sait trop fier pour aisément tolérer une remarque en cas de maladresse, il lui semblerait mal venu de ne pas accorder la même courtoisie à son invitée. Mais tout de même, il se retient un peu de rire. Au moins semble-t-elle s’ajuster à la vie au palais, à défaut de recouvrer entièrement ses forces et ses pouvoirs. « Je sais. Même après plusieurs décennies, Thèbes et le désert restent captivants. » répond-il en croisant les bras sur son ample torse. « Et je dois admettre que les contempler en compagnie de quelqu’un qui pose sur eux un regard neuf me les fait presque redécouvrir moi-même. » s’amuse-t-il. La vie d’éternel pouvait se faire tellement répétitive, parfois – même s’il ne l’admettrait jamais devant Nabu. A la question de Zatanna, le champion baisse les yeux sur elle, avant de les reporter sur les pyramides avec un sourire en coin. « Oh, au contraire, j’aurais mille et une questions à te poser. Mais je crains que chercher à connaître mon avenir ou celui de l’Egypte avant qu’ils ne soient écrits ne soit pas une décision très sage. » Après tout, qui avait dit qu’être l’élu des dieux signifiait qu’il pouvait faire tout ce qu’il voulait ? Mais non, il devait résister à la tentation et, pour le meilleur ou pour le pire, laisser l’histoire suivre son cours.

Ou du moins, était-ce ce que les dieux du Sorcier tentaient de lui inculquer, non sans qu’il oppose quelque résistance depuis les récents événements du Kahndaq.

Zatanna avait-elle finalement recouvré ses forces et lu dans son esprit sans qu’il ne s’en aperçoive ? Teth-Adam a beau garder les yeux résolument fixés sur les pyramides qui découpent l’horizon de leur imposante silhouette, il ne peut empêcher une ombre de passer dans ses yeux, comme un orage qui gronde au loin et dont l’imposante forme menace de venir cacher le soleil. Un écho silencieux de la guerre que Zatanna devine à leurs frontières, un écho à un deuil qu’il n’a jamais complètement terminé. « Un royaume comme celui de Ramsès rayonne assez pour dissuader certains ennemis d’attaquer – mais il attire tout autant les convoitises d’autres puissances voisines. La guerre est inévitable : mon rôle auprès de notre pharaon consiste à m’assurer qu’elle n’atteigne jamais les innocents. » Teth-Adam décroise les bras et pose les mains à plat sur la rambarde en pierre du Nil du balcon, songeur. Devait-il vraiment l’inquiéter avec les menaces qui grondent à leurs frontières ? Alors même qu’elle repartirait sans doute bientôt à son époque à elle ? Il lui dédie un regard en coin, et voit bien à son expression qu’elle attend une réponse. Qu’il en soit ainsi. « L’Egypte et Thèbes sont en sécurité, mais les envahisseurs sont nombreux autour de nous. Des royaumes voisins ont déjà été ravagés. Un en particulier a été victime de la barbarie de nos ennemis. » Sur la surface lisse de la pierre, ses poings se serrent malgré lui. « Le Kahndaq était mon pays, avant que le Sorcier ne m’investisse des pouvoirs des dieux. Je l’ai quitté pour suivre leur volonté et servir Ramsès, qui n’était qu’un très jeune enfant à l’époque. Et alors que j’étais ici, à servir le pharaon, une armée de barbares a mis le Kahndaq à feu et à sang. » Et lui, depuis, malgré Ramsès et l’Egypte, était apatride et sans famille. « Je n’ai pas pu intervenir à temps. » admet-il, bien plus lugubre qu’il ne l’aurait souhaité. Mais le détachement n’avait jamais été son fort. Pas quand le sang de sa femme et de ses enfants tâchait encore ses mains et sa conscience, toutes ces années après. Shiruta et leurs deux fils, sacrifiés à l’autel de la cruauté d’un tyran dont l’engeance siégeait encore sur le trône du Kahndaq… pour le moment. Sentant peser sur lui le regard de Zatanna, Teth-Adam se reprend, soupire, et se redresse en tentant de faire bonne figure. « Les forces qui ont envahi le Kahndaq y sont toujours en place, mais nous avons réussi à les tenir en retrait jusqu’à maintenant. Ne t’inquiète pas, ils n’ont aucune chance de traverser nos frontières. Et tant que Ramsès aura besoin de moi à ses côtés, je serai là pour protéger l’Egypte. » Voilà, une semi-vérité lourde de conséquences. Un serment inviolable le liait encore au vieux Ramsès, mais dès lors qu’il rejoindrait le royaume d’Anubis ?

Quel chemin, alors, prendra-t-il lui ?

Désireux de changer de sujet de conversation, celui-là trop épineux à son goût, Teth-Adam se permet de prendre Zatanna par l’épaule et de l’entraîner à l’intérieur de ses appartements, puis dans les couloirs du palais, en direction de la resplendissante cour intérieure dont elle n’avait pas encore pu pleinement profiter. Avec ses hauts palmiers, sa végétation luxuriante et ses bassins, c’était une véritable oasis au sein du palais, un poumon d’air frais, un refuge bienvenu sous le soleil implacable du désert. « Ta magie n’est pas encore revenue, je me trompe ? » demande-t-il en marchant tranquillement à ses côtés, ses mains jointes dans son dos. « Est-ce normal ? Faire un tel voyage a dû te demander une énergie considérable, mais je m’inquiète de ne pas te voir te ressourcer plus, et mon ignorance quant à ton pouvoir m’empêche de trouver une solution. Est-ce la première fois que tu accomplis un exploit pareil ? »

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Elle devait bien admettre qu’il avait raison de ne pas vouloir savoir. Elle savait aussi qu’à sa place elle aurait posé toutes les questions, aurait eu les réponses et en aurait pleuré de regret, évidemment. En toute conscience, elle était capable de pire, et s’il y avait bien une chose que ces quelques jours passés coincée dans le passé aux côtés d’un immortel choisi par les dieux pour en faire leur champion, c’était que contrairement à ce qu’elle avait prétendu à Zatara longtemps auparavant, elle n’était pas prête. Pas prête à se passer de lui, ou de ses conseils, ou des conseils de toutes les figures de sagesse et de magie qui l’avaient entourée. Elle avait toujours considéré ces gens comme acquis parce qu’elle les avait vu passer dans sa vie depuis qu’elle était en âge de se souvenir d’eux. C’était normal, que Jason vienne au fil des ans sans jamais prendre une ride, et normal qu’un terrible démon se pointe à sa place de temps en temps. Normal qu’une tireuse de cartes un peu collante débarque au bras de son père ici ou là, elle aussi sans jamais changer d’apparence. Normal qu’un cinglé avec un casque poppe dans le salon pour embarquer Zatara dans des histoires qu’elle trouvait toujours aussi banales. C’était sa vie, et sa vie, avec le recul, avait été parrainée par les êtres les plus incroyables, les plus extraordinaires que ce monde portait, et elle ne s’en rendait compte que maintenant qu’elle était loin, seule et isolée, et qu’elle aurait bien eu besoin d’eux tous, qu’elle aurait accepté, en toute humilité, leurs conseils, leurs leçons, leurs sermons, même. Il y avait eu un moment dans sa vie où elle en avait eu marre d’être toujours l’élève, et peut-être que c’était juste la crise d’adolescence, mais peut-être aussi que ce n’était qu’une sale excuse pour les choix qu’elle avait faits. Décider qu’elle en savait assez. Quitter Zatara pour suivre Nick. Se croire prête – prête pour quoi ? Elle n’avait jamais été prête. Elle n’était qu’une sale môme, quinze ans ou vingt ans, ça ne changeait rien. Il n’y avait pas eu que du mauvais évidemment. Mais en ce moment même, quand elle se retournait pour observer le chemin qu’elle avait parcouru, elle ne voyait que les ruines, les tombes et les larmes. Sa famille, sa vie amoureuse, sa magie, tout avait été gâché par ses seules décisions. Et elle avait abandonné tout le monde en chemin.

Et Teth-Adam, hiératique à ses côtés, lui rappelait tout cela. Il lui rappelait ces gens incroyables tenus pour acquis et dont elle aurait tant eu besoin aujourd’hui. Quelqu’un qui avait tout à lui apprendre si seulement elle était prête à écouter. Et autant dire que son petit incident magique et le fait d’être coincé ici l’avait bien remise à sa place. Humilité, bonjour ! Elle savait aussi la chance qu’elle avait de l’avoir croisé, pour sa vie, bien sûr, mais aussi vis-à-vis de Nabu. Elle était vraiment trop bête d’avoir cru pouvoir parler au Nabu du passé comme elle avait toujours parlé à son Nabu. Sans Teth-Adam, il ne lui aurait même pas ouvert sa porte. En fait, elle n’aurait même pas pu approcher du palais. Pourquoi avait-elle droit à une telle seconde chance, elle n’en savait rien. Elle n’avait pas l’impression de l’avoir méritée. Mais elle ne croyait pas au destin même si elle était entourée de dieux. Alors, c’était un merveilleux hasard, et c’était à elle de ne pas tout merdouiller, cette fois. Tu peux le faire, ma fille. Pour commencer, résister à l’envie de parler à Teth-Adam du futur. Il s’en fichait, lui, de toute façon. Ça n’aurait été que pour se consoler, elle. Se rassurer. Parce que ce qu’elle avait sous les yeux en cette seconde n’avait pas grand-chose à voir avec l’avenir de l’Égypte et cela lui étreignait la gorge dès qu’elle y pensait.

C’était bien de guerre dont il s’agissait. Mais cela n’étonnait pas Zee le moins du monde. Même si ici, à Thèbes, ne lui en parvenaient que les échos. Cela ne voulait pas dire que plus loin, sur les marches de ce grand royaume, des gens, en ce moment même, souffraient des horreurs de la guerre. Ce n’était pas un hasard si la plupart des folklores humains faisaient naître la violence en même temps que les hommes. « Je ne crois pas que les innocents soient jamais épargnés par la guerre… » Elle n’avait pu que murmurer. Pas besoin pour le coup d’être un vétéran du Vietnam pour se faire son opinion. Il y avait en elle l’atavique – issu d’une longue ascendance qui n’avait fait que guerroyer à tous les âges, comme tout bon humain qui se respecte – et il y avait l’expérience. Elle n’avait pas connu la guerre comme les anciens combattants en parlaient mais elle avait connu le combat. Et toutes ses conséquences, pour elle et pour les autres – et pour les innocents. Non pas qu’elle voulait signifier à Teth-Adam qu’il se démenait pour rien. Mais alors, il lui sembla qu’il parlait de choses plus personnelles. Pas beaucoup, mais ce qu’il ne disait pas laissait peu de place à l’imagination. Elle posa de nouveau le regard sur Thèbes, si calme, si magnifique, presque hors-sujet au vu de leur conversation. Il était un homme sans pays, alors. Il était un homme qui avait échoué, aussi, à protéger ce qu’il y avait de précieux pour lui. Un de ces hommes qui avait obéi à un appel qu’il avait estimé supérieur et qui en remerciement avait dû témoigner de l’anéantissement de son pays. Elle s’étonnait de le voir ici et ainsi. Elle en connaissait qui étaient devenus d’horribles tyrans, de terribles assassins, des monstres sans pitié, pour des épreuves traversées bien moindres.

En pensant aux guerres à venir, à toutes les guerres qui jalonneraient sans aucune respiration l’histoire des hommes, jusqu’aux pires conflits qui enflammeraient le monde au vingtième siècle et aux massacres silencieux qui seraient perpétrés ensuite, elle détourna les yeux. Protéger aujourd’hui une terre destinée à ne jamais connaître que le sang des hommes. Tenter d’empêcher une guerre quand dans le futur le pire était à venir. À quoi bon… Mais pour lui, le pire était déjà advenu. Et pourtant il continuait à vouloir protéger les autres. Il lui rappela son père soudain, si noble dans sa solitude, dans son deuil à la mort de Sindella, qui inlassablement avait continué sa vie et suivi son chemin sans s’en détourner d’un iota, fidèle à ses valeurs. « Je ne m’inquiète pas. Je ne veux pas sonner comme ce vieux bidule de Nabu mais de mon point de vue, au sens littéral du terme, ce qui doit arriver arrivera. Même si je déteste la guerre. » Sa voix tremblait et comme la gamine sensible qu’elle était, elle avait les larmes aux yeux. Mais ce n’était pas son histoire. Ni sa souffrance. Elle ravala ses pleurs déplacés et suivit Teth-Adam dans les couloirs du palais. Elle aurait voulu en savoir plus sur lui, mais elle ne pouvait décemment pas lui poser des questions là-dessus. Peut-être plus tard lui en dirait-il plus.

En attendant, elle sautillait à ses côtés pour garder le rythme, non pas qu’il marchait vite mais il avait de grandes jambes, et saluait les serviteurs qui les croisaient et qui lui renvoyaient en général un regard rond. « C’est hum… Ce n’est pas un exploit, enfin, intellectuellement parlant, c’est tout l’inverse. C’est ce qu’on appelle chez moi une grosse connerie. » Elle tendit la main devant elle et généra quelques étincelles après avoir lancé un « erèimuL ! » plein de bonne volonté. Elle pouvait toujours faire sortir une pièce de l’oreille de Teth-Adam et prétendre qu’elle faisait de la magie… « Je ne peux pas avoir perdu ma magie, elle fait partie de moi. Je la tiens de ma mère qui était une descendante d’un peuple magique disparu à mon époque, les Homo magi. Donc, je ne m’inquiète pas trop. Ma magie est là. Je l’ai juste un peu malmenée… » En remontant trois mille longues années en arrière. « C’était la première fois oui. Je n’ai pas du tout réfléchi avant d’agir, et surtout pas à comment faire pour rentrer chez moi. Et aussi, c’était extrêmement dangereux. J’aurais pu faire beaucoup de tort, à mon présent, et aussi au tiens. Donc, peut-être que la nature m'envoie un message. Si tu agissais mal avec les pouvoirs que les dieux t'ont donnés, ils te les retireraient, non ? C'est un peu pareil, je pense. » Elle avait besoin d’être honnête, même si elle venait de lui avouer plus ou moins qu’avec ses bêtises, elle aurait pu détruire ce monde que Teth-Adam voulait protéger. De nouveau, elle tendit les mains, paumes jointes, et les écarta en clamant : « nipaL ! » Une petite silhouette grise apparut entre ses mains écartées et atterrit par terre. Pendant une seconde, Zee se sentit emplie d’espoir. Puis elle vit la tronche du lapin et sauta en arrière avec un gargouillis. Il était tout moche, avec des crocs qui lui sortaient de la gueule et des pattes trop grandes par rapport à son corps. Voilà qu’elle était devenue le Dr Frankenstein. Le lapin grogna comme un bouledogue et partit en courant dans le couloir, faisant sursauter les gens.

Elle se racla la gorge et reprit d’un ton badin : « Et donc, je disais que tu ne devrais pas t’inquiéter. Qu’est-ce qui pourrait arriver de grave ? Même si je n’imagine pas de vivre sans magie, c’est comme l’air que je respire pour moi. Mais bon, je resterai ici et peut-être que je pourrai t’aider dans tes tâches. Ou, tu sais, j’irai faire le ménage dans les appartements de Nabu. Il acceptera bien de… » Elle ne finit pas sa phrase, vu qu’elle ne trouvait rien que le vieux ronchon pourrait accepter de sa part. Vite, on enchaîne ! « Tu n’es pas obligé de rester avec moi si tu as des choses importantes à faire. Pour le pharaon et tout. La guerre. Oh, vraiment, désolée d’avoir débarqué dans vos vies comme ça ! C'était totalement irréfléchi de ma part. » Mais c’était pour Nabu. La vie de Nabu, contre l’avenir tout entier d’un pays… Eh bien, elle savait ce que Nabu lui aurait dit – de laisser tomber.

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Aurait-il dû lui poser des questions sur l’avenir ? Alors que la guerre grondait à leurs frontières, alors que la menace d’un avenir incertain étendait ses ailes au-dessus de leur royaume d’éternité, aurait-il dû l’interroger, la magicienne venue du futur, qui aurait pu lui apporter les réponses à toutes ses questions, apaiser ou confirmer ses doutes, et lui dire, enfin, si ce qu’ils accomplissaient à Thèbes avait réellement la moindre importance ? Jamais, en plusieurs décennies de loyaux services, Teth-Adam n’avait douté de sa mission au service du pharaon Ramsès – mais depuis la chute du Kahndaq, depuis la disparition de sa famille, le champion sentait le corps froid, sournois et sinueux du serpent du doute se resserrer sur lui, tendre le cou et planter ses crocs empoisonnés en plein dans son âme. Toutes ses certitudes, tout ce qu’il avait toujours pris pour acquis, avait été remis en question du jour au lendemain, dès l’instant où les nouvelles de la capitale voisine lui étaient parvenues. Un monde s’était effondré autour de lui, et il était resté seul dans les décombres d’un royaume de poussière et de sang, pendant que l’Egypte, elle, prospérait plus que jamais, bénie d’une ignorance sereine à l’ombre de ses champions et de ses protecteurs. Zatanna aurait su lui dire, elle, si le sacrifice du Kahndaq avait été en vain. Si, quelques millénaires plus loin, ce paradis qu’ils avaient construit tenait encore debout. Si lui était toujours là pour s’assurer que plus aucun innocent ne mourrait sous le joug de la tyrannie. A ce moment-là, Black Adam n’était encore qu’une étincelle dans le cœur du champion de la magie – une étincelle de deuil et de colère qu’il tentait tant bien que mal d’étouffer, alors que, déjà, il sentait les vents battants l’attiser en brasier. Ignorant, encore, du destin qui l’attendait : sa reprise brutale du Kahndaq, son bannissement par le sorcier Shazam, sa résurrection, des millénaires plus tard. Sans le savoir, Zatanna se faisait témoin innocente des derniers jours de Mighty Adam. Peut-être qu’ils se poseraient la question, un jour. Si elle avait parlé, si elle lui avait raconté, son avenir taillé dans la haine et le sang, aurait-il suivi un autre chemin ? Aurait-elle pu, par quelques révélations choisies, ouvrir les yeux d’un futur champion déchu et l’empêcher de s’avancer sur le chemin de la corruption que les dieux avaient déjà tracé pour lui ?

Cette question-là, ils n’auraient sans doute jamais de réponse ; c’était là toute la tragédie et la beauté du libre-arbitre qu’était le leur.

Teth-Adam arque un sourcil alors que quelques étincelles s’échappent des doigts de Zatanna à la manière d’un feu sur le point de s’éteindre – elle cherchait à le rassurer, mais il ne voyait là rien de très encourageant pour son cas. Au moins ses explications avaient-elles le mérite d’être clair, et le champion hoche doctement la tête en signe d’assentiment. Les pouvoirs de Zatanna, comme les siens, venaient de quelque chose de plus grand qu’elle : lui avait ses dieux, qui n’hésiteraient pas à le rendre à son état de simple mortel s’il bafouait leurs dons, elle tirait sa magie de son héritage, avec toutes les responsabilités que cela impliquait. Tous les deux avaient des comptes à rendre. Et elle, cruellement, était en train d’apprendre de la plus radicale des façons une leçon que seul un cuisant échec pouvait enseigner. « Alors nous attendrons. Et quand tu seras prête à ne plus provoquer de catastrophe, tes talents te reviendront sans doute. » conclut-il non sans une pointe de moquerie dans la voix. En même temps, c’était facile de passer pour irréprochable quand on avait un dieu de la sagesse sans cesse en train de guider ses pas. Mais même le plus sage de tous les dieux n’aurait pas pu le préparer à l’apparition de l’étrange créature grise, difforme, et apparemment agressive devant eux – il hésite même à suivre l’immonde bestiole, avant que Zatanna ne le distraie et qu’il décide que les gardes pourraient bien s’en occuper tous seuls. « Ce qui pourrait arriver de grave ? » répète-t-il sans chercher à masquer son étonnement. « Te retrouver coincée à notre époque pour le restant de tes jours ne t’inquiète donc pas plus que ça ? » L’idée de Nabu acceptant que qui que ce soit se mêle de ses tablettes et de ses affaires lui arrache un rire franc, et il adresse à sa jeune invitée un regard indulgent. « Il y a toujours des choses importantes à faire dans ce palais. M’assurer qu’une jeune femme venue du futur, et versée dans les arts mystiques ne s’égare pas dans les couloirs en fait partie. » Les éclats de voix provoqués par l’apparition d’un brouillon de lapin mal ficelé avaient fini par s’estomper – la bête avait peut-être réussi à s’enfuir vers le désert. Zatanna s’excusait de son intrusion, mais Teth-Adam était à peu près certain que sa présence faisait partie de ces événements inévitables du destin au service d’un dessein qu’ils ne pouvaient pas encore deviner. « Tu n’as pas à te sentir coupable. Seulement à apprendre de tes erreurs : la prochaine fois, assure-toi un chemin de retour avant d’entamer ton voyage. »

Autour d’eux, des petits groupes de conseillers, scribes, et autres officiels du palais échangeaient entre eux, discutant des affaires du royaume d’un air confiant ou soucieux autour des bassins d’eau fraîche et de la végétation luxuriante. Au milieu d’eux, Teth-Adam et Zatanna ne détonnaient presque pas, promeneurs parmi les promeneurs – à la différence près que l’une était pâle comme la pierre du Nil, et l’autre un colosse frappé d’un éclair. « Je ne pense pas que ta présence ici soit un hasard ou un simple accident. Ce futur Nabu, s’il ressemble au mien, ne prendrait jamais un tel risque sans une excellente raison qui dépasse de loin sa propre personne. Ce sont les dieux qui t’ont envoyée, Zatanna Zatara. Ils nous révéleront leurs plans s’ils l’estiment nécessaires, pas avant. » Oh, sa réflexion était sans doute frustrante à entendre, et peu satisfaisante pour une jeune femme percluse de questionnements, mais il n’en avait pas d’autre à lui offrir à l’heure actuelle. En revanche, elle soulevait des questions pertinentes. Si elle devait rester parmi eux, il était parfaitement inutile de la garder enfermée dans sa chambre à se tourner les pouces ou se maudire de sa maladresse en attendant que Nabu veuille bien solutionner son problème. Songeur, Teth-Adam s’arrête face à un bassin, contemplant l’eau cristalline, et poursuit sa réflexion à voix haute. « Peut-être que tu n’es pas simplement venue chercher des réponses auprès de Nabu. Tu l’as dit toi-même, tu as fait un usage maladroit de tes pouvoirs, et tu en as été punie. Mais ton apprentissage ne se fera pas simplement en attendant qu’ils te reviennent. Et tu as eu la chance d’atterrir dans un lieu bercé par la magie des dieux – il serait fort dommage que tu repartes chez toi sans prendre le temps de t’initier à certains de leurs secrets, non ? » Sans même avoir besoin de le consulter, il savait que Nabu serait d’accord avec son raisonnement. Qui sait, peut-être que lui enseigner certaines arcanes de leur magie à eux aurait un effet bénéfique sur sa magie à elle. L’énergie qu’il détectait dans son aura lui prouvait déjà que les deux étaient loin d’être incompatibles – quelque part, sa magie et la sienne étaient peut-être même plus proches que celle de Teth et de Nabu. Attentif, Teth-Adam écoute la voix de Zehuti qui murmure à son oreille mêlée des conseils d’Aton, toujours très protecteur du pouvoir incroyable dont il dote son champion. « Mes dieux sont d’accord pour dire que tu aurais quelque enseignement à tirer de ton passage ici, Zatanna. Qu’en dis-tu ? »

Au moment où il se tourne vers elle en lui posant la question, un brouhaha discret, comme un murmure, s’élève dans la cour ensoleillée, et les grandes portes s’ouvrent pour laisser place à une procession de serviteurs et de gardes armées de leurs lances – et au milieu de cet étrange assemblage, s’avançait, lentement à cause de son âge mais toujours royal, un homme coiffé de son némès bleu et or à tête de serpent, les yeux perçants et résolus. Alors que tous autour d’eux s’incline profondément pour marquer leur respect d’un seul mouvement, Teth-Adam, les imite, mais non sans souffler à Zatanna : « Tu voulais le voir de tes propres yeux ? Je te présente notre pharaon, Ramsès le deuxième du nom. »

Spoiler:

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Teth-Adam – d’ailleurs, elle n’avait pas osé lui demandé s’il s’appelait Teth, prénom, Adam, nom, ou si c’était quelque chose de propre à l’Égypte ancienne, un genre de nom composé étrange, ou si c’était carrément un truc de champion des dieux – était beaucoup moins dur avec elle que ne l’était son père. En même temps, elle n’attendait pas du champion qu’il soit comme son père, pas du tout. Mais elle ne pouvait s’empêcher de faire cette comparaison car Zatara avait été le premier témoin des catastrophes qu’elle pouvait causer. En de nombreuses occasions, elle avait fait des erreurs, qu’elle considérait normales parce qu’elle apprenait parfois sans retenir, et que lui considérait comme inacceptables et impardonnables. C’était dans ces moments-là qu’elle le voyait se mettre vraiment en colère, et enfant, elle partait sangloter dans sa chambre, horrifiée de l’avoir déçu, terrifiée à l’idée qu’il ne lui pardonne jamais, alors qu’adolescente, elle lui répondait sans complexe, même quand elle avait tort, et alors ils se hurlaient dessus pendant des heures. Mais elle savait, à présent, qu’elle avait toujours eu tort et qu’il avait toujours eu raison. Et elle comprenait aussi les raisons de ses colères. Elle n’apprenait pas la cuisine. Rater un sort, oublier un mot, avoir la flemme de passer par toutes les étapes : en magie, cela pouvait causer d’horribles accidents. Cela pouvait blesser des gens. La flemme, le laisser-aller, le trop-plein d’assurance, étaient des choses à bannir, en matière de sorcellerie. Elle avait fauté par les trois, dans cet ordre là. Plus souvent et plus gravement par cette assurance que lui avait donnée Nick, puis John – et elle-même, évidemment. Si sûre d’elle, à mesure qu’elle voyait ses pouvoirs se déployer, enfin libérés du carcan paternel. Si sûre d’elle, au point d’arrêter de réfléchir, visiblement. Zatara aurait écumé. Il l’aurait ignorée pendant des semaines, voire des mois. Teth ne semblait pas vraiment catastrophé, pourtant elle savait qu’il prenait la mesure de ce qu’auraient pu être ces conséquences… Mais peut-être avait-il été témoin de phénomènes bien pires encore, du genre à inculquer la relativité des choses… En tout cas, elle préférait qu’il se moque d’elle plutôt qu’il la juge.

Elle le gratifia d’un pauvre sourire en réponse. Bien sûr, cela l’angoissait de rester coincée ici. Déjà, elle ne pouvait pas se mentir : son confort matériel du vingt et unième siècle lui manquait. Internet. Les séries télé. La variété de la nourriture. Ses quelques amis. Mais une fois qu’elle avait fait le tour de ces choses somme toute matérielles – enfin, à part les amis –, elle se rendait compte que ses raisons de vouloir rentrer étaient surtout liées à l’idée, terrifiante en elle-même, d’être coincée à une époque qui n’était la sienne. D’accord, mais ensuite ? Quand elle avait fait ce choix stupide, elle n’avait pas grand-chose, comme projets de vie. Alors oui, elle ne pourrait pas aider Nabu, mais à bien y réfléchir, il s’aiderait lui-même, ou des gens bien plus compétents l’aideraient. Et donc, quoi ? Ce n’était pas pire d’être ici que de déprimer dans le manoir vide et glacial de son père. Pour le moment. Elle s’estimait déjà heureuse d’être nourrie et logée. Est-ce que c’était cool pour tout le monde, qu’elle reste ici, à se prélasser dans sa suite, à créer des lapins mutants et à coller aux basques de Teth-Adam auprès de qui, là tout de suite, son esprit de gamine au cœur brisé se voyait bien passer sa vie ? Puisqu’il y avait toujours des choses à faire… Si ce n’était qu’elle n’avait pas sa place ici, évidemment. Évidemment qu’elle le savait. Alors oui, le conseil était aussi précieux que basique. Toujours penser au retour. Oui, elle s’en souviendrait. Elle le savait avant, mais maintenant elle ferait plus que savoir, c’était sûr. N’empêche, son impatience et sa jeunesse reprirent vite le dessus. « Oh, les dieux sont pratiques pour nous dédouaner de toute responsabilité, mais ce n’est pas toujours à eux qu’il faut lancer des fleurs ! J’ai pris ma décision en mon âme et conscience. » Mais peut-être que ce n’était pas le lieu pour parler du rôle des dieux dans les affaires des hommes, et même de la définition de « dieu » qui serait forcément différente pour lui que pour elle. Compte tenu de l’endroit et du temps, et de la personne qu’elle avait en face et qui tenait littéralement ses pouvoirs des dieux, ce n’était pas le bon moment pour se la jouer ni dieu ni maître…

Et pourtant, quand elle voyait son regard se perdre quelques millisecondes dans le vide et quand elle l’entendait lui dire tranquillement que « ses dieux » lui « disaient que »… En attendant, elle était très intéressée par la tournure de la conversation. Redevenir l’élève qu’elle serait toujours, toute sa vie, pourquoi pas ? Elle s’était pris un vrai mur en termes de vérité en pleine poire, et son orgueil déjà maigrichon avait fichu le camp dès le jour de son atterrissage en catastrophe dans le désert. Quand elle voyait Teth, quand elle pensait à Nabu et à l’aura qu’il avait dégagée et quand elle sentait vibrer dans l’air de Thèbes toute cette magie brûlante et multiforme qui ne demandait qu’à effleurer la sienne, le peu qu’il lui restait… Elle n’eut cependant pas le temps de répondre qu’une procession  fit son apparition, faisant s’arrêter tout le monde sur son passage, eux y compris. Zee regarda le vieil homme qui servait de centre à cette chorégraphie, qui ressemblait à n’importe quel vieil homme, mais avec un magnétisme implacable. Elle capta le murmure de Teth, et se rendit compte alors qu’elle était la seule à être encore droite, comme le légendaire clou qui dépasse. Elle croisa le regard du pharaon – forcément, il ne pouvait pas rater la seule qui ne s’était pas inclinée – et esquissa un genre de révérence de princesse Disney anachronique, mais l’intention y était. Elle réussit à garder les yeux baissés deux bonnes secondes, puis, trop curieuse, releva légèrement la tête, pour se rendre compte que le pharaon s’était arrêté devant eux. « Te voilà accompagnée d’une invitée unique en son genre, Teth-Adam. Même à l’orée de mon passage devant Osiris, tu parviens à me surprendre. Qui es-tu, étrangère ? » Zee se redressa enfin, à rebours de tous les autres, et jeta un coup d’œil à Teth, mais vu que le pharaon lui avait posé une question, il fallait bien qu’elle réponde. « Je m’appelle Zatanna Zatara. Votre maj… altesse. Pharaon. » Ou mieux encore, « hey yo Ram’s ». Elle aurait dû demander comment s’adresser à un pharaon avant de le rencontrer – encore une leçon qu’elle apprenait en direct.

Le vieil homme la jaugea du regard un moment, un regard qu’elle ne sut décrypter. Sentant la pression monter, elle laissa son esprit pédaler sur autre chose – J’adorerais apprendre tout ce que je peux de Teth, s’il le veut bien, et puisque ses dieux sont d’accord. D’ailleurs, est-ce que les dieux lui parlent vraiment, il entend leurs voix dans sa tête ? Il pourrait commencer par m’expliquer ce phénomène, je trouve ça vraiment étrange. Mais oui, j’ai beaucoup de choses à apprendre et je m’y appliquerai. J’aimerais aussi qu’il me parle de son pays natal. Elle sortit de sa transe et vit que le pharaon s’était tourné vers Teth pour échanger quelques paroles et elle retint un soupir de soulagement, même si, honte sur elle, elle n'avait pas entendu la réponse royale. Il n’est pas vexé. J’aurais pu passer le reste de ma vie à tirer des pierres pour construire sa pyramide ! Il a l’air gentil. Mais je ne sais rien de lui. Cela aussi, il faudra que Teth me l’apprenne. Son khôl est sublime, on n’en a pas des comme ça à mon époque ! Et puis, elle se rendit compte qu’elle ne faisait aucun effort pour contrôler ses pensées – puisque de toute façon elle n’avait plus de magie. Sauf qu’il lui en restait quand même un peu. Et elle sut avec certitude que Teth-Adam, lui aussi doté de pouvoir, avait dû capter tout ce qu’elle avait pensé si fort. Elle braqua son regard droit devant, barricadant son esprit comme elle avait appris à le faire toute petite, jusqu’à ce que cela devienne aussi naturel que de respirer. Elle sentit ses joues la brûler. En tout cas, à ses côtés, Teth n'avait pas eu l'air de broncher.

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Ramsès II avait beau arriver doucement en fin de vie, ni ses prêtres, ni ses médecins n’avaient l’air de suspecter qu’il finisse, réellement, un jour par s’éteindre, tant le vieil homme rayonnait encore de cette intelligence acérée et de ce charisme magnétique qui avaient si bien laissé leur empreinte indélébile sur son règne. De lui l’Histoire ne garderait jamais l’image d’un vieillard en fin de course ; il s’élèverait au rang de légende, de dieu vivant, au même titre que son champion, qui ne pouvait s’empêcher d’éprouver une pointe de fierté face à son pharaon, alors que Zatanna, elle, se confondait en politesses en tentant tant bien que mal de faire bonne figure. Peut-être aurait-elle été plus à l’aise si Teth-Adam avait pris la peine de lui raconter les bêtises que le tout jeune Ramsès avait pu faire alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon propulsé pharaon sous l’œil averti de Nabu et de son haut-prêtre devenu élu des dieux ; et peut-être aurait-il le temps de lui conter ces histoires-là plus tard, à l’abri des oreilles indiscrètes. Il y avait, quelque part, quelque chose d’incroyablement plaisant à faire découvrir son Egypte à une jeune femme qui s’était trompée d’époque. Et quelque chose de rassurant, dans la certitude qu’une jeune personne, au moins, porterait en elle des fragments de ce royaume dont l’éternité n’était peut-être somme toute que le souhait illusoire de ceux qui le portaient à bout de bras comme un rêve de cristal.

Exercice intéressant, néanmoins, d’essayer de se concentrer sur une conversation avec le pharaon quand des pensées parasites s’invitaient joyeusement dans son psyché – s’il n’en montre rien à son illustre interlocuteur, Adam ne peut s’empêcher de couler un regard quelque peu surpris à son (indubitablement) étonnante invitée. Il ne lui fait aucune réponse par l’esprit, mais réprime son amusement et range soigneusement ces petites intrusions de côté pour rendre pleinement son attention à Ramsès. « … c’est pourquoi j’ai décidé que nos troupes effectueraient pour le moment une retraite. Nous installerons des campements à la frontière, et nous surveillerons la situation de là. » L’ombre de sourire sur les traits de Teth-Adam s’efface aussi vite qu’il est apparu. « Quoi ? Je pensais que notre intervention au Kahndaq… » « Doit être repoussée pour le moment. » l’interrompt Ramsès dans un souffle discret. « Je suis désolé, Teth-Adam. Je sais à quel point c’est important pour toi, mais nous devons d’abord penser au bien du peuple égyptien et de nos armées. Ce n’est que partie remise. » « … comme tu le souhaites, ô pharaon. » Ramsès a-t-il, à ce moment-là, seulement idée de la dague froide et empoisonnée qu’il vient de planter dans le cœur de son plus vieil ami et mentor ? Sans doute le soupçonne-t-il, alors qu’il pose brièvement une main sur son bras et lui adresse un regard aussi compatissant qu’inflexible et impitoyable, avant de s’éloigner avec sa suite. Et Teth-Adam reste là, l’observe partir, ce pharaon grand comme les dieux, et pourtant incapable, semblait-il, de s’imposer face aux ravages de l’Histoire. Sans s’en rendre compte, le champion ferme le poing, ses phalanges blanchissent autant que ses yeux s’assombrissent d’un orage qui, quelques siècles plus tard, ne s’arrêterait jamais de gronder.

C’est la présence de Zatanna à ses côtés qui le ramène à la réalité, et le force à chasser les nuages d’une colère sourde pour retrouver le masque plus acceptable du protecteur de l’Egypte. « Puisque ton enthousiasme te porte à tant de questions, Zatanna, nous allons pouvoir nous atteler à y répondre. » se contente-t-il de commenter en croisant les mains dans son dos – et, alors qu’il passait devant Zatanna, il se laisse aller à un dernier commentaire : « En revanche, j’ai bien peur que notre pharaon n’ait guère le temps pour un cours en application du khôl. » Même si cette seule image suffisait à son amusement.


Quelques jours plus tard, c’est au cœur du désert, à deux heures de marche de Thèbes, que Teth-Adam emmène sa nouvelle protégée, dans le creux d’une vallée montagneuse aride et sèche où les ombres servent de refuge aux serpents, scorpions, chacals, et autres créatures cherchant à se protéger du soleil abrutissant et mortel qui veillait sur leur petit monde. Nul besoin pour les deux magiciens de faire attention à leurs pas : ils survolent aisément la route rocailleuse bordée d’anciennes statues de pierre, et enfin, après plusieurs minutes, Teth pose le pied à terre, Zatanna sur ses talons, sur les marches en pierre du Nil de l’entrée d’un imposant temple à moitié caché dans la montagne. Deux piliers encadraient l’imposante porte, et autour de toute leur hauteur s’enroulaient deux serpents protecteurs, parfaitement symétriques, tels une couronne de pouvoir. D’un geste du menton, il intime à sa convive de le suivre, et pénètre à l’intérieur du temple.

Immédiatement, tous deux sont happés par l’air chargé de magie, plus encore que le laboratoire de Nabu – ici la magie est mordante, sans pitié, revigorante pour qui savait l’apprivoiser plutôt que la subir, maîtresse difficile mais qui savait récompenser ceux qui savaient la servir. Tous deux s’avancent dans une immense chambre sertie d’une imposante statue d’un dieu couronné de deux serpents similaires à ceux qui en gardaient l’entrée – de nombreuses offrandes, nourriture, encens, et autres amulettes disposées à ses pieds par des pèlerins en quête de protection et des prêtres en quête de bénédiction. Le silence s’imposait avec autant de stature que ces hautes pierres et l’atmosphère mystique de l’endroit, mais Teth n’hésite pas un instant avant de le briser de sa voix qui rebondit sur les murs qui les entoure. « Zatanna, tu t’interrogeais sur les dieux qui m’ont accordé mes pouvoirs. Ils sont six à m’avoir accordé leurs dons : Shu, Heru, Amon, Zehuti, Aton, et Mehen. Le champion de la magie est la synthèse de leurs plus grands pouvoirs et de leurs meilleurs attributs, mais il en est un septième qui se cache, invisible, au milieu des six autres. » déclare-t-il, avant d’étendre le bras pour englober la statue qui les surplombait. « Je te présente Heka. Heka est la magie dans sa forme la plus pure – il est la nôtre, celle de toutes choses, et la magie des dieux eux-mêmes. Sans Heka, les dieux ne seraient rien d’autre que des représentations – peut-être même n’existeraient-ils même pas. Dans ce monde, la magie est partout – et par conséquent, Heka l’est aussi. » Sur le torse d’Adam, l’éclair frappé sur sa poitrine se met à crépiter, et des éclairs commencent bientôt à en déborder dans un flot d’étincelles chargées de pure magie concentrée, courent sur ses mains, se concentrent dans ses mains, font briller ses yeux d’une lumière bleue. « C’est Aton qui me prête sa magie, mais c’est d’Heka que lui-même tire son pouvoir. S’il est un seul dieu, une seule entité ici qui puisse t’enseigner ce que tu cherches à apprendre, Zatanna, c’est lui. » La magie de Zatanna lui échappait encore, dans sa nature, dans son application – mais ce mystère n’en serait pas un pour le dieu qui régissait toute la magie d’Egypte et de ce monde, cela, il en était persuadé. Sans complexe, Adam laisse la foudre d’Aton s’exprimer librement, danser autour de lui alors qu’il détourne son regard d’Heka pour le tourner vers Zatanna.

« Parle-moi de la magie dans ton monde. Tu es la preuve vivante qu’elle n’a pas disparue, même s’il est évident qu’elle a changé. Quoi ressemble-t-elle, là d’où tu viens ? Comment l’as-tu apprise ? » demande-t-il – certain que les six ou sept dieux qui l’accompagnaient ce jour seraient eux aussi curieux de connaître la réponse.

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Du coup, elle n’avait pas vraiment suivi la conversation entre le pharaon – le pharaon ! dont elle était sûre d’avoir vu la momie dans un musée quelque part ! – et Teth-Adam, mais elle en capta quand même la fin, et fut à peine étonnée de se rendre compte que ça parlait de guerre. À cette époque, ça devait être un sujet de discussion récurrent. Oh, pour qui elle se prenait ? À son époque aussi, c’était encore le cas. Rien de neuf sous le soleil. Savoir contre qui, pourquoi et qui gagnait ou qui perdait ne l’aurait pas avancé à grand-chose sans en savoir plus sur les forces en présence, mais elle ne pouvait pas ne pas remarquer la tension sur le visage du champion alors que son pharaon lui parlait sans s’en rendre compte, ou sans en tenir compte, peut-être trop habitué qu’il était à ce que personne ne remette jamais ses décisions en question. Il y avait des troupes, que Ramsès voulait faire battre en retraite, alors que Teth-Adam semblait croire qu’elles devaient aller dans le Kahndaq, et ce fut à peu près tout pour cette mini-confrontation que personne ne sembla noter, soit que tout le monde avait sagement les yeux baissés, soit, encore une fois, que personne ici n’était habitué à ce que les paroles du pharaon soient mal reçues. Comme Teth-Adam, elle suivit le vieillard des yeux, qui allait vaquer à sa journée sans autre réplique de ce qui ressemblait à un séisme pour son conseiller. Le regard de la jeune sorcière allait du vieux au jeune et toute son empathie et sa sensibilité naturelle lui criaient qu’il y avait de l’orage dans l’air, mais ressentir, ça ne suffisait pas. Pas ici, pas maintenant, pas en présence de forces aussi formidables et d’une histoire dont elle ne maîtrisait rien, qu’il s’agisse de la grande Histoire ou des histoires personnelles. Alors elle ne dit rien et attendit, jusqu’à ce que Teth-Adam se tourne vers elle, et c’était comme si rien ne s’était passé. Elle lui faisait confiance. Elle le regarda sans comprendre alors qu’il parlait des questions qu’elle avait, alors qu’elle était restée là à se mordre la langue et à se forcer à ne pas lui demander quoi, pourquoi, comment, et puis elle obtint une réponse plus claire quand, alors qu’il lui tournait le dos, il lui répéta cette histoire de khôl à laquelle elle avait pensé bien fort. Et, dans son dos toujours, elle leva les bras au ciel en une supplique silencieuse, avant de plaquer ses mains sur son visage. La honte, mais la honte !!




Cela faisait du bien de voler. Elle était loin de faire ça avec toute la facilité dont elle avait l’habitude, mais au moins, elle ne ressemblait plus à un canard ivre, et elle faisait semblant de ne pas remarquer qu’elle le ralentissait, et Teth-Adam faisait semblant de ne pas le remarquer non plus, et ainsi, la ville, puis le sable, puis la pierre défilèrent sous ses yeux ébahis. C’était tellement éloigné de son quotidien, elle, la citadine par excellence… Elle se demanda ce que Teth-Adam aurait pensé du gris des mégapoles américaines, des tours de verre reflétant le soleil, du découpage géométrique et des lumières, la nuit, qu’elle aimait temps – oui, elle trouvait un certain charme aux villes, surtout la nuit. En attendant, il l’avait amenée devant ce qui ressemblait à un temple – comme dans un certain film, mais cela faisait plusieurs jours qu’elle tentait de ne pas toujours se référer à La Momie parce que là, pour le coup, elle était à peu près sûre que Teth-Adam ne verrait pas ça d’un très bon œil. On ne s’appropriait pas une culture et une civilisation différentes pour en faire une pauvre parodie si on n’était pas l’Amérique, le pays qui s’auto-caricaturait sans cesse. Tout était monumental : l’entrée, les piliers, et à l’intérieur une statue encore. Mais surtout, l’endroit regorgeait de magie, elle en sentit tout le poids s’abattre sur elle en franchissant le seuil du temple. Yeux écarquillés, elle regardait tout autour d’elle, la respiration un peu plus rapide, comme si elle venait de courir un marathon. Elle écouta les paroles du champion, les yeux rivés sur la statue. C’était une étrange combinaison. Une divinité personnifiant la magie elle-même – pour les gouverner tous ? Dans un de ces étranges moments de prescience qu’elle subissait des fois sans avoir aucun contrôle dessus ni même sans savoir réellement les interpréter, cette image, Teth-Adam entouré d’éclairs, ses yeux brillants, au pied de la statue d’Heka qui semblait clamer la propriété du champion, éclipsant les six autres, la mit un peu mal à l’aise. Ou alors, c’était juste trop de magie pour elle. Mais elle ne cessait de poser les yeux sur la statue et le malaise ne disparaissait pas.

Elle savait pourquoi. Il y avait une autre raison, moins métaphorique, plus terre à terre. La magie ici jaillissait de sa source la plus pure. Elle aurait pu tendre la main, s’en emparer – et probablement se faire consumer par elle aussitôt. Elle ne savait pas si c’était parce qu’elle était ancienne, et qu’elle serait destinée, au fil des siècles, à être domestiquée, ou si c’était simplement sa nature. « Ma magie est très différente de la tienne. Elle se transmet par le sang : je la tiens de ma mère principalement. Ses ancêtres étaient des Homo magi, c’était un peuple de magiciens, qui a disparu aujourd’hui – je veux dire, même à ton époque. Je ne sais pas grand-chose d’eux mais ils étaient très pragmatiques. Des scientifiques. Et ils ont appris à canalyser la magie par toutes sortes de biais. » Cela dit, ça ne les avait pas empêchés de disparaître à cause d’elle. Son père lui avait raconté les histoires des Homo magi qui avaient fini, dans leur soif de pouvoir, par tenter l’expérience de trop. Peut-être que la magie n’était pas domptable. Mais c’était ainsi qu’elle-même l’avait apprise, et c’était ce à quoi son père croyait également. Il aurait trouvé cet endroit dangereux. Et il aurait peut-être trouvé Teth-Adam dangereux. « Ma magie est très ancienne, mais elle a beaucoup changé aussi, elle s’est dilué dans le sang des générations. Je ne crois pas que ça veut dire qu’elle est moins puissante, mais je ne saurai probablement jamais m’en servir comme les premiers Homo magi s’en servaient. Leur source était dans tous les éléments. » Elle mourait d’envie de tendre la main vers les éclairs qui couraient sur le torse de Teth-Adam, comme un bébé fonçant la langue tendue vers une prise électrique. Parce qu’elle était sûre qu’elle subirait le même effet. « Mon père est un grand magicien. Il était. C’est lui qui m’a tout appris. Je contrôle mes dons avec des sorts. C’est tellement naturel pour moi que j’ai du mal à te l’expliquer. Dans les limites de mon pouvoir, je peux obtenir ce que je veux. Alors mon père m’a appris à prononcer des sorts, il disait qu’ainsi je la contrôlerais mieux. »

Elle recula d’un pas, repéra un caillou par terre et songea amèrement qu’elle ferait mieux de se limiter à ça si elle ne voulait pas encore créer une monstruosité mi-caillou mi-Cthulhu. « sîarapsiD ! » Et la pierre tomba en poussière. Elle se mordilla la lèvre et regarda le champion. « Voilà ce qu’aurait dit mon père : je n’ai pas été assez précise. Je n’ai fait qu’utiliser la magie sans la contrôler. Je voulais faire disparaître la pierre, pas la détruire, mais mon sort était trop paresseux et je n’ai pas obtenu l’effet escompté. Voilà comment fonctionne ma magie telle que je l’ai apprise. Il y a d’autres moyen de la pratiquer, mais c’est ainsi que je l’ai apprise. » Parce qu’elle était une magicienne exceptionnelle, disait Zatara, et quand il le disait, ça n’était pas un compliment. Il lui rappelait sans cesse qu’elle était puissante, plus que n’importe qui, et dans ce n’importe qui elle le savait, il y avait lui aussi, mais elle ne le croyait pas, et elle avait passé sa vie à brider ses pouvoirs. Sauf quand elle avait décidé de s’asseoir sur l’enseignement de son père pour suivre deux Anglais dans leur folie – et elle n’avait rien regretté, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Elle regarda de nouveau dans la direction du petit rocher. « aL erèissuop tneived uolliac. » Et le petit tas de poussière reforma le beau caillou bien lisse qu’il était une minute auparavant, pendant quelques secondes, avant de se désagréger de nouveau. « Toi, tu tiens tes pouvoirs des dieux, dont le plus prégnant de tous, Heka. Cela veut dire que tu as, en théorie, le pouvoir de soumettre les hommes. Et j’ai du mal à comprendre que l’on puisse confier un tel pouvoir à un seul homme. Ne le prends pas mal, tu mérites d’être le champion, mais… » C’était le Supermangate all over again. Son regard, de nouveau, fut aimanté par la statue d’Heka. « Qu’est-ce qui t’empêche d’aller toi-même gagner cette guerre ? De forcer le pharaon à faire ce que tu veux ? Tu as les dons, mais est-ce que tu as aussi l’œil des dieux sur ton épaule ou quelque chose comme ça ? » La moindre incartade et hop, plus de pouvoir ? Décision collégiales des sept dieux ? Ils s’asseyaient en rond pour en parler avec un panier de croissants au milieu de la table ? Elle se rendait compte d’à quel point sa question pouvait être offensante. Mais c’était une question qu’il avait forcément déjà dû se poser. Il le fallait. Il fallait absolument se poser ce genre de questions quand on était ce qu’ils étaient.

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Une magie diluée dans le sang, une magie changeante et insaisissable qu’elle ne maîtriserait jamais comme ses ancêtres. Frappé de perplexité, Adam fronce les sourcils, cherchant à faire sens de ces déclarations qui ont à son oreille une musique tellement étrangère que pour la première fois depuis bien longtemps, le champion de la magie est désarçonné. Les Atlantes, il connaissait leur histoire, grâce aux connaissances de Zehuti, les homo magi aussi, même s’il soupçonnait que lui et Zatanna n’utilisent guère le même mot pour les nommer. Mais imaginer une magie qui se transmet de parent à enfant et se dilue de génération en génération, ça, ça lui demande un effort conséquent, dans un royaume où la magie avait une source principalement divine. Surtout pour lui, qui trouvait la source de son pouvoir à la source de toute magie. Les dieux, le conseil des sept, le Roc de l’Eternité – tout cela dépassait de loin l’Egypte et sa propre personne. Zatanna, au contraire, faisait la magie sienne propre, la personnalisait, la modulait selon sa volonté au lieu de simplement lui servir de conduit et de représentant. Est-ce que c’était ça, l’avenir de la magie, quelques siècles dans le futur ? Est-ce que les hommes suivraient l’exemple des premiers Atlantes et des homo magi qui les avaient précédés, et chercheraient encore à faire plier la magie à leurs désirs, peut-être en la respectant, peut-être en s’y brûlant les doigts ? Teth-Adam se souvient encore des paroles pessimistes du vieux sorcier, un jour lointain où il lui avait confié ses inquiétudes pour l’avenir. Un pessimisme que le champion, dans toute son humanité, et peut-être sa naïveté, ne partageait pas, mais les déclarations de Zatanna le laissaient circonspect. La magie existait toujours, mais le savoir-faire qui l’accompagnait s’oubliait, tombait en désuétude. Elle l’avait admis elle-même. Etait-ce ça, l’avenir ? L’avenir qui les attendait ? Une ère ou, au lieu de marcher ensemble, l’humanité et la magie prendraient peu à peu leurs distances jusqu’à devenir des étrangers, à l’exception de quelques élus comme elle ? Songeur, Teth-Adam porte à nouveau son regard sur Heka, se demandant ce qu’il pouvait bien penser de cette évolution. Peut-être que dans l’avenir, Heka n’existerait plus. Et avec lui, finiraient par s’éteindre les dieux qu’il maintenait en vie. Quel choc de se rendre compte que même la divinité tenait à si peu de choses que quelques siècles pouvaient suffire à la mettre en pareil péril.

Teth-Adam l’observe effectuer sa démonstration avec un intérêt non-dissimulé, ses yeux sombres fixés sur le caillou qui se désagrège avant de se reformer. Sa magie et celle d’Aton étaient une chose, mais celle de Zatanna était complètement différente dans sa nature. Lui ne pouvait pas, ou peu, altérer le monde de cette façon, et même s’il avait un éventail de sortilèges à sa disposition, il s’en servait si peu que ça confinait au dérisoire et à l’anecdotique. Zatanna, elle, pouvait apparemment réécrire le monde selon son bon plaisir. C’était proprement fascinant. Et ça le laissait d’autant plus perplexe de comprendre qu’elle n’était pas en mesure, ou ne se pensait pas en mesure, d’atteindre une maîtrise capable de rivaliser avec celle de ses ancêtres. La petite pierre reformée reste dans son état quelques instants, avant de redevenir poussière à nouveau, et Teth-Adam s’approche pour s’accroupir et ramasser la poudre de pierre effritée au creux de sa main. Il pouvait encore sentir la magie de Zatanna chargée dans chaque particule. « Ton père devait être un bon professeur, si tu arrives à tirer des enseignements de lui sans sa présence. » remarque-t-il sans pousser le sujet plus loin. Quiconque parle d’un disparu au présent n’en a pas tout à fait fini avec le passé. Ca, peut-être, ça ne relève pas de son domaine, et poser des questions n’est pas sa prérogative. Même s’il devinait la blessure du deuil et l’absence cruelle qui se faisait ressentir, il n’était guère sûr d’être une référence en la matière. « Je n’avais jamais rien vu de tel. Je comprends mieux pourquoi Nabu te porte un tel intérêt. » Même si ce vieux grigou avait une drôle de façon de le montrer – principalement en les abandonnant pendant que lui restait dans ses appartements au milieu de ses parchemins. Et c’est au tour de Zatanna, naturellement, de poser des questions, et celles qu’elle a en tête l’interpellent plus sûrement que si elle avait remis en question l’existence des dieux ou de la magie elle-même. Son rôle, depuis des décennies, Teth-Adam avait tant fini par le prendre pour acquis, qu’entendre quelqu’un en questionner la légitimité avait un parfum de nouveauté surprenant. Sa première réaction est de lui dédier une œillade interloquée, mais très vite, il raisonne qu’il doit être normal pour quelqu’un venue de si loin, dans un monde où la magie est si différente, de s’interroger sur la légitimité d’un homme qui fraye avec les dieux. Mais tout de même… « N’y a-t-il pas de champion de la magie, là d’où tu viens ? » demande-t-il enfin, presque anxieux. Lui, où était-il passé ? S’il avait disparu, le Conseil ne lui avait-il pas choisi de remplaçant ? A quoi ressemblait le monde du futur, pour qu’il y ait visiblement perdu sa place ? Perdu dans ses soudaines réflexions, Teth-Adam prend quelques secondes pour retrouver contenance, avant de décider de répondre à ses questions. La poussière dans sa main retombe au sol, mais le froncement soucieux de ses sourcils, lui, ne mue pas.

« En théorie, tu as raison. Ce pouvoir serait assez pour ravager la planète entière, et condamner l’humanité avec elle. » admet-il en baissant les yeux sur sa main, autour de laquelle dansait l’éclair vivant d’Aton à la manière d’un animal affectueux. « C’est pour cette raison qu’il n’est confié qu’à un mortel dont la droiture est incontestable. Quelqu’un capable d’agir au nom des hommes, et non contre eux. » Il était trop tôt pour lui révéler tous les dessous de son pouvoir. Le Roc de l’Eternité, le Conseil des Sept, leur régence entière et absolue sur la magie du monde entier – pas seulement celle qui habitait son Egypte. Les gardiens d’un pouvoir tellement absolu que sa disparition, ou sa passation en de mauvaises mains, pourrait aisément signifier la fin de la magie, ou la fin du monde tel qu’ils le connaissaient. Le vieux Shazam lui-même avait souvent menacé, si ce pouvoir venait à être corrompu, de faire disparaître entièrement la magie de ce monde. Apparemment, à en juger des capacités de Zatanna, il avait échoué. Et pourtant… Il referme les doigts, songeur. « Ne va pas croire que parce que je manie ce pouvoir, il me soit acquis. Je n’y ai droit que parce que les dieux, et l’homme qui m’a accordé ce pouvoir, m’en estiment encore digne. Si je venais à outrepasser mes droits ou ma mission, à les décevoir, je n’aurais aucun moyen de les empêcher de me reprendre leurs dons. » Il n’était qu’un vaisseau, pas un propriétaire. Mais plus le temps avançait, plus Teth-Adam se demandait, au fond, quelle était cette mission que les dieux lui avaient assignée. Il avait poussé l’Egypte de Ramsès vers la grandeur, alors qu’ailleurs, le feu de la guerre et du désespoir continuaient de faire rage. Et pourtant, il avait encore ses pouvoirs. Ce que cela signifiait, Adam se le demandait encore. « J’ignore ce qui arriverait si j’utilisais le pouvoir des dieux pour mener ma propre guerre. » Mais plus le temps passait, plus il se surprenait à y penser. Et il n’était pas le seul, puisque Zatanna, une étrangère en leurs contrées, se posait aussi la question. Avait-il tort, de continuer à ne se dévouer qu’à Ramsès ? Avait-il tort, de résister à cette colère sourde qui, parfois, l’encourageait à désobéir au sorcier, à laquelle il résistait encore alors qu’il la sentait de plus en plus bouillir sous la surface ? « Ils m’ont fait champion de l’humanité. Si j’utilisais mes dons contre les hommes eux-mêmes… je pense que là est la limite que je suis censé ne jamais franchir. » Mais qu’elle était tentante, cette limite. Terriblement tentante.

Teth-Adam s’aperçoit qu’il se perd dans ses réflexions, et se force à s’en arracher, pour contempler la statue d’Heka, puis Zatanna. Allons, ils étaient venus pour elle, aussi. « Toi, personne ne peut te reprendre ta magie. C’est la grande différence entre toi et moi. Alors il est peut-être temps d’écouter ton père et de reprendre le contrôle. Cet endroit devrait te permettre de te reconnecter avec ta magie – de nombreux magiciens, y compris Nabu, viennent méditer ici lorsqu’ils ont besoin de se recentrer et cherchent à comprendre les complexités de leurs propres talents. » D’un geste de la main, il invite Zatanna à s’asseoir sur le sol, une lueur d’intérêt dans le regard. « Tu te contentes d’utiliser ta magie au lieu de la contrôler. Tu crains que je n’abuse de la mienne. J’ai l’impression qu’en réalité, la magie t’effraie, Zatanna Zatara. » Une notion qui lui échappait entièrement, mais ô combien intrigante. De quoi Zatanna pouvait-elle bien avoir peur ? De quoi était fait l’avenir, ou son passé, pour la pousser à tant de précautions et de doutes ? « Est-ce le cas ? » questionne-t-il. « Pourquoi ? » demande-t-il encore. Certain que la réponse, quelle qu’elle soit, lui apportera une idée de la raison véritable de sa présence.

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En parlant de magie, Zee pouvait se rendre compte à quel point la nature même de leurs pouvoirs, à Teth-Adam et à elle, était différente. Mais pas seulement ça. L’un comme l’autre considérait la magie comme le fondement de leur nature propre probablement, mystique ou divine ; le respect pour elle était le même. Mais les ressemblances n’allaient pas plus loin. Zee se méfiait des dieux depuis toute petite, et rien que cette expression, « se méfier », conférait à ces dieux un caractère quasi humain. Pour elle, les dieux n’étaient que des êtres plus puissants que les autres qui grâce à leur puissance avaient su s’entourer d’un culte, d’un folklore et générer une foi, qui en soit était aussi un genre de magie, en tout cas elle en avait la force. Elle voyait bien que Thèbes baignait dans ce qui était plus que de la simple spiritualité, plus que de la religion au sens moderne du terme. Telles toutes les civilisations polythéistes, les dieux n’étaient pas que de vagues figures peintes sur des triptyques dans des lieux de culte inaccessibles mais faisaient partie de chaque chose du quotidien. Aux yeux de la jeune magicienne, cela ne faisait que conforter sa vision de la divinité : des êtres décideurs uniquement parce qu’ils en avaient le pouvoir. Elle pouvait tout à fait croire en eux, simplement, pas du point de vue de la foi aveugle. Elle sentait bien que sa magie, qu’elle possédait dans sa totalité, qu’elle ne devait à rien d’autre qu’à son ascendance et à son entraînement rigoureux, faisait un peu tache ici, dans ce lieu incroyable chargé d’histoire, de magie et de divinité, oui. Sous les yeux d’Heka, elle réduisait des pierres en cendres et elle n’avait personne à remercier pour ça, ni dieu ni maître, à part elle-même et, oui, comme le disait Teth-Adam sans savoir à quel point il tapait juste, son père. La remarque, cependant, la laissa partagée entre nostalgie et agacement. Elle savait tout ce qu’elle devait à Zatara. Mais fallait-il qu’il ait pesé de tout son poids dans sa vie pour que, même mort, il parvienne encore à lui faire faire ce qu’il voulait…

Elle se rendit compte que ses questions étaient un peu malpolies en voyant la tête que le champion arbora alors qu’elle lui demandait benoîtement au nom de quoi les dieux l’avaient choisi, lui. Pour elle, forcément, il y avait une raison pragmatique. Le destin, l’élu, toutes ces choses-là, elle ne pouvait pas y croire, elle qui avait grandi et vécu dans des sphères de magie bien tangible, bien réelle, qui salissait, faisait saigner, tuait, même, et qui habitait bon nombre de gens comme elle, de mille façons différentes. Il est vrai qu’elle n’avait vu, dans le coin, que Teth-Adam pour pratiquer la magie, et Nabu évidemment ; enfin elle ne l’avait pas vu faire de la magie, lui, elle l’avait surtout vu assis sur ses fesses à ne rien faire, mais bref. La question de Teth-Adam, presque pressante, la fit hésiter. Elle lui avait demandé si connaître l’avenir ne l’intéressait pas avec les meilleures intentions du monde mais elle se rendait compte à présent du mal qu’elle pouvait lui causer à trop lui en dire. Qu’étaient devenus les dieux égyptiens à son époque si ce n’est des objets de folklore appréciés des enfants et des producteurs hollywoodiens ? Elle, elle savait qu’ils avaient bien évidemment survécu au temps et à l’histoire. Mais pas leur légitimité. Et bien peu de leurs adeptes. Voilà comment mouraient les dieux : avec le dernier de leur croyant. « Je ne sais pas comment répondre à ta question. Je pense qu’à mon époque nous sommes tous des représentants de la magie, sous toutes ses formes, et elle en a de nombreuses. Certains d’entre nous sont des êtres exceptionnels, comme toi. Mais nul n’est investi au nom des autres d’une mission sacrée comme la tienne. C’est à nous tous de protéger ce monde, du moins à ceux qui le veulent bien. » Même si tout le monde ne le souhaitait pas. Même si beaucoup s’en fichait. Oui, voilà ce qui manquait à son époque par rapport à ce qu’elle voyait de Thèbes et de Teth-Adam : quelqu’un de naturellement investi de cette mission de protection de la magie, pour s’en servir de la meilleure façon qui soit. Mais malgré tout, à son époque à elle, ils n’étaient pas tous d’horribles égocentriques… La vie avait juste fait des hommes des êtres un peu plus individualistes. Le temps des grandes civilisations était révolu, du moins du point de vue de la magie. Mais, par effet contraire, elle avait probablement une vision plus universelle de la magie et de ses représentants.

Elle écoutait Teth-Adam parler, sans entendre la réponse qu’elle cherchait – qui, qui donc l’estimait juste, de quel droit ? Mais il développa sa pensée et enfin elle y vit un peu plus clair. L’idée que l’on puisse lui retirer sa magie du jour au lendemain la fit frémir. Elle ne pouvait pas imaginer une chose pareille, c’était aussi effrayant et peu naturel que si on lui avait dit que quelqu’un, à tout moment, pouvait lui retirer l’oxygène, ou un bras, ou une jambe. Elle l’observa en silence, comme son père avait dû la regarder, elle. Ce n’était pas à Teth-Adam qu’elle allait faire la leçon, non ? Et puis, son âme rebelle reprit le dessus. « Je n’aime pas ces choses-là. Que les autres décident pour toi si tu es digne de ceci ou de cela. Que l’on te juge alors que tu n’as rien demandé, que l’on te confie des pouvoirs et avec, des responsabilités que tu n’as pas demandées, pour, peut-être, tout te retirer, alors que ta vie, forcément, dépend désormais de ce rôle. » Une fois encore, elle ne se rendait pas compte que son point de vue de gamine du vingt et unième siècle ne pouvait pas, en vérité, se confronter à ce qui faisait le fondement de l’existence d’un champion de la magie de l’Égypte antique. Entre eux, il y avait plus de trois mille ans d’évolution des civilisations, des sociétés, des mœurs, il y avait trois mille ans de guerre, de révolutions et de cataclysmes moraux et magiques, sans forcément aboutir à un réel progrès. Mais aujourd’hui, elle n’aurait pas supporté qu’un type pointe le doigt sur elle et décide qu’elle doive protéger l’humanité, mais que quand ça lui plairait, il déciderait du contraire. Mais n’était-ce pas ce qu’avait fait son père finalement ? Et ce qu’elle perpétuait aujourd’hui ? Ce n’étaient pas les dieux qui lui avaient demandé de protéger les autres. Elle l’avait décidé elle-même. Elle avait l’impression d’avoir eu le choix. Mais peut-être pas tant que ça. Quant à sa magie, personne ne la lui enlèverait.

Étrangement, les mots de Teth-Adam rejoignirent ses propres réflexions. Ils n’avaient pas besoin de débattre, leurs natures et leur rapport à leur magie faisaient le job tous seuls. Elle s’assit à l’endroit qu’il lui désignait, en tailleurs, la paume des mains tournée vers le haut. Méditer, elle savait faire. C’était une des premières choses que son père lui avait appris. Elle avait même quelques souvenirs de séances de méditation avec sa mère. En fermant les yeux, en se concentrant sur sa respiration, en libérant son esprit des pensées parasites, elle pouvait sentir aussitôt la magie des lieux prendre le relais. Il n’y avait plus de craintes par rapport à sa situation, plus de souvenirs douloureux pour lui vriller l’âme, plus de stupides considérations du quotidien. Partout, dans chaque parcelle de son esprit et de son corps, la magie prenait la place, remplissait les vides. La sienne, un peu, qui était toujours là, mais surtout celle des lieux, plus bouillonnante, plus luxuriante, plus exotique, et si différente de la sienne. Elle rouvrit les yeux aussitôt, rompant le charme, à moins que ce ne soit les paroles de Teth-Adam, là encore le timing était parfait. Ce grondement de la magie qu’elle avait ressenti, comme une cascade qui ne se tarissait jamais, l’avait effrayée. Elle ouvrit et ferma les mains pour se débarrasser des picotements qui avaient envahi ses bras jusqu’au bout des doigts. Son souffle était court, et elle sentait des gouttes de sueur perler à son front. Ce n’était pas tant la force de la magie qui l’avait envahie que la possibilité de cette force. Formatée pour penser ainsi, elle imaginait déjà tout ce qu’il était possible de commettre avec une telle puissance et leva les yeux sur Teth-Adam. C’était cela que lui personnifiait. C’était cette puissance magique qui l’habitait. Et, d’une main et d’une âme de fer, il l’utilisait justement, tout simplement. Elle ne pouvait pas imaginer que quelqu’un soit assez droit et juste pour résister à cet appel, et peut-être qu’elle se fourvoyait quand elle considérait comme dérangeant l’idée qu’il ait été choisi pour ces qualités.

« La magie a un coût. » Elle répétait machinalement ce que lui avaient toujours dit son père, ou Jason, ou même son Nabu à elle. Mais elle savait que c’était la vérité. La magie lui avait déjà coûté beaucoup. « Personne ne peut contrôler ma magie à ma place. Si je ne suis pas capable de le faire, si je fais n’importe quoi avec, elle peut devenir dangereuse, pour moi et pour les autres. » Sa voix se cassa un peu alors qu’elle entendait, et cela ne lui était plus arrivée depuis qu’elle avait atterri ici, le hurlement de son père en train de brûler vif. « Chacun est libre de faire ce qu’il veut avec sa magie, là d’où je viens. Il n’y a pas de dieux pour nous taper sur les doigts si on fait n’importe quoi avec. Et tu sais sûrement que les hommes ne sont pas toujours avisés. Ou se pensent capables de maîtriser ce qu’ils ne peuvent pas maîtriser. J’ai déjà commis cette erreur. D’autres l’ont fait avec moi. Et mon père m’a toujours dit que je devais maîtriser ma magie. » Encore et encore et encore. Il ne s’était jamais lassé, contrairement à elle. Il l’avait forcée à apprendre la méditation, forcée à apprendre à parler à l’envers, forcée à utiliser sa magie ainsi de sorte qu’elle-même ne savait pas l’utiliser autrement. Il avait fini par lui faire peur ; elle se faisait peur à cause de lui. Et elle aurait dû le détester pour ça mais maintenant, elle savait qu’il avait raison. « Regarde-moi. Je suis venue jusqu’ici au risque de briser le temps et l’espace. J’en suis probablement capable. Et je n’aurais rien pu faire pour arranger ça, tout comme je ne peux pas rentrer chez moi. Je peux réduire un caillou poussière, mais je pourrais aussi réduire toute cette montagne en poussière. Ou pas. Je ne crois pas être si puissante que ça, mais je ne veux pas savoir. » D’autres avaient été curieux avec elle, et maintenant, elle les avait perdus tous les deux. Qu’ils aillent au diable. Figurativement, pour John. Elle ferma de nouveau les yeux pour tenter de goûter prudemment à la magie des lieux et de nouveau, recula devant l’assaut de toute cette puissance. « Si tu ne crains pas ta propre puissance, est-ce parce que tu sais qu’à la moindre incartade, les dieux te recadreront ou même te retireront ta puissance, ou est-ce parce que tu te penses capable de ne jamais franchir de limite ? Moi, je suis seule responsable de mes fautes, et je ne me fais pas confiance. » Et, en levant les yeux sur Teth-Adam, elle eut l’impression soudain que le champion aurait très bien pu choisir d’être responsable de ses actes. Il possédait la magie. Et ainsi, elle ne voyait personne, pas même les dieux, la lui retirer comme bon leur semblait. De nouveau, Zatara s'exprima à travers elle : « Je ne crois pas que l'on puisse jamais maîtriser totalement la magie. Elle nous dépasse. Donc, à partir du moment où tu décides que tu es responsable de tes dons, tu dois forcément les craindre. Sauf si tu te fiches des conséquences. » Elle haussa les épaules. Elle s’en était fichée, elle aussi. Du moins les conséquences lui avaient paru moins importantes que le résultat à atteindre. C’était humain. Et il n'y avait jamais que deux humains, dans cette grotte.

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Teth-Adam avait beau parler de la possibilité des dieux lui reprenant ses pouvoirs comme un simple fait inébranlable, à la vérité, cette perspective l’emplissait de perplexité et d’anxiété, autant que Zatanna qui s’imaginait elle aussi privée de ses pouvoirs à cet instant même. Elle ne pouvait avoir plus d’une vingtaine d’années, mais elle avait baigné dans la magie depuis sa plus tendre enfance, ou du moins, c’est ce qu’il croit voir transparaître dans son discours. Et lui, le champion de la magie, a beau ne pas avoir pris une ride depuis tout ce temps, voilà bien plusieurs longues décennies qu’il s’est fait vaisseau et représentant des dieux égyptiens. Ce qu’il ne lui dit pas, à sa jeune visiteuse, c’est que si les dieux décidaient de lui reprendre leurs dons, c’en serait fini de Teth-Adam tout court. Il reprendrait forme humaine et mortelle, dont il ignorait si elle avait vieilli, pendant que lui ne changeait pas, et peut-être, sans doute, son grand âge le rattraperait-il en un claquement de doigts avant qu’il ne redevienne poussière et rejoigne le royaume d’Anubis. Ha. Maintenant qu’il y réfléchit, il réalise qu’il a oublié à quoi il pouvait bien ressembler, débarrassé de l’influence des dieux. Il réalise qu’il a même oublié son nom, quelque part. S’était-il toujours appelé Teth-Adam, présageant de son destin de champion ? Ou Shiruta, sa chère Shiruta, avait-elle épousé un autre homme, qui avait fini par disparaître au profit de l’élu divin ? S’il garde un visage impassible, cette soudaine pensée le laisse profondément songeur. Il avait tout dédié à la cause des dieux, sitôt qu’il avait reçu les dons du Sorcier, et plus encore une fois que la guerre lui eut pris femme et enfants. Pas une fois, depuis la mort de Shiruta, Gon, et Hurut, ne s’était-il retransformé. Le mot magique ne franchissait plus ses lèvres que pour laisser l’éclair vivant être dévié vers un ennemi. Zatanna a raison. La magie a un coût : dans le cas de Teth-Adam, le prix avait été celui de son humanité, sans qu’il ne le regrette un seul instant. Devrait-il, pourtant, s’en sentir coupable ou s’en inquiéter comme elle a l’air de le suggérer ? Ou avait-il raison, en assumant sa décision jusque au bout, lui qui n’était finalement plus grand-chose d’autre qu’un être de magie pure doté seulement d’un cœur, d’une âme encore humaine ? Il lève les yeux sur la statue d’Heka. Extraordinaire, comme un nouveau point de vu pouvait soulever de si nombreuses questions auxquelles il n’avait encore aucune réponse.

Mais c’est là peut-être que réside toute la dissonance entre le champion d’Egypte et la visiteuse du futur : là où son esprit à elle se rebelle à l’idée de n’être qu’un élément du décor, Teth, lui, n’aurait jamais l’idée de remettre en question l’autorité des dieux – et en ces lieux, les paroles et les sous-entendus et les doutes de Zatanna prendraient presque des allures d’hérésie et de blasphème, si Heka avait été susceptible. Peu à peu, le tableau se précise dans l’esprit d’Adam, qui imagine cet hypothétique futur dont il sait si peu de choses. Un monde où personne n’impose de règles, un monde où les dieux se sont désintéressés des hommes (cette seule pensée suffit à le faire frissonner), un monde où la magie n’a plus l’air d’être source d’équilibre mais l’apanage d’individus servant leurs intérêts propres au lieu de se mettre au service de la magie elle-même. La magie, au lieu d’élever ceux qui avaient le privilège de l’utiliser, était rabaissée à un simple outil. Ce futur, soudainement, paraît bien terne, inquiétant, et même alarmant aux yeux du champion dont l’air s’assombrit. « Alors peut-être devrais-tu craindre ta magie, en effet. » répond-il, sentant la désapprobation d’Aton et Zehuti en leur royaume – un monde sans dieux, quelle folie, quel déclin. Pendant un instant, il se demande ce que Nabu en penserait, s’il entendait cette conversation – peut-être devrait-il en conférer avec lui plus tard, dès lors qu’ils seraient de retour au palais. Nabu et Teth avaient peut-être de nombreuses opinions divergentes, mais c’était toujours en se confrontant l’un à l’autre qu’ils étaient parvenus à leurs meilleurs résultats. Et l’avenir que Zatanna lui peint malgré elle, n’a de cesse de faire grandir la pinte de l’inquiétude et de l’aversion dans le cœur du champion. « La magie n’est pas un simple outil avec lequel l’on peut se brûler. C’est une entité propre, vivante, une énergie qui nous dépasse tous mais qui ne nous aurait jamais été offerte si nous n’étions pas en mesure de la manier adroitement et avec justesse. » Il dit nous, sans réellement savoir qui il inclut là-dedans, sans savoir à quoi ressemble les sorciers de demain, mais ces gens-là pouvaient-ils réellement être si différents des sorciers et des prêtres d’aujourd’hui ?

Teth-Adam s’élève du sol sans effort, concentré à son tour sur le grondement lointain de la magie qui imbibe la crypte toute entière, comme la mousse en ébullition à la fin d’une puissante cascade. « Nous pouvons contrôler la magie, mais si quelqu’un pense pouvoir la dominer et s’en faire maître absolu, alors il n’est qu’un fou fourvoyé. Nous ne sommes que d’humbles serviteurs de la magie, qu’elle provienne des dieux ou du sang qui coule dans les veines d’une famille depuis des générations. » Les sorciers utilisent la magie, parfois offerte par les dieux : mais si les magiciens du futur se figurent être des dieux parce qu’ils utilisent la magie ? Alors Teth-Adam comprend mieux les réticences de Zatanna. Elle a dû en voir, des utilisateurs peu scrupuleux, des arrogants en tout genre, qui n’ont pas compris leur rôle dans cet univers, que la fierté et l’ambition a menés à leur perte. « Je ne comprends pas ton monde, Zatanna. A t’écouter, on croirait que les hommes et la magie sont entrés en conflit l’un avec l’autre, au lieu de marcher main dans la main comme ils le devraient. » Sourcils froncés, il baisse les yeux sur son invitée. Même elle, semblait osciller entre lucidité et ce qu’il percevait comme de l’arrogance mal placée, sans savoir si c’était simplement le choc des cultures qui s’exprimait. Mais le champion doute trouver un jour les réponses à ses questions, ou même les vouloir. Après tout, quelle raison pourrait-il trouver à continuer de défendre ce monde, s’il savait d’avance qu’il allait droit sur la route de la perdition ? Zatanna était arrivée en Egypte perdue, confuse, en quête de réponses. Et maintenant, c’était à Teth-Adam qu’elle communiquait ses doutes, annonciatrice malgré elle d’un futur bien lugubre et inquiétant. « Peut-être qu’Heka consentira à t’éclairer, dans sa mansuétude. Je te laisse en tête à tête avec lui – puisses-tu trouver un peu de ce que tu cherches en sa compagnie. Tu sauras me trouver une fois que tu en auras terminé. » Et, sans plus attendre, il s’envole hors du temple, laissant Zatanna à ses réflexions et sa méditation si elle le souhaitait. Lui, avait trop de choses dans la tête pour s’éterniser à l’intérieur.

Quelques heures plus tard, Teth-Adam est de retour au palais, penché sur des parchemins en compagnie de Nabu, lequel est trop absorbé dans le déchiffrage d’un sortilège pour remarquer les coups frappés à la porte. C’est donc le champion qui se redresse et s’en va accueillir leur visiteur – une lueur passant dans son regard lorsqu’il reconnut Zatanna. « Je vois qu’Heka et les dieux ont fini par te laisser repartir. Entre. » Il s’écarte d’un pas pour la laisser passer, et referme la porte derrière elle – et son regard la suit alors qu’elle s’avance dans les appartements de Nabu. Y a-t-il quelque chose de différent avec elle ? Ses méditations ont-elles porté leurs fruits, ou est-elle aussi confuse qu’elle ne l’avait été auparavant ? « Nabu et moi étions justement en train de passer en revue nos options pour te permettre de rentrer chez toi. Aucune n’est aisée, mais la situation est moins désespérée que nous avons pu le penser. » D’un geste de la main, il invite la jeune femme à s’avancer et à regarder au-dessus de l’épaule de Nabu. Mais le champion est incapable de réprimer sa curiosité très longtemps. « Alors ? As-tu pu apprendre quelque chose et jeter quelque lumière sur ta situation, dans le temple ? » demande-t-il – et même Nabu relève la tête pour darder son regard aigu sur Zatanna, attentif à la réponse.

Spoiler:

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Elle aurait voulu partager le ressenti de Teth-Adam vis-à-vis de sa magie. Ou peut-être pas. Oui, elle aurait voulu ne pas ressentir le poids des responsabilités que l’utilisation de la magie généraient sur ses épaules. Laisser cela à une entité supérieure – les doutes, les erreurs et le reste. Pas sa faute. Pas sa faiblesse, ou son aveuglement. Juste le fait de l’être qui avait décidé pour elle. Mais elle ne pouvait croire en une telle distribution des choses qui pour elle étaient naturelles. La magie était une entité en elle-même, oui, en cela elle était d’accord. Maus nullement donnée ici ou là un champion ou à un autre. Il y avait le hasard, et c’était tout, le hasard de la génétique, le fruit d’une lignée qui avait eu la chance d’éclore jusqu’à elle, ou bien le hasard d’une rencontre, ou simplement le hasard mettant un homme sur la route de la magie et lui permettant de s’y familiariser et de s’entraîner jusqu’à la maîtriser un peu ou beaucoup. Mais pas pour Teth-Adam. La situation du champion lui semblait si peu enviable qu’elle en ressentait presque de l’empathie pour lui. Trop jeune pour comprendre qu’il n’aurait échangé sa place avec la sienne pour rien au monde. Elle leva le visage vers lui à mesure qu’il s’élevait dans les airs. Oui, ils étaient tous un peu fous, et oui, ils manquaient d’humilité. C’était exactement par là qu’était venue sa perte, ou du moins la perte de son père. Et Nick. Et John. Tous, et surtout elle, ils avaient fini par perdre de vue la toute première loi de la magie : nul ne la contrôle vraiment. Nul n’en est maître. Pas même de quelconques dieux auxquels elle ne croyait pas et devant lesquels elle refusait de courber l’échine. Les paroles de Teth-Adam, crépusculaires, n’étaient jamais pour elle que le récit de ce qui était déjà passé. Pour lui, ce n’était pas pareil. Elle joignit les mains inconsciemment, parce qu’elle savait qu’ici, elle était l’étrangère dans un monde de magie qu’elle était trop inexpérimentée pour appréhender, mais avec une lueur de défi dans le regard malgré tout, l’arrogance de la jeunesse, de celle qui savait que le la grande ligne du temps, elle était l’inéluctable, et lui le passé. Malgré tout, elle ne pouvait nier ce qu’elle ressentait en cette seconde : la puissance de Teth-Adam qui drapait sa propre magie comme on mouche la flammèche d’une bougie, et cet endroit vibrant d’un pouvoir encore plus ancien que les dieux eux-mêmes, et ces statues dont la présence l’oppressait de plus en plus…

« Tu t’en vas ? » Finie, la révolte et l’émancipation. À l’idée de se retrouver seule dans cet endroit, elle eut un frisson et dut se retenir de retenir Teth-Adam par le chendjit – et provoquer un autre genre de crise diplomatique. Elle le regarda s’éloigner comme un bébé labrador derrière la porte que son maître venait de franchir pour aller travailler, sentant dans son dos la présence des statues et particulièrement de Heka, qui l’avait déjà bien secouée tout à l’heure. Finalement, elle se retourna pour lui faire face – figure grave et menaçante. Elle frissonna de nouveau. Il y avait des choses ici qui ne lui plaisaient pas. D’anciens secrets enfermés, interdits aux mortels. « Bien, bien, Heka, c’est toi et moi. Montre-moi ce que tu as dans le ventre. Ou, pour paraphraser un grand sage de mon temps, qu’est-ce qu’un dieu pour quelqu’un qui ne croit pas en lui ? » Elle s’assit en tailleur au pied de la statue, dos bien droit, dans la position du lotus, et ferma les yeux. Elle avait fait cela un million de fois, et avec une présence autrement plus insistante penchée par-dessus son épaule. D’abord, sa respiration. L’air, comme la magie : une évidence. Elle se sentit quitter le sol doucement, tout en ayant bien conscience que ses fesses étaient toujours vantousées à la pierre tiède. Doucement, tout doucement, elle relâcha le contrôle qu’elle avait en permanence sur sa magie, une perspective bien moins inquiétante à présent que ses réserves semblaient à plat. Aussitôt, elle sentit sa peau la picoter alors que l’énergie homo magi remontait à la surface. Je n’ai aucune idée de ce que je suis censée faire. Elle rouvrit les yeux, son regard traversant sans peine le voile terne de la réalité : face à elle, Heka chatoyait et semblait se mouvoir, traversé par des courants de magie sombres et brillants comme l’obsidienne. L’un d’eux s’aventura vers la jeune magicienne, dont le premier réflexe fut de reculer, mais elle n’était pas physiquement là et cela n’eut aucune autre conséquence que de faire toussoter le plan astral dans lequel elle s’était élevée. Heka ? Euh, pardon ? C’était une dad-joke divine ou quelque chose comme ça ? L’aura sombre s’enroula doucement autour de son visage, de son cou, puis se mêla sans effort à la sienne – magie homo magi argentée et lumineuse. Ce contact quasi antithétique lui coupa le souffle et alors tout sembla disparaître autour d’elle, comme aspiré vers le bas. Elle savait qu’elle pouvait très bien se perdre dans cet état, prisonnière à jamais de limbes magiques sans limites, mais à ce stade, elle ne contrôlait plus rien. Des images et des sons traversèrent son esprit sans qu’elle ne puisse rien y faire, scènes de combats sanglants, de guerres qui ne s’achevaient jamais, désirs de morts et de vengeance, des enfants assassinés et des fléaux lâchés dans le monde, et elle eut l’impression confusément de sentir la présence de Teth-Adam, mais elle ne savait pas si elle voyait le passé, l’avenir ou juste une bouillie d’images sans aucun sens issues de sa propre imagination. Puis la chute cessa et elle se trouva simplement face à face avec elle-même, enfin, une version d’elle-même tellement angoissante qu’elle n’aurait pas voulu se croiser dans la rue la nuit. Heka ? Et face à elle, l’entité se contenta de ne pas bouger ni même ciller, ce que Zee prit pour un oui. La magie lui dégoulinait littéralement dessus, une image peu élégante mais elle ne voyait pas d’autre moyen de l’exprimer. Elle ne m’a jamais quittée. Mais alors pourquoi est-ce que je ne peux plus m’en servir ? C’est vous qui m’en avez privée ? Se contenta de répéter l’entité, et alors seulement, Zee commença à comprendre.




Quand Teth-Adam lui ouvrit la porte – elle avait dans l’idée que s’il n’avait pas été là, Nabu aurait fait comme d’habitude et l’aurait ignorée –, elle lui passa devant, le menton levé. Il l’avait abandonné dans le temple de la solitude où elle ne savait pas quoi. Elle pivota sur ses talons pour lui faire face finalement. « Je vous en suis reconnaissante. Et je ne vous en demanderai pas plus, je sais comment aider mon Nabu, désormais. » Ou plutôt, comment l’aider à s’aider. Bref. « Je ne suis pas sûre que vous soyez très satisfaits de ce que j’ai appris dans le temps à propos de la magie. Cela restera toujours une question d’interprétation puisqu’elle est multiple et différente selon les temps, l’espace et ceux qui la manipulent. Mais je veux bien reconnaître l’omnipotence de vos dieux. Ils ne seront simplement jamais les miens. » Et elle attendit fièrement d’être foudroyée sur place pour blasphémer ainsi, et de prendre feu comme l’hérétique qu’elle était. Mais il ne se passa rien, si ce n’est que cette image en convoqua une autre dans son esprit, celle de son père dévoré par cette même magie impartiale et sauvage qui les habitait tous. Elle passa dignement devant Nabu, alla s’asseoir sur un tas de papyrus posés sur un siège, posa les coudes sur les cuisses et le visage dans ses mains, et éclata en sanglots, de ces pleurs incontrôlables qui secouaient les enfants – et les magiciennes fatiguées et hystériques. « Je te dois tout, Teth-Adam. Ces dernières semaines, j’ai cessé d’avoir peur à l’idée de rester ici, grâce à toi, et en cessant d’avoir peur, j’ai retrouvé ma magie. J’ai appris beaucoup et découvert beaucoup, sur toi et sur ton univers. Mais il faut que je rentre chez moi à présent. Ma place n'est vraiment, vraiment pas ici. » C’était toujours une question de peur, avec elle, finalement. C’était un peu déprimant. Elle se redressa en inspirant à fond, chassant les dernières larmes de fatigue, de frustration, de soulagement et aussi de tristesse car elle savait que l’heure des adieux allaient bientôt sonner. « Enfant », se contenta de grogner Nabu avant de replonger dans un papyrus. Zee le gratifia d’un salut à la Constantine, deux doigts levés, puis glissa rapidement son bras dans son dos alors que le vieil homme la regardait de nouveau. Elle se tourna vers Teth-Adam. « Je sais que nous sommes différents par bien des aspects, mais j’espère que tu te souviendras de ce que je t’ai dit sur notre responsabilité envers la magie et envers les autres. Je sais que nous ne sommes pas d’accord, mais j’ai la sensation qu’un jour cela aura un sens pour toi. Et je te promets de mon côté d’essayer de cesser de lutter contre ma magie comme si elle était l’ennemie. » Pourrait-elle un jour payer sa dette envers lui, qui avait été, le temps de cet étrange voyage, un guide et un mentor, ainsi qu’un ami dans chaque parole et confidence échangée ? Bien sûr que non. Contrairement à ce qui s'annonçait avec Nabu, on ne pouvait pas faire plus définitif que les adieux qui s’annonçaient entre Teth-Adam et elle.

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Envoyer Zatanna à la rencontre d’Heka dans ce temple isolé avait été un pari, plus qu’une certitude, mais à son visage alors qu’elle passe la porte de Nabu, Teth-Adam est immédiatement convaincu que son pari a payé, et que son intuition avait été la bonne. A mesure que les heures avaient passé, il avait commencé à s’inquiéter, tout ça pour voir Nabu le sermonner et lui rappeler qu’avec la sagesse de Zehuti, la marge d’erreur était en réalité bien mince, et que de toute façon, ils avaient d’autres soucis à l’esprit, ce à quoi Teth-Adam avait répliqué que c’était tout de même la moindre des choses de s’inquiéter pour leur invitée quand il l’avait abandonnée dans un temple. Mais Nabu ne s’inquiétait jamais de ces choses, trop occupé qu’il était à s’inquiéter du monde et du cosmos dans leur ensemble, alors Adam avait abandonné ce débat stérile. Et Adam est heureux de voir que Zatanna revient en un seul morceau, et avec dans le regard cette lueur particulière des gens qui ont compris une vérité profonde et cherchent encore à l’assimiler. Dans son sillon, elle traîne une aura particulière, qui se mélange à la sienne et vient la renforcer, résidus de la présence prégnante d’Heka. Le champion arque un sourcil, et laisse échapper un rire, alors qu’elle se plante face à lui, plus têtue qu’une mule, mais bien évidemment sur la bonne voie – tant pis s’ils n’étaient pas foncièrement d’accord sur tout, tant qu’elle a avait trouvé ses réponses à elle. « Ce que tu as pu apprendre ne regarde que toi, jeune fille. Ni Nabu ni moi ne pouvons te dire comment interpréter ce qu’a pu te dire Heka. » Et Nabu, le dos toujours tourné à eux, de grogner dans sa barbe – ben voyons, il n’entendait vraiment que quand ça l’arrangeait, celui-là. Adam secoue la tête et retient le commentaire qui lui pend aux lèvres ; et puis soudain, c’est le son bien reconnaissable de sanglots qui attire son attention, et parvient même à (brièvement) faire se retourner Nabu. Et pendant un instant, les deux demi-dieux échangent un regard, et puis l’un retourne à ses papyrus, sans que ça ne soit plus mal, pendant que l’autre s’approche de la jeune magicienne à bout de forces et de nerfs, après toutes ces épreuves qui lui avaient été infligées. Non que Teth-Adam ait jamais été très rompu à ce genre d’exercice, et il hésite un instant, avant de poser sa main sur l’épaule de Zatanna, dont les paroles de gratitude, finalement, le touchent plus qu’il ne saurait l’admettre.

Ce signe qu’elle dédie à Nabu, il en ignore la signification, mais il décide sagement de ne pas jeter de l’huile sur le feu et se contente de lui adresser un sourire réconfortant. « Nous sommes tout proches de trouver un moyen de te renvoyer à ton époque. Je crains que tu ne doives encore passer quelques temps avec nous, mais je te promets que je ne t’infligerai plus de séances de méditation forcées si tu n’en exprimes pas le désir. » Parce que ce pèlerinage avait été nécessaire, mais douloureux, il s’en doute bien. Et si elle devait rester encore en Egypte le temps qu’ils perfectionnent leur rituel, il fallait bien rendre son séjour aussi aisé que possible – elle avait fait preuve d’un grand courage, mais Adam ne connaissait que trop bien la douleur et la difficulté du déracinement, et la mélancolie impossible de ceux qui ne peuvent plus retourner chez eux. Et cela, ça commençait par éviter de laisser Nabu et cette ‘enfant’ dans la même pièce trop longtemps, des fois que d’aventure il leur prenne l’envie de s’étriper l’un l’autre. Parfois, Adam se demandait s’il n’y avait pas deux enfants, pour l’accompagner dans cette drôle d’aventure. Diplomatiquement, il pousse doucement Zatanna à faire demi-tour et à se désintéresser de leur vieux barbu, pour reprendre la direction de la porte. « Tu as eu une longue journée, et je pense qu’il vaut mieux que nous laissions Nabu se débrouiller avec ses papyrus et ses sortilèges. Allons plutôt profiter de la fête de Min. Je m’en voudrais de te laisser quitter l’Egypte sans y avoir assisté. » Et le champion de refermer la porte derrière lui, en entraînant sa protégée dans le dédale de couloirs du palais de Ramsès II. Pour une fois, ils n’auraient guère à débattre de longues heures sur la nature et la fonction de la magie – elle avait trouvé ses interprétations, lui avait les siennes, et ils avaient compris que si elles restaient irréconciliables, peut-être pouvait-elles aussi être complémentaires. Le temps de Zatanna en ces terres était compté, mais cette certitude, au moins, pourrait peut-être rendre ses derniers instants dans ce désert un peu plus mémorables encore qu’ils ne l’étaient déjà.


Et pendant quelques semaines encore, Zatanna est une fille d’Egypte, et Teth-Adam continue de lui faire découvrir son époque et ce royaume protégé par dieux et hommes de concert. Il l’initie à nombre de leurs tradition, lui enseigne même certains rituels qui, même si elle n’adopterait jamais leur panthéon, pourrait lui être utile dans son apprentissage futur – car quel sorcier pouvait réellement se targuer d’un jour pouvoir arrêter d’apprendre ? Le long du Nil, devant les pyramides, dans des temples, avec Ramsès, même, ils parlent de tout, et Adam lui raconte même enfin le Kahndaq, ou les souvenirs impérissables qu’il en garde comme dernier dépositaire de la mémoire d’un pays déchu. Et un jour, alors que le soleil était au plus haut de son zénith, Nabu vient les trouver tous les deux, pour leur annoncer d’un ton péremptoire qu’il était l’heure. Il n’avait pas besoin de préciser l’heure de quoi. Les adieux se reconnaissent toujours sans avoir besoin de s’annoncer.

C’est dans une crypte sous le palais que tous les trois se tiennent, entourés de statues et d’amulettes chargés de la magie de Nabu, virulente et traîtresse et entièrement sous le contrôle expert de son maître, qui intime à Zatanna de s’installer dans le sarcophage spécialement préparé pour le rituel. Elle n’avait rien à redouter, lui assurait-il. Elle dormirait pendant des siècles et des siècles, mais lorsqu’elle se réveillerait, intacte et inchangée à son époque, elle aurait l’impression que quelques secondes à peines se seraient écoulées. Confiant dans le rituel de son ami (et après en avoir vérifié les détails en personne), Teth-Adam se contente de hocher la tête en guise d’assentiment, et s’approche de Zatanna, pour prendre ses mains dans les siennes. « Zatanna Zatara. Ton voyage ici touche à sa fin. J’espère que les enseignements que tu en auras tirés, et les souvenirs que tu te seras forgés en Egypte te laisseront une impression plus forte que la mauvaise humeur de Nabu. » Il plaisante, le champion, mais à la vérité, ce n’est pas sans émotion qu’il la regarde partir. En ces quelques semaines, en ces quelques mois, même un éternel avait le temps de s’habituer à une présence, de s’attendre à retrouver une voix, une aura familière chaque jour que Râ faisait sur leur royaume de sable. « Je te promets de ne pas oublier ce que tu m’as dit non plus. Je refuse de croire que tu étais la seule supposée apprendre quelque chose pendant ces quelques mois. Si nous devions ne jamais nous revoir, sache que tu auras laissé une trace impérissable sur ce vieux royaume, et ces vieux sorciers. Les dieux savent qu’ils peuvent être têtus, parfois. » Avec un sourire, il relâche ses mains, et la salue profondément. « J’espère que nous nous retrouverons un jour, Zatanna. En attendant, prends soin de toi et des tiens. Peut-être que la prochaine fois, ce sera à ton tour de m’expliquer ton monde et ses mystères. »

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uncharted lands

Teth-Adam, évidemment, avait raison. C’était probablement le coup de la Sagesse. Il y eut d’autres séances de méditation, aux résultats plus ou moins appréciables. Mais au fil des jours, elle parvint à la fois à retrouver la paix de l’esprit et à lutter contre la nostalgie qui l’envahissait déjà. Son monde lui manquait, les quelques gens qu’elle avait laissés derrière lui manquaient, même si Thèbes lui manquait déjà également. Elle avait assisté à la fête de Min aux premières loges grâce à Teth-Adam, au cœur du sanctuaire éponyme, avait vu le Pharaon et sa famille précéder la procession de prêtres et de dignitaires jusqu’à la statue de Min, avait écouté, minuscule et fascinée, les psalmodies, les chants et les suppliques et regardé les danses exotiques. Le palais de Ramsès était devenu familier et elle-même y allait et venait sans plus faire se tourner les têtes sur son passage – l’étrange jeune fille à la peau pâle et aux yeux bleus était devenue un élément du décor comme un autre. Elle avait passé beaucoup de temps sur le balcon de Teth-Adam à l’agonir de questions et à attendre de lui, comme elle avait pu l’attendre d’autres, la sagesse et les réponses à tout ce qui était et serait. Et, à défaut, elle avait appris plusieurs rituels et cérémonies égyptiennes en lien avec les dieux dont elle avait fini par accepter la présence. Elle était retournée se promener dans Thèbes, désormais plus sûre d’elle, et avait frappé à la porte de la famille qui l’avait accueillie avec tant de gentillesse à son arrivée ici. Elle avait écouté les histoires du champion, sur sa ville adorée, son pharaon, mais aussi sur son pays en proie à la guerre et finalement, sur ces horreurs qu’il évoqua à peine et avec tant de pudeur et de dignité qu’elle ne put que lui expliquer à son tour, du mieux qu’elle put, les trous qu’elle avait elle aussi dans le cœur. Et puis, bien sûr, elle avait gratté à la porte de Nabu comme un chat de gouttière. Une fois, elle était même passée par l’ouverture donnant sur l’extérieur, après un numéro d’équilibriste saupoudrée de sa magie. Elle avait atterri souplement sur son balcon, avait passé une tête à l’intérieur et s’était vu accueillir par une onde de magie brûlante mais familière, si familière qu’elle avait finalement plutôt bien vécu d’avoir boulé fesses par-dessus tête. Si elle n’avait pas su voler, elle aurait probablement fini dans un sarcophage, elle aussi. Après cet épisode, elle était allée chouiner dans le chendjit de Teth-Adam, sans autre effet que de récolter une tape empathique sur l’épaule, mais à part ça, le temps avait passé, et était arrivé le jour de son départ.

Angoisse, excitation et tristesse, voilà ce qu’elle ressentait pour l’heure, dans les sous-sols du palais, aux côtés de Teth-Adam, présence rassurante, et Nabu, vieux pâté en croûte. Pour l’heure, il voulait qu’elle s’allonge dans un sarcophage, et elle lui lança un regard typique des adolescents du vingt et unième siècle, tout à la fois incrédule, béta et outragé. Elle allait rester là-dedans pendant des siècles ? Le champion avait beau dire qu’elle n’avait rien à craindre, elle savait parfaitement quel genre de destin avait connu certaines tombes égyptiennes. Elle ne voulait pas que son sarcophage soit ouvert et pillé pendant elle ne savait quelle occupation britannique ou guerre mondiale, sa corps – ou sa momie – jeté dans un coin, ou se réveiller dans un musée derrière une vitre, et puis en plus, dormir des siècles, ça ne la branchait pas trop, elle trouvait ça dérangeant, elle aurait trois mille ans et quelques en se réveillant… Mais les deux hommes avaient l’air sûr d’eux – et vachement agacé, pour Nabu. Elle lui tourna le dos pour faire face à Teth-Adam, la des trémolos de peur et de tristesse dans la voix. « Tu viendras me rendre visite de temps en temps ? Je compte sur toi pour veiller sur mon sarcophage, et me tenir compagnie. Et on se retrouvera. » Il était immortel après tout. Et s’il restait digne de sa tâche comme ils en avaient parlé, il serait là à son réveil. Elle se pencha pour regarder Nabu. « Je vous promets de prendre soin de vous. Vous avez beau être grincheux, dans trois mille ans, vous me demanderez de vous apprendre à faire des blagues. » Eh ouais. Nabu 3000 à l’école du rire. Quand Teth lâcha ses mains, elle inspira à fond et grimpa dans le sarcophage avant de s’y allonger. C’était une sensation particulièrement horrible et elle contrôla sa respiration, le regard planté dans celui de Teth au-dessus d’elle. « See you on the other side, Teth-Adam. Un jour tu comprendras pourquoi c’est drôôôôle ! » Elle n’avait pas pu finir sa phrase que Nabu avait refermé le cercueil – vu que c’était un cercueil, hein.

Elle eut le temps de paniquer quelques secondes. Puis une légère torpeur l’envahit. Elle cilla, eut l’impression d’être avalée par les ténèbres, puis sursauta, retrouvant ses esprits. Et se remit à hyperventiler. Si Teth et Nabu ne s’étaient pas trompés, elle était désormais revenue à son époque. Mais où ? Dans la crypte peut-être jamais découverte d’un palais ? Elle ferma les yeux et médita quelques secondes. Était-ce la présence de Heka qu’elle ressentait avec elle ? Probablement un simple écho… Une fois qu’elle fut sûre d’elle, elle se téléporta. Et sentit aussitôt la caresse sèche et brutale du soleil du désert, alors qu’elle réapparaissait sur un mur d’enceinte du temple du fringant Amon-Min, ou quelques jours plus tôt – quelques milliers d’années plus tôt – elle avait assisté à un lâcher de faucons. Face à elle, Thèbe avait disparu, remplacée par les éclats scintillants des bâtiments modernes brûlant sous le soleil. Oui, elle était rentrée. Et elle était seule, sans personne à remercier pour être arrivée à bon port. En disparaissant dans l’air vacillant, vers son Nabu, elle se promit d’aller se renseigner sur le destin du champion de Thèbes et du Kahndaq.

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