between the acts (zatanna)

Le calme commençait enfin à reprendre ses droits au Kahndaq. Lévitant au-dessus d’une dune à quelques centaines de mètres des frontières de la capitale, Black Adam admirait Shiruta endormie, baignée d’une lumière hypnotique au clair de lune, sous l’œil attentif du dieu guérisseur Khonsou. Les premiers jours depuis la victoire sur Terre-4 avaient été difficiles, mais le plus dur, semblait-il, commençait doucement à n’être plus que de l’histoire ancienne. Une fois de plus, les kahndaqi avaient fait preuve de leur remarquable résilience, leur extraordinaire capacité à endurer les difficultés et s’en sortir avec force et dignité, priant leurs dieux pour trouver en eux-mêmes l’énergie de se relever. Le monde occidental pouvait bien se gausser, blasphémer, se borner dans son incompréhension et son inculture. Adam, lui, voyait chaque jour de quoi son peuple était capable, héroïque dans l’adversité, après des millénaires de souffrances et de prières. Sur cette dune, à contempler la capitale du désert, Black Adam aimait venir se recueillir, méditer sur le long chemin parcouru – et sur l’humilité et la dévotion que son peuple n’avait de cesse, chaque jour, de lui inspirer. Partout à travers le pays, villageois et citadins s’étaient mobilisés pour venir en aide aux agriculteurs durement touchés par le retour du monde à la normale, et partout il voyait ces médecins, ces prêtres, ces étudiants, ces enfants, même, souvent, venir au secours de quiconque croisait leur chemin et était moins fortuné qu’eux. Dans l’adversité, ils avaient appris l’importance de la communauté, et de la bonté – et si l’occident et ses média préféraient se concentrer sur leur accès limité à internet de l’absence de chaîne de café américaine au logo vert et blanc, la perte était la leur, pas celle du Kahndaq. Eux, les kahndaqis, savaient parfaitement où étaient leurs priorités. En leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs, leurs prochains, sans discrimination, et sans cruauté. Un micro-monde, meilleur que celui qui menaçait de les engloutir à l’extérieur de leurs frontières.

Et maintenant que le Kahndaq était en bonne voie pour se remettre de ses blessures, Adam pouvait tourner son attention ailleurs. Ces six derniers mois avaient beau ne lui avoir guère laissé de cicatrices, de quelque nature que ce soit, ils lui avaient largement donné à réfléchir. Ils lui avaient rendu sa bien-aimée, mais ils avaient aussi soulevé de nombreuses questions pour l’avenir. Et surtout, l’avaient poussé à méditer sur son propre parcours, particulièrement chaotique, et les êtres qui l’avaient ponctué. Et un visage, en particulier, était régulièrement venu se superposer à ses souvenirs. Qu’était-il réellement advenu de Zatanna Zatara, ces derniers millénaires – pour lui, pour elle il s’agissait à peine de quelques années ? La différence drastique entre la jeune fille peu sûre d’elle, pleine d’hésitations, de questionnements, imprudente mais si prometteuse, qu’il avait rencontrée à Thèbes, et la sorcière sombre et acerbe qu’il avait vue venir le confronter au Kahndaq lui avait donné l’impression d’avoir affaire à deux personnes entièrement différentes. S’était-elle égarée en cours de route, malgré ses conseils ? Ou y avait-il une autre explication ? Et lui, quelle impression avait-il pu lui laisser, quelle différence, entre Teth-Adam, champion pugnace mais bienveillant de Thèbes, et Black Adam, dictateur, meurtrier, dieu vengeur et ennemi public numéro un ? La question le laissait songeur. Les personnes en ce monde qui l’avaient connu avant sa chute, ne se comptaient plus que sur les doigts d’une main – et encore. Nabu s’était retiré dans un artefact magique, le prince Khufu se réincarnait de nouvelle enveloppe en nouvelle enveloppe. Il souhaitait la revoir. La voilà, la résolution qu’il tirait dans sa contemplation. Pour avoir le mot de la fin, pour conclure leur chapitre commun, peut-être en amis, peut-être en ennemis – mais Adam souhaitait être fixé quant à la personne que Zatanna Zatara était réellement. Et cela, il ne pourrait le faire qu’en personne.

De retour dans le palais de Shiruta, Adam descendit dans la crypte où il avait, plusieurs mois auparavant, guidé Wonder Woman, Zatanna et le Robin. Lévitant en tailleur face aux statues de son épouse et de ses fils, il se laissa envahir par la magie du Roc de l’Eternité, prégnante partout dans l’imposant tombeau qui lui servait de point d’accès ; et il laissa le pouvoir du Sorcier faire son office, s’accorder aux fréquences du Roc, et par conséquent, de toute la magie qui régnait encore sur Terre. Le percevrait-elle, le message qu’il tentait de lui envoyer ? Tel un chef d’orchestre particulièrement précis, il ajusta sa magie à son aura à elle, si particulière, dont il se souvenait encore et qu’il chargea de ces quelques souvenirs un peu fragmentés qu’il avait encore de leur rencontre à Thèbes, et de celle plus récente de leur affrontement – un appel, une salutation, une main tendue. Une invitation. Le procédé était sans doute plus alambiqué que d’envoyer une lettre ou un de ces e-mails qu’on utilisait à cette époque, mais il en refusait tout autre, d’être de magie à être de magie. Et si elle percevait son invitation, l’accepterait-elle ? Il soupçonnait qu’elle n’avait guère de raison de le faire. Peut-être se matérialiserait-elle tout de suite à ses côtés. Peut-être prendrait-elle quelques jours avant de se décider, et arriverait par les voies usuelles – il avait déjà donné des consignes pour qu’un laissez-passer l’attende à la frontière si jamais elle décidait de la passer comme n’importe quel autre visiteur. Peut-être ne viendrait-elle jamais. Mais pour cette fis, Adam était prêt à être celui qui ferait le premier pas. Pour en avoir le cœur net, et régler des comptes qui n’avaient que trop tardé.

AVENGEDINCHAINS

between the acts

Zee ne savait pas ce qu’elle avait fait pour mériter une seconde chance, mais l’esprit de la Maison ne lui avait pas claqué la porte au nez quand elle s’était présentée sur le palier. Elle avait dû se soumettre à un concours de regard avec Orchid, et rarement dans sa vie elle s’était sentie aussi sondée, aussi fouillée jusque dans les tréfonds de son âme. Elle avait hésité à revenir. Mais elle était là, sauvée, elle-même à nouveau, et il fallait bien qu’elle soit quelque part. Entre son manoir, la Maison et ses errances ici et là. Elle ne savait même pas par quoi commencer pour reprendre le fil de sa vie, mais elle savait qu’elle allait devoir retrouver tous ceux qu’elle avait fait souffrir, même si elle ne savait pas encore ce qu’elle pouvait bien leur dire pour leur expliquer… à défaut de se faire pardonner… Et quant aux morts… Quand elle en arrivait là de ses réflexions, elle faisait ce qu’elle faisait le mieux, elle fuyait. Même John, elle arrivait à l’esquiver, sauf quand au contraire elle avait besoin de lui. Tout ça était très compliqué, presque plus qu'avant. Cette nuit-là, elle avait fait un cauchemar, comme souvent, elle avait rêvé que Nebiros se tenait dans la chambre, dans l’ombre, ses yeux brillants posés sur elle, attendant qu’elle accepte à nouveau sa présence, et ce qui la terrifiait, c’était qu’elle voulait dire oui… Et puis elle s’était réveillée, doucement mais le cœur battant. Le lit était vide, c’était le matin, et elle s’était levée, et était allée dans la serre. Cet endroit n’avait plus du tout la tête qu’il avait avant. Ce qu’elle aimait, c’était s’asseoir contre le rebord de la fontaine, glisser le bras dans l’eau, la joue appuyée sur l’épaule, et plonger dans un état de semi-conscience qui lui permettait d’échapper aux mauvais rêves tout en fuyant la réalité. Et sa main allait et venait dans l’eau pure, allait et venait, allait et venait…

Puis elle se redressa et regarda dans la fontaine. Du sable s’écoula entre ses doigts. Elle se releva lentement avec l’impression d’être enveloppée dans une magie chaude et vibrante, comme si le monde tout entier avait changé juste à son intention. Au-dessus de sa tête, le ciel était d’un bleu vif et brûlant, et plus aucun mur ne bouchait sa vue. Puis elle se réveilla à nouveau. Elle s’était endormi le bras dans la fontaine. Mais elle sentait toujours la magie, qui l’appelait, qui en appelait à quelque chose de nostalgique. Un temps où elle était plus jeune, mais pas plus stupide, visiblement. Sa jeune version d’elle-même se moquerait méchamment d’elle si elle la voyait. Zee ferma les yeux et se laissa porter par cet appel du bout du monde, se demandant pourquoi maintenant. La dernière fois qu’elle avait croisé Teth-Adam, ou plutôt Black Adam, elle n’était pas au meilleur de sa forme, et lui n’était plus l’homme qu’elle avait connu. Elle esquissa un sourire sans joie. Voilà quelqu’un à qui elle devait des explications. Pourquoi ne pas commencer par lui ? Et quitter momentanément son monde et tous ses repères, au milieu desquels elle se sentait si mal ? Elle traversa la maison, sentit le regard d’Orchid posé sur elle, sans la voir, et s’immobilisa, la main sur la poignée de la porte. Devait-elle laisser un mot à John ? Ils ne faisaient pas ça, d’ordinaire. Vis-à-vis de lui, elle ne savait plus où se mettre. Elle culpabilisait à l’idée de partir sans rien lui dire. Elle inspira à fond. « Si tu veux bien, et s’il demande, tu lui diras que je suis sortie faire un tour ? » Elle ne reçut aucune réponse, mais savait qu’elle avait été entendue. Penaude, Zee sortit sur le perron de la Maison et se téléporta aussitôt.

Elle réapparut en pleine nuit et en plein milieu du désert, devant un check-point situé non loin de la silhouette sombre d’une cité qu’elle pouvait distinguer, se découpant sur le ciel étoilé. La barrière magique faisait vibrer sa propre magie. Elle avait préféré entrer au Kahndaq comme le commun des mortels. Après la dernière fois, elle ne pouvait pas avoir la prétention de débarquer comme un roi. Elle avait mis tout le pays en danger, quand bien même ça avait été pour la bonne cause. Elle se présenta auprès des soldats, qui par leur seule présence rappelait la nature du régime politique en vigueur. Autant dire que là, tout de suite, Zee s’en fichait. Les gardes a laissèrent passer, et une fois qu’elle eut la preuve officielle qu’elle était bel et bien invité, elle se téléporta de nouveau, suivant l’appel, suivant la voix. Elle au-dessus de la grande cité, et se dirigea vers son cœur, tout simplement parce qu’elle était déjà venue ici. Et il était là. Il l’attendait. Elle aurait pu penser qu’il voulait se venger, qu’il lui tendait un piège, mais en vérité, cela ne lui traversa même pas l’esprit. En elle luttait deux images du même homme, qui n’allaient pas ensemble, qui étaient opposées. « Je suis là, Teth-Adam. Si je peux encore t’appeler ainsi ? » Ah, elle avait réussi à parler d’une fois calme, quoiqu’un peu tremblante. Et maintenant ? Est-ce qu’elle se jetait tout de suite à ses pieds pour s’excuser ? Ou bien est-ce qu’elle exigeait des explications de sa part pour leur avoir fait subir le poids des péchés ? Son regard erra sur les lieux chargés de magie et de statues, et d’histoire. Elle ferma brièvement les yeux, sentant qu’étaient dardés sur elle le souvenir d’yeux anciens et pleins de jugement. « Pardonne moi, Heka. Tu n’es pas mon dieu et je ne suis pas ton élue. Je n’aurais pas dû… » Sa parole échappait à ses lèvres comme dans un souffle, un recueillement. Voilà, ses toutes premières excuses, et elles étaient pour la divinité absente depuis longtemps. Puis elle redressa la tête et tenta de soutenir le regard de Teth-Adam. « J’ai vu Shiruta en venant à toi. Ta cité est vivante. On croirait que ces six mois ne l’ont pas affectée. » Bien sûr, c’était faux. Seulement, Shiruta semblait s’être remise avec plus de vigueur, d’abnégation et d’entrain que le reste du monde, qui continuait à perdre les pédales. « Et toi… » De nouveau, elle inspira, luttant pour trouver ses mots. « Tu as l’air de bien te porter. Tu es toujours leur champion. » Pourquoi en serait-il autrement ? Eh bien, trois mille ans avaient passé, et Zee avait eu le temps de voir la tête du bonhomme s’afficher dans le top 10 des types les plus dangereux des bases de données de la Justice League. Sans y croire, jamais, jusqu’à cette histoire de péchés…

Codage par Libella sur Graphiorum

Elle était là. Adam avait senti la surface du bouclier magique remuer, se plier, pour laisser passer Zatanna et son énergie magique à elle – en ces terres bénies par les dieux d’Egypte, sa magie atteignait des sommets comparables à ceux qu’il avait connus tous ces millénaires auparavant. Il devait peut-être partager le Roc de l’Eternité avec le nouveau champion, mais le Kahndaq était son royaume, sous son autorité, où sa magie régnait maîtresse et où les prières de son peuple lui donnaient tout son sens et toute sa superbe. Au Kahndaq, il était réellement, à nouveau, le champion de la magie, et aucune de ses variations n’échappait à son attention constante, tel un chef d’orchestre à l’affut de la moindre dissonance, la moindre note qui ne suivrait pas exactement sa partition – sans nécessairement sonner faux, la magie de Zatanna se faisait remarquer au milieu des chorus de celle qui parcourait son royaume. Plus encore qu’à Thèbes, elle se démarquait du reste, une magie blanche et vivace, mais cette fois, Adam avait l’impression de détecter autre chose, dans ce maelström enchanté. Des résidus parasites, dont il ne parvenait pas encore à identifier la nature, mais lui firent froncer les sourcils. Des zones d’ombres, aux relents d’un poison inconnu mais dont il ressentait quand même une certaine familiarité. Est-ce que c’était ça, qu’il avait ressenti, quand elle s’était immiscée dans son royaume avec Wonder Woman et Robin, plusieurs mois auparavant ? Il se souvenait encore de son expression, froide et distante, détachée, à des lieues du visage mobile et expressif dont il se souvenait de Thèbes. Elle lui avait semblé habitée, et il s’était demandé comment elle avait pu en arriver là. Ce vide, cet abysse – c’était l’inverse de ce que la magie avait à offrir. Comment et pourquoi elle en était arrivée là restait un mystère ; mais un qu’elle pourrait peut-être éclaircir d’elle-même d’ici quelques instants.

Deux mille ans s’étaient écoulés pour lui, à peine une dizaine pour elle – et il se demandait si elle le voyait aussi changé que lui ne la voyait vieillie. Il n’avait peut-être pas pris de ride, mais est-ce que, comme elle, il avait cet éclat plus résigné, plus fatigué dans le regard ? Pendant un instant, il superposa à Zatanna l’image qu’il en avait gardée, une jeunesse malmenée par la perte d’un père et de certitudes pourtant bien ancrées, et songea qu’il s’agissait peut-être là de leur propre chemin commun, de se croiser à chaque passage tortueux où les convictions commençaient à s’effacer pour laisser la place au doute. « C’est le Sorcier qui a répandu la légende de Black Adam après m’avoir enfermé dans le tombeau de Ramsès II. Tu connais à la fois la légende et la réalité d’autrefois. A toi de décider en ton âme et conscience ce que tu vois aujourd’hui. » répondit-il en achevant de se tourner vers elle pour lui faire face. Elle avait vu Shiruta, elle avait vu son pays – et il devinait déjà l’incertitude dans sa voix, sans savoir exactement vers qui elle était dirigée : lui, ou elle-même ? « Toi, tu n’as pas l’air plus vaillante que la première fois que je t’ai rencontrée, Zatanna. » remarqua Adam avec une absence de tact parfaitement assumée. Evidemment qu’il était toujours leur champion – son peuple était bien le seul qui ne lui ait pas tourné le dos, et dont les prières l’avaient atteint même lorsqu’il était enfermé au plus profond de l’amulette. Une chose que ni le Sorcier, ni Billy, ni personne n’avait jamais voulu comprendre, trop prompts à le taxer de monstre quand il n’avait fait que rétablir un semblant de justice là où les prétendus protecteurs du monde avaient failli.

Et maintenant qu’elle était face à lui, Adam sentait, plus que quelques heures plus tôt, plus que quelques minutes plus tôt, même, ces résidus sombres et tortueux dans sa magie, comme des parasites ou un virus à l’assaut de son essence même, qui n’auraient jamais dû être là. Et pendant un instant, il se demanda si les Péchés étaient peut-être à blâmer. « Il y a quelque chose de différent dans ta magie. » constata-t-il, les yeux perdant leur couleur sombre pour se parer du blanc coutumier d’Aton alors que sa magie voilait son regard, crépitant sous ses paupières alors qu’il observait ces filaments de magie parsemés de particules inconnues. Non, ça ne ressemblait pas aux Péchés, pas complètement – mais si ce parasite était déjà là lorsqu’il les avait libérés, nul doute qu’ils n’avaient pas dû lui faciliter la vie. « Je ne sais pas ce que tu t’es infligé, mais cette maladie n’a pas sa place ici. Suis-moi. » lui intima-t-il, avant d’ouvrir la voie pour sortir de la crypte, passant devant les statues attentives de Shiruta, Gon et Hurut, avant de gravir les escaliers de pierres pour remonter vers la surface. « Je ne t’aurais pas crue capable de t’adonner aux arts de la magie noire. » poursuivit-il, comme un constat sombre plus qu’un jugement. Il n’en restait pas assez pour qu’il s’en inquiète, mais visiblement, il n’était pas le seul à avoir connu une dégringolade fracassante. « Quel que soit l’ennemi, ou la chose qui t’a fait ça, les derniers résidus ne tarderont pas à disparaître d’eux-mêmes – suffisamment pour que tu n’aies plus à t’inquiéter de conséquences dramatiques, en tout cas. Mais je vois déjà que tu sembles avoir payé un lourd tribut, non ? » Le palais, à une heure aussi tardive, était pour ainsi dire vide, à l’exception des soldats qui patrouillaient et les saluaient sur leur passage. « Que t’est-il arrivé, pour en arriver à ce que j’ai vu dans le désert, quand Wonder Woman, Robin et toi êtes venus me trouver ? » demanda-t-il, abrupt. Sec. Mais puisqu’ils cherchaient tous les deux des réponses, autant ne pas perdre de temps avec des politesses superflues.

AVENGEDINCHAINS

between the acts

Pour lui qui était immortel, des siècles et des siècles, ça pouvait être long comme ça pouvait n’être qu’un battement de cils. Quant à la douzaine d’années qui s’était écoulée depuis leur dernière rencontre, qu’était-elle au regard de sa vie humaine ? Elle avait l’impression de ne pas les avoir vues passer, mais c’était pourtant si long… La conversation, cependant, semblait presque reprendre au milieu d’une phrase pas terminée il y a avait de cela plusieurs millénaires. Si ce n’était que lorsqu’elle l’avait laissé refermer ce sarcophage sur elle, il était un ami, un sauveur, et elle avait emporté avec elle par-delà le temps le souvenir de son sourire éclatant, et elle, avec quelle confiance absolue elle avait dû le regarder à l’époque… Aujourd’hui, la confiance s’en était allée, peut-être pour toujours, peut-être pas. Quant à lui, il ne souriait plus du tout. Son nom, pour elle, n’avait pas d’importance. Ce n’était pas le nom qui faisait l’homme, et elle n’aurait pas pu l’appeler « Black Adam » comme le faisaient les gens aujourd’hui, elle aurait eu l’impression d’utiliser le nom d’une marque, un mot générique pour désigner une seule facette de cet homme, une facette qu’elle-même, pendant longtemps, avait refusé de voir. Au pire de leur confrontation dans le désert, elle continuait à se sentir trahie par lui parce qu’elle avait continué, pendant tout ce temps, à le voir comme le champion qu’elle avait connu. Peu importait son nom, c’était l’homme qui avait libéré les péchés, condamnant l’humanité à un destin atroce. Le bien de quelques-uns aux dépens du bien commun. Tout l’inverse de ce en quoi elle avait cru qu’il croyait. Elle le contempla donc, lui qui n’avait pas changé, du moins physiquement. Car pour le reste, plus rien n’était pareil à ses yeux. Il était le soleil alors, mais à présent, elle avait l’impression de regarder dans un gouffre.

Elle écarta doucement les mains en réponse à sa remarque. Elle aurait pu en rire, en fait, tant l’ironie de cette situation était palpable. Encore une fois, elle se présentait à lui après s’être rendue coupable d’une faute impardonnable. Encore une fois, coupable d’avoir usé sa magie à mauvais escient. Finalement, l’un et l’autre, quelles conséquences pour leurs actes, quel châtiment pour leurs crimes ? Leur magie était toujours là, sans autre dieu ni maître qu’eux-mêmes. C’était trop facile, et trop injuste. Raide et immobile, elle le laissa l’observer. De toute façon, elle ne pouvait pas lui cacher son état. Être de magie, dont la sagesse et les connaissances lui permettaient de lire en elle comme dans un livre ouvert… Eh bien, elle ne pouvait pas lui rendre la pareille, mais elle pouvait toujours le juger sur ses actes. Et cependant, elle se sentit à nouveau comme l’enfant qu’elle était lors de leur première rencontre. Soudain, il la jugeait, et soudain, elle se trouvait incapable de se défendre. Et quand il lui ordonna de le suivre, elle le suivit. Est-ce qu’elle était venue ici pour se faire engueuler ? Elle eut de nouveau envie de rire. Peut-être bien que oui. « Tu es si vieux que tu ressembles à Nabu. Tu parles comme il me parlait. » Et elle ne pouvait empêcher la nostalgie de transparaître dans ses paroles. Oui, Nabu la considérait comme une gamine ennuyeuse, à l’époque, et avait eu pour elle ce genre de propos plombés, qui tombaient comme un couperet, pas même un point de vue contre lequel elle pouvait se défendre, c’était comme ça, c’était ainsi et elle l’acceptait.

Ils marchaient dans le palais, et en d’autres temps, elle aurait admiré cet endroit, respiré avec délice cet air tiède et parfumé d’épices et de sable, cette chaleur dorée qui s’enroulait autour de ses jambes à chaque pas. Cet endroit, étonnamment, était en paix. Mais il n’y avait guère que les lieux qui étaient emplis de félicité. Elle se figea, refusant de le suivre plus avant, aurait voulu donner à sa voix la force de la colère, mais ce fut qu’un souffle qui franchit ses lèvres : « Arrête. Je ne suis plus l’enfant que tu as rencontrée. Et d’autres ici ont plus besoin de ton conseil que moi. » Pourquoi, alors ? N’était-ce pas plutôt exactement cela qu’elle attendait de lui, et pour ça qu’elle avait accepté son invitation. Elle avait deux choix : elle pouvait se venger sur lui, déverser enfin la colère et le sentiment de trahison qu’elle ressentait depuis leur confrontation dans le désert, et qu’elle avait mis sur le compte de Colère autant de temps qu’elle avait pu se voiler la face, ou bien le laisser la sermonner sans rien dire et sans rien faire, parce que c’était la moindre des choses. Ces deux solutions lui semblaient plutôt acceptables. Mais dans les deux cas, cela lui donnerait une forme d’absolution qu’elle ne cherchait pas encore – pas tout de suite. Elle croisa les bras, les serra contre elle comme si elle avait froid. « Je m’en croyais pas capable non plus. Mais je te l’ai dit il y a longtemps, que les hommes ne sont pas toujours avisés, et que la magie a un coût. Je paye aujourd’hui une erreur que j’ai commise. Tu ne trouves pas ça normal ? C’est la justice telle que tu devrais l’apprécier, impartiale à défaut d’être juste. » Elle se remit à marcher, le dépassa, puis n’y tenant plus, se tourna à nouveau vers lui.

« Et toi, quel prix as-tu payé finalement ? Enfermé dans un roc pour des siècles et des siècles, mais quand tu réapparais, c’est dans toute ta gloire, absolument pas dépouillé de ces pouvoirs que les dieux t’ont donnés pour que tu fasses le bien autour de toi. Ce qui m’est arrivé quand nous nous sommes retrouvés dans le désert ? C’est un peu toi, Teth-Adam. Et tes péchés, et ta colère. » Parce que c’était bien sa colère à lui, non, qui avait été à l’origine de cette histoire ? Il avait peut-être été épargné par les péchés, mais il n’en possédait pas moins les fondations en lui, comme tout un chacun. Aujourd’hui, elle ne le voyait plus comme un être parfait. Personne ne l’était. Surtout pas elle. Et pour commencer, elle rétablit sans attendre le mensonge par omission qu’elle avait été tentée de lui sortir. « J’étais sous l’influence d’un démon. Et ça, ce n’est certainement pas ta faute. Mais j’étais tellement en colère contre toi… J’avais l’impression que tu avais trahi l’homme que tu étais. » L’homme qui lui parlait de grandeur, et de partage, et de cohésion. Celui qui gardait les cités et les peuples, qui protégeait les hommes et conseillait les rois. Et qui sans hésiter avait lâché un péril absolu sur l’humanité, sur les monstres, oui, mais sur les innocents aussi. « Je suis toujours en colère aujourd’hui. Alors, je ne peux pas tout te mettre sur le dos… Mais j’ai vu des gens se faire du mal à cause de tes actions. Et moi, j’en ai fait à des personnes que j’aime. Jamais je n’aurais cru que tu puisses faire une chose pareille. Toi aussi tu as changé. » Elle le regarda, les bras ballants, cherchant en lui le champion, trouvant encore ses contours, mais plus sa lumière, ou bien était-ce elle qui ne savait plus la voir ? Elle avait contemplé Shiruta. Elle avait témoigné de sa vivacité. Tyran ou protecteur ? Qu'en savait-elle ? « Qu’est-ce que tu t’es infligé, toi ? Et quand est-ce que tu te débarrasseras des résidus de ta colère ? » Et quand est-ce que tous les deux, ils pourraient redevenir comme avant ? Lui, la grandeur, elle, le mouvement. Pas deux coquilles blessées et amères, parce que, que pouvaient donc faire de bien pour les peuples deux êtres dans leur genre ? Et le plus triste, en vérité, c'était bien cela : la réalisation que plus rien ne serait comme avant, comme on ne redevenait pas un enfant, comme on ne pouvait plus revivre ses meilleures années, comme on ne pouvait pas effacer ce qui avait été fait.

Codage par Libella sur Graphiorum

L’heure des règlements de comptes était arrivée. A cet instant, dans les couloirs déserts d’un palais illuminé par des torches et la lumière bienfaitrice de la Lune, Adam et Zatanna en arrivaient enfin à cet instant crucial où les convictions des uns et des autres, leurs actions, leurs choix, étaient remis en questions, passés au crible du jugement qui n’avait rien de divin et, finalement, tout d’humain. Tant de choses avaient changé en près de trois mille ans d’histoire, que finalement, peut-être était-il superflu de chercher à maintenir des comparaisons qui n’avaient plus lieu d’être. Ils s’étaient séparés en amis, et aujourd’hui, c’était un gouffre de plusieurs mondes qui semblait les séparer. Parce qu’ils avaient été forcés d’apprendre, de changer, de grandir, et de renoncer aux vérités d’hier qui ne sont aujourd’hui plus que des illusions. La justice d’aujourd’hui n’avait plus la même définition, ni la même nature que celle d’hier. Oh oui, il y avait cru, un jour, à une justice universelle, basée sur la bonté, la compréhension, une justice harmonieuse qui permettrait au monde de vivre en paix avec lui-même, une paix entre les peuples, les êtres, la planète tout entière – et puis, c’était le monde lui-même qui s’était chargé de le détromper. Où était-elle, la justice, dans cette humanité égocentrique et corrompue ? Où était-elle, la bonté, quand tout un chacun ne pensait qu’à tirer dans les jambes de son voisin pour mieux l’écraser et l’exploiter ? Black Adam l’avait très vite compris, le monde n’était pas devenu meilleur par son absence, comme l’avait espéré le Sorcier : il avait continué dans sa chute, et aujourd’hui, plus rien de ce en quoi il croyait alors ne pouvait s’appliquer. Il n’y avait plus rien à sauver. Ils s’étaient tous condamnés eux-mêmes. Alors Adam n’avait fait que s’adapter à cette nouvelle réalité : écraser les autres pour préserver ce que lui estimait digne d’être sauvé. Au fond, que faisait-il de différent des autres ? Que faisait-il de si condamnable, lui qui protégeait son peuple là où des Lex Luthor et autres prétendus dirigeants n’avaient aucun scrupule à exploiter les leurs en même temps que les autres ? La justice avait déserté ce monde – alors qu’on ne vienne pas lui reprocher d’appliquer la sienne. Zatanna payait une erreur qu’elle avait commise, et l’expression d’Adam resta parfaitement impassible sous ses affirmations. L’amertume saignait par tous ses pores, la culpabilité aussi. Quel que soit le poids qu’elle portait sur ses épaules, il était indubitablement très lourd. Quant à savoir s’il était juste, ce n’était plus à lui d’en décider. Ca ne l’était plus depuis longtemps.

Et les voilà, les reproches, les vrais – les griefs de l’incompréhension, et surtout, de la colère, qu’il lui avait infligée, comme il l’avait infligée à tant d’individus sur la planète. Sa colère à elle était encore palpable, et avec elle, en filigrane, la honte et la culpabilité de s’être laissée aller aux bas instincts soufflés par les péchés. Il la croyait, quand elle affirmait avoir blessé des êtres chers par sa faute. Il la croyait, quand elle affirmait avoir vu des innocents succomber, eux aussi, aux encouragements des sept péchés. Mais il était là, le nœud du problème. Depuis cinq ans qu’il avait été ramené à la vie, Adam échouait, encore et encore, à trouver la moindre trace d’innocence dans ce monde en perdition. Même en elle. Même en qui que ce soit. « Le prix que j’ai payé, Zatanna ? » gronda-t-il en s’approchant d’elle. « Mon pays, mon peuple ont été saignés à blanc pendant des siècles. Tout ce temps, j’ai entendu leurs appels de désespoir, leurs prières m’implorant de revenir les délivrer. Et tout ce que j’ai eu à leur offrir en retour, c’était l’impuissance et l’absence. Qu’en penses-tu, de cette punition-là ? » Comme les autres, elle ne savait pas. Elle ne voyait pas. Parce qu’il était tellement facile, de jouer la carte de la cécité, quand on ne se sentait pas directement concerné. Ne serait-elle pas en colère, elle, si elle avait passé deux mille ans – vingt siècles ! – enfermée, à entendre les appels de ces gens qu’elle aime ? « J’ai changé, parce qu’il l’a fallu. Parce que vous, vous avez changé, tous. » Que ce soit parce que le Sorcier avait privé le monde de sa magie, ou parce que c’était le cours naturel des choses, le constat était le même : le monde avait plongé dans de ténèbres impardonnables, et plus rien ne pouvait le sauver de lui-même. Vision du monde terriblement fataliste, reposant peut-être sur les souvenirs biaisés d’un champion, d’un homme trop longtemps enfermé, en tête-à-tête avec les appels à l’aide de son peuple et les souvenirs embellis de la seule époque à laquelle il pouvait encore se raccrocher pour ne pas sombrer tout à fait. Que pouvait-elle comprendre à ça, elle qui était si jeune, elle qui avait la chance de ne pas faire partie des oppressés ?

« Peut-être que tu devrais y répondre toi-même, à cette question. Pourquoi les dieux ne m’ont-ils pas repris les dons qu’ils m’accordent ? Parce qu’ils ne le peuvent pas ? Ou parce qu’ils ne le veulent pas ? Regarde autour de toi, Zatanna. » D’un ample geste du bras, il englobait le palais, mais aussi le paysage au-dehors, d’un pays paisiblement endormi sous la lune de Zehuti. « Les dieux veillent sur le Kahndaq, comme ils ont veillé autrefois sur l’Egypte. Ce que je fais pour protéger le royaume, à leurs yeux, est juste. Peut-être est-ce le reste du monde qui devrait se demander pourquoi ces mêmes dieux leur tournent le dos, aujourd’hui. » Et pourquoi ces fameux résidus de colère ne le quittaient pas. Adam était fatigué – fatigué de devoir épeler l’évidence pour ceux qui avaient si volontairement fermé les yeux sur le sort terrible d’un pays tout entier et s’étonnaient, naïvement, quand le pays en question se soulevait et commençait à rendre les trop nombreux coups qu’il avait enduré. « Crois-le ou non, mais je comprends ta colère. Elle est justifiée. Tout comme la mienne. J’ai libéré les péchés pour mettre à l’épreuve celui qui s’est érigé comme mon remplaçant, autant que pour mettre en lumière les défauts de cette humanité que tu me sommes de défendre. Et regarde le résultat. Les péchés repartis, vois-tu vos dirigeants faire preuve de moins d’orgueil ? Ta colère s’est-elle envolée ? Par tous les dieux, c’est moi que vous êtes venus trouver pour les enfermer à nouveau. N’ai-je pas le droit d’être en colère en constatant que de telles responsabilités échoient à un irresponsable, qui n’aura jamais les épaules pour sauver vote humanité ? » Son regard sombre accrocha celui infiniment plus clair de Zatanna. Oui, ils avaient changé, tous les deux. Au fond de ses pupilles, il décelait la même détresse que quelques siècles auparavant – mais cette fois, elle était accompagnée d’une forme de résignation qui, il le devinait, pesait lourd sur son âme. Elle était en colère contre lui. Au moins autant qu’elle était en colère contre elle-même. « Qu’as-tu fait, Zatanna ? » demanda-t-il, perplexe. « Tu regrettes ton erreur. Ce démon – est-ce que c’est vraiment pour mes fautes, que tu cherches justice ? Ou est-ce que tu la cherches dans mes crimes pour mieux accepter les tiennes ? Suis-je vraiment le seul à t’avoir poussée à l’irréparable ? »

Spoiler:

AVENGEDINCHAINS

between the acts

Difficile de ne pas plier face à la colère divine. Ou ce qui s’en rapprochait le plus. Il n’était pas un dieu, pas tout à fait. Il était un homme doté de pouvoirs divins et la nuance était importante. Mais il n’était qu’un homme malgré tout, et pourtant, il émanait de lui un tel brasier, une telle colère contenue, une telle aura de puissance et de désespoir confondus qu’elle ne put s’empêcher de reculer alors que lui se penchait sur elle comme pour imprimer en elle tout ce qu’il hurlait aux quatre vents et que personne ne semblait vouloir comprendre, ou même entendre. Oh, elle l’entendait. Elle lui avait posé la question et il ne faisait que lui répondre, mais avec une force qui aurait pu renverser des palais moins solide que celui de Shiruta au cœur duquel ils se faisaient face. Elle recula, mais malgré tout, refusa de céder. Sourcils froncés, gorge serrée, poings serrés, menton levé, visage légèrement détourné, coincée entre son envie de fuir et celle de l’affronter, comme si lui plus que quiconque aurait pu subir tout ce qu’elle ressentait de rage et de tristesse et, comme un rocher dans une rivière, ne pas broncher d’un millimètre. Elle, elle bronchait sous cet assaut, mais elle refusa de détourner les yeux. À peine les ferma-t-elle brièvement. Il lui semblait, à elle, que c’était son peuple qui avait souffert plus que lui. Qu’il pouvait se sentir impuissant, aussi mal qu’il le voulait, cela n’aidait en rien ceux au nom de qui il commettait des crimes. Aurait-elle fait partie de ses sujets qu’elle aurait haï le sang versé pour elle – à quoi bon ? En quoi cela allait-il mettre de la nourriture dans le ventre des enfants et du travail entre les mains des parents ? Elle pinça les lèvres cependant, parce qu’il ne s’agissait là que d’une facette de cette pièce complexe qu’était la souffrance. Parce que toute souffrance était réelle, qu’aucune ne se comparait, ne se jugeait, ne se niait.

Malgré tout, sa compassion avait une limite, qu’elle avait cependant bien du mal à défendre en cette seconde, vu son passif récent. Et pourtant elle osa, parce qu’il le fallait, parce qu’elle en avait besoin. « Si tu t’en étais pris aux monstres de ce monde, sans le cautionner, je l’aurais compris, hypocrite que je suis. Mais un enfant quelque part qui n’a aucune idée encore de ce que le monde a de pire à offrir ne peut pas comprendre ta colère. Il ne savait pas qui tu étais avant ce jour, et maintenant tu es devenu ce qu’il craint le plus, et peut-être ce qu'il deviendra. Et toi qui aimais tant les gens, je ne peux pas croire que tu n’aies rien ressenti en déchaînant ce mal. » Il était sensible à la peine et à la souffrance, c'était bien cela le problème, alors il savait. Il connaissait le cycle infernal de cette violence sans fin. Il savait bien qu’en libérant les péchés, il préparait le terreau pour que cent, mille, dix mille Lex Luthor et consorts prennent un jour les armes et affament sa patrie en retour. C’était désespérant, c’était sans fin, c’était inexplicable, ce n’étaient que des émotions chaotiques de rage, de colère et de besoin de vengeance qui causaient tout cela. Et pourtant elle savait, bien sûr qu’elle savait, ce qu’il restait d’un homme quand on lui prenait tout. Volez-lui sa terre, son travail et son avenir, tuez sa femme et ses enfants, étouffez sa voix et il ne restera qu’une coquille vide toute prête à être remplie de haine et de colère. Parce qu’il ne restait plus que cela. Elle le savait, elle en témoignait tous les jours, et tous les jours elle agissait au mieux de ce qu’elle pouvait, et tous les jours elle constatait que ce n’était jamais assez. Mais il fallait qu’elle croie qu’un jour, cela serait assez. Que petit à petit, cela suffirait.

Mais elle n’avait vécu que quelques années. Et lui l’avait bien dit : il avait changé de monde. Changé d’univers. Quelqu’un avait-il seulement pris la peine de lui montrer les merveilles de ce monde ? Les siennes étaient des ruines désormais, sites touristiques bondés et malmenés, mais d’autres avaient vu le jour, différentes, sous l’impulsion de gens extraordinaires. Malgré tout, ses arguments sonnaient faux, jamais elle n’aurait cru les entendre de sa bouche à lui. Il était fier, en plus d’être malheureux. Pour elle, en cette seconde, le phare dans la nuit brillait de l’autre côté du monde, par l’optimisme et la farouche volonté de protéger de Shazam, et pas ici. Mais bien sûr, il y avait une différence fondamentale entre Shazam et Teth, et même entre Shazam et elle : une innocence qu’elle ne s’expliquait pas, et qu’elle savait comptée. Est-ce qu’un jour, Shazam serait aussi enragé, aussi défaitiste que Teth et elle ? Et pourquoi est-ce que c’était elle qui se sentait comme si elle avait trois mille ans ? Son ton pris les accents de la révolte candide d’une jeunesse déjà passée et dont elle ne se serait plus cru capable. « Quand nous nous sommes rencontrés, je ne t’ai rien dit de ce qui attendait les hommes, mais je savais que ta vision, aussi juste, aussi belle soit-elle, ne serait jamais universelle. Comme Thèbes aujourd’hui, Shiruta n’est qu’une infime partie de la terre que nous foulons. Et le monde n’était pas meilleur à ton époque, il était simplement différent. Même les dieux ne peuvent servir de prétexte à tout, sinon pourquoi seriez-vous désormais deux champions ? » Si cela n’avait été que cela, si ça n’avait été qu’une question de foi, cela aurait été plus simple, bien sûr. Elle avait envie de le saisir, de le secouer, encore que ça aurait été comme essayer de déplacer une montagne. Et qu'est-ce qu'elle essayait de faire, au juste ? Le convaincre ? Le sauver ? Ou bien essayait-elle, elle, de se justifier, de se trouver des excuses, celles qu'elle s'était trouvées pendant toutes ces années ? « Tu ne peux pas imposer ta vision. Tu massacrerais les trois-quarts des humains qu’ils refuseraient encore de te donner raison. Accepte que les hommes soient imparfaits et que le changement prenne du temps si l’on veut qu’il soit sincère. Que certains de nos dirigeants soient des ordures. À toi de ne pas devenir comme eux, veille sur ton peuple, tout cela, je l’entends, je le vois, je suis… Je suis émerveillée par ce que j’ai sous les yeux, et je rêve, je rêve qu’un jour tous les hommes connaissent cette félicité. Et peut-être que cela arrivera, mais pas dans le sang, pas selon la volonté d’un seul homme, guidé par les dieux ou pas. La Terre n’est pas ton royaume, tu n’es pas notre roi, tu n’as pas à nous punir ou à nous sauver, tu ne peux, dans le temps qui t’est imparti, que… » Elle se tut brusquement, essoufflée, enflammée. Elle ne savait pas qu’elle avait encore ce genre de niaiseries en elle, elle pensait que Nebiros avait tout brûlé derrière lui. En fait, elle aurait pu avoir cette discussion pendant des heures, et d’ailleurs, pour bien faire, c’est même pendant des jours qu’il aurait fallu refaire le monde. Mais ce n’était plus pour lui qu’elle s’emportait. Elle avait été témoin, au premier rang, de ce que c’était, quand un être seul décidait de prendre les rênes. Bon ou mauvais, peu importait. Aurait-elle supporté que soudain, Superman se proclame empereur de la Terre et oblige tout le monde à traverser le passage piéton au bonhomme vert sous peine de mort ?

Et enfin, elle détourna les yeux. Son ultime question avait eu raison de toutes ses défenses, et elle se détourna de lui, se rapprocha du rebord en pierre ouvert sur la cité endormie tapissée d’un ciel étoilé comme elle n’en voyait jamais d’habitude. Elle posa les mains sur la pierre tiède, s’y agrippant avec force. Elle avait le vertige tellement elle avait peur, soudain. Depuis qu’elle avait été libérée de Nebiros, elle avait l’impression qu’il pouvait revenir à tout moment, et que sa colère, l’émotion première qui lui avait fait commettre cette faute impardonnable, était comme une porte d’entrée pour lui. Pourtant, elle savait qu’il n’était pas prêt de se repointer. Et qu’il faudrait encore qu’elle dise oui. Mais cela l’effrayait quand même, une peur de petite fille, irraisonnée, contre laquelle sa magie ne pouvait rien. « J’ai été à ta place. Je suis puissante, tu le sais. Pendant des années, j’ai voulu protéger ce monde tout entier. Et pendant des années, je me suis sentie impuissante. Et un jour, j’en ai eu assez d’être impuissante et je me suis dit que changer de méthode, pourquoi pas ? Puisque l’éthique ne mène à rien, pourquoi ne pas utiliser une manière plus drastique ? J’étais… en rage, au point de rejeter tout ce que l’on m’a enseigné, tout ce en quoi je croyais, toutes ces choses dont nous avons parlé dans le temple de Heka, tu te souviens ? Alors j’ai laissé un démon s’emparer de mon corps et de mes pouvoirs. J’ai cru le faire pour sauver l’homme que j’aime, à l’époque, mais je crois aussi que je voulais… je voulais me venger. Je voulais punir… n’importe qui. Parce que j’en avais assez, assez ! de perdre des gens, de ne pas réussir à les sauver. Et devine quoi ? Ça n’a pas marché du tout. Beaucoup d'hommes sont morts, de mes mains. Comme beaucoup d’autres sont morts à cause de tes actes. Je ne me souviens même pas de tous leurs visages. Et toi, est-ce que tu te demandes parfois... qui ils étaient ? » Elle pressa ses mains contre sa bouche, le regard rivé aux lumières scintillantes de la ville. Elle aurait voulu rester là pour l’éternité. Et elle avait envie de la hurler, cette supplique qui restée coincée en elle : elle ne voulait pas changer. Elle ne voulait pas être différente à cause de ce qu'elle avait fait. « C’est de la folie, Teth. » Sa voix n’était plus qu’un souffle. Et elle ne voyait pas comment résumer leurs actes autrement que par ce mot, à présent. Le monde était fou, c’était vrai. Mais eux l’étaient tout autant.

Codage par Libella sur Graphiorum

Accepter, accepter, accepter – voilà ce qu’on lui demandait depuis le début, accepter. Accepter que le monde ne correspondrait pas à sa vision, accepter que les hommes ne vivraient jamais aux standards démesurés qu’il espérait pour eux, accepter que les monstres gagneraient toujours, accepter que les oppressés le resteraient. Finalement, tout n’était qu’une question de langage. Zatanna appelait ça de l’acceptation, lui, il appelait ça de la résignation. Elle lui convenait vraiment, cette version du monde ? Ces imperfections qui n’étaient pour les uns que des statistiques aux informations du soir, et pour les autres une réalité de tous les jours ? Au fond, qui étaient-ils, ceux qui essayaient désespérément d’en appeler à sa mansuétude et sa compréhension ? Cette question, il se la posa sincèrement, puisqu’elle essayait, réellement, avec plus d’honnêteté que personne ne l’avait jamais fait, et la réponse était hélas sans équivoque. Ceux qui lui demandaient d’accepter les imperfections des hommes n’étaient jamais ceux qu’il sauvait des griffes de leurs tourmenteurs. Pas un seul kahndaqi n’avait imploré sa clémence pour leurs bourreaux. Pas une seule adolescente enfermée dans un bordel ne lui avait demandé d’épargner son geôlier. Pas une seule veuve ne lui avait intimé de laisser la vie sauve au meurtrier de son mari et de ses enfants. Pas une seule des victimes de ce monde cruel et sans pitié ne lui avait demandé d’accorder à leurs tourmenteurs la clémence qui leur avait été niée, à eux. Et pendant qu’on lui demandait, à lui, d’adoucir ses méthodes, on laissait courir les monstres sous le sacro-saint prétexte du libre-arbitre et de la justice. Justice qu’Adam cherchait, vraiment, presque désespérément, sans jamais la trouver s’il n’était pas là pour l’imposer dans le sang. Black Adam restait impassible devant les réclamations de Zatanna, mais pouvait-elle l’entendre, cet orage qui n’avait eu de cesse de gronder en lui depuis que les eux de la tyrannie s’étaient abattus sur le Kahndaq pour la première fois, quelques millénaires plus tôt ? Et qui s’était ravivé de plus belle depuis qu’il avait été arraché à la mort par des hommes et des femmes qui n’avaient pas su vers qui d’autre se tourner, qu’un champion perdu depuis des siècles ? « Je sais que je ne suis pas un roi. » se contenta-t-il de répondre en approchant à son tour à pas lents du rebord. Il n’était pas un roi – mais c’était d’une figure similaire que son peuple avait eu besoin, alors il en avait pris le rôle, malgré ses réticences. Où était-elle, la limite entre justice et complaisance ? En trois mille ans d’existence, Adam n’avait toujours pas trouvé la réponse. Si Zatanna l’avait, il était prêt à l’implorer de la lui donner.

Peut-être n’entendait pas l’orage en lui, mais lui, avait le sentiment que c’était un véritable typhon qui la déchirait en cet instant, où elle cherchait des réponses en questionnant sa conduite à lui. Et la tempête de Zatanna, il la comprit enfin, quand son récit, difficile, douloureux, imbibé de sang, lui aussi, passa enfin la barrière de ses lèvres. Et il comprit qu’elle n’était pas venue le remettre en question, lui. Pas vraiment. Elle était venue à la recherche d’un autre coupable, pour se soulager du poids sur ses épaules, mais surtout, plus important que tout, elle était venue à la recherche de quelqu’un qui pouvait la comprendre. Qui avait vécu exactement ce qu’elle avait vécu, qui avait traversé les mêmes tourments qu’elle traversait à présent – quelqu’un, peut-être, qu’elle voyait comme s’en étant relevé alors que ça lui semblait, à elle, inconcevable, de se relever d’autre de remords et de culpabilité. Se venger. Punir n’importe qui. L’épuisement abrutissant du deuil qui désensibilise de tout. C’était de la folie. Le regard d’Adam dériva, caressa Shiruta endormie du regard. Zatanna avait raison. C’était de la folie. Et eux, peut-être, étaient-ils plus fous encore de chercher, ou d’avoir cherché, à mettre un terme à cette déraison assassine. Et lui qui n’avait pas besoin de respirer, prit une longue inspiration. « Je ne me le demande pas, non. » Un silence, uniquement perturbé par le froissement des feuilles de palmier dans la nuit du désert. « Je n’en ai pas besoin. » Et peut-être que d’autres se seraient déjà insurgés, l’auraient empêché d’aller au bout de sa pensée, car qui s’en souciait, des états d’âme d’un tyran ? « Je me souviens de chacun d’entre eux. Leurs visages. Leurs noms, si je les connaissais. La façon dont je les ai tués, tout est imprimé dans ma mémoire. » Parmi les nombreux dons que les dieux lui avaient accordé, celui de mémoire était double. Zehuti lui conférait sa sagesse, mais aussi une certaine forme d’omniscience – il n’oubliait rien, jamais. Pour pouvoir remplir ses devoirs de protecteur, mais aussi de mémoire, qui tire des leçons du passé pour mieux se tourner vers un avenir qui n’était souvent qu’un éternel recommencement.

Adam soupira, puis, d’un mouvement de tête, invita Zatanna à le suivre alors qu’il s’envolait par-dessus la balustrade, et rapidement, silencieusement, il fendit la nuit kahndaqi pour passer au-dessus du palais. « Sais-tu combien il y avait de personnes au gouvernement d’Ibac, l’homme qui gouvernait ce pays avant mon retour ? Soixante-quatre. Je les ai tous exécutés, sans exception. » Bientôt, ils survolèrent le dôme, pièce maîtresse du palais, et Adam piqua pour redescendre, mettant le cap sur une immense cour à ciel ouvert. « Son armée était constituée de soixante mille cent cinquante-neuf hommes. Tous ont été envoyés contre moi. Mille trois cent six se sont rendus après que j’aie exécuté Ibac. Cinquante-huit mille huit cent cinquante-trois, entre ici et le Bialya, sont tombés de ma main ou parce que je l’ai ordonné. Et je t’épargne les criminels, les espions, les terroristes qui ont essayé de nous nuire par la suite. Tout ce sang a été le tribut à payer pour que mon peuple se sente à nouveau en sécurité sur son propre territoire. » Enfin, ils se posèrent. Tout autour d’eux, la végétation était si luxuriante qu’il aurait été parfaitement excusable d’oublier qu’ils étaient dans un palais et non dans une jungle paradisiaque. Arbres fruitiers, fleurs à foison, épais feuillage – les jardins respiraient une vie qu’il aurait presque été impossible d’imaginer au milieu du désert. Même ceux qui étaient insensibles à la magie, pouvaient assurer, en ces lieux, sentir la végétation respirer, murmurer, chanter, parfois, lorsque la pluie voulait bien gracier leurs terres arides. Un lieu sacré, capable de laver les plus grandes laideurs de chacun, qui qu’il soit. « Je ne suis pas naïf, Zatanna. Je sais quel sort m’attendra le jour où je quitterai le monde des mortels. Mais ce que vous appelez damnation est le prix que j’ai accepté de payer, pour leur vie à eux. Et malgré le sang versé, tu as raison sur un point. Il existe toujours de l’espoir quelque part. » Du bout des doigts, il effleura un buisson de roses chatoyantes, dont les pétales frémirent sous son toucher, avant qu’il ne relève les yeux pour faire face au regard clair de son invitée. « Cet endroit est appelé les jardins d’Isis. En hommage à une femme qui, un jour, a su me montrer d’autres voies possibles. Qui m’a demandé d’amener l’eau dans des villages reculés, plutôt que de traquer les derniers collaborateurs d’Ibac. Qui m’a demandé de débarrasser nos routes de leurs mines anti-personnel au lieu de procéder à une exécution. » Il faisait nuit, et pourtant, un colibri insomniaque sortit de son nid pour aller virevolter, curieux, autour de la tête de Zatanna, avant de filer comme il était venu. Et Adam parvint presque à dissimuler l’ombre de sourire qui vint soulever le coin de ses lèvres. « Toi et moi avons tous les deux fait des choses terribles, Zatanna. Mais il n’est pas impossible d’accepter, d’assumer nos actes, et d’évoluer quand même. Le sang que j’ai versé n’a jamais empoisonné les bienfaits qu’Isis et moi apportés à ce royaume, et ces bienfaits ne m’ont jamais absolu de mes pêchés. » Ramenant ses mains dans son dos, Adam l’interrogea du regard. « Que cherches-tu, toi ? Que faudrait-il, pour soulager ton esprit de ses tourments ? » Il serait étonné si elle le savait vraiment – mais finalement, c’était peut-être ça qu’elle était venue chercher au milieu du désert, chez l’homme qu’elle voulait blâmer pour ses déboires, au moins en partie. Un chemin en avant, quel qu’il soit. Tout, plutôt que le surplace qu’elle semblait s’infliger dans sa détresse.

AVENGEDINCHAINS

between the acts

Elle le savait, il y avait de l’égoïsme derrière ses suppliques. Accepter que l’on ne puisserésoudre tous les maux du monde, c’était aussi se protéger soi-même. Une concession qu’elle se forçait à faire, particulièrement depuis quelque temps. C’était peut-être abandonner, par certains côtés, mais c’était aussi ne pas franchir de limite insondable, celle-là même qu’elle avait franchi en acceptant le marché de Nebiros. Alors, s’il ne fallait pas tomber dans l’absolu comme Teth, et s’ils ne pouvaient pas non plus se contenter de baisser les bras, ne restait que ce fil mince sur lequel danser, cette terrible sensation de n’en faire jamais assez, mais ce constat d’en faire quand même beaucoup. Que tout le monde n’était pas sauvé, mais que certains l’étaient. En tout cas, c’était à cela qu’elle tentait de se raccrocher. Si ses intentions étaient bonnes mais que ses actes causaient plus de mal que de bien, alors c’était inacceptable, et cela elle le tenait de son père. Face à Teth-Adam, elle aurait aussi bien pu parler au Roc de l’éternité lui-même, tant il était mutique, hiératique, et aussi imperméable à ses mots qu’un rocher. Elle le suivit des yeux alors qu’il observait sa cité à ses côtés et elle se rappela cette même image, trois mille ans plus tôt, quand le ciel était clair et Thèbes tout en or et le champion… eh bien, cela aurait été aller trop loin que de le taxer d’optimisme car déjà, elle l’avait senti, dans l’air, dans les paroles retenues de Teth et dans ses confrontations avec le pharaon, que l’orage grondait à l’horizon.

Mais si quelqu’un avait vocation à apaiser la colère et la vision de Teth-Adam, ce n’était pas elle. Elle avait perdu ce droit si jamais elle l’avait eu un jour. Elle était venue à lui avec plus d’années au compteur et un semblant de maturité, rien de plus. La seule chose qu’elle aurait pu se permettre, si ça n’avait pas été aussi déprimant, c’était de lui faire remarquer que pour le coup, elle avait eu raison quand à vingt ans elle l’avait prévenu que la magie pouvait être une source d’horreur. Mais c’était encore un peu trop tôt pour faire des blagues. Elle ne dit rien quand il reprit la parole. Comment pouvait-il vivre avec le souvenir précis de tous ceux qu’il avait tués ? Pour certains, elle le savait, cela ne comptait plus, mais elle ne pouvait pas croire que Teth soit de ceux-là. Il était comme une figure martyre, et si c’était lui qu’il devait rendre malheureux pour atteindre son but, alors le sacrifice était adapté. De nouveau, le passé se superposa quand ils s’envolèrent tout deux au-dessus de Shiruta, et elle ne put s’empêcher de sourire intérieurement en se revoyant comme un pigeon saoul tenter de suivre le champion. Elle savoura l’air tiède, le parfum qui s’élevait jusqu’à eux, et enfin, la beauté de la cour végétale où il l’emmena et qui semblait si insolite au milieu du désert. Son regard ne cessait de voleter ici et là, déstabilisé par cet endroit et tout ce qui s’en dégageait. La personne qui avait créé ce jardin avait de la beauté et de l'amour en elle. Puis elle braqua de nouveau les yeux sur Teth alors qu’il prononçait le nom d’Isis, et les coins de sa bouche s’affaissèrent. Elle avait promis. Promis de garder le secret. Mais en cette seconde, en ce lieu, et aux côtés de Teth tel qu’il se montrait ce soir, elle ne fut jamais si proche de rompre sa promesse.

« Alors tu crois que la félicité peut naître sur les cadavres de tes ennemis, tant que ceux-ci sont bien recouverts de fleurs. » Pas une remise en cause, un simple constat. Il y en avait eu, des guerres. Il y en avait, eu, des massacres. S’il s’était un peu renseigné sur les milliers d’années qu’il avait ratés, il devait le savoir. La raison n’avait plus aucune importance quand les cadavres s’empilaient. Teth semblait capable d’un tel grand écart mental, mais elle, elle n’en était pas sûre. Pourtant, elle s’était déjà arrangée avec la morale, bien des fois. Au cas par cas. Mais les mots qu’il avait prononcés… Ce chiffre qui n’avait même plus de sens… Elle effleura une large feuille verte du bout du doigt, s’attendant à moitié à ce qu’elle se flétrisse à son contact, mais la nature se fichait bien du sang qu’elle avait sur les mains. « Isis t’a montré une voie. Et je ne doute pas que c’est aussi à elle que Shiruta doit sa splendeur. Mais tu pourras faire pousser autant de jardins que tu voudras, si la nature se moque de nos crimes, ce n’est pas le cas des hommes. Un jour, tout recommencera. Ou plutôt, je crois qu’il est plus juste de dire que cela ne finira jamais. » Pas tant que le cycle de la violence était brisé. Mais pardonner, voilà bien quelque chose dont très peu de gens étaient capables. Même pardonner le pire. Gratuitement, sans compensation, sans vengeance. Même elle, elle n’en était pas capable. Et si cinquante-huit mille huit cent cinquante-trois hommes étaient morts des mains de Teth-Adam, alors quelque cent vingt mille devaient en ce moment même aiguiser leurs lames. Elle se tourna vers lui. « Ce qui t’attend une fois le moment venu, c’est entre toi et tes dieux. Je ne supporte pas le concept de la damnation, crois-moi. Ce qui importe pour ton peuple et pour toi, c’est ce que tu fais de ton vivant. Je n’accepte pas ta vision des choses, même si je la comprends. Je ne la trouve pas à la hauteur de l’homme que tu étais il y a si longtemps, quand je te voyais avec les yeux de... la jeunesse, j'imagine. Je sais que le temps passe, et use, et change même les plus forts d'entre nous. Je sais surtout que je ne veux plus avoir à t'affronter. » Ce morceau de monde et d’humanité vivait heureux ? Tant mieux pour eux. Et à l’échelle d’une vie humaine, les gens n’en demandaient probablement pas plus. Mais cela ne lui suffisait pas, à elle, et le prix à payer ne lui convenait pas non plus. Cependant, elle n’avait pas mieux. Rien de meilleur à offrir. Elle savait que c’était odieux, mais n’avait rien à proposer en échange, c’était aussi douloureux que ça. Au moins à présent était-elle capable de s’y résigner, pas pour son bien, mais pour celui de ceux à qui sinon elle pourrait faire du mal, exactement comme Teth le faisait.

Vivre heureux avec ses péchés. Là, dans ce jardin, ce soir, dans ce calme, comme si elle avait de nouveau fui son temps pour se retrouver bien à l’abri de ses problèmes dans le passé, elle aurait presque pu se permettre d’y croire. Ce qu’elle cherchait ? Elle n’en savait rien elle-même. Pourtant, écouter Teth lui raconter comment il avait massacré des milliers et des milliers de personnes aurait pu la consoler, la faire se sentir moins horrible – à condition d’être un cynisme absolu, et ce n’était pas du tout son cas. « Je voudrais que tout s’arrête, murmura-t-elle. La violence des uns et des autres. Je voudrais ne plus devoir lutter. » Et elle le fixait en disant cela, lui qui était la personnification même de la raison pour laquelle la violence ne cesserait jamais, et pour laquelle elle ne pourrait jamais cesser de combattre. « Aucun jardin ni aucune cité luxuriante ne pourra apaiser ce que je ressens. Je vivrai avec ça, puisque j’y suis obligée. Mais rien de bon ne sortira jamais de ce que j’ai fait. » Elle ne voulait même pas associer la présence de John parmi les vivants à ce qu’elle avait fait. Non, cela aurait été entacher cette victoire-là, transformer le bonheur et le soulagement ressentis à l’époque en quelque chose de mauvais. Mais en venir à cette constatation rationnelle, ici, maintenant, dans un endroit si sécurisant, ne fut pas aussi insupportable que d’habitude. D’ordinaire, elle fuyait mentalement à ce moment-là, cherchant du réconfort dans tout et n’importe quoi, pour se changer les idées, mais ici il n’y avait rien que deux êtres et un jardin. Elle avait ce qu’elle avait fait. Fuir perpétuellement ce constat finirait par la rendre folle. L'affronter, comme lui le faisait... Mais les concessions qu'il faisait pour cela... « Tu as déjà trop souffert. Et tu as fait tienne la souffrance de ton peuple. Je crois, à la réflexion, que c’était déjà le cas la première fois que nous nous sommes rencontrés. Il y a de la noblesse en toi, je n’en ai jamais douté. Mais as-tu vraiment l’impression que ta mission s’achèvera un jour ? Tu ne me feras pas croire que tu es en paix. Tu as fait du reste du monde ton ennemi. Comment pourras-tu jamais trouver le repos ainsi ? Et Shiruta ? La crois-tu vraiment à l'abri des conséquences de tes actes derrière cette barrière qu'il m'a été si facile de percer ? » Elle secoua doucement la tête. Elle n'avait rien percé du tout, elle, mais la dernière chose dont elle avait envie c'était d'un Teth-Adam en rage défonçant la porte de l'Oblivion Bar, encore qu'elle aurait été curieuse de voir Fate et lui se croiser. « Pour ça, d'ailleurs, je te présente mes excuses. Je ne t'apprends rien en te disant qu'on est capable du pire sous le coup de la colère. » Too soon. Mais si elle lui devait des excuses, elle refusait de le dédouaner de cette histoire-là. L'avenir ? Il y aurait toujours des menaces. Et Teth-Adam les affronterait toujours. C’était aussi simple que cela ? Peut-être, mais pas la solution, puisqu’un nouveau champion avait fait son apparition. La réponse devait forcément se trouver ailleurs.

Codage par Libella sur Graphiorum

Ils n’étaient pas d’accord, et en même temps, ils étaient d’accord sur toute la ligne. L’humanité ne changerait pas de course en claquant des doigts, les gens mauvais et le désespoir existeraient toujours quelque part dans un coin du monde, à guetter sous la surface son heure pour pouvoir ressortir de sa tanière et infecter à nouveau la planète – leur différence, c’était dans la façon dont s’exprimait leur fatalisme. Là où Zatanna refusait de franchir un certain seuil, préférant une forme de pragmatisme et d’optimisme prudent, lui avait opté pour la manière forte, la violence, la colère qui ne verrait pas de fin. Elle s’était résignée à l’impuissance, lui s’était résigné à la violence. Parce que même s’il avait tort, même s’il commençait bien à deviner en filigrane la finalité qu’Isis avait si bien tenté de lui montrer, et que Zatnna s’échinait encore à lui épeler, il était trop fier, trop vieux, trop ancré dans ses habitudes et sa version du monde, trop désemparé, aussi, pour se résoudre à changer aussi radicalement qu’elles l’espéraient toutes les deux. C’était l’injustice de la situation qui le révoltait. Pourquoi était-ce toujours aux opprimés, à ceux qui souffraient, que l’on demandait de changer ? D’être les premiers à briser ce fameux cycle de la violence, de montrer l’exemple parce que les autres étaient trop paresseux pour se regarder dans un miroir et se remettre en question ? Adam laissa échapper un rire sans joie. « Je ne veux pas t’affronter non plus, Zatanna. » répondit-il. Mais si la protection de son royaume le demandait, qui n’affronterait-il ? Quelle bataille serait la bataille de trop ? Peut-être était-elle là, la vraie question ? Peut-être était-ce ça, la question que Zatanna voulait le forcer à se poser. Et puisqu’elle venait de poindre dans son esprit, il semblait bien qu’elle ait atteint son but, aussi modeste soit-il. « Je ne pense pas pouvoir te demander mieux que ta compréhension, à défaut de ton approbation. C’est bien plus que ce que nous a accordé le reste du monde. Ligue de Justice incluse. » Et si c’était l’approbation de qui que ce soit, qu’Adam recherchait, voilà bien longtemps qu’il aurait déjà changé comme elle l’espérait. Mais il en avait fini, d’attendre patiemment les feux verts et autres hochements de tête pendant que son peuple souffrait. La façon dont il avait repris le Kahndaq, par la force et dans le sang, il ne la regrettait pas, mais Zatanna, sans le vouloir, soulevait la question qu’il n’avait lui-même qu’à moitié affrontée. Et maintenant ?

Ils étaient nombreux, ceux qui avaient essayé de le repousser sur le droit chemin – repousser, c’était bien le mot à employer, puisque tous avaient cherché à le faire par la force, en martelant qu’ils étaient dans le droit, et lui dans le tort, en somme, en ne valant finalement pas mieux que lui. La Ligue avait cherché à l’arrêter sans chercher à comprendre ses motivations, et finalement, c’était comme traiter un symptôme sans en traiter la cause. Voilà ce qu’il était, dans ce monde : un symptôme, personnification humaine et divine d’une peine devenue trop grande pour être contenue, mais pas encore trop grande pour ne pas être soignée. Ou peut-être que si. Il n’y avait guère qu’Adrianna qui, tout en désapprouvant vigoureusement sa violence, le peu de barrages qu’il mettait à sa rage, l’avait compris, et avait cherché à voir au-delà. Et elle était la seule, à l’heure du bilan, à avoir réussi à le convaincre de redresser un tant soit peu le gouvernail de son existence, et par conséquence, celle du Kahndaq. Aujourd’hui, il lui semblait que Zatanna tentait de faire la même chose. C’était la première fois qu’il l’entendait tenir un discours à la fois aussi pessimiste, mais aussi réfléchi et mûri, dénué des illusions de la jeunesse et de ces privilèges dans lesquels elle avait eu la chance de grandi ; peut-être parce qu’elle aussi, désormais, comme lui, comme Adrianna, avait vécu l’impardonnable, et que comme lui, elle avait commis l’impardonnable en retour. Et elle en souffrait, terriblement. Il n’avait pas besoin de Zehuti pour le voir, le ressentir, le comprendre. Sa souffrance irradiait d’elle comme une aura qui se mêlait à sa magie ; et pour la première fois depuis longtemps, Adam ressentit l’envie, aussi timide soit-elle encore, de baisser les armes. Juste cette fois. Juste pour un moment oublié et sans témoins dans les jardins calmes et réparateurs d’Isis. « Il n’y a pas de paix ni de repos pour moi. J’y ai renoncé le jour où je leur ai préféré ma justice. » La sienne. Pas la justice : sa justice personnelle, celle qu’il avait imposée des millénaires plus tôt pour sa famille, et plus récemment pour le Kahndaq. Une justice impitoyable et sans concessions, et qui avait un coût élevé. Mais ça, Zatanna l’avait déjà compris.

« La barrière que tu as brisée n’est rien. C’est moi, la dernière barrière entre mon peuple et ses ennemis. C’est pour ça que leurs prières m’ont ramené, et c’est pour ça que je continuerai à les défendre quand le reste du monde cherche à tirer avantage d’eux. Comme tu as, je crois, voulu toi aussi être cette ultime barrière pour protéger ce que tu voulais protéger. » Mais les paroles de Zatanna, malgré lui, trouvaient écho quelque part dans le labyrinthe de ses souvenirs. Protéger le Kahndaq, exterminer ses ennemis, il n’avait ni autre vocation, ni aucune autre raison d’exister – mais est-ce que quelque part, elle n’avait pas raison ? Est-ce que c’était vraiment lui, au moins en partie, la raison pour laquelle le reste du monde leur était aussi hostile ? Ce qu’il avait cherché à faire, c’était prévenir la violence, frapper avant qu’on ne les frappe, eux. Et le doute, pernicieux, fébrile, s’instilla quelque part au creux de sa poitrine, si rare, en présence de Mehen, qu’il en fut le premier surpris et fronça les sourcils, pris au dépourvu, décontenancé. Est-ce qu’il y avait vraiment une chance, la moindre chance, qu’en pensait protéger les siens, il n’avait fait que les mettre un peu plus en danger ? « … je crois que je te dois des excuses, moi aussi. » lâcha-t-il en croisant les bras, cherchant à ravaler la tempête qui perçait pourtant dans ses yeux. « Je ne te demanderai pas ton pardon. Mais je pense pouvoir reconnaître que relâcher les Sept Pêchés sur le monde était une erreur de jugement. » Par tous les dieux, qu’il lui en coûtait, d’admettre une chose pareille ; mais il lui en coûterait encore plus de lui mentir à elle. Elle qui avait fait l’effort d’au moins essayer de comprendre, elle qui savait à quel point il était facile, au fond du désespoir et de la douleur, de céder à ses impulsions les plus sombres et de les déchaîner sur un monde qu’on tient pour responsable de ses maux. Et cette visite de Billy, quelques mois plus tôt – lui aussi, avait failli céder. Un incident qui l’avait déstabilisé bien plus qu’il ne voulait l’admettre, cette étrange inversion des rôles. « Ces six mois passés à New Themyscira m’ont donné à réfléchir. Là-bas, plus rien ne séparait vraiment les Hommes. Tous étaient unis dans une même souffrance et une même lutte contre les Atlantes et les Amazones. » Effleurant des doigts une rose qui sembla frémir sous son toucher, Adam marqua une pause, songeur. « Parfois je me demande s’ils étaient si différents de nous. » Il rétracta sa main, et releva les yeux sur Zatanna. « Nous faudra-t-il arriver à une situation aussi extrême avant que les uns ne cessent de vouloir du mal aux autres ? J’espère que non, mais sincèrement, je peine à y croire. » Mais là-bas, pour la première fois depuis des millénaires, il n’avait pas été un champion que pour le Kahndaq. Pour la première fois depuis trop longtemps, c’était pour toute l’humanité, qu’il avait repris son titre. Sans marquer la moindre hésitation. « Et toi ? Que comptes-tu faire de ta souffrance, si tu estimes ne rien pouvoir en tirer de bon ? »

AVENGEDINCHAINS

between the acts

Il ne voulait pas l’affronter. Mais Zee entendit très clairement la suite même s’il ne l’avait pas prononcée. Il ne voulait pas l’affronter, mais il le ferait s’il s’en croyait obligé. De la même façon qu’elle s’opposerait à lui si elle pensait ne pas avoir d’autres solutions. Et avec quelles conséquences ? Qu’est-ce cela leur apporterait ? Là se nichait la folie, celle d’un monde qui ne tournait pas rond, mais la leur également. Trois mille ans, voilà ce que cela avait pris pour que tous deux se retrouvent face à face à se promettre l’inverse de ce que leurs mots disaient. Elle eut un sourire sans joie. Sa compréhension, oui, il l’avait. Son approbation, c’était moins sûr. Mais surtout, elle savait pourquoi elle se montrait si passive face à lui en cette seconde. La Zatanna qu’il avait rencontrée à Thèbes ne lui aurait rien donné du tout. Elle aurait griffé et craché et clamé haut et fort qu’il avait tort et qu’elle avait raison. Mais celle qu’elle était aujourd’hui ne se sentait pas le droit d’avoir des valeurs à la Justice League. Ce constat-là était amer et nostalgique à la fois. Objectivement, n'était-il pas un criminel ? Ou bien était-ce simplement parce que désormais, elle aussi en était une, de criminelle, du moins était-ce ainsi qu’elle se considérait ? Et alors elle trouvait du réconfort auprès de quelqu’un qui ne pourrait jamais la juger, et mieux encore, qui comprendrait ses choix. Ce qui la rendait bien plus abominable que lui. Oh, comme le temps usait, oui. Et quelle ironie aussi qu’il semble la mettre au-dessus de la Justice League. La situation se présenterait que Clark ou Diana feraient tout pour sauver tout le monde, Kahndaq compris. Teth-Adam n’avait pas fait cette fleur au reste du monde, et quant à elle, elle avait été prête à laisser Shiruta se faire détruire par les Péchés en même temps que le reste de l’humanité, et à ce petit jeu des comptes et des points, elle s’en sortait tellement mal qu’elle chassa sauvagement ses pensées sous peine de plus réussir à respirer.

« Pas de paix ni de repos, reprit-elle dans un souffle, atterrée. Pas de paix ni de repos. Personne ne peut vivre comme ça. Pas même toi. » Sa gorge était douloureuse à force de retenir ses larmes. Pour toujours, la guerre. À jamais, la violence. Jusqu’à la mort. Et ainsi, la vie elle-même n’avait plus de sens. Ne restait que le genre de vision que Nebiros avait voulu imposer au monde. Mais l’homme qu’elle avait sous les yeux n’avait rien d’un démon. Peut-être même était-ce justement parce qu’il n’en était pas un, parce qu’il était encore doté de sentiments, et avant tout de l’empathie, qu’il avait choisi ce chemin. « Protéger. » Protéger quelques-uns aux dépens du plus grand nombre. Dans l’absolu, l’inverse était tout aussi inacceptable. Le sacrifice, d’un seul ou de tous, était inacceptable. Mais elle avait-elle vraiment voulu protéger John quand elle avait accepté le deal avec Nebiros ? Ou bien, à ce stade, n’était-elle déjà plus que douleur et colère et envie de vengeance ? Autant d’émotions qu’elle ne pouvait plus supporter, avec son impuissance, sa foutue impuissance, à laquelle elle avait voulu mettre un terme. Pas si blanche comme neige que ça. Oui, elle avait voulu sauver John. Mais elle avait décidé de se ficher du prix à payer pour atténuer sa propre peine. Alors ce n’était que de l’égoïsme qui se dissimulait derrière de grands discours. Juste quelqu’un qui souffrait trop et qui voulait que cela s’arrête. Et forcément, elle se demandait en regardant Teth à quel point sa souffrance, qu’elle avait déjà ressentie trois mille ans plus tôt, l’avait poussé à faire les choix qu’il avait fait, et dans quelle mesure elle continuerait de croire en lui malgré tout à cause de ça, et combien de temps… Car elle, elle entendait bien tout faire pour ne pas répéter ses erreurs, quand lui les embrassait avec calme et assurance.

Il la prit par surprise avec ses excuses, pourtant. Elle ne s’y attendait pas. Comme une bulle d’oxygène, cela l’entraîna loin de ses pensées étouffantes et elle releva les yeux sur lui avec curiosité. Et elle fut surprise également de se rendre compte que ce qu’il avait vécu à New Themyscira avait très légèrement infléchi cette vision d’acier qu’il posait sur le monde. « Ici aussi, les gens sont capables du meilleur. L’histoire l’a prouvé. Ce monde que tu détruirais si tu avais l’impression d’y être forcé a lui aussi connu l’oppression et la subit encore, entre autres milliers d’horreur. Mais il y a aussi des gens qui veulent le rendre meilleur. Ce sont aussi ces vies que tu faucherais. On ne rase pas un jardin pour en arracher les quelques mauvaises herbes… » Elle-même avait l’impression de ne pas croire à son discours, de sorte que c’était difficile de le sortir comme ça, comme si elle savait tout de la vie. Mais après tout, les hommes n’avaient pas attendu Teth-Adam pour se taper dessus, ni pour se tendre la main. Les noms de Wonder Woman et Superman faillirent franchir ses lèvres – parce que qui d’autre, sinon eux ? Certainement pas elle, en ce moment. Mais elle se contint, évidemment. « Alors nous n’avons pas encore assez souffert pour en avoir assez de souffrir ? » Mais c’était tellement cynique, comme pensée, et si irrespectueux envers tous ceux qui, à leur tout petit niveau, luttaient pour rendre le monde meilleur autrement que par les armes… Elle tourna on regard de glace sur lui alors que la réponse à sa question lui venait sans une seconde d’hésitation.

« La porter. Partout où j’irai, l’emporter avec moi. C’est ma punition. C’est la seule chose qui m’empêche de devenir folle, l’idée que je sois punie pour mes actes. C’est à ça que sert la justice, Teth. Ceux qui commettent des crimes ont besoin d’être punis. Parce que la société le demande, mais aussi pour eux-mêmes. Il n’y a que comme ça qu’ils peuvent ensuite reprendre leur vie. Si c’était trop facile, je ne pourrais pas vivre avec ça. Je ne pourrais pas regarder les gens que j’aime en face, ni supporter d’être à leurs côtés. J’espère encore avoir droit à une vie. Je ne suis pas prête à devenir comme toi, à surmonter la culpabilité pour ne devenir qu’une arme et un bouclier. Mais pour ça, j’ai besoin d’être pardonnée. Et toi, Teth, j’ai l’impression que tu te fiches d’être pardonné, mais pour ce que ça vaut… » Il n'était pas fait de pierre, la preuve s'étalait sous ses yeux, vivante, endormie, protégée du monde extérieur. Elle pleurait sans retenue maintenant. Sur elle-même, évidemment. Sur tout ce qu’elle avait causé, mais aussi sur sa relation avec Teth qui, même en cette seconde, lui semblait pourtant si réelle, si tangible, si importante. Avec tous ses paradoxes, toute son ironie… Parce que ce qui était facile depuis l’autre bout de l’océan, elle, force du bien, lui force, du mal, éclatait en morceaux ici et maintenant. Rien n’était facile. Rien n’était simple. « … je pardonne l’homme que j’ai connu il y a trois mille ans, si cet homme existe encore. » Non pas qu’il en avait besoin. Et si cet homme était mort, et si elle se trouvait sur sa tombe, au milieu de ce jardin, alors il lui semblait que tout espoir était perdu. Ses excuses pour ce qu’il avait fait en libérant les péchés étaient sincères, et c’est avec autant de sincérité qu’elle les acceptait. Seulement, cela n’avait pas de sens parce qu’il recommencerait un jour. Et parce qu’en cette seconde, elle ne se sentait pas meilleure que lui et pas du tout à même de le juger. D’autres en avaient le droit. D’autres, dont la vision du monde n’était pas encore entachée, dont la volonté de protéger était encore pleine et entière, dont le chemin était encore droit. D’autres comme Shazam. Elle abandonnait le combat, mais d’autres le continuerait jusqu’à la mort. Et elle détesta ces prétendus dieux qui  devaient se délecter d’une telle destinée, d’un tel spectacle, de la souffrance et de la détermination de leurs champions. Voilà pourquoi elle aurait tant voulu que tout le monde dépose les armes, tout simplement. Pour que Teth-Adam profite de son jardin à jamais.

Codage par Libella sur Graphiorum

Pas de paix ni de repos, et ça n’était pas possible de vivre comme ça, disait-elle – mais Adam, évidemment, n’était pas d’accord avec ce postulat. Puisque lui vivait comme ça, c’est bien que c’était possible, et si elle le lui avait demandé, il lui aurait révélé comment : en acceptant que l’on ne vit plus pour soi, mais pour quelque chose de plus grand encore. Quand l’individualité s’effaçait devant le nombre ou le bien commun perçu, il devenait effroyablement facile de se faire simple instrument, et d’accepter sans broncher la monstrueuse responsabilité qui accompagnait chacun de ses actes, et chacune de ses décisions. La lâcheté aurait consisté à nier toute responsabilité, à se cacher derrière les ordres des dieux qui lui conféraient ses dons, mais la vérité était indéniable : les dieux ne lui ordonnaient jamais rien, ne faisaient rien d’autre que lui apporter leur soutien, et c’était lui, Black Adam, qui était seul décisionnaire et seule autorité de ses actes. Une responsabilité écrasante, et démesurée, qu’il assumait sans l’once d’une demi-mesure. Est-ce que c’était cette radicalité, qui avait l’air de tant effrayer Zatanna ? Si on lui avait souvent reproché son extrémisme, c’était bien la première fois qu’on le faisait de cette façon, en ne s’arrêtant pas aux actes eux-mêmes, mais en plongeant jusqu’aux racines et en inspectant les moindres ramifications de ces fameuses conséquences qu’elle redoutait tant. Et souvent, aussi, on lui avait reproché de mettre en danger des innocents ; mais Zatanna, dans sa colère, son incompréhension, était la première à leur donner corps et réalité. La première à le forcer à regarder dans l’inconfortable miroir de ses propres contradictions, l’homme prêt à libérer les pires fléaux sur l’humanité d’une Terre, et prêt à se sacrifier pour sauver ce qu’il restait d’une autre. La première à le forcer à conjuguer le passé au présent, à faire le lien entre une humanité bienveillante des temps passés fantasmée, et l’humanité imparfaite, mais bien réelle, qu’il avait aujourd’hui sous les yeux. Zatanna ne se faisait ni juge ni jury, mais sa rhétorique implacable en faisait l’accusatrice la plus rigoureuse et la plus impitoyable à laquelle il ait jamais eu à faire face. Et dans sa résolution d’acier, se dessinaient, légère, timides encore, mais bien réelles, les terribles fissures dont il était le premier surpris : le doute. Ce sentiment, ténu, indescriptible, mais résigné, que quelque chose avait été mis au jour. Une œillère levée. Ou, au moins, une question enfin posée.

Et le regard de glace de Zatanna rencontra son regard d’onyx, et les étincelles qui en résultèrent auraient presque pu faire pâlir d’envie Aton en personne. Qu’il était étrange, de constater à quel point ils pouvaient avoir des vues du monde similaire, avant de différer sur les embranchements les plus cruciaux. Là où lui s’acharnait à punir sans distinction, justice implacable et divine, elle s’échinait à l’humaniser de nouveau, à marteler le rappel de leur propre faillibilité, de la nécessité pour eux de ne pas échapper au processus, non seulement pour protéger les autres de leurs actions, mais pour eux-mêmes. Justice et punition comme voies vers la rédemption, ou au moins vers une certaine forme de sérénité et d’acceptation. N’être qu’une arme et qu’un bouclier, le voilà, le précepte qu’elle rejetait, le chemin inverse au sien qu’elle empruntait, revendiquant son humanité en étendard et avec fierté, et tant pis pour les défauts et les failles qui allaient avec. Et Adam s’apprêtait à répliquer, s’apprêtait à le dire, fièrement, retranché dans ses propres positions et son orgueil, qu’il n’en avait pas besoin, lui, du pardon d’autrui, quand elle lui coupa l’herbe sous le pied, de la façon la plus radicale qui soit. Il lui avait présenté des excuses sans rien attendre en retour – et elle, elle lui accordait son pardon. Enfin, elle l’accordait, mais à l’homme qu’elle avait connu il y a trois mille ans… et soudainement, Adam crut le sentir, ce poids lourd de l’âge et la lassitude d’une existence bien trop longue et devenue trop amère. En quelques mots à peine, Zatanna faisait vaciller les fondations, l’emmenait par la main sur le chemin d’un passé terriblement lointain, faire face à un homme dont il avait pratiquement oublié l’existence. Un homme qui, selon elle, était plus digne que celui qu’elle avait devant les yeux. Alors ça. Qui aurait cru qu’une enfant croisée des millénaires auparavant reviendrait un jour le hanter comme l’incarnation vivante de tout ce qu’il avait perdu, abandonné, ou délaissé en cours de route ? Ca n’aurait pas dû être elle, ça n’aurait jamais dû être son rôle – mais, par colère ou par nécessité, ou les deux, elle se l’était arrogé, parce qu’elle, contrairement à tant d’autres qui s’étaient essayé à l’exercice avant, avait appris de la plus difficile façon qui soit de quoi elle parlait. Et face à ce constat, lui restait complètement désemparé.

Elle avait raison, rien n’était facile, rien n’était simple, et ce soir, il n’y avait plus dieux ni sorciers qui comptaient dans cette étrange équation, cette étrange partition qu’ils essayaient de composer à deux, sans y parvenir tout à fait. Elles étaient là, les contradictions, les difficultés, montagne d’obstacles titanesques, et Adam se demandait s’ils devaient même essayer, ou simplement accepter qu’ils seraient, pour toujours, irréconciliables. Peut-être qu’ils devaient simplement apprendre à se résigner à ce sort qu’était le leur. Même si la résignation était justement ce contre quoi Zatanna s’insurgeait, ce qu’elle refusait catégoriquement, en venant jusqu’ici, en terres dont elle ne savait plus si elles étaient amies ou ennemies. Et pour une fois, malgré la sagesse de Zehuti, Adam n’était pas certain d’avoir la réponse lui-même. « … je te laisserai en être juge en temps et en heure, Zatanna. » Il n’avait pas d’autre réponse à lui offrir. Pas de mieux, pas de grande révélation, pas de paroles de sagesse de quelqu’un qui avait les réponses à toutes les questions de l’univers. Parce qu’il restait, en dépit de tout, irrémédiablement humain. La leçon d’humilité était rude. Mais sans doute, quelque part, assez nécessaire. Et c’est l’esprit assombri qu’Adam abandonner son rosier pour se forcer à retrouver sa contenance. « Nous avons plusieurs temples dédiés à Heka et les autres dieux du panthéon égyptien connectés à la magie. Si tu désires te ressourcer et purifier ta magie des derniers résidus qui la parasitent, tu peux rester à Shiruta. Notre pays a souffert de cette crise, mais pas assez pour refuser des invités quand ils se présentent. » Black Adam battait en retraite. Déposait les armes à son tour, au moins pour cette fois, au moins pour ce soir. Dressait le drapeau blanc, pour ne pas avoir à reprendre tout de suite une guerre dont ils ne voulaient, ni l’un ni l’autre. Après un bref instant d’hésitation, Adam ajouta : « Le palais dispose de quartiers privés libres. Tu y seras mieux installée qu’ailleurs, les hôtels ont été réquisitionnés pour le transit des réfugiés de New Themyscira, et servir d’annexes à nos hôpitaux. Jusqu’à ce que les choses se calment… » Il laissa la fin de sa phrase en suspens. Peut-être voudrait-elle s’éclipser après cet entretien, s’il n’avait pas répondu à ses attentes ; mais qui parcourait autant de kilomètres pour repartir aussitôt ? Et quelque part, Adam, peut-être, espérait-il qu’elle reste. Pour se rendre compte d’elle-même de la réalité de ce monde si distant du sien, sans pour autant les mettre en compétition, pour une fois. Pour prendre acte de cette trêve qui n’avait que trop tardé.

Spoiler:

AVENGEDINCHAINS

between the acts

N’était-ce pas étrange finalement que ce soit lui, parmi tous les autres, qu’elle soit allée trouver à la recherche de quelque chose qu’elle n’arrivait pas encore à définir ? Au gré de ses errances ces derniers jours, elle avait croisé sans le vouloir des connaissances qui toutes avaient voulu prendre de ses nouvelles et toutes lui avait demandé comment elle allait, une question à laquelle elle n’avait pas de réponse. Mais, de son plein gré, peut-être sa toute première initiative depuis que John l’avait libérée de Nebiros, elle avait traversé le monde pour aller trouver Teth-Adam. Sachant très bien qu’ils allaient s’opposer, sans étincelles, sans violence, simplement avec leur cœur. N’était-ce pas étrange que, alors qu’elle ne pouvait pas cautionner ses actes et au-delà, ses choix et sa façon de penser, elle le comprenait ? N’était-ce pas étrange que face à sa reddition totale à elle, il lui laisse ainsi le bénéfice de sa cité et de sa présence ? Si ce n’était pas pour le pardon, si ce n’était pas pour le châtiment, si ce n’était pas pour le jugement, si ce n’était pas pour l’empathie qu’elle était venue, alors pourquoi ? Elle n’avait pas encore la réponse et elle n’était pas sûre d’en avoir besoin. Parler de ce qu’il s’était passé quand Teth avait libéré les Péchés l’avait soulagée d’un poids, indéniablement. Tout comme il était évident qu’elle était encore attachée à l’homme qui l’avait sauvée trois mille ans plus tôt et que cet homme était la raison pour laquelle aujourd’hui elle voulait croire en celui qui se tenait face à elle. Une attitude finalement tout à fait normale venant de sa part, et cette pensée allégea un peu son âme. De temps en temps, elle retrouvait en elle-même des parcelles de celle qu’elle était, intactes, toujours aussi naïves, optimistes ou lumineuses, et elle se disait qu’elle allait s’en sortir. Malgré tout ce qui était arrivé, elle ne pouvait pas ne pas croire en lui, parce qu’elle était Zatanna Zatara.

Cela ne faisait que deux jours qu’elle était arrivée. Elle avait envoyé un message à John pour lui dire où elle était même si elle ne doutait pas qu’Orchid avait fait passer le message. Elle lui avait dit que tout allait bien et lui avait promis de revenir vite. D’abord en ayant l’impression de le gratifier de banalités creuses, avant de se rendre compte qu’elle avait vraiment envie de rentrer, et que sa présence à ses côtés lui manquait. Shiruta était comme une oasis dans sa vie actuelle, mais la Maison était le seul abri sur Terre où elle désirait réellement être. Elle avait souri de sa réponse, lui avait même envoyé une photo de la ville prise de son balcon, comme une adolescente en vacances, comme si elle avait encore l’âge de lui envoyer un truc pareil – mais elle l’avait fait. Sa chambre dans le palais lui avait rappelé celle qu’elle avait occupée trois millénaires plus tôt, ce qui l’avait apaisée un peu. Elle avait passé la quasi-totalité de ces deux jours dans un temple de la ville non loin du palais, s’éclipsant tôt le matin et rentrant tard le soir. Elle ne savait pas si Teth-Adam la faisait suivre ou surveiller et cela lui était égal. En se glissant comme une ombre dans les ruelles qui s’éveillaient à peine ou s’endormaient déjà, elle se faisait la réflexion que cette cité était vraiment unique au monde, et elle se prenait à vouloir s’y promener comme une personne normale, entourée des gens qui l’animaient et la faisaient vivre et chanter et fourmiller. Mais elle craignait trop… elle ne savait pas ce qu’elle craignait. Les gens. La normalité. La vie.

Pour l’heure, elle se tenait assise en tailleur sur la pierre face à une statue d’Heka. Elle savait qu’il y avait des gens dans le temple, mais jamais personne n’était venu la déranger ou lui demander de partir quand bien même il était évident qu’elle n’était pas du coin. Pour le moment, elle s’était contentée d’essayer de méditer, ce qui était une des choses qu’elle arrivait à faire assez facilement, sur de courtes périodes. Le truc était bien sûr de s’abstenir de penser, sinon cela devenait un cauchemar. Mais quand on parvenait à s’extraire de soi-même et de ses souvenirs et de ses introspections, alors on entrait dans un univers de paix et de calme qui n’avait pas de prix. Bien sûr, les dieux du Kahndaq n’étaient pas les siens. Elle ne s’adressait pas à Heka comme une de ses fidèles, mais se servait plutôt de sa présence hiératique comme d’une béquille. Dans ce temple, face à cette statue, elle aurait pu se croire de nouveau dans le passé. Si loin de chez elle, si loin de sa magie habituelle, si loin de ses ennuis dont tout le monde ici se fichaient comme de l’an quarante, elle pouvait trouver un peu de paix. Laisser la magie lui picoter le bout des doigts, contempler avec intérêt comme l’air, l’atmosphère, peut-être même les présences invisibles dans ce temple y réagissaient. Elle se laissait aller à goûter à nouveau à sa propre énergie, à se la réapproprier. Pas trop, pas trop longtemps. Mais ici, par exemple, elle n’avait jamais peur que Nebiros réapparaisse. C’était un temple, au sens premier du terme.

Elle sentit que le jour était levé désormais, la chaleur avait augmenté, mais on lui avait prêté des vêtements locaux, pour lui éviter de se balader dans le désert vêtue de jean et de cuir. Elle rouvrit les yeux pour faire face à la statue d’Heka. « Au regard de ta présence sur cette Terre, j’imagine que mes petits problèmes sont vraiment insignifiants. » Et elle sourit à cette pensée, parce que, oui, c’étaient de « petits problèmes » pour la majorité des gens, les problèmes de quelqu’un d’autre. Ici, ce qui animait la population et ce qui devait porter les dieux, c’était la sauvegarde de cet endroit. Elle se leva en inspirant profondément, tourna les talons et traversa le temple jusqu’à son entrée, restant dans l’ombre des piliers pour observer la rue en train de s’animer. Les gens, les enfants, les animaux, les étals. Le Kahndaq. Resserrant sur elle son foulard en lin vaporeux, elle s’envola, avant de se rendre compte que peut-être, les gens allaient penser qu’elle était une menace. Ils étaient habitués à voir des personnes voler au-dessus de leurs têtes, mais c’étaient des personnes qu’ils connaissaient et qui les protégeaient. Elle s’éleva assez haut pour disparaître à la vue des gens en bas et contempla Shiruta. Puis elle se concentra sur Teth-Adam, sur son énergie familière qui crépitait dans toute la cité, et une fois qu’elle l’eût repéré, elle se dirigea vers lui.

Elle se posa un peu plus discrètement cette fois, couvrant son visage, rasant les murs pour s’approcher d'un marché en train de s'installer. Elle repéra Teth en train de parler à un jeune homme, qui tourna ensuite les talons et elle le suivit du regard, avant de reposer les yeux sur le champion du Kahndaq. Bien sûr, il avait senti sa présence. Cela ne servait à rien qu’elle se cache plus longtemps. Elle s’avança vers lui. Si elle n’avait pas le droit d’être ici, il le lui dirait bien assez tôt. « Excuse-moi, je ne voulais pas t’espionner. Ni abuser de ton hospitalité. » Qui aurait cru qu’elle dirait ces mots-là six mois plus tôt quand ils se tapaient dessus dans le désert ? Elle regarda autour d’elle, tout ce bruit, toutes ces couleurs. « On dirait que le temps s'est arrêté ici… Ça me rappelle l'atmosphère de Thèbes. » Oh, bien sûr elle connaissait comme tout le monde le destin du Kahndaq avant que Teth n'en reprenne la tête par la force. Il avait été un temps où cette ville n'affichait pas une telle superbe. « Aurais-tu un peu de temps à m’accorder ? Ces derniers jours, j’aurais voulu voir Shiruta, mais je ne souhaite pas le faire seule. » Cela lui semblait un peu stupide compte tenu de la situation ici et du fait qu’il avait, très concrètement, un pays à diriger.

Codage par Libella sur Graphiorum

Tous les matins, à l’heure où la lune pâle et apaisante de Zehuti abandonnait sa place au chariot du soleil, Shiruta se réveillait au son des chœurs qui s’élevaient dans toute la ville, au son des prières chantées par les prêtres d’Amun-Râ dans les nombreux temples de la capitale, mais aussi des maisons et appartements dont les fenêtres ouvertes pour accueillir l’air frais de la nuit laissaient filtrer les voix des croyants accueillant le lever du jour et demandant protection des dieux pour cette nouvelle journée. Et ces voix, c’était lui, Black Adam, qui les recevait, s’en faisait conduit et messager pour Amon et pour les cinq autres divinités qui lui accordaient ses dons. Tous les matins, humblement agenouillé dans la crypte sous le palais, face aux statues de sa femme et de ses enfants, Black Adam écoutait, attentif ces milliers de prières, accueillait chacune de ces voix, myriades de fils dorés qui, ensemble, tissaient une immense toile offerte aux dieux qui bénissaient leur royaume. Un rituel auquel il ne dérogeait jamais – surtout pas en ce moment, quand son peuple ressentait la fragilité et l’incertitude du monde. Et surtout pas après avoir passé six mois loin de ces terres, loin de ses semblables sans qui son existence n’avait plus aucun sens. La séparation avait été douloureuse et chargée d’angoisse, autant que les retrouvailles avaient été salvatrices. Et maintenant ? Et maintenant venait l’heure d’établir la marche à suivre, cette heure cruciale où, pour le bien de tous, il devait se remettre en question, lui. Et, comme si son esprit captait cette autre énergie qui communiait avec celle des dieux dans un autre temple de la ville, ses pensées le ramenèrent à Zatanna. Son arrivée au Kahndaq en ces temps cruciaux n’étaient pas un coïncidence ; en cela, au moins, deux mille ans d’absence ne l’avaient pas changé, toujours prompt à lire dans les aléas du quotidien et ses accidents un signe des dieux qui les protégeaient tous. Elle était là, il y a presque trois mille ans, avant sa dégringolade, elle était là, à l’aube des derniers jours du champion tel qu’elle l’avait connu, à ce carrefour, ce croisement des chemins, et elle était là, à nouveau, au moment où il devait faire un choix. Se dresser, seul, pour défendre son pays et laisser périr le reste, convaincu d’être barrière assez robuste pour repousser la menace. Ou bien mettre de côté sa fierté, sa méfiance, ses cicatrices, et, pour une fois, tendre la main à ceux-là même qu’il honnissait. Improbable dilemme. Et pourtant.

Et au milieu de ces tristes considérations d’invasion alien, Black Adam ne pouvait se permettre de délaisser ses autres obligations de dirigeant ; c’est donc sans rien laisser paraître de ses nombreux questionnements interne qu’il assistait, au milieu d’une matinée déjà chaude, à la réouverture du marché de la place Khêm. Le sage Vorenus à ses côtés, fidèle conseiller à l’esprit affûté, Adam achevait d’échanger quelques paroles avec un jeune vendeur d’épices lorsqu’une aura désormais bien familière se fit ressentir non loin de là. Le jeune Yosef s’éclipsa, et Adam se retourna pour faire face à Zatanna. « Il n’y a pas de mal, Zatanna. Contrairement à ce que peuvent dire vos journaux, Shiruta est une ville où chacun est libre de ses mouvements. » A condition de ne pas être dans une cellule de prison, évidemment. Et de ne rien faire de répréhensible, selon la loi kahndaqi – tant pis si certains regards extérieurs la trouvaient dure, cette loi. Suivant son regard, il contempla, lui aussi, les étals colorés qui prenaient forme, les silhouettes qui s’agitaient, se perdit un instant dans le brouhaha de ces voix du désert qui s’exprimaient avec tellement de vie, qu’il était difficile d’imaginer les difficultés qu’ils avaient traversé. Pendant New Themyscira, et bien avant encore. « Le Kahndaq et l’Egypte ont toujours eu un lien très étroit. L’héritage de Thèbes, entre autres grandes cités, n’a jamais été oublié ici. » acquiesça-t-il. Des références communes – Zatanna devait bien être la seule personne en ce monde, en dehors de son peuple, avec qui il partageait cette familiarité d’un univers presque disparu. Et encore – elle était la seule, véritablement, à avoir jamais posé les yeux sur ce passé dont ses actions trahissaient souvent la nostalgie malgré lui. Elle n’était pas de son temps, mais paradoxalement, elle seule l’avait connu, ce temps. Ou du moins, était-elle la seule à accepter le lui rappeler. Et c’était à ce titre qu’il hocha doctement la tête en guise d’accord, avant de l’inviter, d’un geste de la main, à marcher à ses côtés. Autour d’eux, marchands et passants s’affairaient mais ne pouvaient s’empêcher de leur lancer des regards curieux, s’inclinant devant leur meneur et interrogeant l’inconnue aux yeux clairs du regard avant de retourner à leurs occupations. Curieux, peut-être un peu méfiants – mais jamais trop, si leur champion acceptait de marcher aux côtés de cette étrangère.

« Notre pays n’en est pas à sa première pénurie, ni sa première famine. Lorsque Brainiac a relâché son joug sur notre Terre, nos agriculteurs ont su faire appel à leur savoir-faire pour pallier à nos difficultés. J’ai aussi cru comprendre que chez vous, l’industrialisation de votre agriculture s’est retournée contre vous, lorsque les technologies modernes ont commencé à faillir. » commenta Adam alors qu’ils avançaient entre les étals – dattes, figues, doums et fruits séchés, cactus, même, y figuraient en abondance aux côtés des viandes et des épices, produits habitués au climat impitoyable du désert, et qui n’avaient pas sourcillé face à ces six mois d’inactivité humaine. Et la dépendance du Kahndaq à aux techniques d’agriculture traditionnelles leur avait évité un désastre technologique – finalement, la réticence d’Adam à accepter la modernité pouvait avoir du bon. « Aujourd’hui, nous pouvons rouvrir les marchés de Shiruta. Si tu te sens d’humeur à sortir du palais ce soir, les rues seront sans doute remplies de gens offrant à leurs voisins de partager leur repas et de célébrer cette victoire. » Car une victoire, c’en était réellement une. Et devant les visages animés, combatifs et ravis de ceux qu’ils croisaient, Adam se laissa même aller à laisser son expression s’adoucir. Et même à une confidence. « J’ai conscience de devoir parfois leur en demander beaucoup, et leur demander de grands sacrifices, mais ils savent que ça n’est que pour leur bien. » Oh oui, elle avait été dure, sa loi, par le passé, et elle l’était souvent toujours – pays mené d’une poigne de fer, implacable, mais toujours, toujours avec son peuple au cœur de ses préoccupations. Est-ce que cela justifiait tout ? Les mains croisées dans son dos, Adam tourna la tête vers Zatanna. « Je t’ai sentie ce matin communier avec Heka. Je constate que les vieilles habitudes persistent. » Adam ne souriait pas, lui qui ne souriait jamais, mais une pointe infime d’amusement trouva quand même son chemin dans sa voix. « Ton aura a changé. Elle est plus pure, moins teintée que lorsque tu t’es présentée à moi il y a deux jours. » Cette présence parasite dans son énergie se dissipait, et Adam ne doutait plus que quelques jours encore de méditation achèveraient de restaurer sa magie entièrement à son état premier. Libérée de l’influence néfaste qui dictait sa loi lorsqu’ils s’étaient retrouvés face à face à la frontière du Kahndaq. Finalement, il s’agissait véritablement là d’une redécouverte pour tous les deux. « Sens-tu la différence ? Penses-tu trouver ce que tu es venue chercher ici en acceptant mon invitation ? »

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between the acts

Elle se demanda pendant quelques secondes comment réagir aux regards furtifs et quelque peu étonnés des gens qui les voyaient passer tous deux devant eux, dans les rues de Shiruta. Ses yeux bleus limpides, sa peau si pâle, ne pouvaient pas faire illusion ici. Elle était une étrangère, cela se voyait, cela se savait, et pourtant elle marchait librement parmi les habitants de la cité dont le leader pourtant se montrait si intransigeant avec quiconque venait de l'extérieur. Devait-elle les saluer ? Leur sourire pour les rassurer ? Mais qu'est-ce que ça pouvait bien leur faire, qu'elle leur sourie ? Finalement, elle décida de ne montrer aucune réaction, tout simplement. Tout ceci n'était qu'une bulle dans son existence et dans la leur, quelque chose qui serait vite oublié pour eux. Pas pour elle. Au moins ne risquait-elle pas de se faire prendre en photo par un paparazzi, ici. Dans d'autres circonstances, la perspective d'une photo officielle de Zatanna Zatara aux côtés du « tyran » du Kahndaq en dépit des relations de la magicienne avec la Justice League, et du message que cela aurait pu envoyer, l'aurait un peu inquiétée. Et fait sourire. Aujourd'hui, elle n'avait pas envie d'avoir peur, et n'avait pas le cœur à rire. Si elle avait pu, elle aurait presque proposé à Teth de l'embarquer à Thèbes, trois mille ans plus tôt. Comme si tout pouvait s'arranger ainsi, simplement en revenant à un temps moins compliqué. Encore que déjà à l'époque, ils se heurtaient chacun à des épreuves qui semblaient insurmontables. Mais, ils auraient pu aller ennuyer Nabu…

Elle se secoua, se raccrochant au paroles de son guide. C'était puéril, de s'attacher au passé sous prétexte qu'il semblait plus facile. Le passé qui servait de doudou, c'était naturel, mais c'était aussi une fuite, à utiliser avec parcimonie. C'était aussi le douloureux rappel que ce qui était fait était fait, ce qui était passé était passé, que les beaux jours vécus ne reviendraient jamais. Qu'il allait falloir en créer d'autres. Un travail de titan, de son point de vue. Son regard glissait sur les étals, elle se laissait envahir par les parfums des fruits et des épices, puis leva les yeux sur Teth, affichant enfin un sourire presque amusé. « Tu sais toujours ce qu'il se passe à l'autre bout du monde, n'est-ce pas ? C'est vrai que notre système tout entier se casse la figure à la moindre crise et que chaque fois, il est plus long à redémarrer. Mais à notre décharge, nous sommes si nombreux… » Beaucoup trop nombreux, auraient ajouté certains, mais Zee aurait balayé cette affirmation borderline. Oui, ils étaient nombreux, et oui, la technologie permettait de nourrir le plus de monde possible, très mal, avec beaucoup de gâchis. Et au moindre grain de sable dans la machine, tout se grippait. C'était tout cela qu'il fallait changer, pas la démographie. Mais même une apocalypse de type Brainiac ne semblait pas convaincre les politiques de changer les choses, quand la prise de conscience chez les gens ordinaires était de plus en plus présente. Alors, l'espoir, peut-être, était de mise… Elle, elle préférait ne pas y penser pour le moment, car alors elle retomberait exactement dans les chausse-trappes de leur conversation de la veille.

« J'aimerais bien voir ça, oui. Et je comprends ta fierté. Et ta reconnaissance… » Il y avait presque de l'interrogation dans sa voix, cette fois. Mais il fallait bien qu'il leur soit reconnaissant car ce miracle, c'était aussi le leur. La façon qu'il avait de toujours endosser la totale responsabilité de son peuple et dans le même temps de les diriger tous dans la même direction, pour le même but, qu'il estimait être le bon, la plongerait toujours dans un abime de réflexion, elle le savait. Cela lui rappelait un livre qu'elle avait lu adolescente, sur deux planètes proches qui avaient développé deux systèmes politiques différents, et comment, sur la planète qui avait choisi l'anarchie pour s'assurer un libre-arbitre total, le peuple souffrait malgré tout du manque de tout et de beaucoup d'inégalités quand, sur l'autre planète qui avait choisi l'autorité, les gens ne manquaient de rien – au prix d'une terrible violence morale et surtout de leur liberté. Inutile de préciser que les deux planètes étaient bien sûr entrées en guerre… Zee savait qu'elle partirait du Kahndaq avec au moins une certitude : en l'état actuel des choses au sein de l'humanité, nul système n'était parfait. « Les hommes ont ça de bien qu'ils sont résilients. Rase leur maison, détruits leur commerce, abats leurs troupeaux, et ils recommenceront de zéro. Surtout quand ils se contentent de peu. » Mais était-ce un choix, ou une nécessité ? Le bonheur qui n'était pas loin si l'on savait où regarder... En cela, même elle avait beaucoup de choses à apprendre. Et bien sûr qu'elle ne pouvait s'empêcher d'admirer ce qu'elle voyait. Elle avait vu à quoi ressemblait Shiruta avant l'arrivée de Teth. La vie naissait toujours sous les cendres.

Elle rougit un peu en se rendant compte qu'il savait ce qu'elle avait fait ce matin dans le temple. Il savait vraiment tout. Elle joignit les mains devant sa poitrine pour en sentir la chaleur, la magie qui bouillonnait sous la peau. « Tu n'étais pas le seul à qui je devais quelques explications... » Heka, le juge de son âme... Si seulement c'était aussi simple. « Je ne sais pas. Je n'arrive pas à savoir, j'ai l'impression que je ne serai jamais débarrassée de cette souillure, qu'elle fait partie de moi. Mais si tu le dis, je te crois. » Et alors, cette souillure était plus dans sa tête que dans son aura magique. Ce qui était un tout autre genre de combat. Soudain, une petite fille, les bras chargés de fleurs séchées, se cogna contre sa jambe et lâcha son bouquet. Elle leva les yeux sur Zee, puis avisa Teth. Pas effrayée, mais avec la tête d'une enfant qui se rend compte qu'elle a croisé le chemin de son champion. Zee s'accroupit pour l'aider à ramasser les fleurs, et l'enfant prononça quelques mots, que la magicienne ne comprit pas évidemment. Elle lui sourit malgré tout, au cas où. Elle n'aurait l'air idiote que si l'enfant venait de l'insulter ! Elle tendit les fleurs à la fillette, qui hésita une seconde, et soudain Zee eut peur, peur qu'elle ne veuille plus toucher ses fleurs, peur qu'elle-même ne marque l'enfant d'une tache sombre et indélébile simplement en effleurant ses mains. Elle voulut lui dire de ne pas avoir peur, mais elle-même était terrifiée désormais, et posa le bouquet au sol aux pieds de la petite avant de se relever. « Je ne sais pas ce que je suis venue chercher en venant ici. Je voulais te voir, je voulais des explications de ta part, et je voulais aussi te présenter mes excuses. Je crois qu'on a fait tout ça. Le reste, c'est… du bonus. Ta magie, celle de cet endroit, a toujours su apaiser mon âme, alors peut-être que je suis aussi venue chercher cela. Et même si cela m'aurait agacé quand j'avais vingt ans, je crois que je suis aussi venue chercher un genre de condamnation de ta part. » Mais ça, elle ne l'avait pas obtenu, du moins il ne lui semblait pas. Elle sourit de nouveau à la fillette. Quelle était sa vie ? Etait-elle heureuse, auprès de ses parents, un foyer uni, entier ? Elle tourna son regard sur les autres personnes qui allaient et venaient, puis le posa sur Teth avec intensité. « Ils sont en paix... Mais alors, as-tu réussi à retrouver tous les gens de ton peuple qui sont revenus de New Themyscira ? » Elle n'y pensait que maintenant, mais statistiquement, il devait bien y avoir des Kahndaqis qui avaient eu la malchance d'être envoyés là-bas, et pire encore, de revenir en plein enfer urbain américain… Et bien sûr, elle pensait aussi à ceux du reste du monde qui comme elle, quinze ans plus tôt, trois mille ans plus tôt, s'étaient retrouvés en plein désert.

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Résilients – oui, c’était le mot le mieux choisi. Et si lui préférait penser à son propre peuple, lorsqu’il pensait en ces termes, pour une fois, il accepta la généralisation qu’en faisait Zatanna, parce que New Themyscira était arrivé, parce qu’il avait été forcé de détourner son regard des siens pour regarder dans les yeux une autre humanité en laquelle il avait longtemps refusé de croire. Une humanité que, sur leur Terre à eux, il qualifiait souvent de vaine, impie, paresseuse, léthargique, une humanité qui, probablement, avait été la même sur Terre-4, avant que les divers conflits de pouvoirs ne la mettent en péril. Et lorsque le péril avait frappé, l’humanité avait chuté au plus bas, pour ne jamais se relever. Mais les hommes, eux ? Les survivants, qu’il avait côtoyés dans les refuges de Brixton, les résistants aux côtés desquels il avait combattu dans cette dernière bataille désespérée qui leur avait tout coûté ? Hommes, femmes et enfants, plus déterminés que jamais, s’accrochait à la plus petite étincelle de vie qu’ils pouvaient trouver. Ainsi que l’exprimait Zatanna, ils se contentaient de peu, puisque peu, c’était infiniment mieux que rien. « L’être humain est une créature bien étrange et pleine de ressources. » concéda-t-il, et trois mille ans plus tôt, il en aurait même souri. Elle était palpable, la confusion de Zatanna, l’hésitation de celle qui ne savait guère comment juger la situation dans laquelle elle se trouvait. Il ne pouvait pas la blâmer. Son hésitation, au moins, était infiniment plus honnête que l’avis tranché, et souvent manichéen, de ceux qui s’empressaient de le flatter ou de le condamner, ou de se réfugier dans une indifférence au mieux polie, au pire méprisante. Son hésitation traduisait ce qu’il voulait interpréter comme un désir d’apprendre, de comprendre, plutôt que de juger. Elle n’avait pas besoin de cautionner ce qu’elle voyait. Si au moins, ils pouvaient ne pas en venir aux hostilités, il s’estimerait satisfait – et alors que cette pensée traversait son esprit, il se surprit lui-même, à souhaiter ainsi ce status quo, lui qui ne craignait jamais d’aller à la confrontation. Mais pas aujourd’hui. Pas avec elle, qui avait erré dans les rues de Thèbes, qui avait rencontré le véritable Teth-Adam ; pas avec elle, qui était ce dernier pont entre le champion qu’il était autrefois, les idéaux qu’il avait un jour portés, et le protecteur agressif qu’il était aujourd’hui. Parce qu’une voix, quelque part au fond de lui, partageait peut-être encore les idéaux qu’elle affichait, elle.

« Une condamnation ? » répéta-t-il, vaguement amusé, suivant des yeux le manège de Zatanna et de cette petite fille qui s’apprivoisaient sans se comprendre. « C’est bien la première fois que quelqu’un me demande de plein gré de le condamner. Ne craignais-tu pas un jugement un peu trop radical ? » Si même Black Adam se mettait à faire de l’humour – aussi noir soit-il, et probablement pas très drôle – alors le monde s’était réellement mis à tourner à l’envers. La fillette les regarda tous les deux, laissant son regard aller de l’un à l’autre avec une lueur interrogatrice dans ses yeux sombres, puis elle se baissa pour ramasser son bouquet de fleurs séchées et, avec un dernier regard curieux pour l’inconnu, et plein d’émerveillement pour son champion, détala en courant en passant entre eux. Les mains croisées dans son dos, Adam la suivit du regard, en écoutant la question de Zatanna. Et il soupira. « Pas tous, hélas. » répondit-il. Cette petite fille devait être la fille de commerçants du marché – mais les orphelins, eux, étaient toujours légions au Kahndaq, fraîchement sauvés des camps de travail qui avaient ravagé le pays, et depuis peur, victimes aussi de la sauvagerie de Brainiac. « Nous avons pu localiser et rapatrier la plupart de ceux qui ont survécu à New Themyscira, mais certains sont revenus en terrain si hostile que même moi, avec la vitesse de Heru, n’ai pas pu arriver à temps. Et bien sûr, il y a ceux que Brainiac a emportés sur l’autre Terre, et qui n’ont pas pu en revenir. » Et le Kahndaq était, hélas, une nation habituée aux enterrements et en deuil. Ce soir, tout Shiruta fêterait la réouverture de leur plus grand marché, mais ces célébrations n’arrivaient qu’après une période de deuil et d’acceptation qu’une fois de plus, des enfants étaient laissés orphelins, des maris et de femmes étaient devenus veufs ou veuves, et des parents avaient perdu leurs enfants. S’ils donnaient l’impression de se relever vite, qu’on ne leur reproche pas leur manque de cœur – que l’on comprenne, plutôt, cette résilience dont Zatanna avait si bien parlé, et la force tragique de l’habitude, de l’endurance d’une population habituée à encaisser le pire et continuer, malgré tout, à vivre sans plus plier l’échine. Une certaine acceptation, une certaine résignation, mais aussi, la révolte discrète et silencieuse, en acceptant la vie malgré le passage de la mort.

Et, au beau milieu de leur conversation, un vacarme assourdissant les interrompit soudain, emplissant tout l’air et faisant même trembler le sol alors que des exclamations surprises et des cris commençaient déjà à fuser ; et Black Adam, aussitôt en alerte, s’envola immédiatement en direction de la source des turbulences sans regarder si Zatanna avait pris la peine de le suivre, mais ils n’avaient guère à aller bien loin. Ils pouvaient déjà apercevoir un nuage de poussière blanche, et quelques malheureux qui s’en extirpaient en toussant et en se frottant les yeux alors que leur champion posait le pied parmi eux. « Que s’est-il passé ? » demanda-t-il en kahndaqi, en attrapant le bras d’un pauvre homme un peu sonné couvert de débris. « Un convoi est passé trop près des échafaudages des rénovations du temple… Il a dû accrocher quelque chose, tout s’est effondré d’un coup. » « Y a-t-il des blessés ? » « Non, heureusement la voie avait été dégagée – seul le conducteur est un peu sonné… mais la route est complètement bloquée, et il reste des camions du convoi d’An Rukuk de l’autre côté. » Adam soupira, et dédia à son compatriote une tape sur l’épaule, avant de le laisser aller reprendre ses esprits. Face à lui, une montagne de débris de pierre blanche et de plâtre coupait effectivement la voie, maintenant que le nuage de poussière était retombé et leur vue dégagée. Les poings sur les hanches, Adam pesa ses options, bien conscient que dégager la voie ne lui demanderait guère d’efforts, mais une autre idée venait de germer dans son esprit. Il se retourna, et constata que Zatanna l’avait rejoint, et s’adressa à elle. « Il y a encore un convoi de l’autre côté – des gens venus d’une autre ville, plus loin dans le désert, qui comptent sur la réouverture du marché pour relancer leurs propres affaires. » Autour d’eux, les gens vérifiaient les uns les autres qu’ils allaient bien, comptaient toutes les têtes – l’homme avait dit vrai, l’incident n’avait fait aucune victime. Un soulagement, et l’occasion, peut-être, de se livrer à un petit test. « Ces gens attendent de moi que je dégage la voie, mais ne souhaiterais-tu pas te prêter à l’exercice ? » proposa-t-il. Allait-elle accepter ? Refuser ? S’enfuir en courant ? Personne ici ne s’attendait à ce qu’elle intervienne personnellement, personne ne la connaissait, personne ne lui en voudrait – le défi était purement personnel, elle qui renouait, petit à petit, avec sa propre magie. L’exercice pouvait être difficile, surtout après ce qu’elle avait traversé – mais n’était-il pas aussi nécessaire ? « Je reste bien entendu à tes côtés. Mais peut-être est-ce là ta chance de remettre le pied à l’étrier, comme vous dites. »

Spoiler:

AVENGEDINCHAINS

between the acts

Elle aussi regarda la fillette détaler, son bouquet à la main. Elle la suivit longuement des yeux, un vague sourire aux lèvres. Parce qu’elle aimait le mouvement, et particulièrement celui des enfants. Eux qui n’étaient pas encore trop abîmés par la vie, ou du moins qui n’avaient pas conscience que ces épreuves étaient sans fin, qui pensaient peut-être encore qu’un jour la vie serait meilleure. Eux qui ne faisaient pas du surplace mais qui partaient en courant faire ce qu’ils avaient à faire, quelles que soient leurs affaires, et qui prenaient infiniment moins de détours que les plus vieux. La jeunesse était une force morale parce qu’elle se fichait bien du temps passé. Et Zee la suivit des yeux parce qu’elle ne voulait pas croiser le regard de Teth. Ce petit mot d’esprit inhabituel de sa part, elle ne voulait pas le gâcher, elle voulait qu’il résonne le plus longtemps possible dans cette ruelle. Même si, la réponse qu’elle ne lui ferait pas, c’était qu’elle espérait peut-être bien qu’il la condamne avec autant de dureté qu’il avait traité ses pires ennemis. Car il semblait que personne jusqu’à présent si ce n’était elle ne voulait lui assener ce fameux jugement radical dont il parlait. Si c’était à son peuple que Nebiros s’en était pris, ils auraient eu une conversation tout à fait différente, finalement. Cette seule idée la fit frissonner, et elle détourna les yeux de l’enfant qui disparaissait entre deux étals, en essayant de ne pas penser à ce qui « aurait pu » se passer. Elle avait déjà bien à faire avec ce qui s’était effectivement passé. John et Boston lui avaient sauvé la vie, mais ils avaient aussi sauvé sa santé mentale, ça c’était sûr.

Elle reporta son attention sur Teth-Adam, qui évoquait ceux de son peuple qui avaient eu la malchance d’être emportés sur New Themyscira. Brainiac, telle la mort elle-même, n’avait pas fait de différences dans ses choix. Vieux ou jeunes, pauvres ou riches, New-Yorkais ou Kahndaqis, tout le monde y avait eu droit. Elle se rendit compte, en l’écoutant, qu’elle ne savait même pas si les États-Unis avaient organisé de vraies recherches pour récupérer ses citoyens, comme Teth semblait l’avoir fait. Mais à leur décharge, de simples humains n’avaient pas les mêmes moyens que l’ancien champion. Elle était sûre que la Justice League n’était pas en reste pour leur donner un coup de main. Et elle aurait dû elle aussi être présente, au lieu de se cacher dans la Maison, ou ici… Malgré tout, comme de juste, il semblait que tous ici n’avaient pas pu être sauvés. Et encore une fois, c’était comme si Teth-Adam lui-même était responsable, comme s’il avait lui-même envoyé tous ces gens là-bas, comme s’il avait tués de sa main. Elle leva la sienne par réflexe, comme pour poser la main sur son bras, mais renonça presque aussitôt. Elle n’était pas celle qui pouvait le soulager de ce fardeau. Surtout aujourd’hui. Et elle pensa alors à l'autre question, le pendant de celle qu'elle venait de poser. « Et ceux qui ne sont pas du Kahndaq et qui sont réapparus ici ou alentour, qu'en as-tu fait ? » Elle ne pouvait pas imaginer qu'il les ait laissés taper aux portes de la cités ou errer dans le désert sans rien faire. Mais elle savait qu'au-delà de la bizarrerie du phénomène qu'ils avaient tous vécu, c'était un cauchemar diplomatique.

Il n'eut pas le temps de répondre cependant. Soudain, un vacarme incroyable fit trembler les murs et le sol et pendant une seconde, Zee crut qu’une bombe avait explosé quelque part. Elle resta figée alors que Teth s’envolait aussitôt, puis le suivit après une respiration, tout le corps tendu, anticipant elle ne savait pas quoi, mais forcément le pire. Elle vola à sa suite jusqu’à l’endroit où, il semblait, un échafaudage s’était effondré. Elle resta en retrait le temps que Teth parle à un homme, sans pouvoir s’empêcher de tendre ses antennes magiques pour vérifier que personne n’était coincé sous les décombres. Au vu de l’expression de Teth-Adam, il semblait qu’aucune perte humaine n’était à déplorer. Cela l’amusa de se rendre compte qu’elle était capable de lire au moins ça en lui. Mais quand il s’agissait de son peuple, son visage était un livre ouvert.

Quand il revint vers elle, elle s’apprêtait à lui demander ce qu’il s’était passé, mais il le fit de lui-même. Elle avisa le désastre – cela prendrait des jours pour dégager la voie. Puis elle comprit, confuse, ce que Teth voulait faire, et ce qu’il lui demandait de faire, à elle. Son premier réflexe, bien sûr, fut d’accepter, puis vint la lame de fond habituelle. Et si elle perdait le contrôle ? Et si quelque part, un reste de Nebiros parasitait sa magie ? Et si… et si… et si… La dernière fois qu’elle avait utilisé sa magie devant lui alors qu’elle était dans un état similaire, et encore, beaucoup moins pire, elle avait créé une atrocité animale – même si elle lui avait souhaité d’avoir une belle vie. Mais la frustration était réelle. Objectivement, elle se savait parfaitement capable d’aider. Il n’y avait pas de piège, elle savait ce qu’il fallait faire, elle avait déjà la formule toute prête et elle savait qu’elle en avait les capacités. Il n’y avait rien qui se dressait entre elle et cette tâche, si ce n’était elle-même. Et renoncer, c’était perdre, une fois encore, fuir, encore. Elle s’était habituée à fuir ces derniers temps. Mais elle ne pourrait pas fuir toute sa vie. Cela au moins, elle l’acceptait avec sérénité. Elle ne pourrait pas toujours se mettre elle-même en échec. « Demande-leur… si tu veux bien… de s’écarter. » Même si en temps normal, là encore, elle n’aurait pas eu besoin d’un tel filet de sécurité. Mais, juste au cas où. Une fois que les gens se furent écartés des décombres, elle tendit les bras et se concentra sur une pauvre barre de métal. La magie affleura aussitôt, uniquement tenue en retrait par la magicienne, et pas parce qu’elle était affaiblie ou souillée ; ravie de bouillonner à nouveau librement. Allons, ce n’était pas grand-chose. Un mot inintelligible franchit ses lèvres et la barre se mit à léviter doucement. Les spectateurs poussèrent de grands cris étonnés et soudain, Zee faillit éclater de rire. Parce qu’ils étaient impressionnés par quelque chose de si petit, de si anecdotique… Que leur champion devait en plus faire pour eux régulièrement. Elle avait l’impression de faire un spectacle à nouveau. Pour eux, c’était tout. Et ne rien faire, pour elle, ce serait ça, le véritable crime.

Une autre barre s’éleva, puis deux autres, puis des pierres, des planches, et en quelques minutes, elle avait soulevé tous les débris. Elle entendit des chuchotis soudain, comme une voix persiflant au creux de son esprit. Comme si elle venait de rouvrir la porte de son âme à Nebiros. Elle jeta un coup d’œil à Teth pour voir s’il avait capté quelque chose, un trouble, une onde maléfique. « Tu n’entends rien, n’est-ce pas ? » Elle savait qu’il l’aurait ressenti si ça avait été le cas. Il ne se serait même pas gêné pour intervenir. Elle se disait qu’il l’aimait bien, mais il aimait tout de même plus son peuple et si un démon avait pointé son nez maintenant, il l’aurait vaporisée dans la seconde, lui. Bon, et maintenant ? Elle n’était pas dégourdie au point de pouvoir remonter l’échafaudage – non pas qu’elle manquait de force, mais elle ne savait même pas monter un meuble Ikea. Et en plus, beaucoup de pièces étaient brisées. Finalement, elle opta pour un tri : d’un côté le métal, d’un coté les pièces de bois, d’un autre les pierres, d’un autre encore les sacs de sable, toujours en l’air. La tâche était si abrutissante que ça en devenait mécanique. « Tu as toujours eu le don de me faire faire de ces trucs… Et j’imagine la tête de la Justice League et d’Amelia Carter si on me voyait à faire ça ici. » Elle s’en fichait, du message que ça aurait véhiculé, mais elle ne connaissait que trop bien la façon dont le politique pouvait s’emparer de tout et le déformer en n’importe quoi. Mais cela prouvait bien à quel point c’était stupide. Elle ne faisait qu’aider des gens. Quelque chose qui était devenu un crime dans bien des pays prétendument développés. « Et maintenant, que veux-tu que j’en fasse ? » Elle tremblait de tous ses membres. Pas vraiment la fatigue, mais la conscience de ce qu’elle faisait. De tout ce qui pouvait mal tourner. Elle mourait d’envie d’essuyer ses mains sur son habit. Et de nouveau, les ombres apparaissaient au coin de son champ de vision, comme pour la narguer. Il n'était jamais loin. Il attendait simplement qu'elle commette une erreur. Ici, c'était parfait pour lui, autant d'âmes réunies et sans défense avec un seul champion pour les défendre. Il pourrait se débarrasser de lui facilement, c'est ce qu'il croirait en tout cas. « Tu devrais... tu devrais prendre le relais. C'est toi qu'ils veulent voir faire ce genre de chose. Pas une étrangère venue faire un seul spectacle. » Ce n'était que la vérité. Et aussi, elle avait tort de croire que le mal ne pouvait pas s'infiltrer partout, même ici. Même ici, on pouvait lui ouvrir la porte de l'intérieur et il n'y aurait rien que Teth puisse y faire. Impossible de sauter en marche du train de l'imagination lancé à pleine vitesse. Et une fois que cette peur-là s'était installée, c'était difficile d'y échapper. Même si vu comme ça, elle comprenait - elle vivait - l'inquiétude perpétuelle de Teth-Adam pour son peuple, si ce n'est que lui avait traduit sa peur en colère et en détermination alors qu'elle ne pouvait pas, ne voulait plus se payer ce luxe, alors restait la fuite.

Codage par Libella sur Graphiorum

D’un geste de la main, Adam intima aux passants de reculer – et tous obtempérèrent d’un même mouvement, les yeux rivés sur l’étrangères que leur champion laissait en tête à tête avec les décombres sans qu’ils le saisissent exactement son raisonnement, eux qui s’attendaient à le voir immédiatement remédier au problème. Mais, comme il était de coutume, personne ne posa de question ni n’objecta. Au Kahndaq, hommes, femmes et enfants étaient libres, mais ils avaient appris, aussi, à se fier pleinement et entièrement à l’autorité absolue de leur champion. Restes d’une époque des pharaons où le souverain élu des dieux avait le mot final sous tous rapports, et même si Adam répétait qu’il n’était pas roi, bien sûr qu’il avait adopté, plus ou moins consciemment, ce fonctionnement qui était le seul qu’il ait jamais connu, et le seul qu’il ait jamais vu porter ses fruits. Il acceptait certes que l’on remette parfois ses décisions en question, mais il y avait une manière de le faire si l’on voulait éviter de s’attirer ses foudres – parfois très littérales. Pendant un bref instant, ses pensées s’envolèrent vers Isis – celle qui, plus que quiconque, avait réussi à le forcer à se remettre en cause, lui, le champion qui bénéficiait de la sagesse des dieux ; elle qui, seule, avait réussi à lui faire accepter la nécessité d’un dialogue d’égal à égal avec les siens, à lui rappeler qu’il avait beau disposer des pouvoirs des dieux, il était le serviteur de son peuple. Un équilibre qu’il trouvait encore parfois difficile à trouver, entraîné d’un côté par le souci qu’il leur portait, de l’autre par une résolution d’acier qui ne voulait souffrir aucune discussion. Mais il avait fait des progrès, indéniablement, même si sa dureté naturelle continuait de se manifester, comme quand il fallait intimer d’un geste à une foule de reculer. Les badauds à l’abri du danger, il reporta toute son attention sur Zatanna, dont l’hésitation et les doutes étaient aussi palpables que la vigueur avec laquelle sa magie ne demandait qu’à s’exprimer. Expression contradictoire, mais tellement inévitable, et humaine, du traumatisme enduré. Etait-il trop dur, trop intransigeant, à lui demander de but en blanc de se remettre en selle, en plus devant public ? Sans doute, poussé qu’il était par la détermination de Mehen, dont le revers de la médaille était l’impatience. Mais c’était là une étape nécessaire, à ce sujet il n’avait aucun doute. Et si elle était aussi avisée qu’il savait qu’elle pouvait l’être, alors elle en avait conscience, elle aussi.

« Absolument rien. Ce ne sont que des résidus – tu es la seule en contrôle, Zatanna. » répondit-il avec l’assurance du champion qu’il était – assurance sans doute inconfortable et indélicate pour celle qui était de l’autre côté de la barrière, mais n’avait-elle pas avoué elle-même être venue chercher sa sévérité ? Sauf qu’au lieu de se manifester dans ses reproches, elle se manifestait au contraire dans ses attentes. Quelle évolution, pour celui qui, il n’y a pas si longtemps que ça, n’hésitait pas à raser ses ennemis, proches ou lointains, quel que soit le tort causé. Et il l’observa faire, lever les débris, les trier sous le regard hébété de la foule qui, habituée à ses méta-humains, n’avait pourtant guère l’habitude de voir la magie manipulée avec autant de dextérité par quelqu’un d’autre que son champion. Comme il s’y attendait, elle s’en sortit sans encombres, confirmant par là son hypothèse que sa magie n’était plus que teintée par le démon, ou la créature, qui l’avait infectée – le plus dur était bel et bien passé. Maintenant, il n’appartenait plus qu’à elle de se reconstruire. Elle pouvait – elle devrait – être fière d’elle-même, et se servir de cette étape comme marchepied pour l’avenir. Lui, à présent, n’avait plus de doute quant à ses capacités. Et c’est bien pour ça qu’il accepta de mettre fin à ses souffrances, et de prendre le relais, alors qu’il la voyait trembler sous le coup de l’effort, telle une athlète reprenant l’entraînement après un arrêt trop prolongé et une blessure traumatisante. « Mais moi, c’est toi que je voulais voir faire ça. » rétorqua-t-il, avec l’ombre d’un début de sourire au coin des lèvres – et, acceptant de la soulager de son fardeau, il se laissa porter par la vitesse de Heru pour charger les divers tas de débris dans ses bras. La force d’Amon irradiant dans chacun de ses muscles, c’est sourciller, et sans perdre un instant, que le champion du Kahndaq prit le relais, déplaçant barres de fer, pans de béton, pierres et sacs de sables de part et d’autre de la route et du chantier, dégageant la voie et libérant rapidement Zatanna de la pression exercée sur ses épaules et son aura. Les dernières centaines de kilos furent déposées à l’abri, et, après s’être assuré qu’il n’y avait plus de risques dans le périmètre, Adam fit signe au convoi, sous les applaudissements des passants, que la voie était libre.

« C’est aussi toi qu’ils applaudissent, tu sais. » fit-il remarquer à Zatanna en revenant vers elle, époussetant son costume après cette petite démonstration de force. « Pour quelqu’un qui se remet d’une possession et dont la magie est encore en convalescence, c’était un tour de force assez remarquable. » Qui disait qu’Adam n’était pas prêt à concéder certaines vérités, hein ? Et, comme pour venir prêter du crédit à ses déclarations, le chef de chantier, une expression très soulagée sur le visage, s’inclina devant Adam alors qu’ils passaient devant lui, avant de saluer également Zatanna, ponctuant son hochement de tête reconnaissant d’une série de remerciements en kahndaqi, dont Adam était sûr qu’il n’avait pas besoin de les traduire pour qu’elle en comprenne le sens. « Que ressens-tu, maintenant ? » Après cette petite rencontre un peu forcée avec sa magie ? Oui, il lui avait un peu forcé la main, mais était-ce vraiment un mal, finalement, ou en avait-elle tiré quelque chose de bénéfique, elle aussi ? Il en avait déjà le sentiment trois mille ans plus tôt, à Thèbes, et il en était tout aussi convaincu aujourd’hui, après l’avoir vue à l’œuvre, Zatanna avait un potentiel remarquable. Non, plus qu’un potentiel – elle était une sorcière accomplie, qui ne laissait que ses scrupules et un sens moral aiguisé se mettre en travers de sa puissance. Une réserve qui se laissait encore dicter par l’hésitation et la peur, peut-être, mais qui, maîtrisée en toute connaissance de cause, était au contraire tout à son honneur. Le voyait-elle seulement sous cet angle ? Ou était-il le seul à tirer ces conclusions ? « Ce monde a besoin de héros, Zatanna. De gens qui n’ont pas peur d’utiliser les moyens qu’ils ont à leur disposition pour changer ce qui doit l’être, au nom de ceux qui ne peuvent pas changer les choses eux-mêmes, et ne peuvent pas se défendre. Que nous soyons magiciens ou champions des dieux, nous l’avons, ce pouvoir, et les responsabilités qui l’accompagnent. » Et les êtres comme Brainiac, qui utilisaient leur puissance pour coloniser, en étaient parfaitement indignes. Et lui, avait-il abusé de la sienne, en relâchant les sept péchés capitaux sur le monde ? S’était-il réellement agi d’une de ces situations où la fin justifiait les moyens, ou avait-il cédé, lui-même, à l’appel de l’orgueil et de la colère ? « Tu pourrais faire de grandes choses, ici, au Kahndaq. » ajouta-t-il, alors que leurs pas les éloignaient du chantier dérangé, et les amenaient, coup du sort, sur la petite place proche d’un autre temple – dédié à Aton, cette fois, le disque solaire couronnant la façade dans toute sa gloire dorée, le même or qui frappait l’éclair sur son torse. « J’ai malgré tout vu le monde extérieur, Zatanna. J’ai peut-être cessé de m’en prendre à lui, mais j’ai vu à quel point il était froid, vidé de sa magie. Ici, la magie prospère. Elle est acceptée, normalisée, revitalisée comme nulle part ailleurs. Ne penses-tu pas que tu pourrais plus avoir ta place ici, dans un pays qui respecte ce que tu es, et ce dont tu es capable, plutôt qu’en Amérique ? » Avait-il longuement réfléchi avant de lui faire cette proposition inattendue ? Non, pas vraiment. Mais Zehuti et son instinct ne se trompaient jamais. Qu’elle envoie paître ce monde qui l’avait empoisonnée – c’était bien de la faute du monde, ça, il en était persuadé, évidemment, alors qu’ici, elle aurait été accompagnée, soutenue, jamais cette tragédie ne se serait produite, bien entendu. Et lui – lui, il l’admettait, il aimerait avoir plus de gens comme elle à ses côtés. Elle qui connaissait les dangers et la responsabilité de la magie, elle qui était, à ce jour, la dernière cristallisation d’un passé révolu, le dernier souvenir de jours meilleurs, où ils étaient, tous les deux, un petit peu meilleurs aussi.

AVENGEDINCHAINS

between the acts

C’était ainsi que les choses auraient toujours dû se passer. Un petit mot d’humour du champion du Kahndaq – aussi incroyable que cela semblait –, puis l’association simple et spontanée de deux personnes dotées de pouvoirs extraordinaires pour le bien de toute une communauté. Pour faire l’inconcevable, que le commun des mortels ne pouvaient pas faire pour eux-mêmes. Pour aider, pour permettre à la vie de reprendre, aux gens de se remettre au travail, de rebâtir leur ville. Quelque chose de bien, quelque chose de naturel à propos de quoi Zee n’avait rien à redire. Aucun doute, aucune remise en question. C’était normal de faire ce qu’ils faisaient tous deux, c’était presque un détail, et cette absence de doute la changeait de ses derniers combats, de ces luttes perpétuelles où rien n’était simple. Ici, ça l’était. Et la magie, alors, redevenait une seconde nature, une partie d’elle et quelque chose qu’elle pouvait manier sans s’inquiéter de la voir être pervertie. Elle suivit des yeux comme les autres les trajectoires de Teth-Adam qui petit à petit la délestait de son fardeau avec l’assurance de l’habitude. Ceux qui disaient de lui qu’il était un tyran enfermé dans son palais à profiter des richesses de son pays durement produites par le peuple auraient gagné à voir cette scène. Mais ces gens-là n’étaient pas intéressés par la vérité, de toute façon. Les faits qui se déroulaient sous leurs yeux ne les auraient pas convaincus. Ils ne se seraient pas laissé attendrir par les regards d’admiration et d’adoration que les Kahndaqis portaient sur leur leader. Ils n’auraient eu que faire de la poussière qui maculait les habits et les mains et le visage de Teth-Adam quand il revint à ses côtés. Elle observa les gens autour d’eux, qui reprenaient le cours de leur existence après avoir applaudi à tout rompre, et esquissa un petit sourire. Les applaudissements, pour elle, étaient réservés à ses spectacles. Et cela lui manquait, oh, comme ça lui manquait…

Elle salua le Kahndaqi venu la saluer et s’ensuivit une scène un peu gênante où tous les deux semblaient vouloir gagner un concours d’amabilités sans même se comprendre, puis l’homme s’éloigna et Zee leva les yeux vers Teth, pensive. Elle savait depuis le début que sa perspective sur les choses était différente de toutes les personnes qu’elle connaissait. C’était bien pour cela aussi qu’elle avait accepté son invitation. « Je me sens bien. Soulagée que tout se soit bien passé. » Avec le recul, donc. Pas forcément la réponse qu’il voulait entendre, mais c’était la meilleure qu’elle puisse lui donner. Son discours sur les héros était si semblable à ce qu’on son père avait pu lui dire par le passé, à ce en quoi elle-même croyait dur comme fer mais avait perdu de vue ces derniers temps, qu’elle eut l’impression que le temps s’était replié sur lui-même. « Tu as raison. Je le sais. Je suis même d’accord avec toi et il y a peu de temps, je vivais, je respirais selon ces principes. Je suis même un peu étonnée d’entendre ces mots dans ta bouche. » Si ce n’était que lorsqu’il parlait du « monde », il voulait probablement dire le « Kahndaq ». « En acceptant un marché avec un démon j’ai franchi une limite, j’ai atteint ma propre limite. De ce que je suis prête à sacrifier pour cette responsabilité… et de ce que je ne peux pas sacrifier. C’est pour ça que je ne suis pas sûre du tout de pouvoir… recommencer tout ça. Ici, c’était facile, c’était naturel. » Elle désigna la route dégagée devant eux. « Mais le moment venu, quand il faudra faire face à cette infâme ordure de Brainiac… je ne sais pas encore si je serai utile. » Parce que ce qu’il s’était passé en Islande était sa limite. Voilà, c’était ça, la frontière qu’elle ne pouvait pas franchir. Et en vérité, ça pouvait de nouveau arriver à tout moment. Quelle ironie qu’elle se retrouve, elle, à essayer de nuancer les propos de Teth-Adam, auxquels pourtant en théorie elle adhérait totalement et qu’elle ne s’attendait pas à entendre de sa part.

Voilà ce qu’elle pensait, défaitiste rien qu’en pensant à l’avenir, et alors qu’ils reprenaient leur balade dans Shiruta. Elle haussa les sourcils en entendant ses paroles. Est-ce qu’il était sérieux ? Oh, bien sûr qu’il était sérieux. Et de nouveau, elle sourit. « Cela me plairait infiniment. Je sais que je serais heureuse, ici. » Et pendant quelques secondes, elle se prit à imaginer cela, et c’était un beau rêve. Cela lui fit même monter les larmes aux yeux. « Mais je sais que, même si j’aidais les habitants du Kahndaq, je ne pourrais pas me sortir le reste du monde de l’esprit. Et je me rends compte que je me contredis en disant cela. J’ai l’impression de ne plus être capable de rien, mais j’en ai toujours envie… je crois. » Il faut croire qu’elle était irrécupérable. « Et puis, il y a cet homme sans qui je n’envisage pas de vivre, et je doute qu’il se plaise, ici, ou qu’il te plaise à toi. » Les dieux et les déesses fassent que ces deux-là ne se croisent jamais, mais malgré tout, elle avait retrouvé le sourire. « Mais merci pour ton offre, Teth-Adam. Je sais ce qu’elle représente, et ce qu’elle dit de toi et de ce que tu penses de moi. » Il était peu probable qu’il lui ait fait cette offre trois mille ans plus tôt – enfin, quinze ans plus tôt. Même avoir servi de vaisseau à un démon n’avait pas suffi à entacher ce qu’il pensait d’elle. Elle inspira profondément et admira la petite place où ils se trouvaient. « Tu as fait de cet endroit ce que j’aimerais que le monde devienne. J’aimerais qu’un jour tu aies envie d’être pour ce monde froid que tu décris le même champion que tu es pour ton peuple. Tu l’as dit, nous avons besoin de héros, et c’est ce que tu es ici, et c’est ce que tu pourrais être ailleurs. En tout cas, c’est ce que j’espère. » Sans vouloir lui mettre la pression, évidemment. Elle se tourna vers lui, pour lui faire face. « Tu connais la menace qui plane sur le monde. Je ne sais pas encore ce qui pourra être fait, mais je sais que beaucoup de gens ne vont pas rester sans rien faire. Je ne sais pas non plus où je serai quand Brainiac arrivera. Mais j’espère que toi, tu feras ce que tu fais le mieux. Tu nous protègeras. » Même si ce « nous » n’était pas kahndaqi. Cet avenir inquiétant, pourtant, elle commençait à l’envisager de manière un peu plus apaisée. Si elle n’était pas capable de se battre, elle en serait dévastée. Mais d’’autres le feraient, elle le savait. Des personnes en qui elle croyait, en qui elle avait une confiance absolue. Dont Teth faisait partie. Et elle pouvait désormais envisager de rentrer chez elle. Pas de sauver le monde, mais au moins de retourner à la Maison avec en elle un peu de cette quiétude kahndaqie que Teth-Adam lui avait offerte, et de cette porte sur une oasis pour son âme, qu'il semblait prêt à laisser ouverte pour elle.

Codage par Libella sur Graphiorum

Quelle sensation curieuse, de se sentir aussi proche de quelqu’un, tout en sentant, très nette, cette séparation irréconciliable qui creusait un fossé entre eux et les mondes qu’ils représentaient. Une fissure que ni l’un ni l’autre n’était assez naïf pour imaginer pouvoir la combler un jour, mais qu’ils étaient, peut-être, assez sages pour accepter, avec les conséquences qu’elle avait déjà entraînées, et qu’elle entraînerait inévitablement un jour encore. Ils étaient d’accord, partageaient la même vision d’un héroïsme désintéressé, où les plus forts veillaient sur les plus faibles, mais la ressemblance s’arrêtait là. La conscience de Zatanna lui posait des limites là où Adam n’en reconnaissait aucune. Aujourd’hui, dans les rues de Shiruta, ils retrouvaient l’harmonie qu’ils avaient connue tous ces siècles auparavant, à Thèbes, mais qu’en serait-il lorsque leurs chemins se sépareraient de nouveau ? Lorsque Black Adam devrait à nouveau faire des choix qui ne correspondraient pas à ce qu’elle, à ce que la Ligue attendaient de lui ? Il pouvait y mettre toute la bonne volonté du monde, prendre toutes les bonnes résolutions imaginables, ce monde n’en restait pas moins dur, et impitoyable, et lui se devait, pour son peuple, d’être capable de rivaliser. Il resterait Black Adam. Il resterait l’homme capable d’arracher le cœur directement dans la poitrine du malheureux soldat ennemi qui marche sur sa frontière par erreur, le tyran qui pouvait faire enfermer et torturer ceux qui prévoyaient de s’emparer de son pouvoir par la force, le pharaon des temps modernes guidé par les dieux et oubliait souvent, trop, peut-être, de regarder le monde à hauteur d’yeux d’homme. Mais contre Brainiac, avait-il besoin de faire cet effort-là ? Probablement pas. Peut-être résidait-il là, le secret d’une trêve avec ses ennemis habituels ; et le secret d’une réconciliation fragile, mais salvatrice, qui leur permettait de se débarrasser de ces poids qui leur traînaient aux pieds depuis leur dernière rencontre fatidique dans le désert du Kahndaq.

Serait-elle vraiment heureuse ici ? Il lui avait fait cette offre, sincère, mais il avait aussi conscience de ces zones d’ombres qu’elle n’avait peut-être pas encore eu le temps de voir de ses yeux, et qui peut-être, à terme, l’auraient fait changer d’avis. Pourtant, ils étaient nombreux, les méta-humains à être venus trouver refuge ici, et qui fermaient volontiers les yeux sur certaines décisions d’Adam, un prix bien peu cher payé pour jouir de la liberté et de la sécurité qui leur étaient garanties sous son joug d’acier. Une question à laquelle, supposait-il, ils n’auraient, ni l’un ni l’autre, jamais de réponse ; et si son refus était une déception, il l’accepta tout de même de bonne grâce. Quant à cet homme mystère, il avait même réussi à piquer sa curiosité. « Toi seule peut savoir ce qui est le mieux pour toi. Et pour lui. » Est-ce qu’il plaisantait ? Peut-être. Mais probablement pas. Black Adam ne plaisantait jamais, c’était bien connu. « Je respecte ta décision. Je pense que c’est dommage, bien entendu, mais si tel est ton choix, qu’il en soit ainsi. Les portes du Kahndaq te resteront ouvertes si jamais tu décidais de changer d’avis. » Peut-être était-ce effectivement mieux ainsi. Les gens qui venaient s’installer au Kahndaq étaient ceux qui avaient tout perdu ailleurs, les persécutés, les opprimés qui n’avaient plus nulle part ailleurs où se tourner et préféraient se soumettre au joug de celui que les médias dépeignaient comme un tyran sanguinaire que rester dans leurs pays d’origine. Zatanna, elle, parlait comme quelqu’un qui avait encore quelque chose, hors de ses frontières, auquel se raccrocher. Qu’il s’agisse d’un homme, ou de ses repères, ou d’autre chose encore, si sa place n’était pas ici, alors qu’il en soit ainsi.

« Quant à Brainiac, je ferai ce que j’ai à faire. Le Kahndaq ne pourra lui survivre s’il détruit la planète entière. Si New Themyscira m’a enseigné quelque chose, c’est que le monde entier survivra à Brainiac, ou personne n’y arrivera. La menace qu’il pose dépasse de loin le Kahndaq, mais ne l’épargnera pas. » Un problème globalisé, auquel il ne pourra échapper, même s’il essayait. Que serait l’alternative ? Trouver un moyen de rapatrier la population kahndaqi dans le Roc de l’Eternité, les guider vers une terre promise dans une autre dimension ? Non seulement l’idée était pratiquement irréalisable, elle était en plus naïve. Personne n’avait plus le choix : quiconque souhaitait survivre à Brainiac n’aurait pas d’autre choix que de l’affronter. Un pacte de non-agression forcé avec le reste du monde, mais que, pour une fois, Adam n’envisageait pas avec appréhension et mépris. « Vous avez un nouveau champion pour défendre votre monde. Mais pour cette fois, je peux envisager un avenir, aussi temporaire soit-il, où il peut exister deux champions côte à côte, si c’est ainsi que notre monde peut être préservé. » Même si le Sorcier l’avait destitué, Adam ne s’était, historiquement, jamais privé de reprendre lui-même ce qu’il avait perdu. Sa liberté, son royaume, et peut-être, cette fois, son titre. « Quelques jours avant que tu n’arrives, je me suis réuni avec quelques-uns des adversaires usuels de la Ligue de Justice. La plupart d’entre eux ont eux aussi vécu les horreurs de New Themyscira, et presque tous sont unanimes sur la nécessité de nous entendre avec les justiciers pour repousser la menace. Leur envie de vivre dépasse leur rancune contre leurs rivaux. » Lui inclus. Les mains croisées dans son dos, Adam releva la tête et le regard vers le temple d’Aton, dont le disque solaire, majestueux et bienveillant, semblait les couvrir de son regard protecteur. « Les temps sont en train de changer, Zatanna. » ajouta-t-il, sans pour autant avoir la prescience pour pouvoir définir ce qu’il voulait dire, exactement. Elle aussi le sentait, elle aussi était forcée de changer – mais où qu’elle soit et quoi qu’elle fasse le moment venu, il n’appartiendra qu’à elle de décider ce qui, oui ou non, valait la peine d’être fait, ou risqué, pour la défense de leur monde. « Peut-être que d’ici quelques mois nous pourrons à nouveau avoir cette discussion, et voir si nos prémonitions étaient correctes. Si nous avons pu être des héros, au moins le temps de repousser cette nouvelle menace. » Idyllique, sans doute, ce tableau. Mais en ces temps de paix fragiles, peut-être avaient-ils le droit de se laisser aller à l’optimisme.

AVENGEDINCHAINS

between the acts

Elle n’était sûre de rien en cette seconde et peut-être que déjà elle regrettait sa décision. Mais si écoutait son instinct, celui-là même en lequel elle n’avait plus confiance, elle savait qu’elle avait raison. Elle savait que c’était le désespoir et la tristesse et le choc de ce qu’elle avait vécu qui déformaient sa vision des choses, qui lui faisaient croire qu’elle pourrait vivre ici en paix, quand le concept de paix, ici, était défini et ne dépendait que d’un seul homme, qui usait plus facilement de la guerre que de la diplomatie. Quant à la paix de l’esprit… Cela fonctionnerait peut-être quelques jours, comme maintenant, quelques semaines, parce qu’elle serait tout à fait capable de se mettre des œillères, mais ce n’était pas destiné à durer, pas tant que Teth-Adam et elle ne seraient pas d’accord sur les fondations mêmes de ce qu’ils étaient censés être et faire pour ce monde. Alors, c’est avec dépit qu’elle refusait sa proposition, mais cette simple prise de décision lui redonna également confiance en elle, parce qu’elle savait qu’elle faisait le bon choix. Elle n’en fut pas moins reconnaissante à son hôte de l’assurer qu’elle pourrait toujours revenir ici. Elle ne savait pas si elle le ferait avant longtemps ou du moins si elle le ferait dans les mêmes conditions que cette fois-là. Il y avait une certaine ironie dans le fait que ce soit ici, et auprès de cet homme, qu’elle se soit enfuie alors qu’elle se sentait comme une criminelle… Elle le remercia d’un sourire et d’un hochement de tête.

Elle avait beau tout faire pour se couper des maux de l’humanité, elle sentit un profond soulagement à l’entendre parler de Brainiac. Ainsi, il agirait. Il ne resterait pas derrière ses frontières, à se battre uniquement pour empêcher l’ennemi de les franchir. Il ne tenterait pas de passer de pacte avec lui pour se partager la Terre – à Teth-Adam un Kahndaq faussement à l’abri, à Brainiac le reste du monde. Égoïste pensée que de se dire que pendant qu’elle en serait encore probablement à se demander quoi faire et comment, d’autres, aussi puissants que le tyran du Kahndaq, agirait. Ainsi, tout ne semblait pas perdu, pas encore. Elle savait comme cela devait lui coûter et elle ne fit aucun commentaire d’abord, l’écoutant simplement parler. Elle avait rarement parlé à Captain Marvel de cette situation entre lui et Black Adam, si ce n’était un peu lors de leur mission à deux pour tenter de convaincre Teth d’enfermer de nouveau les Péchés capitaux. Si elle en connaissait les grandes lignes, elle n’en possédait pas les détails. Mais à ses yeux, les deux champions pouvaient tout à fait cohabiter, puisque après tout l’un d’eux, en temps normal du moins, se cantonnait au Kahndaq, quand l’autre prenait part aux missions globales de la Justice League. Un pour protéger le Kahndaq, un pour protéger la Terre, aussi frustrant que ce soit. La magie de ces deux-là, Zee l’avait toujours admirée. Elle était d’une puissance et d’une ancienneté rares et si seulement ils avaient bien voulu s’allier, quel formidable duo ils auraient pu former… Mais elle avait conscience du sacrifice que cela représentait pour Teth-Adam. En fait, elle leva le visage vers lui sans chercher à masquer sa surprise. Si ça n’était pas venu de lui, elle aurait cru à une blague. « Les temps changent, effectivement, pour que les plus grands adversaires d’hier ressentent le besoin de s’allier. » Rien que de penser à cette réunion… Elle les imagina tous assis autour d’une table et sans pouvoir s’en empêcher, laissa échapper un rire nerveux. What a time to be alive.

« J’imagine que cela devait arriver un jour. C’est inscrit dans l’histoire des hommes : un ennemi plus grand force les ennemis d’hier à s’allier. Et cela durera le temps que cela durera, j’imagine… » Ce qui avait un petit côté absurde, quand on y réfléchissait. Se filer un coup de main le temps de sauver la Terre pour ensuite se taper dessus à nouveau pour le contrôle de ceci ou de cela… Eh bien, elle n’allait pas se plaindre de ce petit miracle malgré tout. Si certains avaient dû décider de cette alliance contre-nature pour sauver leurs propres vie et intérêts, elle savait qu’il n’en allait pas de même pour d’autres, dont l’homme qui se tenait à ses côtés. Il se serait battu quoi qu’il arrive. Il aurait sauvé des vies quoi qu’il arrive. Il le ferait pour tout le monde, cette fois seulement. Et si d’ici là, elle retrouvait l’étincelle qui l’animait avant, si elle se laisser porter par le petit feu qu’il avait allumée en elle ces derniers jours, et si la Justice League Dark parvenait elle aussi à se réunir et à trouver des raisons de lutter… Alors oui peut-être se croiserait-ils sur le champ de bataille. Même si elle n’en avait pas plus envie que cela. « Merci, Teth-Adam. Une fois encore, tu as guidé la magicienne perdue que je suis. Je n'ai déjà pas pu payer ma dette pour la dernière fois, j'en ai désormais une autre. Mais tu sauras toujours ou me trouver si besoin, et indépendamment de nos camps respectifs. » Diplomatie toujours... Elle sourit en admirant encore une fois Shiruta. Cela lui plaisait, oui, de penser à l’après, quand Brainiac serait vaincu, quand l’humanité panserait – encore ses plaies – et qu’alors il serait plus facile de se tenir côte à côte, Teth-Adam et elle, et de porter le regard sur l’horizon en y voyant aucune échéance létale, en n’y voyant rien d’autre que l’infini.

Codage par Libella sur Graphiorum